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No.1015 du 13 au 19 mai 2015

lesinrocks.com

Mad Max 30 ans après toujours à fond enquête

la guerre des sélections cinéma français

le réalisme roi les 20 films les plus attendus du Festival

chaud devant !

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Facholand reportage à CasaPound

James Ellroy Tom Hardy dans Mad Max: Fury Road

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Hot Chip

Hollywood Babylone

Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 11 000 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

SPECIAL CANNES

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cher Jean-Pierre Chevènement par Christophe Conte

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ne fois encore, tu peux dire merci au FN. Pas seulement parce qu’il s’est aligné sur une grande partie de tes positions souverainistes et europhobes, qu’il a utilisé ta caution morale en matière de patriotisme lyrique et désigné Florian Philippot, lequel se réclame ouvertement de toi, comme bouclier humain face à toute accusation de racisme. Non, tu peux remercier aussi le FN d’avoir, tout au long du week-end du 1er Mai, saturé l’espace médiatique jusqu’à la nausée, étalé son linge sale aux fenêtres BFMTV et I-Télé ou encore montré que, dans son rassemblement annuel

en l’honneur de la Pucelle, les battes de base-ball avaient été avantageusement remplacées par des parapluies et les forces de l’ordre par une milice qui n’hésite plus à frapper des femmes. Tu peux aussi baiser les pieds noirs du maire de Béziers, qui en s’autodésignant hors-la-loi fier de lui avec son fichier dégueulasse, a prolongé pendant plusieurs jours l’occupation du temps d’antenne et anesthésié toute autre parole politique, dont la tienne. Ainsi, le dimanche 3 mai, alors qu’on t’avait décongelé sur Europe 1, tes déclarations pour le moins troubles concernant le comportement des militaires

français en Centrafrique n’ont pas eu l’écho qu’elles auraient mérité, et qu’elles auraient reçu si à ta place, il s’était agi d’une vieille suce-médailles d’extrême droite. Je rappelle qu’on parle là de viols de fillettes et de jeunes garçons commis à Bangui, en République centrafricaine, entre décembre 2013 et mai 2014, en marge de l’opération Sangaris. Selon toi, “il est clair que le fait de se trouver en contact de populations malheureuses, abandonnées, peut favoriser les comportements de ce type”. Sans cautionner de tels actes, appelant dans un second temps au châtiment des coupables lorsqu’ils seraient identifiés, tu avais l’air quand même de les comprendre, demandant aussi de tenir l’armée française “au-dessus de tout cela parce qu’elle rend beaucoup de services” à l’Afrique, certains étant visiblement rétribués en nature. C’est vrai quoi, Jipé, de solides gaillards de chez nous vont s’emmerder chez les nègres, s’ils ne peuvent pas s’offrir de temps en temps une petite distraction, où va-t-on ? Et puis même si ce ne sont sans doute que quelques moutons noirs, on ne va pas perpétuellement leur demander de compenser leur solitude virile avec des chèvres. Toutes ces gamines malheureuses mais ostensiblement à moitié à poil, tous ces jeunes garçons affamés mais déjà bien bâtis, ça peut provoquer des montées de sève chez les plus fougueux de nos soldats. Devrait-on pour autant les en blâmer ? “Il faut d’abord que les faits soient reconnus, avérés”, ajoutais-tu comme pour les mettre en doute, quand un récent rapport de l’ONU qui étale sur six pages des détails à gerber ne semblait souffrir, contrairement à ton discours, d’aucune espèce d’ambiguïté. Ici, tes admirateurs du FN recensent certains gamins en violant la loi, là-bas nos militaires violent leurs cousins, le cancer du côlon a manifestement encore de beaux jours devant lui. Je t’embrasse pas, je préférais quand tu fermais ta gueule. 13.05.2015 les inrockuptibles 3

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No. 1 015 du 13 au 19 mai 2015 couverture Mad Max par Jason Boland/ Village Roadshow Films (BVI)/Warner Bros.

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billet dur édito debrief recommandé interview express James Ellroy reportage dans la Turquie d’Erdogan, journalistes indépendants et lanceurs d’alertes continuent d’être harcelés

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nouvelle tête Fuzeta le monde à l’envers la courbe la loupe démontage futurama style food

Jason Boland/Village Roadshow Films (BVI)/Warner Bros.

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34 cette semaine sur 38 on the Fury Road to Cannes présentation des forces en présence, avec le retour de Mad Max, très en forme + enquête sur l’obsession du cinéma hexagonal : être à Cannes + la prédominance du film social dans la sélection française + visite sur le plateau de Mustang, premier long métrage turc et féminin + les 20 films les plus attendus

Yann Rabanier pour Les Inrockuptibles

Cannes annes 2015 2014

70 Hot Chip, le plein des sens avec Why Make Sense?, les Londoniens conjuguent efficacité et expérimentation. Rencontre

74 CasaPound ou le néofascisme social

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musiques Torres, Fryars, Scott Matthew… livres James Baldwin, Jane Austen… scènes Les Fausses Confidences de Marivaux expos Pascale Marthine Tayou, Présage médias Le Corbusier, Dominique Rousset…

ce numéro comporte un supplément “Théâtre en mai” jeté dans l’édition abonnés France et l’édition kiosque Paris-IDF et Bourgogne.

Christian Mantuano/Inside/Panoramic

en Italie, ce microparti héberge des SDF et donne dans l’humanitaire… avec Mussolini comme modèle revendiqué. Reportage

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Ciné-Tamaris

Les Plages d’Agnès d’Agnès Varda (2008)

à Cannes, des prétendants et une glaneuse Cannes, une maladie française ? C’est en ces termes que certains professionnels éminents du cinéma français parlent du Festival. Une métaphore qui a sûrement un effet de vérité, mais qui a contrario prouve le très performant état de santé du Festival. Cannes a à ce point distancé ses concurrents (les autres festivals dits de catégorie A, Berlin, Locarno, Venise...) qu’il conditionne tout le métabolisme du cinéma français ayant un tant soit peu d’ambition artistique. On tourne désormais pour être prêt pour Cannes, les labos de postproduction explosent leur chiffre d’affaires fin avril début mai, l’agenda de production et de distribution est régi par celui du Festival. C’est cet état de dépendance (sûrement un peu déliré) que raconte l’enquête de Romain Blondeau (p. 44). De tels pouvoirs génèrent sans nul doute de grandes responsabilités, comme on dit dans Spider-Man. Celle de la Sélection officielle est particulièrement cruciale. Les choix de son délégué général, Thierry Frémaux, ont, cette année, été discutés parce que certains des cinéastes les plus prisés par la sphère de la cinéphilie planétaire n’ont pas été retenus en compétition. La plupart des films (ceux qui ont été retenus, ceux qui ont été écartés) n’ayant pas été vus, il est trop tôt pour se faire un avis tranché sur le bien-fondé de ces arbitrages. Mais l’effet boomerang de ces décisions de sélections inattendues est de rendre les autres sections particulièrement attractives sur le papier. Certes, la compétition comporte toujours son lot de très grandes signatures (Hou Hsiaohsien, Jia Zhangke, Gus Van Sant, Todd Haynes...). Mais des cinéastes aussi fascinants qu’Apichatpong Weerasethakul, Naomi Kawase ou Kiyoshi Kurosawa peuplent Un certain regard. La Quinzaine des réalisateurs aligne des noms aussi aimantants que Philippe Garrel, Arnaud Desplechin, Miguel Gomes (l’auteur du génial Tabou) ou la première réalisation de Thomas Bidegain, scénariste prisé de Jacques Audiard et du Saint Laurent de Bertrand Bonello. La Semaine de la critique, spécialisée dans les premiers et seconds films, propose la deuxième œuvre d’Elie Wajeman (auteur du remarqué

Alyah), avec Adèle Exarchopoulos et Tahar Rahim, et le premier long métrage de Louis Garrel. Même la section outsider de l’Acid a prouvé les années passées, avec des films aussi réussis que La Bataille de Solférino ou Mercuriales, qu’elle méritait la plus grande attention. De fait, on y découvrira cette année le nouveau film de Patrick Wang, repéré l’an dernier avec le très beau In the Family. La montée en puissance de Cannes, tendant à devenir monopolistique avec le temps, profite donc à toutes les sections. Et si, certaines années, on a pu avoir l’impression que la Sélection officielle, proliférante et tapant dans toutes les directions, visait à assécher les sections parallèles, le recentrement sur des partis pris assez fermes (l’un d’eux, même si le délégué général le dément, étant la valorisation d’un cinéma d’observation politique et sociale – comme l’analyse Serge Kaganski p. 52) profite à l’ensemble du Festival, génère un écosystème ample et divers. Dans les derniers jours précédant le Festival, une nouvelle annonce, particulièrement réjouissante, est tombée : une Palme d’or d’honneur sera remise cette année à Agnès Varda. La récompense est d’autant plus prestigieuse qu’elle n’est pas souvent décernée. Seuls trois cinéastes l’ont déjà obtenue : Woody Allen en 2002, Clint Eastwood en 2009 et Bernardo Bertolucci en 2011. L’œuvre d’Agnès Varda a ceci de précieux que, sur les six décennies qu’elle recouvre, elle n’a cessé de déplacer la définition de ce qu’était un film. En brouillant les frontières entre documentaire et fiction. En multipliant les supports (pellicule, numérique – dont elle fut une pionnière) et les formats (l’œuvre est un archipel entre courts, parfois très courts, moyens et longs métrages). En organisant même sa sortie du champ du cinéma vers les contrées transversales des galeries, musées, installations. En abolissant les hiérarchies entre mineur et majeur. Interroger sans répit l’idée de ce qu’est un film, ouvrir à tous vents les portes et fenêtres de la maison cinéma : on ne saurait rien attendre de plus impérieux de cette prochaine édition cannoise.

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rester ou partir grâce aux inRocKs La semaine dernière, on s’est interrogé avec Mathieu Lindon, Nicolas de Crécy et Stanislas Nordey sur la fidélité et le rapport aux systèmes et à l’ordre. Et Django Django nous a fourni la réponse.

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on cher Inrocks, “rester/partir”, c’est la question qui traverse Jours de Libération de Mathieu Lindon. C’est la crise dans le journal pour lequel il travaille depuis près de trente ans. Plusieurs de ses compagnons de route s’en vont. Libé est racheté. Les journalistes peuvent partir dans des conditions financières avantageuses. Le journal n’est, ni ne représente plus tout à fait ce qu’il a été. En même temps, c’est une histoire de trente ans, une aventure humaine, intellectuelle, politique, amicale, un morceau de soi qu’il faudrait larguer. Alors, rester/partir ? That is the question, dans nos vies professionnelle, sentimentale, parfois dans nos vies tout court. Une question que nul principe de sagesse, de rationalité, de morale, ne peut épuiser. Qu’est-ce qui est courageux ? Qu’est-ce qui est lâche ? Qu’est-ce qui est fidélité ? Qu’est-ce qui est paresse ? Partir, est-ce se libérer, casser les routines, s’offrir un nouveau départ ? Nicolas de Crécy, l’auteur de La République du catch, parle ainsi de son travail : “Quand je sens que je suis dans un système, je ne peux pas l’appliquer plus d’un certain temps sans que cela ne devienne nocif. Je dois passer à autre chose, ça devient physique.” On connaît la chanson. Progressivement, les habitudes deviennent des ficelles, les ficelles des routines, les routines des systèmes, les systèmes des prisons. On cherchait sa place. On l’a trouvé. On y demeure. Tout est en ordre, et on en crève. “Je pense que l’énorme danger de l’institution théâtrale, c’est l’ordre, alors que la question principale de l’artiste, c’est le désordre”, dit Stanislas Nordey. En même temps, partir est-il en soi une réponse ? “Si tu ne réinventes pas le cadre, il dégénère”, poursuit Nordey. Réinventer le cadre, ce n’est pas nécessairement en sortir. Les départs peuvent être des fuites en avant, une façon de déserter devant les difficultés. Celui qui part tout le temps ne construit jamais rien. Rester/partir ? La seule façon de trancher la question, c’est évidemment de partir. “Partir, c’était une décision spectaculaire qu’on pouvait prendre une fois pour toutes, tandis que rester, il fallait se le confirmer tous les jours, c’était minant”, se souvient Lindon. Et en même temps, est-ce vraiment la question ? On peut être prisonnier d‘un système de fuite, figé dans l’impossibilité de rester. On peut demeurer dans des cadres stables et être en perpétuel mouvement. Par exemple, le groupe Django Django est l’entité dans laquelle les musiciens déploient une musique qui se réinvente toujours. “Nous aimons trop de musiques différentes pour nous arrêter sur un style, et c’est ce qui nous sauve à l’arrivée. Notre appétit est si énorme que chacun ajoute ses propres trouvailles, piochées dans la banque de données infinie que constitue notre mémoire musicale.” Partir, rester, on s’en fout, à condition de ne jamais abandonner ce que l’on cherche pour ce que l’on trouve. Alexandre Gamelin

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une semaine bien remplie Ecouter et voir ce que proposent les cultures électroniques, revoir Bob Saint-Clare s’égarer dans un bled de l’Idaho et accéder au saint des seins.

marché de gros sons Nuits sonores Cinq jours et cinq nuits de festivités dans les plus beaux lieux et les sites remarquables de la cité lyonnaise : Nuits Sonores – festival de cultures électroniques, indépendantes, numériques et visuelles – frappe fort une fois encore avec une programmation exigeante et défricheuse. Au programme : Daniel Avery, Jamie xx, The Orb, Ben Klock, Marcel Dettmann, John Talabot, Laurent Garnier… Et un focus sur la ville de Manchester à travers des projections, des concerts et des interventions d’artistes et de graphistes. festival du 13 au 17 mai à Lyon, nuits-sonores.com/ Le DJ espagnol John Talabot

magnifique Philippe de Broca

rétrospective jusqu’au 1er juin, Cinémathèque française, Paris XIIe, cinematheque.fr

Le Magnifique (1973), avecB elmondo et Jacqueline Bisset

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Studio Canal

La rétrospective Philippe de Broca à la Cinémathèque sera l’occasion de revenir sur la carrière du réalisateur, spécialiste de la comédie d’aventures. On optera pour sa période 60-70, et les films avec son acteur fétiche, Jean-Paul Belmondo (L’Homme de Rio, Le Magnifique, Cartouche) mais aussi Le Roi de cœur, considéré comme son chef-d’œuvre par les amateurs.

sexploitation

Russ Meyer Avec quatre films – Faster, Pussycat! Kill ! Kill ! (1965), Supervixens (1975), Megavixens (1976) et Ultravixens (1979) –, Russ Meyer, cinéaste préféré d’Andy Warhol et de John Waters, est adulé par les clippeurs et les publicistes, mais aussi par les cinéphiles séduits par ses cadrages sophistiqués et ses amazones en cuir. A travers un cycle complet et un documentaire, Russ Meyer – Le saint des seins (le 18 mai à 22 h 50), Paris Première remet en scène les grosses poitrines du cinéaste cul(te). cycle du 18 mai au 8 juin, Paris Première

Fox

RMFilms/Sinfonia Films

Ultravixens (1979)

ville hantée

73), ndo set

Studio Canal

Wayward Pines Une petite ville de l’Idaho, un agent du FBI venu enquêter sur la disparition de deux collègues, un hôpital bizarre, des flics complètement à côté de la plaque et une ambiance étrange et angoissante : c’est la toute nouvelle série Wayward Pines, dont le premier épisode a été réalisé par le célèbre M. Night Shyamalan.  série à partir du 14 mai, Fox 13.05.2015 les inrockuptibles 13

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“les beaux parleurs sentencieux m’ont toujours fait rire” Alors que paraît Perfidia, premier volet de sa nouvelle tétralogie de Los Angeles, James Ellroy évoque ses techniques d’écriture et le politiquement correct.

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otre nouveau roman, Perfidia, débute à la veille de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor… James Ellroy – Exact. Ce que j’essaie de créer, c’est une histoire de ma ville, Los Angeles, et de mon pays, les EtatsUnis, entre 1941 et 1972, entre Pearl Harbor et le cambriolage de l’immeuble du Watergate, qui fut le plus grand crime politique de l’histoire américaine. Mon travail, c’est de créer une toile d’araignée où se côtoient l’obsession sexuelle, la corruption politique, les antagonismes raciaux, la spéculation foncière, les magouilles financières liées à la guerre, le comportement débauché des stars de cinéma. Je mets tout ça dans un shaker et je l’agite, parce que c’est ce genre de truc qui fait décoller la fiction populaire. Oui, baby, ça la fait décoller !

Perfidia repose entièrement sur les personnages et les dialogues. L’absence de descriptions fait qu’il se lit à toute vitesse. C’est l’effet recherché. Je voulais que ce rythme infernal place le lecteur dans une situation de surcharge sensorielle. J’ai écrit ce livre en temps réel pour cette raison spécifique, pour que le lecteur soit dans l’instant. Je n’écrirai plus jamais un livre en temps réel, mais là, je voulais rendre sensible le fait qu’en décembre 1941, Los Angeles vivait vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec des raids aériens, des black-out, des gens qui avaient peur de s’endormir parce qu’on était au lendemain de Pearl Harbor et que les putains de Japs allaient les bombarder ou les envahir d’un moment à l’autre. On voyait venir un avion innocent, on le descendait. Je voulais

que cette peur et cet épuisement soient communicatifs, afin que vous ressentiez le besoin d’alcool, de cigarettes, de drogues, de liaisons adultères. C’est pourquoi l’idéal est de lire ce livre en une semaine, cent pages par jour. Comme ça, le comportement obsessionnel des personnages devient logique. L’un des personnages marquants, Dudley Smith, enchaîne les assassinats, et est tellement increvable qu’il pourrait aussi avoir des pouvoirs surhumains… Dudley est manipulateur, infatigable, séduisant, charismatique. C’est également un tueur né. Je sous-entends donc qu’avec son charme, son éloquence et son immoralité totale, il est strictement une création du diable. Dans le domaine de la fiction, la moralité repose en grande partie sur l’exposition des conséquences karmiques d’actions immorales.

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“j’ai le plus grand respect pour les méthodes de maintien de l’ordre à l’ancienne” Dudley séduit Bette Davis, dont un personnage affirme qu’elle et Joan Crawford ont “sucé la moitié de la ville”… Los Angeles, et en particulier Hollywood, ont toujours attiré des gens qui voulaient devenir quelqu’un d’autre, qui voulaient se forger une nouvelle identité, une identité échappant aux règles communes. C’est comme ça que je vois Hollywood. La drogue, l’alcool, la débauche sexuelle. Une atmosphère de frénésie égalitaire qui rendait possible le fait que Bette Davis ait une liaison avec un flic comme Dudley Smith. Pourquoi faites-vous de Dudley Smith le père d’Elizabeth Short, le Dahlia noir ? J’ai voulu ramener Elizabeth à la vie. J’ai ressenti l’obligation morale de la représenter comme quelqu’un de jeune et de plein d’énergie. Pour moi, elle est davantage qu’une jeune femme retrouvée coupée en deux dans un terrain vague de Los Angeles. Elle s’est fait assassiner à 22 ans, ici elle en a 17. Elle va donc évoluer dans les romans suivants. J’aime beaucoup Elizabeth, elle m’a beaucoup appris sur ce que c’est qu’être un humain et un homme. Vous êtes moins tendre avec les personnages homosexuels de Perfidia. Votre couple de lesbiennes a eu un fils dans le but d’en faire un pervers. Comment pensez-vous que ce genre de portrait puisse être perçu ? Je m’en fiche. Je m’en fiche vraiment. Personne n’avait encore fait de commentaire à ce sujet, que ce soit dans un sens ou dans un autre. C’est la première question qui m’ait été posée à ce sujet. Ruth Cressmeyer et Dot Rothstein sont deux personnages qui ont eu une idée tordue dans les années 20. Ruth a couché à plusieurs reprises avec un homme afin d’assurer la conception de son fils, Huey. Maintenant, Huey est un pervers sexuel et un tueur psychopathe. Tirez-en vos propres conclusions… Je ne me sens pas soumis aux diktats de la correction politique, qui vient du communisme des années 30, quand il y avait des choses que l’on était

autorisé à penser et d’autres qu’il était interdit de penser ! Dans Perfidia, les extrémistes de droite font peur et les militants de gauche font sourire. Pensez-vous que les socialistes américains de 1941 étaient ridicules ? Je pratique un certain type d’humour masculin, et les beaux parleurs sentencieux m’ont toujours fait rire. En 1941, comment les gauchistes de salon pouvaient-ils soutenir Joseph Staline alors qu’il avait tué des millions de gens ? Comment pouvaient-ils ne pas le condamner avec autant de véhémence qu’ils condamnaient Adolf Hitler ? J’en suis stupéfait. Le totalitarisme est un cercle fermé, le nazisme et le stalinisme sont jumeaux. Quand aux populistes américains, il y avait parmi eux des malades mentaux qui allaient jusqu’à souhaiter la victoire des nazis. Vos personnages favoris ont toujours été des policiers. Que pensez-vous des méthodes de la police américaine, qui ont récemment été critiquées ? Si vous voulez que je vous dise ce que je pense des événements de Ferguson l’été dernier, ou plus récemment de Baltimore, je le ferai volontiers, mais hors micro… Moi, j’adore les policiers, j’adore les policières, j’adore les enquêtes policières. J’ai le plus grand respect pour les méthodes de maintien de l’ordre à l’ancienne, qui étaient hypermusclées mais qui sont aujourd’hui illégales. A trois reprises, quand j’étais un gamin stupide, je me suis fait botter le cul par le LAPD (Los Angeles Police Department – ndlr), et ça a modifié mon comportement, dans un sens positif. La dernière fois, c’était pendant l’été 1973, et je n’ai plus jamais volé quoi que ce soit depuis. Ce moment a changé ma vie, j’ai une dette de reconnaissance envers les flics de Los Angeles. propos recueillis par Bruno Juffin photo Marion Poussier pour Les Inrockuptibles Perfidia (Rivages), traduit de l’anglais (EtatsUnis) par Jean-Paul Gratias, 848 pages, 24 € 13.05.2015 les inrockuptibles 15

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l’Etat turc traque la presse Les atteintes à la liberté de la presse se multiplient en Turquie, et l’Etat s’en prend désormais aux voix critiques qui s’affirment sur les réseaux sociaux. Si le parti du président Recep Tayyip Erdogan remporte les législatives de juin, la situation pourrait empirer. Enquête dans des rédactions harcelées, mais déterminées.

C

’est l’un de ces bâtiments comme on en trouve des milliers à Istanbul, immeuble de béton de cinq étages. Sauf que celui-ci est entouré d’une gigantesque palissade en fil de fer barbelé, gardé par des forces de sécurité équipées de mitraillettes. Le dispositif déployé à la rédaction du quotidien Cumhuriyet rappelle celui qui caractérise, depuis les attentats de janvier, le siège de la plupart des médias en France. En pire. A l’intérieur, avant d’accéder à la réception, d’autres policiers sont positionnés. Contre notre passeport, ils nous remettent un badge à puce permettant de franchir le portique à infrarouge.

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“les autorités utilisent de façon agressive le code pénal (…) pour réprimer les journalistes”

Suite à la publication par le quotidien Cumhuriyet de caricatures parues dans Charlie Hebdo, la police a fait une descente dans la rédaction… et protège également ses locaux

Ozan Kose/AFP

Rapport de l’ONG américaine Freedom House

Le “journal de la République” est le seul qui, au Moyen-Orient, s’est risqué à publier des extraits du “numéro d’après” de Charlie Hebdo, par solidarité et pour défendre la liberté d’expression. Ce qui valut à ses journalistes d’être l’objet d’intimidations, insultes et menaces de mort ; et à sa rédaction de subir des cyberattaques répétées, provoquant une panne de leurs lignes de téléphone. “Rien de nouveau sous le soleil”, ironise Ceyda Karan, journaliste au service étranger, au regard de l’histoire du journal. Depuis sa création en 1924, ce quotidien de référence kémaliste, laïc et de gauche, a souvent été attaqué pour ses prises de position. La dernière victime remonte à 1995 : un éditorialiste fut tué lors d’un attentat, ici même.

Celle qui fut longtemps reporter de guerre, de la Libye à la Syrie, évoque son parcours. Mélange d’élégance (cheveux blonds détachés, bijoux, pull rouge et jean) et de nervosité (elle fume cigarette sur cigarette), Ceyda Karan attend son procès, qui doit se dérouler fin juillet à Istanbul. Elle risque jusqu’à quatre ans et demi de prison. Son crime : avoir publié dans un article une reproduction, minuscule, de la une du numéro des survivants de Charlie Hebdo – le fameux dessin de Luz représentant le Prophète. Le journal devait initialement publier l’intégralité du nouveau numéro mais, après de vifs débats et un vote, la majorité des journalistes a opté pour un encart de quatre pages évitant la une de Charlie. Quand son collègue Hikmet Çetinkaya décida pour sa part de publier l’image dans son article, Ceyda lui emboîta le pas. Aucun problème en interne : Cumhuriyet est un journal libre et indépendant. Elle décrit son quotidien, qui tire à 55 000 exemplaires, comme un “titre intellectuel, l’équivalent en Turquie du Guardian ou du Monde”. Ceyda Karan confirme les actes de censure qui accompagnèrent la sortie du numéro : la descente de la police au siège de la rédaction, la décision du procureur d’Istanbul d’arrêter une camionnette de distribution, les kiosques dans lesquels le journal était “non disponible” le lendemain, la suspension de son abonnement par la Turkish Airlines. Tout s’est ensuite emballé : découvrant les caricatures du Prophète, un tribunal de Diyarbakir, dans le sud-est du pays, ordonna le blocage des pages des sites internet publiant l’image. Le vice-Premier ministre Yalçin Akdogan dénonça sur Twitter une “provocation”, tandis qu’une organisation nommée la Jeunesse musulmane d’Anatolie invitait à faire des “descentes” au journal. Enfin, s’appuyant sur une loi antiterroriste aux contours très flous, cette mise en examen tombée à la suite de plaintes ad hominem déposées par plusieurs sources (“dont la propre fille du Président et toute sa clique”, tient à préciser notre interlocutrice). Le cas Ceyda Karan n’est qu’un parmi des centaines. Selon le rapport annuel de l’ONG américaine Freedom House sur la liberté de la presse dans le monde publié

ce 28 avril, “après plusieurs années de déclin, la liberté de la presse en Turquie a continué de se détériorer en 2014”. Le pays est même tombé l’année dernière de la catégorie “partiellement libre” à la catégorie “pas libre”, la pire des trois. “Les autorités utilisent de façon agressive le code pénal, des lois diffamatoires et antiterroristes, pour réprimer les journalistes”, s’inquiète le rapport. Le documentaire Persona non Grata, qu’on peut trouver sur YouTube1, dresse le portrait alarmant d’une profession décimée par la censure, l’autocensure et le musellement par le pouvoir. Un tribunal juge tel éditorialiste pour ses propos dans un coin du pays, tandis qu’un autre journaliste est licencié pour une enquête qui dérange. Alors que les médias proches du pouvoir s’affirment en situation de quasi monopole, les grands groupes de presse appartenant à des proches du régime, la presse d’opposition est de plus en plus domestiquée, muselée, menacée par une crise économique. Aujourd’hui même, Sedef Kabas, figure intellectuelle et médiatique de renom, attend son verdict. Elle risque jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour un tweet dans lequel elle critiquait le gouvernement au sujet de l’affaire Gülen. Longtemps proche de Recep Tayyip Erdogan et de son parti l’AKP, le leader religieux Fethullah Gülen, émigré aux Etats-Unis, en est devenu récemment, avec toute sa communauté de fidèles, l’ennemi juré. En décembre 2014, un coup de filet dans l’administration (justice, police, etc.) aboutissait à l’arrestation d’une soixantaine de “gülenistes”, Erdogan dénonçant l’existence d’une “structure parallèle”, “organisation terroriste au sein même de l’Etat”. De nombreux journalistes étaient aussi arrêtés, dont Hidayet Karaca, le directeur général de la chaîne de télévision Samanyolu (toujours en prison à ce jour), et Ekrem Dumanlı, rédacteur en chef du célèbre quotidien Zaman, affilié aux “gülenistes”. Scandale d’Etat sans précédent, cette affaire explique en partie l’actuelle hystérie du pouvoir, la chasse contre “les ennemis de la Nation” que le président turc poursuit par tous les moyens possibles. Il dénonce sans relâche une “vaste conspiration” 13.05.2015 les inrockuptibles 17

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Salahattin Sevi/Zaman

Manifestation de soutien à Zaman, journal en butte à la répression : “Jour noir pour la démocratie”, peut-on lire sur la une

qui verrait en Gülen l’allié des Etats-Unis, d’Israël et de tous les ennemis de l’Islam. “Je reçois des lettres d’insultes me traitant de sale Juif ou de vendu à la cause de l’Ouest”, soupire Emre Demir, rédacteur en chef de Zaman France. A la suite de l’affaire, la filiale du journal, implantée à Paris depuis 2008, a perdu 70 % de ses recettes publicitaires et 40 % de ses abonnés. 10 000 lecteurs suivent néanmoins toujours les nouvelles, en français, de cette édition hebdomadaire. Quand le Premier ministre turc organise une conférence de presse à Paris, après avoir participé au cortège des officiels de la manifestation de solidarité à Charlie Hebdo, Emre se voit interdit d’accès. Il est aussi persona non grata à l’ambassade de Turquie à Paris. On l’interroge sur la possibilité que son journal ne soit pas tout à fait objectif, car affilié à un groupe religieux. Emre répond que le concept de neutralité journalistique ne s’applique pas vraiment à son pays où les journaux sont tous engagés, affiliés à un parti politique, une communauté ou une tendance – kémaliste pour l’un, AKP pour l’autre, etc. Rédactrice en chef du service étranger de l’agence de presse DIHA news agency, Günes Unsal partage ce point de vue : “Nous ne sommes pas un pays de tradition démocratique.” Cette femme d’une cinquantaine d’années explique d’une voix lasse le quotidien des journalistes proches, comme elle, de la cause kurde. Le 20 décembre 2011,

les réseaux sociaux ont été le fer de lance de la lutte pour préserver le parc Gezi quarante-six employés de son agence étaient arrêtés pour “appartenance à une organisation terroriste”. Soupçonnés d’être liés au parti indépendantiste PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan), vingt-cinq d’entre eux ont purgé deux ans de prison. Elle-même fut arrêtée, puis relâchée au bout de trois jours. “Ils n’avaient aucune preuve, si ce n’est de dire : elle a écrit ceci ou cela sur le PKK, donc cela veut dire qu’elle en fait partie.” Les choses se sont améliorées depuis ; avec le “soi-disant processus de paix” initié l’année dernière, la plupart de ses amis sont sortis de prison. Elle reste toutefois sceptique, au regard des dernières attaques du Président, qui visent désormais le HDP (Parti démocratique du peuple), parti pro-kurde accusé “d’alliance secrète” avec le PKK. “Le gouvernement en place a réussi à polariser le pays, se désole un militant d’une association pro-kurde basée à Paris qui préfère ne pas communiquer son nom. Aujourd’hui, vous êtes soit du

côté du pouvoir, soit de celui des ennemis de la Turquie.” Le jeune homme est néanmoins très critique vis-à-vis des médias d’opposition, rappelant que Zaman fut pendant longtemps proche de la majorité (quand Gülen et Erdogan étaient les “meilleurs amis du monde”). Comme beaucoup de jeunes Turcs, il s’informe surtout sur les réseaux sociaux et sites d’information en ligne, qui se multiplient. Il suit notamment, de même que 80 000 de ses compatriotes, le compte de Fuat Ani, le mystérieux lanceur d’alerte qui défie le pouvoir à travers ses tweets. La toile est ainsi devenue un véritable contre-pouvoir, où l’on exprime son opinion anonymement ou sous pseudo. La nouvelle génération a su faire des réseaux sociaux le fer de lance de la lutte pour préserver le parc Gezi lors de l’été 2013. Humour, dérision et sens de la provocation s’y illustrent si bien que le Président a subitement décidé de “couper” Twitter et YouTube pendant quelques jours l’année dernière… pour mieux se ridiculiser, tout un chacun détournant l’interdiction en se connectant depuis une autre adresse IP. Des élections législatives auront lieu le 7 juin en Turquie. Si l’AKP l’emporte, Erdogan pourrait changer la Constitution et transformer la République de Turquie en régime hyperprésidentiel, de plus en plus éloigné d’une démocratie… Yann Perreau 1. tinyurl.com/khgwzof

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Rod Maurice

Fuzeta La pop furieuse et adolescente de ces Morbihannais pourrait leur permettre de briguer le titre de meilleur espoir 2015.

C

e ne sont pas seulement les liens du son, mais ceux du sang qui réunissent les quatre bambins de Fuzeta. Apaisés par les superpouvoirs de l’océan maternel, les trois frères Sims – accompagnés du batteur Jérémy Hervé –

composent une pop mélancolique, nuancée par l’énergie persuasive d’un chant collectif. Baptisés en hommage à un port de pêche portugais chéri durant leur adolescence, ils plantent dans leurs cœurs cette lumière estivale si particulière. Influencés

par des grands noms de la scène pop-folk comme Sufjan Stevens ou encore Bill Callahan, les frangins nourrissent leurs mélodies du souvenir inconscient des grands espaces. Et toute la magie de Fuzeta se révèle en live : l’énergie brute du format guitare/ basse/batterie et d’un

chant choral, transportant le public dans une messe collégiale. Avec Dive, leur premier ep, ils prendront la route des festivals, marquant un arrêt parisien, place Denfert-Rochereau, pour la Fête de la musique. Abigaïl Aïnouz ep Dive (Ricard S.A. Live)

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Eric Tschaen/RÉA

“Qui va devoir chercher du travail ?”, ironise cette pub. Il semble que ce soit Ed Miliband (à droite), leader démissionnaire des travaillistes depuis la victoire de David Cameron

system error En prédisant que conservateurs et travaillistes seraient au coude à coude lors des élections du 7 mai, les sondeurs britanniques se sont largement trompés. Et si le modèle statistique était en cause ?

I

l fallait voir la tête des commentateurs et des politiques sur les chaînes de télévision britanniques (ou françaises) ! Alors que tous imaginaient un quasi-match nul entre conservateurs et travaillistes, les tories ont obtenu la majorité absolue. Les tweets des instituts de sondage après le vote du 7 mai faisaient d’ailleurs peine à lire : “Terrible nuit pour les sondeurs” (YouGov) ou encore “Sorties des urnes intéressantes” (Ipsos) – ce dernier étant évidemment de l’humour britannique. Comment les instituts de sondages se sont-ils trompés à ce point ? D’abord, ce n’est pas la première fois que les sondeurs britanniques “plantent” aussi

gravement une élection. En 1992, ils avaient prédit une victoire travailliste : ce sont les conservateurs qui l’avaient emporté. Vingt-trois ans plus tard, la même catastrophe s’est donc reproduite et dans les mêmes proportions : 6 à 8 points d’avance pour les conservateurs dans les deux cas. Or il y a eu un signe avantcoureur : l’Ecosse. En septembre 2014, pour le référendum sur l’indépendance, les sondeurs prévoyaient un vote serré avec une légère avance du non. Au final, le non l’a emporté nettement (55,4 %). Pourtant, il s’agissait d’une élection simple à sonder : oui ou non. Pour expliquer leur erreur, les sondeurs ont eu recours à leur excuse favorite :

les électeurs “honteux” qui prétendent voter pour un camp alors qu’ils votent pour l’autre. Le 7 mai, leur première réaction a donc été d’accuser les “conservateurs honteux” d’avoir démoli leur précieux modèle statistique. Mais cette explication est trop courte et trop facile. D’une part, il n’y a pas de “honte” à voter conservateur en GrandeBretagne (à l’inverse du vote Front national pour la France, qui est souvent sous-évalué par les sondeurs). D’autre part, l’unanimité des résultats sondagiers rend cette explication suspecte. Finalement, les sondeurs britanniques se sont raccrochés à une explication moins embarrassante : la fameuse marge d’erreur.

Le match était si serré entre les deux partis que la victoire pouvait basculer de l’un à l’autre dans une proportion de 3 à 4 points. C’est un peu court : l’avance des conservateurs est tout de même de 7 points, largement au-delà de la marge d’erreur. En vérité, les modèles statistiques sur lesquels reposent les calculs partisans, et donc les sondages, ont tout simplement vieilli. Ils ont été entièrement revus en 1992 et, depuis, à peine retouchés. On comprend les sondeurs : changer un modèle de calcul nécessite de très lourds investissements et des années de travail. Or les sondages politiques ne leur rapportent rien, ou si peu. Ce qui rapporte, ce sont les enquêtes commerciales, les sondages sur les lessives ou les paquets de biscuits. Le secteur “politique” n’existe, au fond, que pour assurer leur notoriété à moindre frais. Connaîtriez-vous sinon Ipsos ou BVA ? Le problème, c’est que la mésaventure des sondeurs britanniques est loin d’être isolée. De la même façon, les sondeurs israéliens ont été incapables de prédire la victoire de Netanyahou aux élections du 17 mars. Mêmes aléas sondagiers en Espagne. Qu’ont en commun ces trois pays ? Des sondeurs largement inspirés par les méthodes (téléphone/internet) américaines. Et quel autre pays d’Europe s’abreuve aux mêmes sources sondagières yankees ? La France. La catastrophe est donc servie pour 2017. Anthony Bellanger

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Adam Driver dans Star Wars

retour de hype

la Palme d’or d’honneur pour Agnès Varda

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz “nan, moi j’préfère partir en vacances en septembre”

la mystérieuse fille à l’origine de Common People de Pulp

The Mindy Project

le philodendron

“Cannes, c’est surtout le festival des punaises de lit, si tu veux mon avis” Shamir le salon Emmaüs

Van Gogh

“pour être bourré de bonnes intentions, faut avant tout être bourré, tu sais” les acronymes de l’internet

“hobby : tapisserie”

la Fête de la musique

La Fête de la musique Tous aux abris. Le salon Emmaüs C’est le 14 juin, porte de Versailles, à Paris. La fille à l’origine de Common People Celle qui, pendant un cours de sculpture à la Saint Martin’s School de Londres, affirmait à Jarvis Cocker vouloir fréquenter des “common people” serait Danae Stratou,

“c’est un coup de soleil ou de la couperose ?”

l’actuelle femme du ministre grec des Finances… Les acronymes de l’internet Selon une étude réalisée sur les légendes de photos Instagram, “LOL”, “OMG” et autres “LMFAO” seraient en passe d’être remplacés par les emojis. RIP XOXO. D. L.

tweetstat Mai 2015 : l’ex-leader d’Oasis sacre publiquement et en son nom, le nouveau single de Blur. Suivre

Liam Gallagher @liamgallagher

Lonesome St by BLUR song of the year LG x

12de% calumet la paix Mais bien chargé.

15:43 - 4 mai 2015

Répondre

Retweeter

Favo

“Lonesome Street de Blur chanson de l’année LG x”

77 % Mitterrand et Helmut Kohl Plus précisément leur poignée de main à l’entrée de l’ossuaire de Douaumont le 22 septembre 1984.

11 % sainte Rita

Patronne des causes désespérées.

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dans Amy Schumer Protégée de Judd Apatow, la comique américaine donne à sa série un tournant clairement féministe et confirme son statut de next big thing.

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saison 3 C’est en 2013 que la chaîne Comedy Central lance dans une relative indifférence Inside Amy Schumer. Au programme : pas d’endoscopie, ni aucune forme d’imagerie médicale mais plutôt un savant mélange de saynètes dignes des sketches du Saturday Night Live, de micro-trottoirs à la volée et d’entretiens plus fouillés avec des anonymes fascinants (une femme trans, le créateur d’un site de rencontres extraconjugales, une femme de 106 ans). Un bon début. Il faudra pourtant attendre la troisième saison, en avril dernier, pour que les épisodes d’Inside Amy Schumer prennent un tournant réellement féministe et soient du même coup massivement repris et partagés en ligne.

girl power et boys band

Après avoir réalisé un faux clip pour rappeler que le postérieur des femmes, devenu objet de fascination dans la culture pop, est avant tout l’endroit d’où elles défèquent, ici, Amy se trouve être le centre de l’attention de quatre jeunes gens visiblement membres d’un boys band. Habile parodie de One Direction, groupe de post-ados dont les chansons insipides ont le superpouvoir de mettre en transe des prépubères de tous les pays (calmez-vous), le quatuor, avec sa chanson Girl, You Don’t Need Makeup, encourage les jeunes filles à prendre conscience de leur beauté naturelle. Message reçu 5 sur 5 par Amy qui, après avoir vidé son stock de lingettes démaquillantes, se trouve entourée de visages horrifiés, l’incitant à se retartiner de fond de teint et de mascara, sérieux, faut pas déconner.

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babyface Même si tout le monde est persuadé qu’elle débarque du fin fond de la campagne du Midwest, Amy Schumer a passé toute sa vie à New York. Reste que son air mi-naïf, mi-effronté (tout sauf calibré selon les canons de l’industrie du spectacle américain) lui permet d’être excusée même lorsqu’elle ose les blagues les plus salaces. “C’est toi, la fille à la télé qui parle tout le temps de sa chatte ?”, lui demande Julia Louis-Dreyfus dans un des premiers épisodes de la saison 3. “Oui !”, lui répond-elle très émue… avant d’enchaîner sur une critique hilarante des standards de beauté hollywoodiens qui décident, du jour au lendemain, quand une actrice est encore “baisable” et quand elle ne l’est plus. Toujours prête à se dénigrer et jouer les potiches dans ses parodies, Amy Schumer n’en prend pas moins de l’ampleur. Flawless. Diane Lisarelli et Marie Turcan 13.05.2015 les inrockuptibles 25

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Ddier Plowy pour la RMN-Grand Palais, Paris 2015

en chiffres

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Vue de l’exposition

une expo minime Malgré ou à cause d’une débauche de moyens, l’expo Velázquez au Grand Palais échoue à rendre la spécificité du génie espagnol.

l’art du floutage D’après l’historien d’art Daniel Arasse, il faut savoir regarder – longtemps et parfois de près – pour que “la toile se lève”. Pourquoi alors l’exposition-blockbuster que le Grand Palais consacre au maître du Siècle d’or espagnol Diego Velázquez (1599-1660) ne permet-elle pas de percer le mystère et la spécificité de ce génie ? Entre les peintures de son “vieux maître” Pacheco, auquel il est d’abord confronté, et la mini-exposition consacrée en fin de parcours à son disciple Juan Bautista Martínez del Mazo, entre le caravagisme qui anime ses contemporains, les influences marquées de la peinture italienne et la rencontre impressionnante avec Rubens – sans compter les toiles qui lui furent longtemps attribuées, qui ne le sont plus mais qu’on expose quand même –, l’art de Velázquez se trouve peu à peu comme flouté. Daniel Arasse dirait : “On n’y voit rien.”

question d’espace Le début est un dédale où l’on se croirait encore dans les salles noires conçues pour les installations vidéo de Bill Viola. La peinture ne s’y prête pas facilement : dans ces alcôves, la foule peine à circuler ; rien ne s’offre à la confrontation. Même le Portrait du pape Innocent X (photo), chef-d’œuvre de 1650 qui a tant marqué Francis Bacon et que le pape aurait trouvé “trop vrai”, est exposé sur un petit pan de mur noir parmi d’autres toiles, au lieu d’occuper seul une pleine salle,

La date d’une rencontre exceptionnelle entre Velázquez et l’immense peintre Rubens, qui séjourne huit mois en Espagne. Ensemble ils visitent le palais de l’Escurial, et Velázquez, admiratif, regarde Rubens en train de peindre.

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avec de l’espace, histoire de ménager l’émotion esthétique. Heureusement, dans les grandes salles blanches, l’imposant tableau équestre du prince Baltasar Carlos donne toute la puissance de Velázquez. Plus loin, le dialogue entre sa très vénitienne Vénus au miroir et la statue antique de l’Hermaphrodite endormi que Velázquez avait admirée à Rome est un autre moment remarquable de l’exposition. Comme quoi, une analogie, un anachronisme plastique ne font pas de mal à la visualité d’une expo ; le parcours chronologique traditionnel voulu par les historiens de l’art et conservateurs du Louvre ne garantit en rien une exposition de haute qualité. Un excellent catalogue ne fait pas forcément une bonne exposition.

Le nombre de toiles attribuées à Velázquez exposées au Grand Palais. Un chiffre impressionnant quand on sait que le peintre espagnol n’en a qu’une centaine à son actif.  

faute de Ménines

Une somme assez élevée, exprimée en réaux, pour l’époque : c’est ce qu’a payé en 1652 le marquis de Heliche pour acquérir un des chefsd’œuvre de Velázquez, la Vénus au miroir. Elle sera acquise 45 000 livres en 1906 par les Anglais pour les collections de la National Gallery de Londres.

Au milieu de tout ça, un tableau fait défaut, ce sont Les Ménines, chefd’œuvre resté au Prado de Madrid. Mais un seul tableau vous manque, et l’exposition est dépeuplée. Car en dépit des quarante-neuf autres œuvres du génie espagnol, chiffre record, on ne retrouve pas vraiment le Velázquez de Foucault (dans Les Mots et les Choses), ni de Lacan (dans le séminaire intitulé L’Objet de la psychanalyse). Ce ne serait pas un problème si la rétrospective offrait un nouveau regard, une nouvelle lecture – mais non, c’est un panorama large, sans profondeur, sans idée, sans vision. Jean-Max Colard

700

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C’est le montant de l’allocation journalière, en réaux, que le roi d’Espagne Philippe IV accorde en 1628 à son peintre officiel. Elle est égale à celle obtenue par les barbiers du roi.

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changements en vue Lors de la conférence Build, à San Francisco, Microsoft a fait tester ses lunettes de réalité virtuelle à quelques journalistes. Vivra-t-on un jour dans un monde irréel ?

T

oute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie”, écrivait Arthur C. Clarke dans les années 60. Il ne s’attendait quand même pas à ce que les prestidigitateurs soient remplacés par des geeks californiens avides d’innovation. On discerne aisément la magie de la science aujourd’hui. La femme coupée en deux et le lapin dans le chapeau n’illuminent plus les yeux des enfants, éblouis par l’écran de la tablette. L’idée est donc de rapprocher un peu plus l’écran de leurs yeux pour fondre la magie dans le réel. C’est en tout cas ce que tente de faire Microsoft avec l’Hololens, son casque de réalité virtuelle. Paradoxalement, la firme refuse la technologie quand celle-ci peut lui

voler des images de son nouveau gadget. Lors du test de l’Hololens, la poignée d’observateurs privilégiés habilités à porter les lunettes à réalité virtuelle devaient laisser à l’entrée leurs Apple Watch, smartphones, etc. De toute façon, les heureux testeurs sont ressortis un peu déçus. Les grosses lunettes étaient censées immerger celui qui les essaie dans un monde virtuel, le plonger dans une réalité façonnée par sa volonté. Finalement, seule une petite fenêtre apparaît devant les yeux et, en bordure, la réalité brute et banale. Mais nous n’en sommes qu’au début de l’histoire. L’idée de glisser, entre le monde et nous, d’autres formes de réel suscite un engouement grandissant. Les Google Glass avaient commencé à rapprocher la technologie moderne de notre iris.

Ce n’est plus qu’une question de quelques années avant que nous chaussions tous ces montures électroniques. On attend bien entendu l’Oculus Rift pour les jeux vidéo, ce casque qui permet d’être véritablement le héros de l’aventure en extrayant totalement le joueur de son triste salon pour y substituer un environnement électronique. Avec l’Hololens et ses successeurs, on restera dans le salon mais on fera grimper des petits monstres sur la table basse, les zombies du jeu s’extirperont du mur, le présentateur du JT sortira de l’écran et s’installera dans le canapé. Il pleut ? Les lunettes feront briller

un faux soleil à travers la fenêtre et augmenteront un peu le chauffage pour que l’illusion soit parfaite. Fini d’investir dans des meubles design. Du sol au plafond, tout sera bleu ou vert, comme les vrais décors de films à effets spéciaux. Nous projetterons nousmêmes la décoration via le filtre des lunettes connectées. Nous vivrons dans un blue screen, mais sans jamais le voir tel qu’il est. Notre environnement évoluera en fonction de nos besoins et envies. Nous ne nous heurterons plus à l’ennuyeux réel. L’illusion permanente. Un interminable spectacle de magie. Nicolas Carreau illustration Lionel Serre pour Les Inrockuptibles

pour aller plus loin Vidéo de présentation du Hololens youtube.com/watch?v=hglZb5CWzNQ

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où est le cool ? par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

chez ce dandy de bord de mer Reprise en main par l’Atelier Franck Durand, la marque De Fursac n’en finit plus de savourer sa reconversion – qui se souvient du slogan “la griffe de l’homme” et des mecs en costard défilant patauds sur de la grosse techno ? Incarné ici par l’élégant Adrien Sahores, l’homme De Fursac déploie son idée de l’élégance décontractée, un poil maritime, à la française.

Karim Sadli

defursac.fr

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dans l’absence de l’objet Pourquoi vouloir l’objet quand on peut se contenter de l’idée de l’objet – suggérerezvous subtilement, ce bracelet “façon montre” au poignet ? Doré à l’or 24 carats, fait à la main, ajustable et garanti sans stress, donc, puisque sans cadran. acnestudios.com/shop/women/ jewellery/elin-gold.html

vers l’Infini Il faut des mois, parfois des années, pour créer un nouveau caractère typographique. Pour mieux faire connaître le métier extrêmement minutieux de dessinateur de caractères, et comme point d’orgue de la manifestation Graphisme en France, le Centre national des arts plastiques a commandé l’Infini à Sandrine Nugue. Un caractère ludique, qui joue avec l’histoire de la typographie, désormais à la disposition de tous. typo à télécharger sur cnap.graphismeenfrance.fr/ infini

chez Comme des Garçons × Dr. Martens On vote pour ce nouvel hybride qui célèbre avec brio l’esprit motard – nouvelle culture en vogue. Il est né de la collaboration entre Dr. Martens et la toujours prolifique et iconoclaste maison Comme des Garçons fondée par Rei Kawakubo.

Goodhood

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plus de style sur les inRocKs Style style.lesinrocks.com 13.05.2015 les inrockuptibles 31

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vous n’y échapperez pas

la transition de Bruce Jenner Athlète puis star de téléréalité, le beau-père de Kim Kardashian, devenu femme, fait le récit d’un héroïsme moderne et émancipateur.

L

’apparition de Bruce Jenner sur le plateau de l’animatrice très grand public Diane Sawyer, dont est extraite la photo ci-dessus, a secoué et ému des millions d’Américains. Les cheveux longs et la poitrine apparente sous son chemisier, Jenner cloue le bec aux rumeurs intempestives et confirme publiquement sa transition de genre, invitant le monde entier à la suivre. Au passage, elle déconstruit pour mieux les redéfinir les paramètres de la “success story” moderne. Champion olympique de décathlon en 1976 puis connu pour sa famille ultra-bling, Bruce se défait de la pression normative de la “réussite” endurée

toute sa vie. Car Bruce n’est autre que le beau-père de Kim Kardashian, qui a passé des centaines d’heures devant l’œil voyeuriste de la caméra dans son show de téléréalité, L’Incroyable Famille Kardashian (Keeping up with The Kardashians). Aujourd’hui, elle déclare avoir joué un rôle “par peur de décevoir. J’étais déguisée en cet homme parfait, ce héros américain, mais j’avais l’impression de mentir en permanence… A tous les égards, je suis une femme.” Bruce entame une transition dans les années 80 mais, à la demande de sa femme et manager de l’époque Kris Jenner, arrête tout. Elle la suit à travers ses divers projets commerciaux mettant en scène les membres de leurs familles, des licences et des apparitions télévisuelles à gogo et garde le silence. “Tous ces spectateurs à l’affût du moindre ragot – et tout ce temps-là, le plus grand scoop était enfoui en moi”, confie-t-elle à Diane Sawyer. Aujourd’hui âgée de 65 ans et séparée de Kris, qui n’aurait pas toléré cette nouvelle vie, elle dit “être enfin prête à être qui (elle est) réellement”. Elle décide d’utiliser la médiatisation frénétique dont elle a bénéficié tout au long de sa vie pour une cause trop peu soutenue, à l’heure où, selon le National Center for Transgender Equality, 41 % de la jeunesse transgenre aux Etats-Unis a fait une tentative de suicide et 78 % a enduré un harcèlement grave : “Je peux être un exemple positif et enfin faire une différence.” Ainsi, se délestant de la virilité qui lui servait de masque et qui était devenue une prison, Bruce injecte dans l’imaginaire collectif encore trop cisnormatif (qui valorise une identité correspondant au sexe attribué à la naissance) un conte de fées moderne, où après s’être mariée et avoir eu beaucoup d’enfants, elle put enfin être elle-même. Alice Pfeiffer

Depuis son lancement à la fin des années 80, le magazine canadien Adbusters dénonce la société de consommation en détournant de façon humoristique des publicités. Sa fausse campagne “Calvin Klien Reality” confronte les codes érotiques des parfums de la marque avec la réalité pour révéler l’artificialité et l’inaccessibilité qu’orchestre le luxe.

En pleine ère postbling et sportswear où rien n’est plus ringard qu’un logo LV, les hipsters montrent leur détachement vis-à-vis du luxe classique (mais aussi leur humour et leur fine connaissance de la mode) en arborant un T-shirt Féline (Céline) ou Homiès (Hermès). Et, en parfaite ironie, recréent une nouvelle communauté toute aussi brandée.

Associaition Aurore

2012

Brian Lichtenberg

1989

Adbusters

ça va, ça vient : le luxe détourné

2015 Cette campagne de l’association Aurore cherche à sensibiliser les passants aux sans-abri en placardant ses publicités grinçantes dans le Marais modasse (entre autres). Elle dresse ainsi un contraste vif entre Paris, capitale du luxe, et la réalité douloureuse de la rue. Et force le hipster à se retrouver nez à nez avec la pauvreté – au moins le temps d’un post Instagram. A. P.

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Le camion Mozza & Co devant l’université Paris-Descartes

bouche à oreille

Paris mange dehors La Mairie de Paris reconnaît les food trucks comme “nouvelle tendance culinaire innovante”. Ils vont bénéficier d’une quarantaine de nouveaux emplacements.



usque-là cantonnés à trois marchés et à de rares emplacements privés, les food trucks vont pouvoir, dès le 1er juillet, sillonner Paris et balancer leurs tacos, burritos ou burgers aux Halles, rue de la Roquette ou gare de l’Est. Mais avec un cahier des charges précis : pas de concurrence avec la restauration en dur de la vraie gastronomie, des prix accessibles, et privilégier les circuits courts, la filière bio et le respect de l’environnement. Le tout avec une esthétique qui convienne aux élus. Reconnaissant la subjectivité du goût des mairies d’arrondissements codécisionnaires, Olivia Polski (adjointe chargée du commerce, de l’artisanat, des professions libérales et indépendantes) précise

qu’“il n’y aura pas de norme ‘Mairie de Paris’. Il ne s’agit ni de brider la créativité des véhicules, ni d’autoriser n’importe quel truc à défiler sur l’espace public”. Paris ne devient pas New York pour autant. Bien que reconnus comme “contributeurs d’animation de la ville”, les camions sont loin d’être en roue libre. Plus de burger au-delà de 22 heures et rien avant 11 heures, comme l’ont demandé les associations consultées. Cette fraîche considération a fait rendre les clés du camion à certains truckers, d’autres ont commencé à réinvestir dans la pierre – pionnière de la street food parisienne, la Cantine California cherche un nouveau spot pour une deuxième cantine fixe. D’autres ont pris le large. Ainsi,

le Camion Qui Fume embarque sur une barge qui ira de quai en quai pour le premier boat food truck de la Seine. Pour espérer une place une à deux fois par semaine, les candidats devront passer à la caisse de la Mairie : 8 % du chiffre d’affaires pour la redevance et un fixe de 70 à 135 euros par plage d’occupation, des sommes qui pourraient calmer certaines ardeurs de cette cuisine en liberté. “Ça paraît élevé”, concède Thibaut Lehmann, DG du Camion Qui Fume, tandis que Jordan Feilders, patron de la Cantine California, se réjouit peu de “céder un pourcentage comme un stand de barbapapa”. Pour preuve, avec le nouveau food truck créé par Peugeot, la bouffe de rue devient un sacré business. Cécile Cau 13.05.2015 les inrockuptibles 33

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Pour continuer à vous transmettre nos passions et nos coups de gueule, nous lançons une nouvelle offre 100 % numérique et multisupport. Les inRocKs premium sont une déclinaison digitale de ce qui a forgé l’identité du magazine : un accès privilégié aux artistes, des articles et des entretiens au long cours, un point de vue acéré sur l’actualité. Pour accompagner cette offre, chaque jour, une sélection d’invitations et de cadeaux, à retrouver sur le club abonnés. Rendez-vous sur lesinrocks.com

Tommy Gilligan/USA Today Sports/Reuters

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du 21 au 25 mai, Clermont-Ferrand (63) Europavox vous invite à découvrir sur les scènes clermontoises Mountain Bike, Mourn, Etienne Jaumet, Robi, The Dø et Placebo en tête d’affiche. à gagner : 5 × 2 places pour la soirée du 24 à la Coopérative de Mai et celle du 25 à l’Auditorium Polydome

les 21 et 22 mai, 20 h, Espace 1789, Saint-Ouen (93) Minuit – Tentatives d’approches d’un point de suspension est une série de performances créée en compagnie des amis artistes de Yoann Bourgeois, pour le Théâtre des Abbesses.  à gagner : 2 × 2 places places par soir

du 22 au 24 mai, Saint-Brieuc (22) Belle programmation indé pour le festival breton, avec Shamir, Christine And The Queens, Moodoïd, Flavien Berger, Perez, Chocolat, Grand Blanc… à gagner : 1 × 2 places par soir pour la Grande Scène

around midnight

galette en live

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la fracture base-ball

Les émeutes de Baltimore ont commencé devant le stade de base-ball par une baston entre manifestants et supporters blancs des Orioles. Ce sport national est le reflet des malaises qui touchent le pays. Analyse.

BNF, département des manuscrits

et aussi

The Cryptic Corp

“le groupe est devenu un monstre” A l’occasion du docu Kurt Cobain: Montage of Heck, reprise d'un entretien de 1993 avec Nirvana, à la veille de la sortie d’In Utero.

Modern Family

le siècle Barthes L’auteur des Mythologies, qui aurait eu 100 ans cette année, est-il encore moderne aujourd’hui ? Décryptage.

Les joueurs des Orioles célèbrent leur victoire face aux Chicago White Sox, le 29 avril 2015, dans un stade fermé au public en raison des émeutes

Galileo Figaro Magnifico 

la star des séries comiques En dix ans, le “mockumentaire” s’est imposé dans les séries comiques, apportant une liberté de ton et un décalage qui les subliment. Etat des lieux.

les groupes masqués  Des Residents à SBTRKT en passant par Daft Punk, enquête sur un jeu de cachecache aux références souvent sophistiquées.

scènes La Vie de Galilée

musiques Les Quatre sans cou

musiques This Is not a Love Song

du 27 mai au 21 juin au Montfort, Paris XVe (en partenariat avec le TNB de Rennes) En Italie, au début du XVIIe siècle, Galilée braque un télescope vers les astres et abolit le ciel. La Terre n’est plus le centre de l’univers. à gagner : 5 × 2 places pour la représentation du 27 mai à 20 h

le 18 mai, Théâtre du Nord, Lille (59) Quand Christian Olivier (Têtes Raides) nous embarque avec Serge Begout (guitares) et Thierry Bartalucci (accordéon) dans les œuvres de Desnos, Genet, Prévert, Apollinaire, Queneau… à gagner : 5 × 2 places

du 29 au 31 mai, Nîmes (30) Tinals propose cette année l’une des programmations les plus pointues du marché, avec The Soft Moon, Dan Deacon, Sleaford Mods, Viet Cong ou encore Morgan Delt… à gagner : 5 × 2 places pour le 31 mai

tête froide

love story

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Cannes 2015

Mad Max, retour en enfer En 1979 surgissait du désert australien, dans une odeur de soufre et de pétrole, un héros qui allait marquer son époque. Trente ans après le troisième volet de la saga, Mad Max et son créateur George Miller reviennent et sont loin d’en avoir fini avec le mythe. Le premier choc du Festival. par Jacky Goldberg

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Mad Max – Fury Road, en Sélection officielle, hors compétition

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Warner Bros Kennedy Miller Prod./Warner Bros

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e don’t need another hero/We don’t need to know the way home/ All we want is life beyond the thunderdome” : c’est par cet hymne chanté par Tina Turner que se terminait Mad Max 3, en 1985, dernier volet d’une trilogie dont on a longtemps cru qu’elle en resterait une. Bien entendu, c’est tout l’inverse qu’il fallait entendre : oui, nous avions besoin d’un autre héros, besoin de savoir comment revenir à la maison, de nous échapper du “dôme du tonnerre”. Il aura fallu trente années à George Miller pour revenir à la maison et retrouver son héros, dans ce nouvel opus intitulé Fury Road. Mais sa maison n’a rien d’hospitalier, elle n’est pas de celles où l’on s’assied au coin du feu pour raconter des histoires à ses petits enfants. Elle est au contraire une terre rude et impitoyable, plus encore qu’auparavant, et ce quatrième Mad Max n’a résolument pas l’âge des artères de son créateur – mais est-ce vraiment une surprise ? Car d’artères et de sang frais, il est justement question ici, avec une intrigue tournant autour de la question de l’exploitation des corps, et un Max nouveau (l’excellent Tom Hardy se substituant au désormais trop vieux et un poil toxique Mel Gibson) aux prises avec tout ce que le bush australien compte de salopards sanguinaires, et une Charlize Theron qui trouve peut-être ici le rôle de sa vie en camionneuse amazone.

Mad Max (1979), avec Mel Gibson

A 70 ans, le fringant George Miller livre un film d’une vitalité folle, un film aussi intense et spectaculaire que les meilleurs blockbusters contemporains (deux heures de poursuite non-stop, à peine le temps d’une pause pipi), et en même temps parfaitement personnel : c’est-à-dire old school, matérialiste, politiquement affuté. Mad Max – Fury Road n’est ni tout à fait un reboot, ni tout à fait un sequel, mais plutôt une synthèse des épisodes précédents, un parfait point de chute – avant de repartir puisqu’on annonce déjà une suite – après un long voyage plein d’embûches et d’aventures… un urgentiste au chevet du cinéma australien L’aventure commence au tout début des années 70. George Miller, né à Chinchilla dans le Queensland (le nord de l’Australie) en 1945, débute sans passion une carrière de médecin urgentiste. En tout cas la semaine, car sitôt le week-end arrivé, il consacre tout son temps à son hobby : le cinéma. Il voit quantité de films (du cinéma américain essentiellement, la nouvelle vague

australienne, celle des Peter Weir, Philip Noyce, voire Nicolas Roeg devant patienter jusqu’au mitan des 70’s pour déferler) mais s’investit aussi rapidement dans leur fabrication. En 1971, parallèlement à ses activités médicales, il s’inscrit à l’atelier cinéma de l’université de Melbourne (il aurait pour ce faire roulé 600 bornes en mob, selon la légende) et y fait une rencontre déterminante en la personne de Byron Kennedy. Avec lui, il coécrit et réalise un court métrage au titre signifiant : Violence in the Cinema, Part 1 (il n’y aura jamais de “Part 2”). Il s’agit d’une satire d’une vingtaine de minutes, dans laquelle la violence à l’écran ressurgit sur les spectateurs, préfigurant en quelque sorte Videodrome. Le film est remarqué et convainc les deux partenaires de formaliser leur union dans une société, Kennedy Miller Productions (toujours active, en dépit du décès, en 1983, de son cofondateur). Les années qui suivent confirment l’éloignement de George Miller de la médecine, tandis qu’il se forme en travaillant comme monteur, opérateur ou preneur de son sur des courts métrages, des téléfilms ou des pubs.

le charisme et la beauté féline de Mel Gibson éclataient dès les premiers plans

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Cannes 2015 Mad Max 2  – Le défi (1981)

Warner Bros

Mad Max – Au-delà du dôme du tonnerre (1985), avec Tina Turner

C’est en 1975 qu’il entame, toujours avec son meilleur ami, l’écriture de ce qui deviendra quatre ans plus tard Mad Max. L’idée lui en vient à force de devoir soigner, à l’hôpital, les accidentés de la route. Ceux-ci sont monnaie courante en Australie, la voiture étant à peu près l’équivalent de l’arme à feu aux EtatsUnis : un objet fondateur d’une culture individualiste, un totem vénéré qui finit par se transformer en engin de mort. L’écoute d’un programme radio sur un journaliste indépendant branché sur le canal CB de la police (Nightwatch, un concept proche de celui de Night Call, avec Jake Gyllenhaal, sorti l’an dernier) scellera son envie de réaliser un petit film d’action, mêlant road-movie, cop-story et western (l’influence du film de samouraï, a priori prépondérante, est accidentelle selon l’auteur). Miller et Kennedy se lancent à corps perdu dans le projet, apprennent tout sur le tas, collectent des fonds à droite, à gauche, et réunissent la modique somme de 350 000 dollars australiens. Il n’existe pas encore de star australienne, en tout cas pas pour le rôle de Max Rockatansky, flic autoroutier dans une Australie dystopique livrée à la sauvagerie des maraudeurs sur roues. Ils font donc un casting et retiennent un jeune acteur d’origine américaine, à peine sorti du conservatoire et n’ayant qu’une poignée de petits rôles à son actif : Mel Gibson. Son charisme et sa beauté féline éclatent dès les premiers plans,

où il apparaît de façon parcellaire – ses mains pleines de cambouis, sa nuque puissante, ses bottes de cuir, son menton dans un rétroviseur, ses yeux cachés derrière des lunettes noires… –, dans l’attente de son heure, prêt à fondre sur ses proies comme le scorpion levant son dard filmé par Kenneth Anger (Scorpio Rising, film culte de 1964 sur les motards, le cuir et l’occultisme que Miller avait probablement vu). Il faut attendre la douzième minute et un plan en contreplongée pour qu’enfin nous soit donné ce corps dans son ensemble, scrutant sur la route les dégâts occasionnés par la première course-poursuite d’une saga où il est impossible de les dénombrer. Une star est née, et avec elle un personnage iconique des années 80. minimal Max Ce jeu de cache-cache entre Max et la caméra est récurrent dans la série, et il est frappant de constater à quel point la fascination exercée par le personnage tient surtout à son absence – ou, disons, à sa présence minimale, qui rappelle celle de Clint Eastwood ou de Charles Bronson. Ses dialogues n’excèdent jamais quelques lignes, ses gestes sont réduits à la plus stricte nécessité et sa psychologie se résume souvent à un seul concept (proclamé d’ailleurs tel quel dès les premières minutes de Fury Road) : survivre. Suivant une logique qui voit, d’épisode en épisode, l’univers s’étoffer et les

personnages secondaires prendre de l’importance, ce nouvel opus radicalise ce décentrement du héros en ne le filmant quasiment pas (ou derrière un masque, figure là aussi récurrente) pendant trois quarts d’heure. Max est là mais n’est pas vraiment là, façon de jouer avec l’attente des spectateurs (trois décennies tout de même !) mais façon aussi de réaffirmer un style. Dans le premier Mad Max frappe en effet l’habileté avec laquelle George Miller transcende son matériau brut par la mise en scène. Comme souvent, la contrainte (budgétaire) suscite la créativité. Le film ne raconte pratiquement rien – des règlements de comptes parfaitement répétitifs entre flics et bandes de motards, la célèbre vengeance qu’on évoque tout le temps n’intervenant que dans la dernière bobine –, ne montre pratiquement rien – un futur proche limité à quelques traits dans un endroit aussi désert que possible –, mais le cinéaste lui applique un traitement ultrastylisé, usant du montage coup de poing comme un Soviétique exalté, de la litote comme un Américain sous code Hays. La violence, thématique ici centrale, est beaucoup plus suggérée que montrée et, comme dans Massacre à la tronçonneuse, sorti en 1974, c’est le découpage, la musique et le son qui créent l’horreur : une petite chaussure qui rebondit sur la route pour dire la mort d’un enfant. Ce n’est alors pas le moindre des paradoxes 13.05.2015 les inrockuptibles 41

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(ô combien révélateur) que le film ait été classé X par le comité de censure français, sous Giscard. Etrangement charcuté de sept minutes sur les écrans en 1979, le film ne sortira dans sa version complète qu’en 1982, sous Mitterrand. Une odeur de soufre qui concourut bien entendu à son succès, et pas seulement en France puisque ses recettes s’élèveront au total à près de 100 millions de dollars, essentiellement grâce à la VHS naissante. Pas mal pour une petite pellicule d’exploitation du bout du monde n’ayant pratiquement rien coûté. de la série B culte à la série A séminale Miller a donc en ce début des années 80 tout pour être heureux, et pourtant il fulmine. Le tournage de Mad Max a été des plus éprouvant, le laissant amer et lessivé, et il a le sentiment d’avoir seulement effleuré son sujet. Pour la suite, que lui et son pote Kennedy ne tardent pas à envisager, il veut voir grand. Le déclic a lieu lorsqu’il lit Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell, ouvrage de référence sur la permanence des mythes publié en 1949 (dont Miller signera d’ailleurs la préface de certaines éditions ultérieures). Campbell y dégage une structure narrative commune à la plupart des récits mythologiques, toutes cultures confondues, et conceptualise le “monomythe” : c’est le voyage du héros, en douze étapes, de l’appel de l’aventure au retour au foyer. Déjà utilisé par George Lucas pour écrire Star Wars (et aujourd’hui le fondement des manuels de scénario, pour le pire et pour le meilleur), le livre de Campbell marque Miller à tel point qu’il le suivra à la lettre dans tous ses films suivants – le voilà, le point commun entre un flic en bagnole, un petit cochon et un manchot empereur. Comprenant a posteriori qu’il vient, avec Mad Max, d’appliquer le monomythe à un antihéros, à quelqu’un dont le trajet finit par détruire l’humanité, il décide d’enfoncer le clou dans le second opus, assumant cette fois-ci pleinement la dimension mythologique de son récit. l’enfance comme constant enjeu moral Doté d’un budget plus confortable (2 millions de dollars, pas la folie

non plus, mais un record pour l’Australie), Mad Max 2 se déroule quelques années après les événements du premier, dans un monde postapocalyptique où la seule monnaie d’échange est le pétrole. Il en faut pour aller quelque part, même s’il n’y a nulle part où aller : c’est sur ce beau paradoxe qu’est construite l’intrigue, combinant mobilité exaltante et surplace angoissant, la pulsion scopique jouant le rôle de médiateur entre les deux. Reprenant et inversant la toute première scène du premier film (un flic voyeur observe un couple nu, au loin, dans sa lunette de visée, annulant d’emblée la probité de ceux censés nous défendre), Miller figure cette fois son héros en haut d’une colline, observant à la jumelle une femme en train de se faire violer en contrebas. Il veut agir mais n’a pas le temps, et la violence de la scène est démultipliée par cette disjonction entre l’œil et le bras, entre la pulsion et l’action. Vouloir ou pouvoir, c’est sur ce nœud moral que repose Mad Max. Et c’est toujours, en fin de compte, l’enfance qui fait pencher la balance : bébé assassiné dans le premier, enfant sauvage à sauver dans le second, adolescents exilés à aider dans le troisième. Le film est une réussite tant artistique que commerciale, l’expression d’un auteur en pleine possession de ses moyens. Il reste aujourd’hui un modèle de film postapocalyptique, et l’on ne compte plus ses descendants : Terminator, Ken le survivant, Waterworld, Le Livre d’Eli, Les Fils de l’homme, The Rover, le jeu vidéo Fallout, le clip California Love de Tupac, Saw (pour la fameuse torture du pied coupé), liste loin d’être exhaustive. Miller consacre les deux années qui suivent à la réalisation d’une minisérie politique (The Dismissal, sur le renvoi du gouvernement socialiste de 1972 et la crise qui s’ensuivit) et d’un épisode (“Cauchemar à 20 000 pieds”, le meilleur) du film à sketchs produit par Spielberg, La Quatrième Dimension. Il revient en 1985 avec un Mad Max – Au-delà du dôme du tonnerre au budget encore plus élevé. Opposant à Mel Gibson une Tina Turner au faîte de sa gloire, le film pâtit de la réputation peu flatteuse d’avoir été négligé par son auteur (d’où la coréalisation avec

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Tom Hardy et Charlize Theron dans Mad Max – Fury Road (2015)

George Ogilvie) qui, déjà la tête ailleurs, se serait laissé convaincre de le signer pour de mauvaises raisons. Or, à le revoir aujourd’hui, c’est profondément injuste. Ouvertement baroque (c’est pour moitié un péplum, pour moitié un film d’aventures à la Sa majesté des mouches), c’est de loin le plus drôle des trois, et son vitalisme spielbergien (hélas une infamie pour certains) éclaire la saga d’un jour nouveau. George Miller y ouvre ainsi une réflexion profonde sur la fonction du mythe : relier l’intime au cosmos, les lumières sur le plafond d’une chambre d’enfant au voyage interstellaire (c’est le sublime Contact, qu’il prépara avant d’en laisser la réalisation à Robert Zemeckis en 1997), l’écran de cinéma à la fondation du monde (l’incroyable théâtre d’ombres de Mad Max 3). la boucle est bouclée, après un détour par l’enfer C’est sur ces bases que George Miller a construit, trente années durant, une carrière chaotique mais passionnante, le conduisant de l’Australie à Hollywood (pour l’expérience amère des Sorcières d’Eastwick), de la production à succès (Calme blanc, Babe) à la réalisation

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Mad Max – Fury Road de George Miller A la fois raccord avec les premiers films de la saga et hyper contemporain, le nouveau Mad Max impressionne.

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de films tous publics (Babe 2, Happy Feet 1 et 2 : chefs-d’œuvre du cinéma pour enfants), tournant relativement peu (cinq longs métrages) mais bien (rien à jeter), semblant surtout s’éloigner progressivement de cette diabolique trilogie initiale. Le trajet de George Miller a ceci de beau qu’il ressemble à celui des héros qu’il a filmés : c’est un parcours mythologique, une boucle qui part du foyer pour y revenir après moult exploits et aussi quelques déconvenues. Avec son développement interminable (vingt ans) et son tournage mouvementé en Namibie (retards, pluie, avaries, caprices des acteurs, interruption et reshoot : l’enfer, à croire les multiples rumeurs qui s’accumulent depuis le premier jour de tournage en 2012), on pouvait croire que ce nouveau Mad Max ne verrait jamais le jour, ou bien qu’il serait sévèrement amoché… Il ne fallait pas désespérer, simplement être patient, et se souvenir des paroles de Paul McCartney (dans Golden Slumbers) au tout début de Happy Feet : “Once there was a way to get back homeward”. Visiblement, ce chemin pour revenir à la maison existe toujours. Welcome back Mr Miller.

n homme seul et de dos, scrutant l’horizon comme un espace à arpenter. C’est dans cette posture que tous les premiers Mad Max le laissaient à leur terme et c’est ainsi que Fury Road à son préambule le découvre. Toujours seul, toujours sombre, encore libre (Mad) Max. Au premier plan de ce premier plan, un reptile, descendant probable d’un genre autrefois nommé lézard, mais pourvu en ces temps de mutations postatomiques de deux têtes, stationne sur un rocher, avant de filer à travers le sable sur la ligne de perspective que bouche notre héros de dos. Il suffit que l’innocent reptile se profile pour que l’impassible Max l’écrase d’un soudain coup de talon, sans même un regard. Il le ramasse alors avec flegme et le dévore cru. Fin du prologue. Prémices de l’orgie barbare à venir. Mais aussi démonstration de l’impeccable mise à jour stylistique du film. Les trois premiers Mad Max inauguraient en trombe l’écriture spectaculaire des années 80 : frénésie du montage, surdécoupage publicitaire à tout-va. Avec ce superbe plan-séquence liminaire, et son saurien de synthèse, Miller projette Mad Max non seulement dans un monde d’après l’apocalypse et l’épuisement énergétique, mais aussi dans un cinéma d’après l’irruption du virtuel dans le film d’action, où tout peut se produire dans le plan et périme le montage-hachoir. Par la suite néanmoins, Miller retrouve par endroits son génie de la syncope, de la fulgurance visuelle en quelques secondes, mais cette fois à l’intérieur même des plans, par une technique permettant de saccader tous les mouvements. De façon plus large, le film impressionne par son hyper contemporanéité. Il recycle tous les fétiches de la première trilogie – dress code postpunk en dégénérescence métalleux, ambiance BDSM et dog training (muselière incluse) à tous les plans –, puis les refond dans une forme totalement synchrone avec les codes visuels contemporains (jusqu’à un travail très fin de dosage entre une dominante désaturée et de brutales irruptions de couleurs), et, en même temps, préserve quelque chose d’intensément personnel dans l’expression : une sauvagerie provocante (même les bébés ne sont pas épargnés par la boucherie en marche), une extravagance criarde et frondeuse. Mais l’hypercontemporanéité de Fury Road n’est pas seulement formelle. Elle tient aussi à la façon de restituer un certain état déréglé et belliqueux du monde moderne, où s’entrechoquent tous les désirs d’insurrection. Des actions-suicides de jeunes jihadistes exaltés par l’espoir d’une assomption post mortem, un convoi militaire aux allures de Daech, un tyran livré soudainement en pâture à son peuple qui démembre son cadavre comme une réminiscence des derniers instants de Kadhafi, une injustice sociale qui voit la concentration des ressources et des riches passer du 1 % contemporain à 1 personne seulement, un commando de filles, Femen à peine plus vêtues, qui trace la voie de la révolte, leur meneuse ultra butch et estropiée (“Je suis Charlize”, pourrait répliquer Mlle Theron à ses assaillants fanatisés)… Dans ce tohu-bohu aux atours rétrofuturistes, les images du présent sont ressaisies et catapultées dans un carnaval baroque et bariolé. Qui dans sa profusion échevelée et sa vélocité visionnaire ne trouve d’équivalent que dans les blockbusters mutants des Wachowski. Jean-Marc Lalanne Mad Max – Fury Road de George Miller, avec Tom Hardy, Charlize Theron, Nicholas Hoult (Aus., E.-U., 2015, 2 h), en salle le 14 mai (Sélection officielle, hors compétition) 13.05.2015 les inrockuptibles 43

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Cannes 2015

Cannes sinon rien ? C’est chaque année la même rengaine : vers la mi-avril, tout le milieu du cinéma s’arrête de respirer au moment de la conférence de presse annonçant la Sélection officielle. Décryptage d’une obsession française pendant les quelques semaines qui ont précédé l’édition 2015. par Romain Blondeau

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Patrice Terraz/Signatures (mai 2012) 08 GPAP 1015 44 Cannes Enquête.indd 45

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Cannes 2015

“il n’y a pas aujourd’hui de meilleures conditions pour lancer un film”

Jean-Paul Pelissier/Reuters

le cinéaste Robert Guédiguian

Maïwenn, primée pour Polisse en 2011 (photo), est de retour cette année pour le film Mon roi. Une nouvelle abonnée cannoise ?

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ne drôle d’agitation règne dans les locaux du groupe Mikros Image, un laboratoire de postproduction situé à Paris. Depuis quelques semaines, l’endroit est pris d’assaut par des réalisateurs qui ont tous le même objectif : finir leur film à temps pour le soumettre au Festival de Cannes. “Ça a commencé en février-mars, observe le directeur général adjoint de la société, Julien Meesters. Il y a eu d’abord une première vague de commandes, avec tous ceux qui prétendent être au Festival et veulent présenter leur film au comité. Puis il y a eu l’annonce de la Sélection officielle, et là de nouvelles urgences.” Résultat : le laboratoire a dû bouleverser son agenda et mobiliser toute son équipe pour finir l’étalonnage, le mixage ou les effets visuels de certains films cannois, parmi lesquels Dheepan – L’homme qui n’aimait plus la guerre de Jacques Audiard, présenté en compétition officielle, ou Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin, qui ira à la Quinzaine des réalisateurs. “Nos vies sont rythmées par le Festival, raconte Julien Meesters. C’est un crescendo permanent et très compliqué à respecter : on peut tripler notre activité en à peine trois semaines.” Et il en va ainsi pour toutes les industries techniques françaises, victimes collatérales de cette mystérieuse fièvre qui s’empare du petit milieu du cinéma au moment de Cannes. Chaque année, toute la profession rejoue en effet le même cirque dramatique à l’approche de la mi-avril, date traditionnelle de la conférence de presse

annonçant les films sélectionnés. Dans un grand mouvement de panique, mêlé à une certaine excitation, les distributeurs parlementent, les producteurs tremblent, les réalisateurs angoissent et beaucoup de candidats finissent sur le carreau, déprimés, abattus. “Cannes est en train de devenir une maladie française, remarque Georges Bermann, le producteur malheureux du dernier film de Michel Gondry, Microbe et Gasoil, rejeté cette année par l’ensemble des sections du Festival. Pendant toute la période qui précède l’annonce de la compétition, les gens ne parlent que de ça. Ils s’affolent, ils veulent à tout prix en être, ils en font un enjeu capital pour leur année, comme si rien d’autre ne comptait. On se croirait dans un psychodrame.” Aux premières loges, le délégué général du Festival depuis 2007, Thierry Frémaux, observe lui aussi cette étrange fébrilité passagère du milieu du cinéma : “C’est assez juste de parler de maladie, même au sens propre du terme, note-t-il. Les professionnels, surtout français, tombent littéralement malades quand je les appelle, je sens que certains ont la voix blanche. Ils se mettent dans des états inhabituels.” L’hystérie liée à Cannes en viendrait même à contaminer toute l’année du cinéma français, selon le réalisateur Benoît Jacquot, pas vraiment fan de la Croisette. “A partir de janvier jusqu’à la rentrée de septembre, où la plupart des films primés sortent en salle, tout est conditionné par cet événement, dit-il. Le Festival détermine la distribution d’un film, son exposition et même sa fabrication, sa pensée. Je connais

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Arnal/Starface

Gus Van Sant débarque pour la première fois à Cannes avec Prête à tout, hors compète mais avec Nicole Kidman (photo, 1995). Depuis, il a concouru trois fois pour la Palme, l’a obtenue en 2003 avec Elephant, a fait un détour en 2011 par Un certain regard (Restless) et revient cette année, en compète, avec The Sea of Trees

Niviere/Sipa

Coup de vent pour Arnaud Desplechin (ici avec Catherine Deneuve à la cérémonie de clôture de 2008). Le cinéaste, sélectionné cinq fois en compète, s’est vu éconduit avec son dernier film. Trois souvenirs de ma jeunesse sera donc présenté à la Quinzaine des réalisateurs

peu de décisionnaires qui ne se posent pas la question de Cannes au moment de débuter un tournage.” Longtemps passée sous silence, cette idée selon laquelle les films se produiraient dans une optique cannoise est aujourd’hui parfaitement assumée par les principaux intéressés. A la société de production et de distribution Wild Bunch, fidèle abonnée du Festival, on reconnaît volontiers que beaucoup d’auteurs se posent “la question cannoise” dès le plan de financement de leur film, “histoire de viser la date”. “Mais c’est pareil pour les auteurs étrangers, précise Brahim Chioua, le directeur général de la société. Regardez les Italiens en compétition cette année (Matteo Garrone, Nanni Moretti, Paolo Sorrentino – ndlr), ce sont des habitués qui tournent leurs films en fonction de l’agenda de Cannes.” Reste une question centrale : pourquoi le cinéma français se met-il dans un état pareil ? La réponse tient en une série de chiffres, implacables : Cannes, c’est en moyenne 20 millions d’euros de budget, 12 000 professionnels participant au marché du film et plus de 4 500 journalistes accrédités. “Ce qui explique la folie entourant le Festival, c’est son hégémonie, pense Christophe Rossignon, le producteur du film La Loi du marché de Stéphane Brizé, en compétition cette année. Berlin et Venise sont des lieux de prestige, mais ils n’ont pas le même poids ni le même impact commercial que Cannes, tandis que Toronto est avant tout un marché. On préférerait que les autres festivals soient dynamiques, ça nous éviterait cette concurrence délirante. Mais ce n’est pas le cas.”

Dans un contexte économique fragilisé pour le cinéma d’auteur, le Festival de Cannes est devenu un passage quasi obligé pour être vu et faire du commerce. Tous les distributeurs et producteurs viennent y chercher le fameux “effet cannois”, cette forte exposition médiatique qui sert de rampe de lancement à la carrière d’un film, comme l’ont confirmé en 2014 les succès de la Palme d’or Winter Sleep du Turc Nuri Bilge Ceylan (360 000 entrées) ou de Timbuktu d’Abderrahmane Sissako (un million d’entrées). “Avoir son film sélectionné à Cannes, c’est l’assurance de créer une rumeur mondiale en une seule projection, explique le cinéaste Robert Guédiguian, dont le dernier film, Une histoire de fou, sera présenté cette année en Séances spéciales. C’est un label, une forme de validation du film, qui attire l’attention des spectateurs, des acheteurs du monde entier et des groupes d’exploitants. Il n’y a pas aujourd’hui de meilleures conditions pour lancer un film.” Même si elle ne permet pas automatiquement un succès en salle (voir l’exemple de The Search de Michel Hazanavicius, dont le bad buzz cannois enterra définitivement la carrière en 2014), une sélection au Festival offre aux films une garantie de visibilité unique. “Pour exister, le cinéma d’auteur a besoin de faire événement, et ça devient compliqué sans Cannes”, note Philippe Martin, le directeur général de la société de production Les Films Pelléas, qui a essuyé ces dernières années quelques refus du Festival. “L’une de nos vraies déceptions, c’était pour Métamorphoses de Christophe Honoré, en 2014. Si nous avions pu montrer le film à Un certain regard par exemple, je suis sûr qu’il 13.05.2015 les inrockuptibles 47

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aurait provoqué un débat, qu’il aurait mobilisé l’attention. Au lieu de quoi, nous sommes allés à Venise, en sélection parallèle – un non-événement –, et le film n’a pas eu l’écho mérité à sa sortie.” La productrice Catherine Jacques n’a pas eu plus de chance cette année : son dernier film, Fièvre de Philippe Grandrieux, a été recalé de toutes les sections du Festival, remettant en cause son plan de sortie. “On comptait sur une présence à Cannes pour permettre à Philippe d’accéder enfin à un plus large public et pour trouver des acheteurs internationaux, s’agace-t-elle. Maintenant, il va falloir repenser la stratégie de sortie. Mais c’est dur à avaler, parce qu’un film de ce genre qui ne va pas à Cannes fait rarement un bon démarrage en salle…” Chaque année, toute la planète cinéma met donc son sort entre les mains des sélectionneurs cannois, partagés en deux comités, l’un pour les films français, l’autre pour les films étrangers1. Pour l’édition 2015, la première sous la présidence de Pierre Lescure, ils ont vu en tout 1 854 films, dont une centaine de français, avant d’arrêter leur choix sur dix-neuf titres en compétition officielle et autant à Un certain regard. L’annonce de la sélection lors de la conférence de presse du 16 avril, finalisée une semaine plus tard avec l’ajout des derniers films, suscita comme toujours son lot de controverses et de débats, certains trouvant la liste trop classique, d’autres regrettant tel ou tel absent. Un titre en particulier cristallisa les tensions : Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin. Montré au comité quelques semaines avant la décision finale, le film est resté jusque tard dans la short-list des sélectionneurs, avant de finalement passer à l’as.

Jacques Audiard, primé en 2009 pour Un prophète (photo), a présenté en compétition ses trois derniers films, dont le nouveau Dheepan

“Comme tous les candidats, nous l’avons appris la veille au soir de la conférence, raconte Jean Labadie, le distributeur du film. Je crois que le Festival a fait une erreur monstrueuse en le refusant mais c’est son droit. Thierry Frémaux avait l’intention de renouveler les cadres. Il estimait qu’Arnaud était venu depuis des années en compétition, et qu’il était temps de passer son tour.” La liste des sélectionnés français tendrait à valider cette hypothèse : avec les films de Maïwenn (Mon roi), Valérie Donzelli (Marguerite et Julien), Stéphane Brizé (La Loi du marché) ou encore Guillaume Nicloux (Valley of Love), le Festival semble avoir voulu accorder une place prioritaire à une nouvelle génération d’auteurs. En coulisse, il se dit également que le comité de sélection aurait favorisé un type de cinéma plus social, réaliste. Une idée que dément Thierry Frémaux avec vigueur : “Il n’y a aucun thème, aucun principe, aucun axe, dit-il. Les films sont sélectionnés un par un et sans lien les uns avec les autres. Nous ne fondons aucune sélection sur le moindre principe préalable ou sur d’autres critères que ceux du cinéma. D’une certaine façon, ce sont les films eux-mêmes qui décident et font la ligne éditoriale de l’année.” L’expérience de la productrice Michèle Halberstadt semble pourtant nuancer ce propos. Début mars, elle montrait au comité son nouveau film, Belles familles de Jean-Paul Rappeneau, le premier long du cinéaste depuis douze ans, pronostiqué par certains en potentielle ouverture du Festival. “Tout de suite après avoir vu le film, Thierry Frémaux m’a dit : ‘Non, ce n’est pas ce que je cherche, c’est trop populaire’, raconte-t-elle. Il m’a expliqué qu’il ne voulait pas une comédie mais un film social.” Quelques semaines plus tard, il choisira finalement en ouverture La Tête haute d’Emmanuelle Bercot. Un drame social.

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Andreas Rentz/Getty Images/AFP

“tout se joue entre les mêmes grosses sociétés et pour les indépendants, il reste deux ou trois strapontins par an. Une misère” un producteur anonyme

Apichatpong Weerasethakul a grandi à Cannes. Découvert à Un certain regard en 2002 (Blissfully Yours), il a reçu le prix du jury en 2004 pour Tropical Malady, puis la Palme d’or avec Oncle Boonmee… (2010). Retour à la case départ cette année : Cemetery of Splendour est présenté à Un certain regard

“Quand il a choisi le film, Thierry m’a dit : ‘Cette année, on fait dans le réel, dans la profondeur’, et je crois que toute la sélection est fondée sur ce principe, remarque Brahim Chioua, distributeur de La Tête haute. Il a souhaité affirmer que le Festival de Cannes n’est pas hors du monde. On traverse une année violente avec les attentats de Charlie Hebdo, les tensions liées au FN, et Cannes a voulu s’en faire l’écho.” Certains murmurent aussi que la Sélection officielle 2015 aurait été motivée par un autre facteur, plus prosaïque : l’impact commercial des films cannois. Pour lutter contre l’image d’un Festival déconnecté du public, le comité aurait mis l’accent sur des auteurs plus populaires (Maïwenn, Audiard, Brizé…), aux dépens de cinéastes dits confidentiels. Le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul en aurait peut-être fait les frais. Vainqueur de la Palme d’or en 2010 pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (qui n’a attiré en salle que 127 000 spectateurs, la deuxième plus faible Palme de l’histoire du Festival), il a cette fois-ci été “déclassé” dans la section Un certain regard. P ourquoi ? Comment ? Son distributeur, Eric Lagesse, ne le sait toujours pas : “On a montré le film au comité étranger, qui était enthousiaste, mais moins que pour Oncle Boonmee. Puis Thierry l’a vu et, après des tractations internes, ils ont décidé que le film avait davantage sa place à Un certain regard. J’espérais que l’on fasse l’ouverture mais ça n’a même pas été envisagé.” “Un an après la Palme d’or accordée à Winter Sleep, peut-être ont-ils considéré qu’il valait mieux éviter une nouvelle Palme radicale”, s’interroge Thomas Ordonneau, le producteur du dernier film de Miguel Gomes, Les Mille et Une Nuits, autre absent de la sélection.

Longtemps annoncée favorite, cette fresque de l’auteur de Tabou a d’abord été invitée à Un certain regard, au motif qu’elle n’avait pas le “profil de la compétition”. Après d’intenses négociations, ses producteurs ont alors préféré choisir une autre destination, de plus en plus en vogue : la Quinzaine des réalisateurs. L’édition 2015 acte en effet un rééquilibrage des forces sur la Croisette, qui voit la Quinzaine à nouveau attractive et puissante. Depuis l’arrivée de son nouveau délégué général, Edouard Waintrop, en 2011, la sélection parallèle a multiplié les succès (Camille redouble, Les Garçons et Guillaume, à table !, P’tit Quinquin, Les Combattants), apparaissant comme un contrepoint de plus en plus fort à l’officielle. Cette année, la bataille fut particulièrement rude sur la Croisette : il se dit que la cinéaste Alice Winocour hésita longtemps entre la Quinzaine et Un certain regard pour présenter Maryland (finalement à Un certain regard), que Waintrop avait des vues sur les films d’Emmanuelle Bercot et de Stéphane Brizé… Mais son plus gros coup reste la sélection surprise de Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin qui, une fois rejeté de la compétition, fit le pari de la Quinzaine “sans même considérer Un certain regard”, selon son distributeur Jean Labadie. “Il y a eu un tel enthousiasme de leur part que l’on n’a pas hésité une seule seconde. La Quinzaine a montré qu’elle pouvait faire des succès, et puis on se dit que la presse va crier à l’injustice en voyant le Desplechin se retrouver en parallèle, donc ça fait encore plus parler.” “La grande différence à Cannes ces dernières années est que la Quinzaine n’a plus le même statut, note le producteur Philippe Martin. Elle est de moins en moins complémentaire de la Sélection officielle et de plus en plus concurrentielle.” 13.05.2015 les inrockuptibles 49

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“la Quinzaine est de moins en moins complémentaire de la Sélection officielle et de plus en plus concurrentielle” le producteur Philippe Martin

Pour certains professionnels interrogés, la Quinzaine représente aussi une alternative à une Sélection officielle perçue comme une forteresse, un lieu de pouvoir aux mains de quelques abonnés. Chaque année, le Festival est en effet le théâtre d’une polémique sur la représentation majoritaire des mêmes distributeurs et vendeurs en compétition, parmi lesquels Wild Bunch ou Le Pacte, impliqués en 2015 dans neuf des dix-neuf films sélectionnés2. Agacé par ces soupçons de favoritisme, Frémaux y voit plutôt le résultat de la situation économique du cinéma français : “La distribution est devenue une activité fragile depuis quelques années, dit-il. Les distributeurs ne sont pas si nombreux. Parfois c’est l’année de l’un, parfois l’année de l’autre, mais l’essentiel ce sont les films eux-mêmes, pas les distributeurs, pas les vendeurs, pas les producteurs. Si un distributeur nous envoie cinq grands films venus de pays différents, on les prendra sans problème. Et puis, souvent, j’ignore qui envoie les films.” Du côté des entreprises dites favorisées, on dément aussi tout traitement particulier : “Nous n’avons aucun levier de négociation avec le Festival. Ça n’est pas du troc : je ne vais pas dire à Frémaux, ‘tiens, prends-moi ces deux films, contre le troisième…’, assure le boss de Wild Bunch, Brahim Chioua, qui reconnaît néanmoins du bout des lèvres une certaine complicité avec Cannes. Il se trouve que l’on a une histoire commune . Chez Wild Bunch on a révélé des grands auteurs, on a été primé. Donc oui, peut-être que le Festival nous prête une attention un peu plus grande qu’à un distributeur inconnu. Mais il n’y a pas de passe-droit.” Sous couvert d’anonymat, un producteur, recalé cette année de la compétition, conteste cette vision du processus cannois : “Aujourd’hui, quand vous êtes un indépendant pas connu, il faut gravir des montagnes pour intéresser le Festival. Tout se joue de manière automatique entre les mêmes grosses sociétés et pour nous, les indépendants, il reste deux ou trois strapontins par an. Une misère.” Face à l’extrême importance des enjeux cannois, et à la folle agitation qu’ils provoquent dans le cinéma français, certains artistes, producteurs ou distributeurs ont aujourd’hui choisi de prendre leurs distances. C’est le cas de Xavier Beauvois qui, après avoir obtenu le Grand Prix du jury en 2010 pour Des hommes et des dieux, fut recalé l’année dernière pour son dernier film La Rançon de la gloire. “Je ne me prends plus la tête avec tout ça, dit-il. Quand ils avaient refusé Le Petit Lieutenant, à l’époque j’avais vraiment flippé, j’en avais mal au bide de voir toutes les merdes qu’ils prenaient à côté. Ne pas aller à Cannes, c’était perçu comme

une sorte de disqualification au fer rouge. Maintenant, j’ai grandi, je joue le jeu avec recul. Et puis, si c’étaient les meilleurs films qui allaient à Cannes, ça se saurait, non ?” D’autres cinéastes ont même fait le pari de boycotter le Festival, à l’instar de Benoît Jacquot qui, depuis 2005, n’a plus mis les pieds sur la Croisette. “J’ai beaucoup fréquenté Cannes, mais j’y ai aussi vécu une mauvaise expérience à partir de laquelle j’ai décidé de ne plus y aller, dit-il. Je me suis toujours arrangé pour que mes films ne soient pas prêts dans les temps, comme le dernier (Journal d’une femme de chambre – ndlr), présenté à Berlin. J’observe ça de loin et ça me va. Je ne pourrais pas supporter cette mise en concurrence terrible à laquelle les auteurs sont condamnés, cette course hippique dégradante.” Le succès du dernier film de Benoît Jacquot (qui devrait atteindre 300 000 entrées) accrédite en tout cas la thèse selon laquelle il existerait bien une vie sans Cannes. Alexandre Mallet-Guy y croit lui aussi. Distributeur de la dernière Palme d’or, Winter Sleep, il a connu à la tête de sa société Memento une série de succès étonnants grâce à des films présentés dans les autres festivals, tels Berlin (Taxi Téhéran, Une séparation) ou Toronto (Ida). Il explique sa stratégie : “Il y a tellement de bons films à Cannes que c’est de plus en plus compliqué de se distinguer. A Berlin, inversement, le festival est moins riche, donc les deux films qui sortent du lot gagnent une visibilité énorme, comme Black Coal (un film chinois de Diao Yi’nan, Ours d’or en 2014 – ndlr), grâce auquel on a fait 200 000 entrées. En fait, il vaut mieux être fort à Berlin que noyé à Cannes.” Chez les distributeurs et vendeurs, ils sont ainsi de plus en plus nombreux à exprimer leur lassitude vis-à-vis du grand raout cannois et de son influence sur l’économie du cinéma français. En attendant, ils se retrouveront tous cette semaine sur la Croisette. 1. Le Festival dispose de deux comités de sélection. Un comité pour les films français, composé des journalistes Eric Libiot (L’Express), Stéphanie Lamome (Première) et Lucien Logette (Jeune cinéma). Un comité pour les films étrangers, constitué de Laurent Jacob (directeur de la CinéFondation), Paul Grandsard (réalisateur, photographe) et de la journaliste Virginie Apiou. 2. Wild Bunch est distributeur de La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, Marguerite et Julien de Valérie Donzelli, Chronic de Michel Franco, puis vendeur à l’étranger des films The Assassin d’Hou Hsiao-hsien et de Notre petite sœur de Kore-eda. Le Pacte est distributeur de quatre films en compétition : Le Conte des contes de Matteo Garrone, Notre petite sœur de Kore-eda, Mia madre de Nanni Moretti et Valley of Love de Guillaume Nicloux. Ils sont aussi très présents hors compétition.

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Luc Roux/Wild Bunch

Concentré de violence au regard de fauve, Rod Paradot incarne un ado difficile dans La Tête haute d’EmmanuelleB ercot

les combattants du réel Une tendance se dégage de la sélection française : le cinéma “social”, reflet du monde tel que perçu par le prisme de l’actu, rassembleur et concret. Deux films, La Tête haute et La Loi du marché, en sont l’illustration parfaite. Mais l’un s’en sort mieux que l’autre. par Serge Kaganski

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ans préjuger de ce que dessinera l’ensemble de l’imposante sélection officielle française cuvée 2015, La Tête haute d’Emmanuelle Bercot (hors compétition) et La Loi du marché de Stéphane Brizé (en compétition) esquissent une certaine tendance de notre cinéma et des goûts ou critères du comité de sélection : primat du sujet dit “social”, reflet du monde tel qu’on le perçoit par le prisme de l’actu, style affirmé, présence de stars (Deneuve, Lindon), efficacité propre à rassembler le plus large public cinéphile possible, lisibilité claire et nette des films et de leurs propos, frères Dardenne

(champions cannois incontestés) en ligne de mire plus ou moins revendiquée ou assumée. Autant de paramètres qui expliquent aussi peut-être pourquoi des artistes esthétiquement moins “efficaces” et aux préoccupations plus romanesques et intimistes (Philippe Garrel, Arnaud Desplechin, Bruno Podalydès…) n’ont pas passé le cut de la compète cette année. En attendant de savoir si Donzelli, Audiard et Nicloux infirment ou confirment cette première tendance, examinons de plus près ces deux premières salves. Au-delà de ce qui les rassemble, La Tête haute et La Loi du marché sont aussi des objets très différents. La Tête haute emboîte le parcours chaotique de Malony, enfant difficile, de 6 à 18 ans. Père envolé, mère-ado

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plus ou moins irresponsable, Malony est balloté de pensionnats en centres d’accueil, sous la coupe d’une juge pour enfants et d’un éducateur. Entre L’Enfance nue de Pialat et Le Gamin au vélo des frères Dardenne, La Tête haute dresse l’éternelle chronique des enfants en manque de parents, de repères et d’amour. Le film ne manque pas de talent et de savoir-faire et vaut mieux que certaines ouvertures cannoises calamiteuses de récente mémoire (Grace, Fanfan la Tulipe, voire Gatsby…). Emmanuelle Bercot sait tenir l’intensité d’une scène et elle est bien servie par des acteurs irréprochables, à commencer par Rod Paradot, véritable bombe d’énergie et de violence au regard de fauve. Il est bien entouré par une Catherine Deneuve toujours aussi naturellement impériale, un Benoît Magimel élégamment abîmé, et une quasi-découverte, Diane Rouxel, sa presque jumelle au physique androgyne (Sara Forestier en revanche, dans un numéro de cagole à moitié cuite, en fait trop, comme si son personnage de L’Esquive avait vieilli en une redite histrionique). Pour autant, c’est en voyant un tel film qu’on comprend pourquoi Pialat, Kechiche ou les Dardenne sont immenses, et ce qui les distingue de leurs suiveurs. Il y a peu de mystère, d’incertitude ou de suspense dans La Tête haute, tout y semble (sur)écrit d’avance. Malony est une tête brûlée ingérable et le restera

Nord-Ouest Films/Arte France Cinéma

Humble et humain, Vincent Lindon est Thierry, chômeur longue durée, dans La Loi du marché de Stéphane Brizé

presque tout le film, jusqu’à une évolution subite et tardive dont les raisons sont assez téléphonées. Si Malony et sa famille sont limite irrécupérables, les représentants des institutions sont tous admirables, patients, compréhensifs (sauf quand Magimel, énervé, secoue physiquement Malony). On trouvera ici le même manichéisme entre les figures d’autorité impeccables et les mauvaises herbes que dans Polisse de Maïwenn, que Bercot avait coécrit. La réalisatrice semble avoir retenu seulement la part la plus évidente et superficielle des cinéastes dont

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elle s’inspire : les conflits hystérisés. Mais chez Pialat, la violence est parfois administrée glacialement, et n’en prend que plus de relief (comme dans la grande scène du retour du père à la table familiale dans A nos amours). Chez les Dardenne, le milieu social des personnages est toujours élevé au niveau de la grande tragédie et de ses dilemmes moraux difficiles à trancher (on pourrait citer tous leurs films). Et chez Kechiche, les scènes de conflits sont poussées à un tel état d’intensité, d’abandon et d’épuisement qu’elles dépassent la simple performance pour entrer dans une dimension unique et propre à Kechiche. Bercot en reste au niveau piéton de son constat et sur les rails de son scénar, malgré ses tentatives d’élévation avec la musique de Bach (contraste entre violence sociale et art noble emprunté ce coup-là à Kubrick). Elle a beau montrer ses muscles de cinéaste, certes parfois impressionnants, elle parvient rarement à dépasser le bougisme, l’effort “à la manière de”. Ajoutons que, sur le fond, le film est pour le moins discutable, jouant la paternité à 18 ans et sans emploi plutôt que l’avortement, c’est-à-dire le risque de reproduction problématique contre une avancée médicale, sociale et féministe. Comme si un enfant était la solution miracle aux problèmes des jeunes adultes. Là encore, il faudrait revoir les films des Dardenne pour mesurer la complexe maïeutique scénaristique et filmique qui conduit à faire entrevoir un rai de lumière au bout d’un tunnel. Les films des Dardenne cheminent par mille détours et balancements dialectiques imprévisibles jusqu’à une issue ouverte qui est la résultante du trajet tortueux du film,

Brizé est parfaitement épaulé par des comédiens admirables. Et Vincent Lindon est déjà candidat au prix d’interprétation alors que le film de Bercot fonce en ligne droite, sans surprise, avant virage artificiel en fin de parcours. Ainsi, malgré l’excellence de son casting et quelques scènes saisissantes, La Tête haute laisse un sentiment dominant de Pialat lyophilisé, de diet Kechiche, de Dardenne de contrefaçon. Stéphane Brizé aussi traite un sujet qui pourrait provenir de la rubrique société des journaux et qui constitue un changement dans la filmo de ce réalisateur connu jusque-là pour sa petite musique des sentiments (Je ne suis pas là pour être aimé, Mademoiselle Chambon…). Là où Bercot reproduit l’écume des Dardenne, Brizé s’approche de leur chair et de leur esprit, sans pour autant les imiter. La Loi du marché montre le quotidien de Thierry, chômeur quinqua de longue durée : ses rendez-vous à Pôle emploi, ses entretiens d’embauche par Skype, sa vie de famille avec son épouse et leur fils handicapé,

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puis son nouveau job de vigile dans un hypermarché… Ouh là !, enfant retardé, signal rouge alerte “chantage à l’émotion”. Eh bien pas du tout : il n’y aura finalement que deux scènes avec cet enfant, traitées de façon aussi sobrement comportementaliste que l’ensemble du film. Pas de lourdeur maladroite, d’insistance dégoulinante, mais au contraire beaucoup de finesse, de dignité, de regard concret qui n’en rajoute pas. Cette tenue, cette précision laconique qui ne force jamais le regard du spectateur, Brizé la maintient tout du long d’un film où il semble diriger comme il respire, là où Bercot paraît souvent forcer le passage. La différence entre un film à l’estomac et un film au doigté. La Loi du marché est structuré en longs blocs sur le principe “une scène, une séquence”, souvent en plan-séquence. Ce parti pris permet de s’immerger dans la matière de chaque scène, que ce soit le dialogue de sourds avec l’employé de Pôle emploi, la négociation pour vendre une maison-caravane ou la discussion avec une caissière prise en flagrant délit de vol de coupons de réduction ! Outre la plongée dans le monde grisâtre du chômage et des boulots pourris, ces longs blocs séquentiels opèrent une dissection implacable des saloperies du libéralisme qui s’insinuent dans tous les rouages du quotidien, des relations humaines et du monde du travail. Rien de neuf, sans doute, mais on n’a jamais vu au cinéma le dialogue entre un homme et un ordinateur, soit entre un demandeur d’emploi et l’employeur qui a préféré l’entretien par Skype – en tout cas, on ne l’a jamais vu ainsi parce que Brizé a eu une idée aussi

Luc Roux/Wild Bunch

Présence de stars aux castings : Vincent Lindon dans La Loi du marché et Catherine Deneuve, toujours aussi naturellement impériale, en juge pour enfants dans La Tête haute

simple que géniale : filmer ce face-à-face de profil. Cela donne une scène aussi puissamment comique que tragique, qui a aussi le mérite de figurer parfaitement l’inhumanité des nouvelles techniques managériales. Ou comment une trouvaille de cinéma en dit plus long que mille thèses. Il faut dire aussi que Brizé est parfaitement épaulé par des comédiens admirables. Il avait le sujet, la façon de le traiter, encore fallait-il l’incarner. Et, disons-le, Vincent Lindon est d’ores et déjà candidat au prix d’interprétation : sa tronche de prolo bonasse, son timbre rocailleux, son phrasé hésitant, son humilité, son humanité, tout cela passe avec une puissance qui fait oublier la technique. Il est de plus entouré de non-comédiens (la plupart jouant leur rôle) tous excellents, à tel point qu’on ne sait plus s’il faut féliciter les amateurs de s’être hissés au niveau de Lindon ou le contraire. On se dit qu’il y a, là aussi, une justesse, une synchronicité heureuse entre le film, sa forme, son sujet et la façon dont il a été fabriqué. Sans trahir l’issue de ces films, on remarque que La Tête haute et La Loi du marché se terminent par le même travelling arrière, précédant le personnage principal avant sa sortie du cadre. Dans le premier cas, une symbolique lourde inspirée de la liturgie chrétienne ; dans le second, l’expression laconique, purement gestuelle, spatiale et visuelle, d’un geste de révolte. Si Bercot nous les brise, Brizé mérite bécot. La Tête haute d’Emmanuelle Bercot (Sélection officielle, hors compétition), en salle le 13 mai ; La Loi du marché de Stéphane Brizé (Sélection officielle, en compétition), en salle le 19 mai 13.05.2015 les inrockuptibles 55

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fortes comme des Turques Premier long métrage d’une jeune cinéaste, Mustang ausculte la montée du conservatisme religieux en Turquie à travers le destin de cinq sœurs rebelles. Visite sur le tournage d’un film d’aventures. par Romain Blondeau



a nuit tombe sur Inebolu, ce petit village reculé situé à l’extrême nord de la Turquie, à 500 kilomètres d’Istanbul. Dans le jardin d’une maison inhabitée, disposée sur un flanc de montagne face à la mer Noire, des dizaines de locaux, habillés en robes et costumes chic, se réunissent sous un chapiteau de fortune. Les femmes, certaines voilées, se tiennent à distance pudique de la foule, tandis que les hommes dansent au rythme de chants traditionnels et sortent leurs flingues pour tirer à balles réelles vers le ciel. Tout le monde hurle et rit sous la lune, à l’exception de Selma, interprétée par Tugba Sunguroglu : une belle jeune fille, à peine sortie de l’adolescence, dont on célèbre ce soir-là les noces avec un garçon du village. Le mariage s’est fait sans son consentement, sous la pression d’une famille ultraconservatrice. Le visage fermé, les yeux tristes, Selma traverse la fête tel un fantôme et s’enfile des verres d’ouzo pour tenter d’oublier que cette nuit elle va mourir un peu, abandonner sa jeunesse et devenir épouse. C’est une scène tristement banale dans les régions isolées et croyantes de Turquie. Mais, aujourd’hui, c’est un plateau de cinéma, investi par une équipe de techniciens français et une réalisatrice aux airs déterminés, Deniz Gamze Ergüven. Née à Ankara, élevée entre Istanbul et Paris, où elle fit ses études

à la Fémis, la jeune cinéaste est ici pour tourner son premier long métrage, Mustang. Ecrit avec Alice Winocour, l’auteur d’Augustine, le film explore le parcours de cinq sœurs dont les désirs de liberté se heurtent au conservatisme familial, et qui décident de fuir vers Istanbul pour échapper au mariage forcé. Une histoire nourrie d’“indices autobiographiques” et motivée par une “urgente nécessité de prise de parole”, explique la réalisatrice. “Je voulais raconter ce que cela représente d’être une femme aujourd’hui en Turquie, dit-elle. Le pays a toujours été partagé entre deux courants, l’un progressiste, l’autre rétrograde, mais depuis quelques années le second s’impose. Chaque semaine, des types de l’AKP (le parti islamoconservateur, au pouvoir depuis 2002 – ndlr) font des déclarations odieuses sur les femmes qui contribuent à polluer les esprits. Ils nous obligent à nous cacher, à nous taire, à avoir honte.” Quelques semaines avant le début du tournage, le vice-Premier ministre turc, Bülent Arinç, déclarait ainsi que “les filles ne doivent pas rire en public”, provoquant une vaste controverse sur les réseaux sociaux, où des milliers de femmes postèrent par réaction des selfies où elles souriaient. “J’en ai fait un moi aussi ! Je me suis prise en photo pour leur montrer à quel point ils sont débiles”, nous dit avec fierté Ilayda Akdogan, qui fait partie de la troupe

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Ad Vitam

de cinq actrices plus ou moins professionnelles réunies par la cinéaste au terme d’un long casting. Agées de 13 à 20 ans, et menées par l’impétueuse Günes Sensoy, qui tient le rôle principal, ces fracassantes lolitas turques forment le cœur battant du film, son énergie vitale et ardente. Car si le récit dresse un réquisitoire explosif contre le conservatisme religieux, Mustang est avant tout un film d’aventures, l’histoire d’une insurrection menée à un rythme débridé. “Je voulais raconter le trajet de ces filles à travers une série d’actions, de situations très concrètes, physiques, remarque la cinéaste. Même si l’on part de faits réalistes, le film devient une sorte de conte, un truc bigger than life qui doit forcément s’achever par la victoire des filles. Et une victoire jubilatoire !” Sur le plateau, principalement concentré dans les décors rudimentaires d’une maison-forteresse où se déroule l’essentiel de l’action du film, cette énergie vantée par la réalisatrice est palpable à chaque instant. Au milieu de sa petite bande d’actrices, Deniz Gamze Ergüven fait les cent pas, ordonne des mouvements très chorégraphiques et maintient un état d’intensité maximale. “On doit hurler, courir, casser des portes, comme si rien ne pouvait nous arrêter”, s’amuse la jeune actrice Elit Iscan. “Même dans les dialogues, qui ont un côté très vif et tendu, Deniz n’est vraiment pas dans l’excès de psychologie ou le film à thèse ; elle veut que

“le film devient une sorte de conte, un truc bigger than life qui doit forcément s’achever par la victoire des filles. Et une victoire jubilatoire !” la cinéaste Deniz Gamze Ergüven

ça claque”, précise le chef opérateur David Chizallet, à qui la cinéaste a fourni une série de repères bien précis pendant la préparation du projet. “On a parlé de Truffaut ou Pialat pour la direction d’acteurs mais aussi de Spring Breakers dans l’idée d’un film de bande où les gamines forment un corps indivisible, une sorte d’hydre à cinq têtes.” Un réseau d’influences pop et hétéroclites auxquelles on ajoutera le Virgin Suicides de Sofia Coppola, dont la sensibilité et l’esthétique vaguement onirique planent au-dessus de Mustang comme une ombre bienveillante. Avec toutes ses fragilités et ses audaces, ce premier long métrage prometteur invente au fond une rime gracieuse et inédite entre la séduction hollywoodienne et le film politique. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs, il portera haut les couleurs d’une Turquie réinventée, féminine et résolument souriante. Mustang de Deniz Gamze Ergüven (Quinzaine des réalisateurs) 13.05.2015 les inrockuptibles 57

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Cannes 2015

Shu Qi

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20 rendez-vous De Miguel Gomes à Woody Allen, de Jia Zhangke à Arnaud Desplechin, de Hou Hsiao-hsien à Gus Van Sant, panorama des films les plus excitants du Festival. par Manon Chollot, Jean-Baptiste Morain, Théo Ribeton

The Assassin de Hou Hsiao-hsien

Sélection officielle, en compétition

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Spot Films

Cela fait déjà quelques années qu’on espère voir The Assassin à Cannes. Wong Kar-wai ayant déjà prouvé que les grandmasters du cinéma contemplatif ont de quoi sublimer le genre arts martiaux, le meilleur est donc à espérer pour le tout premier film de sabre d’HHH, avec Shu Qi en meurtrière implacable au milieu d’une Chine féodale. T. R.

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Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes Aux Mille et Une Nuits persanes, Miguel Gomes n’a semble-t-il emprunté qu’un principe de récit. Le terrain, ici, c’est l’Europe en crise, tandis que le défilement des histoires propulse la misère sociale dans le champ du conte. Six heures divisées en trois films pour ce qui s’annonce comme l’œuvre la plus accomplie de l’auteur de Tabou, et l’une des sensations du Festival. T. R. Quinzaine des réalisateurs

Vers l’autre rive

Sayuri Suzuki

de Kiyoshi Kurosawa

Eri Fukatsu

Alors qu’il vient de tourner un film en France, The Past (avec Tahar Rahim), le grand Kiyoshi Kurosawa (Tokyo Sonata, Shokuzai…) est de retour avec, une fois de plus, si l’on s’en tient à son seul synopsis, ce qui devrait ressembler à un film de fantômes. Un homme mort noyé en mer (Tadanobu Asano, immense acteur vu chez les plus grands cinéastes asiatiques : Oshima, Kitano, Hou Hsiao-hsien, etc.) entraîne sa compagne dans les rizières où il a vécu ses derniers instants. Un film post-Fukushima ? J.-B. M. Un certain regard

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Cannes 2015

Mountains May Depart de Jia Zhangke Le cinéaste chinois le plus acclamé de ce début de siècle présente un film fragmenté en trois époques, suivant le destin d’une femme, d’un amant et d’un fils, des années 1990 à 2025. S’entremêlent arrachements familiaux et éclatement des territoires (la dernière partie a lieu en Australie), avec des accents romanesques inhabituels chez Jia Zhangke : fascinant d’avance. T. R.

Ad Vitam

Shellac

Sélection officielle, en compétition

Marguerite et Julien

Céline Nieszawer/Wild Bunch

Jérémie Elkaïm et Anaïs Demoustier

de Valérie Donzelli Très attendue, cette adaptation par Valérie Donzelli (La Reine des pommes, La guerre est déclarée) d’un scénario écrit dans les années 70 par Jean Gruault pour François Truffaut, qui renonça à le tourner. Un film en costumes (qui mélange toutes les époques) et l’histoire, inspirée de faits réels (même si on s’en fiche), d’une passion entre un frère et une sœur. C’est la première fois que Donzelli se retrouve en compétition à Cannes. J.-B. M. Sélection officielle, en compétition 13.05.2015 les inrockuptibles 61

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Cannes 2015 Louis Garrel, Vincent Macaigne et Golshifteh Farahani

Les Deux Amis de Louis Garrel

Ad Vitam

Tandis que Garrel père se retrouve à la Quinzaine des réalisateurs, Garrel fils vient présenter son premier long métrage, écrit avec Christophe Honoré, en séance spéciale à la Semaine de la critique. Avec Les Deux Amis, Louis s’inspire des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset et s’y met lui-même en scène aux côtés de Golshifteh Farahani et Vincent Macaigne, reprenant ainsi le trio qu’ils formaient dans un court métrage de Louis Garrel, La Règle de trois (2011). M. C.

Carol

Semaine de la critique

de Todd Haynes Presque dix ans ont passé depuis le biopic en miroir brisé que Todd Haynes consacrait en 2007 à Bob Dylan (I’m Not There), mais on se remémorera cette année plus probablement son précédent film, Loin du paradis. Car Carol semble prêt à renouer avec les altitudes mélodramatiques que Haynes avait alors atteintes : le récit d’une passion amoureuse absolue, et un espoir néoclassique pour le Festival. T. R.

Rooney Mara et Cate Blanchett

UGC

Sélection officielle, en compétition

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SND

Matthew McConaughey

The Sea of Trees de Gus Van Sant

Mia madre de Nanni Moretti Nanni Moretti est un habitué du Festival de Cannes. Il a remporté la Palme d’or en 2001 avec La Chambre du fils, a été en compétition pour Habemus Papam en 2011, Le Caïman en 2006 et Journal intime – dont la mise en scène fut primée –, en 1994. Il a aussi appartenu deux fois au jury, d’abord en 1997 sous la présidence d’Isabelle Adjani, puis en 2012 en tant que président (Palme d’or : Amour de Michael Haneke). Le cinéaste italien revient cette année avec Mia madre, un drame sur les questionnements artistiques, familiaux et intimes d’une réalisatrice – jouée par Margherita Buy, aux côtés de Moretti himself. M. C.

La forêt du mont Fuji se devait d’accueillir tôt ou tard un film de Gus Van Sant, parce qu’elle prolonge son goût pour les limbes, les natures nues et mystiques ; mais surtout à cause de son obsession pour les personnages suicidaires, et pour les spectres. Car une vieille tradition veut qu’on vienne ici mettre fin à ses jours – ce pour quoi Arthur Brennan (Matthew McConaughey) a justement fait le voyage. T. R. Sélection officielle, en compétition

Sacher Fandango/Le Pacte

Sélection officielle, en compétition

Margherita Buy 13.05.2015 les inrockuptibles 63

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Cannes 2015

Antonythasan Jesuthasan

Dheepan – L’homme qui n’aimait plus la guerre de Jacques Audiard UGC Distribution

Un film de Jacques Audiard en compétition, ce n’est plus une surprise. Après les succès d’Un prophète – Grand Prix en 2009 –, et de De rouille et d’os – en compétition officielle en 2012 –, Audiard

revient cette année avec Dheepan, une relecture contemporaine des Lettres persanes de Montesquieu, qui suivra le parcours d’un réfugié tamoul en France. M. C. Sélection officielle, en compétition

Valley of Love de Guillaume Nicloux Un couple a rendez-vous dans l’immensité désertique de la Death Valley avec un fils qu’on croyait disparu. Guillaume Nicloux (La Religieuse) engagera-t-il un jeu de l’amour et de la mort (voir titre) au cœur d’une nature hostile ? En tout cas, il ose le pari de réunir à l’écran Isabelle Huppert et Gérard Depardieu, trente-cinq ans après Loulou. Rien de tel qu’un décor de western pour régler ses comptes. T. R. Sélection officielle, en compétition

Le Pacte

Gérard Depardieu et Isabelle Huppert 64 les inrockuptibles 13.05.2015

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Louder Than Bombs de Joachim Trier Bien qu’elle soit trois fois présente en sélection officielle (Trier et Nicloux en compète, Benchetrit hors compète), c’est le rôle d’une grande absente qu’Isabelle Huppert jouera dans le premier film anglophone de Joachim Trier. A savoir une défunte, au souvenir de laquelle un mari et deux enfants projetteront un récit enchâssé dans les mémoires des uns et des autres, dégageant peu à peu d’anciens secrets. La film sera par ailleurs un baptême du feu cannois pour Jesse Eisenberg. T. R. Memento Films

Sélection officielle, en compétition

Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin

Quentin Dolmaire et Lou-Roy Lecollinet

de Paul Dédalus (Mathieu Amalric), le double de fiction d’Arnaud Desplechin, plus romanesque que jamais. Le film révèle deux choses : 1) Dédalus sait aimer follement ; 2) de jeunes acteurs totalement inconnus et époustouflants. J.-B. M. Quinzaine des réalisateurs

Jean-Claude Lother/Why Not Productions

Vieil habitué de la compétition officielle (sélectionné cinq fois, il n’a pourtant jamais obtenu de prix !), Desplechin sera cette année à la Quinzaine. Trois souvenirs de ma jeunesse est le prequel de Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle), soit les épisodes de l’enfance et de la jeunesse

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Greta de Lazzaris/Le Pacte

Elizabeth Kinnear

Tale of Tales de Matteo Garrone Après Gomorra et Reality, récompensés par le Grand Prix en 2008 et 2012, le réalisateur italien Matteo Garrone sera de retour en sélection officielle à Cannes avec Tale of Tales, l’adaptation du recueil de contes napolitains Lo cunto de li cunti de Giambattista Basile. Vincent Cassel et Salma Hayek se croiseront dans cette histoire fantastique faite de sorciers, de fées et de monstres. Un pari risqué et étonnant pour Garrone, habitué à ancrer ses films dans le réel le plus brut. M. C. Sélection officielle, en compétition

L’Ombre des femmes

Stanislas Merhar et Clotilde Courau

SBS Distribution

de Philippe Garrel C’est l’histoire d’un homme infidèle (Stanislas Merhar) et d’une femme désarmée (Clotilde Courau), qui vivent ensemble et qui s’arrachent l’un à l’autre, qui se domptent et qui se punissent. De l’amour comme une bataille, dont Garrel (qui collabore pour la seconde fois avec Jean-Louis Aubert pour la BO) filme depuis toujours les tranchées et les silences, sans jamais arriver à épuisement. T. R. Quinzaine des réalisateurs

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Adèle Exarchopoulos et Tahar Rahim

Matthieu Ponchel/Mars Distribution

Cannes 2015

Les Anarchistes d’Elie Wajeman Avec Les Anarchistes, c’est un convoi de jeunes espoirs français qui ouvrira en costumes d’époque la Semaine de la critique. En wagon de tête, Adèle Exarchopoulos, deux ans après le triomphe de La Vie d’Adèle, mais aussi Tahar Rahim, et d’autres visages déjà remarqués ici et là ; un casting jeune et vigoureux pour une plongée dans le terrorisme anar de la fin du XIXe, façon Les Infiltrés. T. R. Semaine de la critique

Sony Pictures

Emma Stone et Joaquin Phoenix

L’Homme irrationnel de Woody Allen Lors de la présentation de la sélection 2015, Thierry Frémaux, le délégué général, a raconté que Woody Allen lui avait répondu par un long rire lorsqu’il lui avait proposé d’être en compétition… Régulièrement invité, le cinéaste a toujours préféré que ses films soient présentés hors compétition (La Rose pourpre du Caire, Hannah et ses sœurs, Match Point, Midnight in Paris…). Avec un casting aussi sexy – Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey –, on est impatients de voir à quoi ressemble ce film situé dans une petite ville : l’histoire d’un prof de philo tiraillé entre deux femmes… J.-B. M. Sélection officielle, hors compétition 13.05.2015 les inrockuptibles 67

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Cannes 2015

Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul Le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul avait remporté la Palme d’or 2010 avec Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), décernée par le jury présidé par Tim Burton. Après le semidocumentaire Mekong Hotel (2012), l’un des plus grands cinéastes de notre temps est de retour à Cannes avec une histoire de princesse, de femme au foyer, de médium et de soldats atteints par la maladie du sommeil. Onirisme, mythologie, humour seront sans doute encore au rendez-vous. J.-B. M. Un certain regard

Love de Gaspar Noé

Wild Bunch

Gaspar Noé et le Festival de Cannes, une grande histoire… de sexe. Carne et Seul contre tous – l’histoire d’un père désaxé, asocial et amoureux de sa fille – avaient fait souffler un premier vent de scandale sur la Croisette . Puis cela avait été au tour d’Irréversible et d’Enter the Void de faire fuir une grande partie de l’audience à cause de scènes jugées trop crues. Cette année, le sulfureux cinéaste revient avec Love, qui s’annonce dans la même veine mais il ne se bride plus puisqu’on parle déjà de scènes de sexe non simulées. Préparez-vous à vous faire bifler : il sera projeté en 3D. M. C. Séance de minuit, hors compétition 68 les inrockuptibles 13.05.2015

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Pyramide Distribution Haut et Court

The Lobster de Yórgos Lánthimos Après avoir remporté le prix Un certain regard en 2009 avec Canine, le Grec Yórgos Lánthimos revient cette année en compétition officielle à Cannes pour The Lobster, avec Colin Farrell, Rachel Weisz et Léa Seydoux. La folle histoire, dans un futur proche, de personnes célibataires envoyées dans un hôtel afin de trouver l’amour et transformées en animaux si “match” il n’y a pas. Certainement le pitch le plus improbable et le plus intrigant de ce Festival. M. C. Sélection officielle, en compétition 13.05.2015 les inrockuptibles 69

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le plein des sens Après quinze ans d’une brillante carrière, Hot Chip se pose clairement la question de sa propre pertinence. Et y répond avec Why Make Sense?, un album qui combine efficacité et bizarrerie, immédiateté bondissante et expérimentation sonique. par Thomas Burgel photo Yann Rabanier pour Les Inrockuptibles

C

ommençons, histoire de changer, par la conclusion : Why Make Sense? est-il le meilleur album de Hot Chip ? Sans doute pas. Pas plus, du moins, que ne le furent le premier Coming on Strong en 2004 ou ses successeurs The Warning (2006), Made in the Dark (2008), One Life Stand (2010), ou In Our Heads (2012). La carrière de Hot Chip ne peut se juger à l’aune d’un unique album : malgré leur génie respectif, chacun d’entre eux, les plus chers à nos cœurs et les plus tubesques inclus, peut d’ailleurs être objectivement considéré comme “inégal”. Plus que sur un seul de leurs disques, l’importance des Anglais, devenus avec les années l’une des formations les plus fantastiques, les plus adorables, les plus parfaites de l’ère actuelle, doit ainsi se juger sur l’accumulation d’une inaltérable collection de tubes à danser dans la joie, la mélancolie ou les deux à la fois – Over and Over, Boy from School, Ready for the Floor, One Life Stand ou Flutes, pour ne citer que les pointes les plus énergétiques d’un iceberg par ailleurs d’une admirable variété. La carrière des Anglais doit donc se juger sur la durée. Hot Chip a commencé à allumer ses fabuleux pétards à l’aube de l’an 2000 : l’existence du groupe

remonte, cela ne rajeunit personne, à quinze ans. Une décennie et demie, un succès grandissant, des foules de plus en plus massives secouées dans des festivals de plus en plus gargantuesques, mais des années qui commencent à marquer les corps et les esprits et poussent désormais Alexis Taylor et Joe Goddard, colonne vertébrale du groupe, à se poser quelques questions existentielles. Meilleur album ou pas meilleur album du groupe, Why Make Sense? est ainsi, peut-être, le plus intéressant de tous par les thèmes qu’il aborde. Car il pose directement la question de la place d’un groupe vieillissant dans son époque, l’actualité et la pertinence de son hybridation si unique et particulière, entre le sensible et le bondissant, la douleur et l’hédonisme, le synthétique et le charnel, dans un monde impitoyable où la mythique perfection corporelle de la jeunesse et le fantasme du “cool” qui lui est associé sont devenus des totems quasi totalitaires. ”Les années passent, nous vieillissons et j’en suis conscient, confie Alexis Taylor. Certains des textes de Why Make Sense? portent sur cette question, sur le fait de vieillir, de perdre un peu de perspective sur ce que l’on fait. C’est se poser la question de sa propre pertinence : la dance-music est plutôt une affaire de jeunes gens, c’est du moins le mythe qui

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AlexisT aylor et Joe Goddard : deux fabuleuses têtes chercheuses (et un brin fatiguées ?)

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un groupe d’Anglais qui adapte avec génie une certaine idée du rêve américain l’anime depuis toujours. Mais je n’ai pour ma part jamais vraiment baigné dans cette culture de la dance-music. La musique que j’aime est souvent écrite ou écoutée par des gens un peu plus âgés, les chansons que je compose ne sont pas particulièrement tournées vers cette ‘youth culture’. Et ça me va. Je me demande parfois ce que ça signifie pour Hot Chip, pour ma musique, et notamment pour la scène. Je vieillis : ne devrais-je pas, en concert, être plus immobile, me contenter de jouer de mon instrument dans un coin, comme je le fais d’ailleurs dans mon projet About Group ? Je deviens vieux : n’ai-je pas l’air un peu ridicule à continuer à sauter partout sur scène ? Mais au final, je vis tout ça plutôt bien, naturellement. C’est la réalité incontournable des choses et je dois avouer que je la trouve plutôt agréable. Ma passion pour la musique est intacte, et il y a également de la nouveauté et de l’excitation à trouver ailleurs, par exemple dans mon cas dans la paternité, dans le fait de voir son enfant grandir, de passer d’un monde à un autre.” Tout ceci ressemble beaucoup à une forme de midlife crisis, tant sur un plan intime que pour Hot Chip dans sa globalité. La réponse du groupe à ces interrogations fut assez simple : faire de Why Make Sense? une sorte de point d’étape, un nouveau départ, une introspection sur la substance même de la formation. Qui sommes-nous, d’où venons-nous, quelles sont nos vraies racines ? “Depuis deux ans, une version modernisée de la  deep house a envahi les charts britanniques, explique Joe Goddard. C’est devenu trop, je suis désormais incapable d’aimer cette version superficielle, sans intérêt, de ce genre que j’avais autrefois adoré, qui ne repose plus que sur du synthétique, des ordinateurs, des plug-ins, utilise beaucoup l’autotune ou des outils facilitant l’effacement systématique des imperfections, et finit par produire un son générique et déshumanisé. Il était donc pour moi hors de question de refaire de la house. Je voulais entendre quelque chose d’un peu plus lent, revenir à d’autres références. Notre premier album Coming on Strong était le témoignage de notre amour profond et historique pour le hip-hop et le r’n’b. Des passions, nous avons voulu à nouveau en explorer avec Why Make Sense? D’autres éléments viennent évidemment s’inclure, mais les brouillons qu’Alex et moi nous envoyons sont toujours teintés de cet amour pour la musique américaine, et pour la musique noire américaine en particulier. Une grande partie de notre inspiration vient de là : le r’n’b, le funk, la soul, le hip-hop, le disco.”

Fondé sur les brouillons d’Alexis Taylor et de Joe Goddard, complété puis enregistré en studio, rapidement et, une fois n’est pas coutume, en groupe complet pour conserver le feeling live et les accidents heureux des premiers jets, Why Make Sense? est donc un portrait assez fidèle de ce qu’est, depuis le début, Hot Chip. Soit un groupe d’Anglais qui vit et adapte, à sa manière et avec génie, une certaine idée du rêve américain. Des types qui font des virées en Ford Escort sur le parking d’un Tesco en s’imaginant cruiser au volant d’une Cadillac décapotable dans les rues de Los Angeles. Des garçons qui, par atavisme, ne peuvent s’empêcher de toucher à la pop et d’écrire des mélodies super glue mais citent cette fois directement Usher, A Tribe Called Quest, Prince, le disco tordu du début des années 80 comme influences principales de leur album, et invitent Posdnuos de De La Soul pour un featuring de luxe sur la très belle Love Is the Future. Taylor : “Je me suis pas mal replongé dans le vieux son de Memphis, dans les chansons de Dan Penn (chanteur américain considéré comme l’un des plus grands interprètes blancs de soul – ndlr), notamment celles qu’il a écrites et produites avec Spooner Oldham. Dan Penn a capturé dans les années 60 une certaine idée de la soul et cette soul, de cette période et de cet endroit particuliers, a fini par rencontrer des choses beaucoup plus modernes, comme ce que peut faire D’Angelo par exemple ; je pense notamment à sa chanson Untitled (How Does it Feel), sur Voodoo. Un titre comme White Wine and Fried Chicken sur Why Make Sense? fait une sorte de synthèse de tout ça, de ces sonorités, de cette rencontre. Même les paroles parlent de quelque chose de très, très américain : Dan Penn ou D’Angelo auraient pu chanter à propos de ça.” Assez tordu et plutôt expérimental, instable, stylistiquement très éclaté entre mélodies pop, soul pâle, disco drolatique, simili-country, r’n’b et hip-hop indéfinissables, Why Make Sense? semble difficile à appréhender à la première écoute. Ses tubes immédiatement saillants (les géniales Huarache Lights, Dark Night, Cry for You ou Easy to Get) l’animent sans attendre, mais seuls la patience, l’attention et, surtout, beaucoup d’amour pour les croisements bizarres et les contre-pieds soniques révèlent avec le temps certaines de ses merveilles moins évidentes (les très belles balades White Wine and Fried Chicken ou So Much Further to Go, le dernier et magistral morceau-titre, Love Is the Future, le funk bizarroïde de Started Right). Et si, pour boucler la boucle, Why Make Sense? n’est pas plus le meilleur album de Hot Chip que ses prédécesseurs, il plane quand même – par ses intentions, son discours et son courage – loin au-dessus de la masse, comme ses auteurs. album Why Make Sense? (Domino/Sony) concerts le 17 mai à Bruxelles (Les Nuits Botanique), le 21 à Paris (Gaîté Lyrique), le 5 juillet à Calvi on the Rocks, le 30 août à Saint-Cloud (Rock en Seine) retrouvez l’intégralité de l’entretien sur

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HORS SÉRIE

Avant les deux rendez-vous événements d’AC/DC au Stade de France les 23 et 26 mai, il est l’heure de réviser ses classiques. A travers un hors-série de 100 pages, les inRocKuptibles racontent l’histoire survoltée du groupe, de ses débuts en Australie à son règne mondial. Quarante ans plus tard, toujours rock’n’roll !

EN KIOSQUE LE 15 MAI et sur les inRocKs store également disponible en version numérique

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fascisme, canal historique En Italie, le microparti CasaPound héberge des SDF, donne dans l’humanitaire et s’enracine dans le paysage culturel et social. Avec Mussolini comme modèle revendiqué. Christian Mantuano/Inside/Panoramic

par Benedetta Blancato et Marie-Lys Lubrano

L

’homme, crâne rasé et allure militaire, entre dans le petit bar de la rue Giovanni-Lanza. Il est français et voudrait “visiter CasaPound”. A 23 heures, Rome a sombré dans la torpeur. En cette fin de journée d’avril, il n’y a plus un chat dans les rues. Pierre, serveur baraqué vêtu d’un polo noir, lui explique gentiment que CasaPound est un centre social ; une vingtaine de familles y dorment. L’homme insiste : il est “un ami”. Mais Pierre va fermer, et seuls sont encore attablés sa femme, son ami et deux journalistes. L’homme s’approche du comptoir et fait claquer sur le zinc une petite plaque aux couleurs des commandos de la Kriegsmarine – la marine allemande

sous le IIIe Reich. Pierre l’empoigne alors par le col et le jette à la rue. Tenancier de ce point de chute pour les Français qui veulent rendre visite à CasaPound, il se met soudain à tout déballer : “Y en a marre de ces rats ! Ils s’accrochent à nous parce qu’on a sorti la tête de l’eau. J’ai quitté la France pour ne plus avoir affaire à ces fous. Je suis venu faire de la politique, avec CasaPound. Je suis fasciste, moi ! Je ne suis pas nazi ! Je ne suis pas raciste !” plutôt Mussolini qu’Hitler C’est ainsi qu’un néonazi se fait éjecter d’un bar néofasciste. Car CasaPound tient à son image, et les symboles du Reich ne sont pas les siens. C’est d’ailleurs l’une des rares choses à ne pas être récupérées. Pour le reste, tout passe à la moulinette du recyclage politique. C’est là la force de CasaPound :

s’inscrire à la fois dans l’air du temps et dans la droitisation de la société. Son programme en dix points (souveraineté monétaire, gel de la dette, nationalisation des banques, opposition aux traités européens…) ressemble beaucoup à celui de Syriza, sauf pour la partie “immigration” puisque CasaPound veut fermer les frontières. Dans ses brochures, ses partisans se présentent comme pro-gays, et même pro-mariage pour tous, mais “formellement opposés à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels”. champion de l’aide sociale Pour ce microparti qui a fait moins de 1 % aux dernières législatives, les élections ne sont pas la priorité. La Ligue du Nord a beau lorgner

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Le siège romain de CasaPound

vers lui, il se concentre sur ce qui fait sa particularité : son enracinement dans le paysage social et culturel. De Berlin à Vichy, tous les néofachos envient CasaPound : ce sont des stars. “L’engouement est incontestable, reconnaît Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite. Ils sont les seuls en Europe à développer des activités publiques d’une telle envergure.” A Rome, ce sont les champions de l’aide sociale. Ils militent pour une loi sur le “prêt mutualiste” afin de permettre aux classes populaires d’accéder à la propriété. Le logement est leur première revendication, et la tortue, qui porte sa maison sur son dos, leur emblème. Ils se battent aussi pour un congé maternité plus long et financé, qui permettrait aux femmes d’être mères sans quitter le monde du travail

– la famille est leur second pilier. Au quotidien, ils hébergent des SDF dans le bâtiment qu’ils occupent. Tout est d’ailleurs parti de là, de ce bel immeuble d’architecture fasciste situé via Napoleone-III, en plein cœur de la capitale, à deux pas de la gare Termini. réservé aux Italiens pauvres L’entrée n’est pas discrète : un drapeau rouge et noir flanqué d’une tortue flotte au-dessus de leur enseigne qui s’affiche en grosse typo romaine. On ne peut pas la rater mais la porte reste hermétiquement fermée. Sur un malentendu, on pénètre tout de même dans l’antre de CasaPound : “Vous voulez dormir ici ?”, nous demande une sympathique dame qui sortait à ce moment-là. Dans la cour intérieure, un vieil homme répare des motos.

Sur les murs, le nom d’Enée (le héros de Virgile) figure au panthéon graffé des néofascistes, aux côtés de Nietzsche, Evola (penseur de la contre-révolution), Céline, Pasolini, Saint-Exupéry et beaucoup d’autres. Une rampe d’accès pour handicapés mène dans le hall où on prend l’ascenseur. C’est au premier étage qu’on accueille les nouveaux, dans la salle commune ornée d’une fresque homemade des Thermopyles, la fameuse bataille de la Grèce antique durant laquelle 1 000 Grecs ont résisté jusqu’à la mort à 200 000 Perses – symbole de la résistance aux “invasions” de migrants. Les meubles sont de récup, quelques affiches résument les activités du mouvement. Federico, le guide, nous montre la salle de contrôle dotée de plusieurs écrans diffusant les images des caméras qu’ils ont installées 13.05.2015 les inrockuptibles 75

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dans la rue, “davantage pour surveiller les antifas que la police”, précise le jeune homme en sweat. Des chambres, on ne verra rien, “pour préserver l’intimité des familles”, dit-il. Quatre-vingt personnes se partagent les cinq étages du bâtiment. Des SDF exclusivement italiens et triés sur le volet. “Nous avons une très longue liste d’attente, explique Chiara, une responsable. Pour choisir nos occupants, nous les rencontrons, nous discutons de nos valeurs et nous n’acceptons pas d’étrangers pour des raisons de sécurité.” Quelles raisons ? “On veut éviter les délinquants, les dealers, etc.”, indique-t-elle. gagner les cœurs et les corps Depuis le début de l’occupation de cet immeuble en 2003, CasaPound a fait des petits un peu partout en Italie. Des bars, des restaurants, une revue, une radio – Bandiera nera –, une webtélé… Ils ont même leur propre fête nationale, en septembre. Ils ont aussi fondé une phalange de la protection civile, la Salamandra ; un corps de bénévoles (s’apparentant aux pompiers volontaires)

Christian Mantuano/Inside/Panoramic

de Berlin à Vichy, tous les néofachos envient CasaPound : ce sont des stars

grâce auquel ils prêtent secours à la population lors des tremblements de terre et des tempêtes. Rien que dans le Latium, la province autour de la capitale, quatre autres immeubles sont désormais occupés pour abriter des familles. Le mouvement organise aussi des soirées : la dernière, c’était en mars avec le groupe de rock Bronson. Car CasaPound a pour particularité de coloniser tous les terrains, à commencer par la culture. “Ce n’est pas parce qu’on est pauvres qu’on doit être stupides”, sourit Pierre. “L’hymne et la bataille, le livre et le fusil, la pensée et l’action, la culture et le sport, font le parfait fasciste”, disait le Duce. En plus des concerts de rock identitaire et des affrontements avec les antifas, CasaPound possède donc des clubs de sport, des cercles de débats, comme le Cercle futuriste près du quartier bobo de Pigneto, et une association artistique, le Teatro Non Conforme F. T. Marinetti, qui glorifie Maïakovski – habituelle référence du théâtre de gauche. Benito aimait la moto, l’alpinisme, l’avion et la nage ; CasaPound invite ses aficionados

à planter leur étendard sur les sommets italiens, propose des circuits en moto, de la plongée, du parachutisme et des cours de MMA (mixed martial arts), dans une brochure assaisonnée d’un charabia dialectico-hygiéniste. bouillon de culture Mais c’est surtout par le biais de librairies qu’ils s’installent, à Naples, Milan, Turin, Bari et Florence, où Le Bargello a ouvert ses portes il y a deux semaines. “Bienvenue ! Vous cherchez un bouquin en particulier ?”, demande Tommaso, jeune artisan qui tient la boutique de Florence avec quatre autres militants. Sur les étagères, Hitler et le Pouvoir de l’esthétique côtoie des ouvrages sur les hooligans, tandis que Don Quichotte et une bio de Kennedy se partagent la vedette avec des romans à l’eau de rose. Juste à côté, un livre explique le symbole du fascisme, le Fascio littorio – une hache utilisée dans la Rome antique, qui représente la souveraineté et l’union des citoyens. “C’était déjà l’emblème des Jacobins pendant la Révolution française”, précise Tommaso.

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Un panthéon “culturel” disparate étalé avec fierté

“Ici les gens peuvent acheter, emprunter ou échanger”, ajoute-t-il. Ça donne un grand mix culturel qui ne les dérange pas : leurs idoles vont de Che Guevara (dont ils vendent des bios revisitées : L’Autre Che, symbole de la droite militante) à Ezra Pound (le poète américain dont le mouvement tire son nom), en passant par Fight Club, dont une affiche orne le mur de la petite boutique. Sur leurs étals romains, les militants vendent du Corto Maltese et du Sin City, à côté de Terre et Peuple (revue française des néopaïens de l’association du même nom). Mais à Florence, le livre qui trône en bonne place traite du Hezbollah. “Nous soutenons le Hezbollah bien sûr, explique Tommaso, comme nous soutenons les Palestiniens et l’IRA. Ce sont des nationalistes, comme nous.” l’internationale fasciste C’est la troisième surprise de CasaPound : son volet “politique étrangère”. Grâce à son ONG Solid (Solidarité et Identité), le microparti peut se vanter d’être allé aider les Karens, le mouvement rebelle

en Birmanie ; d’avoir apporté son soutien aux Afrikaners délaissés d’Afrique du Sud, et même d’avoir envoyé une délégation fournir une aide humanitaire en Syrie. Plus exactement : au régime de Damas, “qui manque de tout”. Soutien financier à Gaza lors de la dernière guerre, par nationalisme, aide à la communauté italienne de Crimée (par impérialisme ?), ces fascistes du IIIe millénaire s’inscrivent dans une perspective internationaliste. Logique pour un mouvement qui inspire d’autres groupes, comme le MAS (Mouvement d’action sociale) à Toulouse, et qui attire à Rome une tripotée de Français. Ces immigrés politiques prennent souvent femme sur place. Pierre, le serveur, vit avec une Italienne, tout comme “Sebastiano”, en fait Sébastien, l’un des leaders et porte-parole de CasaPound, qui vit à Paris la semaine et passe ses week-ends à Rome avec sa femme Chiara, la quadra mi-rockeuse, mi-hippie qui accueille les nouveaux arrivants dans le petit bar de la rue Giovanni-Lanza. Où ces “rats” de nazis, so XXe siècle, ne sont pas les bienvenus. 13.05.2015 les inrockuptibles 77

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american beauty Entre illusions et peur du vide, Mackenzie Scott, alias Torres, raconte son enfance sudiste sur un deuxième album éclatant de beauté sombre, produit avec des Anglais top classe.

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Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

e n’aime pas trop parler de mon travail…” Ça commence bien. Quand on rencontre Mackenzie Scott, aka Torres, la jeune fille ressemble pas mal à sa musique : élégante, plutôt douce et calme – mais tout de noir vêtue, avec un tatouage gribouillé de-ci de-là. Mackenzie n’aime donc pas trop parler de son art. En revanche, elle ne rechigne pas à parler d’elle et de sa vie, qui d’ailleurs est au centre de son deuxième album, Sprinter. Aujourd’hui âgée de 24 ans, l’Américaine y raconte son enfance (disparue), sa famille (jadis protectrice) et sa ville (qui ne l’est plus). “Je voulais aborder ces sujets en m’imposant un exercice : être objective, observer les choses comme si j’étais quelqu’un d’autre. Pendant longtemps, j’ai été très obéissante. Je lisais énormément, j’étais sportive, je passais beaucoup de temps

avec mes parents ; et quand je retrouvais des amis, c’était surtout à l’église.” C’est donc l’histoire d’une fille sans histoires, qui se réveille un matin en se demandant ce qu’elle a foutu jusqu’à présent. La banalité du vide, un quotidien dicté par les évidences et une certaine vision de l’Amérique banlieusarde se dessinent dans cet album assez sombre, tout en retenue et en jaillissements émotifs. Mackenzie Scott a grandi dans un quartier tranquille de Macon, dans l’Etat de Géorgie, avant de partir étudier la musique à Nashville. Entre les deux : pas grandchose. L’école et l’église. Alors, pour tuer le temps, elle joue de la flûte et du piano dans la chorale du coin, puis commence la guitare à l’âge de 15 ans. Mais ce n’est qu’en arrivant à Nashville que Mackenzie découvre l’envie grandissante d’écrire des chansons. Une révélation. “J’ai été élevée

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Shawn Brackbill

“mon nouveau culte, c’est la musique : un concert est la meilleure messe qui soit !”

dans un cadre très religieux. Mais pour moi, tout ça se résumait à une confrontation binaire entre le bien et le mal, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Ça m’a rendue amère, il n’y avait aucune place pour la rébellion dans ma vie. Aujourd’hui, mon rapport à la religion a complètement changé. Je ne vais plus à l’église. Mon esprit s’est ouvert. Au final, la religion m’a appris à comprendre et à aimer les gens. Mon nouveau culte, c’est la musique : un concert est la meilleure messe qui soit !” Pour Torres, Nashville restera la ville des premières fois – avec, dans le lot, un premier concert et un premier album en 2013. Mais la ville de Johnny Cash et de Jack White n’échappera pas assez à ce qu’elle avait fui en quittant Macon. Très vite, Mackenzie commence à tourner en rond, à s’enfoncer dans une nouvelle routine, à ne plus supporter de connaître tout le monde en marchant dans la rue. Elle plie bagage une nouvelle fois et change de vie pour s’installer à New York, où l’effervescence et la foule contribuent à noyer les tourments. “J’ai entendu des choses à Nashville que je n’ai jamais entendues ailleurs. Certains musiciens de cette ville m’ont donné envie d’écrire des chansons. A Nashville, c’est possible

d’avoir une maison, un jardin et un chien. Mais je ne voulais pas de tout ce confort que j’avais déjà connu à Macon. C’est pour ça que je suis partie vivre à Brooklyn, où tout est en perpétuel mouvement : j’ai appris à aimer le chaos.” Comme pour boucler son manuel interne de la parfaite désertrice, Torres a fait appel à des musiciens anglais pour bricoler son nouvel album. A la production, on retrouve ainsi le batteur Rob Ellis, un Bristolien surtout connu pour son travail avec PJ Harvey (dont on sent d’ailleurs passer l’ombre derrière chaque morceau de Torres). A la basse, il y a Ian Oliver, un autre proche de PJ Harvey. Quant à la guitare et aux claviers, c’est Adrian Utley de Portishead qui s’y colle. Luxueux casting, décidément, pour un résultat qui dépasse largement les attentes fondées depuis le premier album de Torres. Car contrairement à son prédécesseur, au final assez sage, Sprinter est un dédale de chansons tordues et torturées, portées par des mélodies qui gagnent en bizarrerie et en complexité à chaque nouvelle écoute. Du langoureux New Skin au dissonant Son, You Are No Island, en passant par le très dépouillé The Exchange ou le très lyrique Sprinter, tout ici a un petit quelque chose qui dérange au départ, mais qui devient vite addictif une fois l’effet de surprise dissipé. Il faut dire que cet album ne ressemble à rien de précis dans le paysage rock actuel : une bonne fois pour toutes, Mackenzie a fait une croix sur les évidences et la banalité. Maxime de Abreu album Sprinter (Partisan/Pias) concert le 2 juin à Paris (Carmen) torrestorrestorres.com

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Katy Lane

Mac DeMarco revient déjà Après avoir squatté les palmarès de 2014 avec son album Salad Days, Mac DeMarco remet le couvert cet été avec un mini-album de huit titres, Another One (le 7 août sur Captured Tracks). Le disque, qui a été réalisé par l’Américain, seul chez lui dans le Queens, sera suivi de deux dates françaises : le 14 septembre à Tourcoing et le lendemain à Paris (Cigale).

Anton, encore et encore Anton Newcombe, leader du Brian Jonestown Massacre, multiplie les sorties discographiques. Après avoir publié Musique de film imaginé, concept-album autour du cinéma d’auteur européen des années 60-70, l’homme s’associe à la Canadienne Tess Parks. Les deux sortiront un album collaboratif le 29 juin, qui s’intitulera I Declare Nothing, et seront en concert le 21 juillet à la Maroquinerie, à Paris.

la vie aquatique d’Alexandre Rochon Tête pensante du label clermontois Kütu Folk et leader de The Delano Orchestra, Alexandre Rochon vogue désormais en solitaire et sort son premier album, Eau. Un disque en français qu’il présente comme “le journal de bord d’une vie aquatique et amoureuse”. Un premier extrait, Orage, est en écoute avant la sortie du disque, le 22 juin, chez Vicious Circle. Il sera en concert aux Francofolies de la Rochelle, le 11 juillet.

Heartbeats se déroulera les 5 et 6 juin au port fluvial d’Halluin, à environ trente minutes de Lille. Nouveau festival rock organisé par Le Grand Mix de Tourcoing, L’Aéronef de Lille, le tourneur Super et la salle De Kreun de Courtrai, il prévoit pour sa première édition d’accueillir entre 12 000 et 16 000 participants. Avec une bien belle affiche puisqu’elle réunira Caribou, Metronomy, Deus, Ibeyi, José González…

Thibaut de Corday

Emilie Fernandez

coup de chaud sur le Nord

eurêka, RKK revient On ne mesure pas encore à quel point cette voix de Nova va manquer. Rémy Kolpa Kopoul (ici, à droite), bienfaiteur érudit de l’humanité mélomane, est décédé le 3 mai. France Ô lui rend un bel hommage, le 17 mai (à 0 h 20), en diffusant la captation de K-Rio-K, revue musicale sur le Brésil des années 20 imaginée par RKK lui-même il y a trente ans et montée en avril à la MC93 de Bobigny. Pour retrouver RKK, on peut aussi visionner sur YouTube un portrait signé du réalisateur Stéphane Jourdain, en 2009.

neuf

Fatboy Slim Holybrune

Kaang Joli projet que ce supergroupe réunissant le Sud-Africain Hlasko et le Réunionnais Labelle, deux producteurs déjà habitués à faire tourner les têtes. Ensemble, ils sortent un premier ep en forme de messe tropicale et cosmique : vertige et belles promesses. facebook.com/kaang.music

Karn David

Il paraît que les brunes ne comptent pas pour des prunes, alors cette Parisienne se la joue déjà star r’n’b à l’américaine – mais chante bel et bien en français. Audace électronique, romantisme arty et désincarné, glamourisation de soi : et si la scène française avait trouvé sa FKA Twigs ? facebook.com/holybrune

Looper A la fin des 90’s, le bassiste de Belle And Sebastian, Stuart David, fondait Looper. Il a ensuite quitté la troupe de Stuart Murdoch et sorti avec son groupe plusieurs ep et trois albums. Looper publie ce mois-ci, chez Mute, These Things, étonnant coffret qui réunit un nouvel album (Offgrid : Offline) et l’ensemble des morceaux des trois disques précédents… mélangés et reclassés par style musical. http://mute.com/looper

Pour célébrer les quinze ans de Halfway Between the Gutter and the Stars, son troisième album qui inaugura en fanfare le nouveau millénaire, Fatboy Slim ressort l’artillerie lourde avec cette réédition augmentée d’un album de remixes, dont plusieurs inédits. Une version vinyle sera également dispo à la sortie le 1er juin. fatboyslim.net

vintage

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l’armée de la lumière Le hip-hop de Young Fathers semble provenir d’outre-tombe : une œuvre contrastée, d’une clarté et d’une intransigeance éblouissantes.

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e développement du hip-hop alternatif entraîne, au cœur des nineties, l’émergence d’une nouvelle génération de labels indépendants, de figures tutélaires, protectrices d’un sous-genre aux faibles lueurs. Solesides, Rawkus et Rhymesayers, Fondle ‘Em, Definitive Jux, Stones Throw et anticon. incarnent le mal-être d’un segment jugé indigne d’attention, d’un certain nombre d’acteurs (parmi lesquels MF Doom, Cannibal Ox, Company Flow, Pharoahe Monch et Atmosphere) évoluant en marge d’un système, d’un schéma traditionnels. Les dérivés impurs et pernicieux du hip-hop, ses élans vers l’indépendance, forment un ensemble dont l’influence s’est étendue outre-Atlantique. Abrité au sein des structures de Will Ashton (fondateur de Big Dada, antichambre et division de Ninja Tune) et de Baillie Parker (anticon.), le projet Young Fathers – érigé sous les traits impassibles de Kayus, Graham et Alloysious, silhouettes monolithiques du triangle

écossais entretenu depuis près d’une décennie – atteste de la finalité d’un tel mouvement, de son refus des convenances et de toute étiquette. “Il est primordial de chercher à s’élever, à repousser ses limites, de se retrouver dans une situation inconfortable. Le fait de se complaire dans un même registre ne constitue aucun intérêt, tout y est prévisible.” Il est aussi vain de réduire Young Fathers à la sphère hip-hop, à la soul et aux origines du blues, à la synth-pop et à la musique africaine. Son œuvre reflète ce mépris des carcans, ne se contient, ne se limite aucunement – ni aux sonorités, ni aux textures d’un quelconque environnement musical. La discographie de Young Fathers, déployée au travers d’un album (Dead, 2014), récompensé du Mercury Music Prize et des ep Tape One et Tape Two, consiste en un modèle d’hybridité, de modernité, pourvu

d’une identité propre. “Nous avons besoin de produire une musique qui nous séduit, qui attise notre curiosité et suscite notre enthousiasme. Une musique qui n’existerait pas, qui nous paraîtrait innovante.” Ses compositions, contrastées – tantôt mélodieuses et énergiques, emplies d’un espoir opportun, tantôt plus oppressantes – témoignent de l’ambivalence et de la richesse du projet. Graham, Alloysious et Kayus, en quête de rédemption, cherchant ainsi à s’extirper d’un univers aliénant, se sont attelés à la production de White Men Are Black Men Too, un album ébloui par une intense clarté – laquelle paraissait lointaine, insaisissable sur les précédents essais. La poursuite de tels desseins (d’une forme de singularité, d’une luminosité radieuse) ébranle, de manière incessante, la structure de Young Fathers,

“nous avons besoin de produire une musique qui nous séduit, qui attise notre curiosité”

l’incitant à se mouvoir sans interruption. “Nous ne pouvons prévoir l’avenir. Cette lumière vive pourrait faiblir et disparaître. Nous devons évoluer de nouveau, nous ne pouvons produire une œuvre similaire à celle qui l’a précédée.” Les attentes de ses auditeurs n’interviennent en aucune façon dans le processus d’enregistrement, soumis aux instincts, aux émotions primaires, aux pulsions de ses membres. Sa démarche ne semble découler d’aucune réflexion ni d’aucune théorie. Seul subsiste ce paradoxe, une constante de son répertoire, mêlant l’ombre à la lumière, le désir de s’élever, de produire une œuvre personnelle, égocentrique, liée à une certaine forme d’altruisme. D’opposer également, de rendre sa trajectoire confuse, en fusionnant les genres et les influences, en dissociant les mélodies des propos de ses créations. Antoine Kharbachi album White Men Are Black Men Too (Big Dada/anticon.) concert le 13 juin à Paris (Maroquinerie) young-fathers.com 13.05.2015 les inrockuptibles 81

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Wand Golem In The Red/Differ-ant

Fryars Power Caroline/Universal Au bout d’une longue gestation, le deuxième album d’un caméléon londonien très en vue. vec ses mélodies aériennes, et le cousin introverti de Justin Timberlake ses beats soyeux qui s’encanaillent (ressemblance frappante sur le funky parfois aux lisières du r’n’b, Prettiest Ones Fly Highest), déployant cette voix aux gammes élastiques, un nuancier d’inspirations qui font de lui Fryars pourrait apparaître de loin comme un caméléon à la personnalité toutefois un énième avatar séduisant de cette bien trempée. dream-pop aux frontières mouvantes, Il faut un certain cran, par exemple, très prisée des publicitaires et des pour adopter le temps d’un China Voyage amateurs de saunas sonores. A y regarder le phrasé et la tessiture capiteuse d’un de plus près, Power est surtout l’œuvre Scott Walker, enrubannée de cordes aussi maniaque et patiente d’un jeune Anglais bouleversantes qu’étourdissantes. qui aura mis cinq ans à donner suite Cette voix, malléable à souhait, il la soumet à un premier album, Dark Young Hearts, l’instant d’après à l’affreuse défiguration enregistré à seulement 19 ans et déjà empli de l’autotune et elle demeure pourtant de promesses qui éclosent ici en majesté. aussi touchante, le temps d’un Sequoia qui, Benjamin Garrett, alias Fryars, aura dans la bouche de Rihanna, aurait pu collaboré dans l’intervalle avec Mika (sur grimper tout en haut des hits planétaires. le titre Celebrate, écrit à trois avec Pharrell Idem avec Cool Like Me, petite bombe Williams) ou encore Lily Allen, réservant suave pour dance-floor qu’il planque en fin toutefois ses superpouvoirs à échafauder d’album quand d’autres auraient tiré son propre domaine, dont la visite démarre une telle fusée en premier. d’ailleurs par l’envoûtant On Your Own. Sur ce disque presque sans aucune Seul aux commandes d’un disque baisse de régime, entrecoupé d’interludes qui dérive comme sur une mer d’huile et de dialogues, Garrett s’impose ainsi instrumentale riche de mille textures, avec discrétion comme un songwriter béni Fryars est à la fois l’enfant de The Blue Nile des dieux, sans doute l’un des plus grands pour les années qui viennent. Mais il a la modestie de ne pas se laisser griser et de bâtir à l’écart de l’affolement général un petit monde jalousement préservé, qui risque fort toutefois d’être largement visité dans un proche avenir. Christophe Conte

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facebook.com/FryarsMusic

Venu de Californie, du glam-rock cancre et premier de la classe à la fois. On le sait depuis l’enfance, mais il est toujours bon de la rappeler : écouter Brian Eno peut sauver des vies. Surtout que, comme son éternel vrai/faux ami David Bowie, il y a chez l’Anglais suffisamment de pistes à suivre, de vies à observer pour forcément trouver ici ou là son bonheur intime. Chez Eno, les Californiens Wand ont cette fois écouté avec obsession la pop diffractée, émancipée, de Here Come the Warm Jets : la fois d’avant, c’était sa période glam, Roxy Music donc. Logiquement proches d’un autre antiquaire du futur, l’excentrique Ty Segall, ces illuminés n’ont pas choisi ce nom de “baguette magique” au hasard : il faut ainsi les entendre transformer des miettes scintillantes du passé en un psychédélisme d’avenir, fougueux mais studieux. Une étrange façon d’être à la fois fort en thème et cancre dissipé qui culmine sur les brillants Melted Rope, Reaper Invert et le métallique Planet Golem, offrant du glam un panorama inédit, castré du sage vintage pénible de cette saison sans fin du souvenir. JD Beauvallet concerts le 16 mai à Lyon, (Nuits sonores), le 20 à Bordeaux, le 21 à Angers, le 22 à Saint-Brieuc (Art Rock), le 27 à Metz, le 29 à Ramonville-Saint-Agne (Week-end des curiosités), le 30 à Nîmes (This Is Not a Love Song), le 6 juin à Poitiers, le 14 août à Saint-Malo (Route du rock), le 21 à CharlevilleMézières (Cabaret vert) wandband.info

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LoneLady Hinterland Warp En injectant soleil et groove dans son postpunk minimaliste, cette Anglaise androgyne éblouit. unkerpop : le titre de l’un des morceaux de cet album résume ce dont il est ici question. Bunker, pour sa genèse dans une tour morose de la banlieue industrielle de Manchester, au domicile de l’Anglaise Julie Campbell (qui préfère rester cachée derrière son pseudo). Pop, pour cette volonté de clarté, de dépouillement, qui l’obsède depuis son premier album, Nerve up, dévoilé en 2010. A l’époque, elle privilégiait le régime ascétique, les guitares crispées et les voix blanches, dans la lignée d’autres intransigeants invétérés comme Young

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Marble Giants, The Au Pairs ou The xx. La surprise est immense dès les premières secondes d’Hinterland, dont elle joue tous les instruments sauf la batterie : une pulsation de beats en pointillé, vite rejoints par une basse chaloupée et un chant incroyablement sensuel. On ignore à quels exercices

d’assouplissement elle a bien pu avoir recours pour obtenir un groove aussi élastique, un timbre aussi lascif, mais le résultat est incontestable. Si ses anciens dogmes et son spleen laconique n’ont pas totalement disparu, LoneLady montre qu’elle sait aussi s’en affranchir pour déployer

sa vision très personnelle du funk, à la fois glacial et turbulent, mécanique et ardent. Loin du simple hommage aux sonorités des eighties, qu’elle manie avec dextérité, elle ose introduire des éléments inattendus : des violons contemplatifs sur Flee!, ou un violoncelle lancinant sur Hinterland, la chanson-titre, qui se traduit en français par “Arrièrepays”. Ne pas y voir une volonté de retour en arrière – ce deuxième album est au contraire un grand saut en avant. Noémie Lecoq concert le 16 mai à Paris (Maroquinerie) warp.net/artists/lonelady

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Michael Mann

Scott Matthew This Here Defeat Glitterhouse/Differ-ant Encore un album très beau pour ce Brooklynien d’adoption. cott Matthew fait partie beaucoup en font l’exutoire de ces garçons hirsutes du manque d’inspiration et de mais délicats, au cœur et l’impudeur gratuite ; Scott Matthew, à la voix d’or, dont lui, est plutôt dans le parti pris l’épaisseur de la barbe laisse esthétique : il cisèle le sentiment deviner quelques secrets – Father comme une pièce de bois, puis John Misty et Matthew E. White en fait la matière première pourraient témoigner à ce sujet. de l’écriture instrumentale. Dans Sur son nouvel album, il continue une discographie déjà bien fournie, d’ailleurs de chanter à mi-voix, This Here Defeat est donc une n’étirant les mélodies que vers nouvelle preuve d’un songwriting des chemins qui semblent racé, à la fois lyrique et sauvage, douloureux, problématiques. que l’Amérique n’a jamais cessé La tracklist en dit long : de réinventer. De Jeff Buckley de Soul to Save à Ruined Heart, à Bon Iver, c’est tout un imaginaire de Bittersweet à Palace of Tears, que prolonge cet Australien ce n’est pas la grosse éclate. expatrié. Maxime de Abreu Mais ce registre de la plainte, scottmatthewmusic.com de la fameuse “chanson triste”,

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Modest Mouse Strangers to Ourselves Epic/Sony Music Un groupe vétéran du rock US revient d’un long silence, en forme moyenne. Le groupe de Washington le respect des fans et à une certaine causticité ou remercie un membre du public en général, si l’on à du cynisme, et n’omettent originel, rappelle à ses en juge par une production pas l’accessibilité vitale côtés le batteur des débuts, méticuleuse. Sauf que l’on à ce genre d’exercice, prend huit longues années ne crée pas nécessairement Modest Mouse s’impose de vacances entre de la musique excitante de nouveau comme une deux sessions, puis dans l’empathie et la bonne collection de vrais talents, s’enferme deux ans dans volonté, et que le statut et déroule un univers un studio, pour le résultat de groupe emblématique du charmeur en propre. peaufiné d’un sixième rock indie US peut tout droit Le reste du temps, album et de quinze conduire à la muséification. on se contentera de saluer chansons qui, toutes, Mais lorsque les garçons la belle ouvrage. Christian Larrède confirment le diagnostic : se laissent aller à leur là, il y a eu du travail, il est lyrisme et à leur sauvagerie modestmouse.com fait avec sérieux, et dans naturelle, parfois même 84 les inrockuptibles 13.05.2015

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Merri Sutton

Nicolas Comment

The Sonics

Rose planète

La plus cinglante réponse américaine au British Boom revient après un demi-siècle d’absence. uarante-huit ans séparent donc la parution de ce nouvel album de celle de son prédécesseur Introducing The Sonics. A l’annonce de cette résurrection incongrue, une perplexité fondée donnait envie de fuir. Et pourtant, mesurée au sismographe, la dignité de ce This Is The Sonics s’avère beaucoup plus pertinente que, par exemple, celle du bien nommé Ready to Die des Stooges en 2013. Bien sûr, la voix de Gerrie Roslie s’est patinée, mais garde les accents des Strychnine ou Have Love Will Travel d’époque. L’entendre hurler en ouverture d’un radical Living in Chaos est même assez confondant. Et ce n’est pas la guitare d’Andy Parypa, matrice à elle seule de toute l’arrogance punk, qui dément la crédibilité des retrouvailles. Elle griffe et mord comme jadis, comme pour rappeler son legs à toute la généalogie garage. Complétés par le fidèle multiinstrumentiste Rob Lind et les légitimes Freddie Dennis, bassiste des Kingsmen, et Dusty Watson, batteur de Dick Dale, les vieux de la vieille étonnent, bousculent Chuck Berry ou Bo Diddley (You Can’t Judge a Book by the Cover), mouchent le psychédélisme sauvage, comme si les ponts du rock’n’roll n’avaient quasiment pas vu passer une goutte en six décennies. Produits dans leur fief de Seattle par Jim Diamond (White Stripes, Dirtbombs), leurs Bad Betty ou Spend the Night, voire cette version électrocutée du I Don’t Need No Doctor de Ray Charles, sont à la fois d’épatantes madeleines et de sympathiques regains sans une once de ridicule. Rare. Jean-Luc Manet

Kwaidan Records

Troisième album d’un Français à part, sous influence panoramique. Photographe professionnel, Nicolas Comment a ouvert son ban musical grâce, entre autres, à une rencontre avec Rodolphe Burger. Le résultat, Est-ce l’Est ?, parut en 2008, et on évoquait déjà Melody Nelson. Rose planète, troisième effort, qualifié d’album rose pour adultes, et donc à écouter par le trou de la serrure, est servi par la peintre d’images Mïrka Lugosi et le photographe Gilles Berquet, fortement inspiré par le fétichisme. Il bat de nouveau le rappel de Gainsbourg, mais aussi de Jean-Claude Vannier, Michel Colombier, Manset ou Christophe (que le chanteur a rencontré lors d’une résidence d’artiste à Tanger), et tente de cerner l’érotisme comme une singularité, en une galerie d’icônes (Bardot, Garbo) ou d’amies. Milo McMullen, actrice et bassiste, traverse ainsi ces douze chansons à la gloire d’une héroïne récurrente : Sexie. Le tout servi par des cordes soyeuses, des chœurs faussement angéliques, une voix (plus qu’un chant) imperturbable et grave, et des claviers élégiaques. Le disque troublant de l’année. C. L.

This Is The Sonics Revox Records

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concert le 2 août au Binic Folks Blues Festival soundcloud.com/the-sonics

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Pauline Drand Finaliste du radio crochet de France Inter, cette Parisienne adepte de mélo-trips capture l’élégance de la chanson française et la lumière folk d’outre-Atlantique. ébutant sa carrière en solo avec un sac plein de références anglophones et câlines (Cat Power, Laura Marling), cette multi-instrumentiste (piano, guitare, chant) séjourne brièvement à Beyrouth où elle tourne un premier clip, A Place to Stay, qui reçoit un succès local, puis enchaîne des dates européennes. Depuis deux ans, Pauline redécouvre le répertoire tricolore, s’abreuvant des disques de Françoiz Breut et de Bertrand Belin. Elle s’émancipe alors de ses diktats adolescents et met bout à bout de petites touches de couleur et de vie, à l’encre sur le papier et en français dans le texte. Loin de bouder son anglomanie, elle vient de sortir son premier double ep, “comme une photo à un moment donné” . Elle y aborde l’enfance (Emilie sait, Aux jours de juillet), des images rimbaldiennes de Paris (Pont Neuf), des visions animales et sauvages (Des faons et du vent, Horses et Animal – avec le chanteur portugais Tiago Saga) et des amours égarées. Sur la pochette, ce sont une quinzaine de portraits au Photomaton, soit autant de facettes de Pauline que l’on découvre sur ce premier disque. De sa palette folk à des rock brûlés et rageurs, elle badigeonne un sfumato sur ses compositions, et ce brouillard mélancolique qu’elle manie habilement nous mène tout droit vers son cœur.

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Abigaïl Aïnouz

Bassekou Kouyaté & Ngoni Ba Ba Power Glitterbeat/Differ-ant

Moment d’apaisement dans le chaos malien. Petit génie du n’goni (instrument à cordes typiquement malien, quelque part entre le luth et le banjo), Bassekou Kouyaté a conquis maintes oreilles à travers le monde grâce à sa musique faisant ardemment rimer Afrique et électrique, tradition et innovation. Conçu comme d’habitude avec Ngoni Ba (son groupe attitré, composé de membres de sa famille), rejoint ici par divers invités tels que Jon Hassell, Samba Touré ou Chris Brokaw, Ba Power est son quatrième album – et le premier à paraître sur le très recommandable label allemand Glitterbeat. Plus apaisé et léger que le précédent (enregistré en plein coup d’Etat au Mali), il est peut-être un peu moins intense. Il porte néanmoins très bien son titre – qui peut se traduire par “la puissance du groupe” – et procède d’une belle dynamique collective, irriguée par une ferveur très communicative, particulièrement palpable sur Siran Fen, Waati et Fama Magni. Jérôme Provençal

Yoshi Omori (détail)

la découverte du lab

Séverin Pignol

Kool Shen et JoeyStarr, (NTM), à la fin des années 80

livres Rap français  de Mehdi Maizi Le Mot et le reste, 232 pages, 21 €

Regarde ta jeunesse dans les yeux de Vincent Piolet Le Mot et le reste, 362 pages, 25 €

Deux ouvrages fouillés célèbrent le hip-hop made in France. aisir le global ou préférer le détail : c’est la question que pose la parution simultanée de deux ouvrages consacrés au rap français. Le premier, de Mehdi Maizi, journaliste du site abcdrduson.com, surplombe l’histoire du rap français à travers cent chroniques de disques ; le second, œuvre curieuse de Vincent Piolet, spécialiste de la géopolitique financière, passe au crible l’apparition du rap en France durant la décennie 1980. Si la liste des productions retenues par Mehdi semble évidente, l’intérêt de son texte est qu’il relève pour chaque album les lignes qu’il a fait bouger – flow, langage, texte ou production –, inscrivant chacun dans une évolution globale. Vincent Piolet, lui, ne se concentre que sur les années 80, passant cette période – qui n’a jamais été analysée sérieusement – au crible d’une documentation fouillée, sa principale force étant de donner la parole à des acteurs dont l’histoire n’a pas retenu le nom, mais qui ont vécu la même chose que les MC ou danseurs devenus célèbres par la suite (coucou JoeyStarr !). Deux salles, deux ambiances, et une foule d’anecdotes sidérantes.

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concerts le 16 mai à Aulnay-sous-Bois, le 20 à Paris (New Morning) bassekoukouyate.com

concerts le 13 mai à Paris (studio 105 de France Inter), le 18 à Paris (Pop In) en écoute sur lesinrockslab.com/paulinedrand

John Bosch

retrouvez toutes les découvertes sur lesinrockslab.com

Thomas Blondeau lemotetlereste.com

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dès cette semaine nouvelles locations en location retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

The Strokes, James Blake, Alt-J, Jungle, Mac DeMarco, Patti Smith, Baxter Dury, Shabazz Palaces, Sleaford Mods, Tyler, The Creator,

sélection Inrocks/Fnac Ghostface Killah & Badbadnotgood à Paris La légende du Wu-Tang Clan, Ghostface Killah, se produira ce samedi 16 mai à Paris, accompagné des Canadiens de Badbadnotgood : au programme, flow impétueux et instrumentaux jazzy, tout cela à la Villette.

Ariel Pink, Pharmakon… SBTRKT 18/7 Carhaix The Soft Moon 28/5 Nantes, 2/6 Toulouse, 3/6 Paris, Maroquinerie, 4/6 Metz Festival Sonar du 18 au 20/6 à Barcelone, avec Autechre, A$AP Rocky, Voices From The Lake, Daniel Avery, Die Antwoord, FKA Twigs, The Chemical Brothers, Jamie xx, Laurent Garnier, Rone…

sélection Inrocks/Fnac Festival Nuits sonores à Lyon Les amateurs de musiques électroniques se retrouveront à Lyon, de mercredi à dimanche, autour du grand rassemblement des Nuits sonores. De Marcel Dettmann à Ben Klock, en passant par The Orb ou Carl Craig, le festivalier aura de quoi satisfaire sa soif de beats concassés et de bpm échevelés. A noter que le festival choisit encore une fois de se concentrer sur une ville qui compte dans l’actualité culturelle. Après New York, Tokyo, Bruxelles, Manchester, c’est maintenant au tour de Varsovie de s’y coller.

Ride 27/5 Paris, Olympia

avec Caribou, Thee Oh Sees, Thurston Moore, Swans, Ariel Pink, Sun Kil Moon, The Soft Moon, Interpol, Dan Deacon…

Festival This Is Not a Love Song du 29 au 31/5, à Nîmes,

Tyler, The Creator 26/5 Paris, Trianon

Villette Sonique Festival du 21 au 27/5 à Paris, avec Thee Oh Sees, Sun Kil Moon, Battles, The Black Angels, Cabaret Voltaire, Shamir, Chocolat…

aftershow

Marc Festinger

Booba 26/11 Montpellier, 27/11 Talence, 28/11 SaintHerblain, 4/12 Metz, 5/12 Paris, Bercy (POPB), 26/1 Lyon, 30/1 Lille Festival Cabaret Vert du 20 au 23/8 à CharlevilleMézières, avec Paul Kalkbrenner, The Chemical Brothers, Etienne Daho, Tyler The Creator, Jungle, Rone, Benjamin Clementine… Nick Cave 18/5 Paris, Grand Rex Delta Festival 27/6 Marseille, avec Milk & Sugar, Blonde, Gush, Faul, Kristian Nairn (Hodor), Mozambo, Lost Frequencies, Ninetoes Foxygen 18/5 Reims, 1/6 Paris, Machine, 3/6 Bordeaux Garbage 7/11 Paris, Zénith Heartbeats Festival du 5 au 6/6 Port Fluvial d’Halluin (Lille), avec Caribou, Metronomy, Ibeyi, Deus, Anna Calvi, Rocky... Joke 15/5 Paris, Grande Halle de la Villette The Limiñanas 21/5 Paris, Boule Noire Jean-Louis Murat 20/6 ClermontFerrand Festival Ferme électrique les 3 et 4/7 à Tournan-en-Brie, avec Aquaserge, Chassol, Ropoporose, The Telescopes, Pierre & Bastien, Ventre De Biche…

Paris International Festival of Psychedelic Music du 1er au 5/7 à Paris, avec The Horrors, Clinic, King Gizzard & The Lizard Wizard, Jessica93, The Feeling Of Love, Dorian Pimpernel, Rendez Vous… Festival Pause Guitare du 9 au 12/7 à Albi, avec Bob Dylan, Etienne Daho, Charlie Winston, Cali, Asaf Avidan, Status Quo… Festival Primavera Sound du 27/5 au 30/5 à Barcelone, avec Orchestral Manoeuvres In The Dark,

Jason Lytle, Troy Von Balthazar & The Color Bars Experience le 2 mai à Paris (Maison de la Radio) C’est le concert-hommage de l’année : Jason Lytle (Grandaddy), Troy Von Balthazar (Chokebore) et une dizaine de musiciens classiques célèbrent le dernier album d’Elliott Smith, le magnifique Figure 8. En attendant une tournée en décembre, la troupe (sans Ken Stringfellow, parti rejoindre la tournée des Posies) a répondu à l’appel de l’émission Label Pop pour interpréter ce projet en public dans le studio des regrettées Black Sessions. L’orchestre restitue à merveille ce mélange d’élégance et de délicatesse qui a propulsé l’album au firmament de la pop. Les deux chanteurs n’ont pas été choisis au hasard : ils ont côtoyé de près le songwriter et partagent la même sensibilité écorchée. Jason Lytle commence avec Color Bars, Pretty Mary K et le chef-d’œuvre Son of Sam – une première salve qui nous laisse bouche bée. Troy Von Balthazar prend le relais, en gardant le niveau toujours au sommet, notamment sur Junk Bond Trader. Tous les deux partagent la scène sur Can’t Make a Sound, où l’émotion monte en puissance jusqu’à une explosion de cordes et de riffs. En rappel, Jason Lytle s’évade de Figure 8 pour reprendre le bouleversant Between the Bars, parfait crépuscule à une soirée éblouissante, à réécouter sur le site de France Musique. Noémie Lecoq 13.05.2015 les inrockuptibles 87

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Carl Van Vechten/Library of Congress

James Baldwin, septembre 1955

retour à Baldwin Après les émeutes de Baltimore, les écrits de James Baldwin résonnent d’une étrange actualité. Deux inédits nous aident à décrypter les tensions raciales toujours prégnantes aux Etats-Unis.

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l’heure où des crimes raciaux perpétrés par la police secouent les Etats-Unis avec une régularité sinistre, deux livres inédits de James Baldwin sortent en France, jetant une lumière crue, venue de loin (les années 60), sur le présent. On doit à Toni Morrison l’excellent choix éditorial de Retour dans l’œil du cyclone, collection d’essais publiés en anglais dans différents journaux et revues entre 1960 et 1985. Ils viennent bouleverser l’image quelque

peu figée, statufiée de Baldwin en grand écrivain des causes noire et gay notamment, qui inspira toute une génération d’écrivains outre-Atlantique. Dans un reportage de 1964 dans le “territoire occupé” d’Harlem, l’auteur de La Prochaine Fois, le feu enquête sur un représentant de commerce tabassé par des policiers pour s’être interposé entre eux et des enfants. L’homme y perdit un œil et fut accusé par les forces de l’ordre de crimes imaginaires. D’hier à aujourd’hui, les mêmes abus et pathologies se répètent.

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malgré l’originalité de sa pensée, Baldwin se définit comme un romancier et non comme un intellectuel engagé

Baldwin décrit des “policiers étonnamment ignorants” qui ont “peur de nous”, tout en rappelant que la responsabilité incombe à tous, dans “un pays qui commet la très grave erreur d’assimiler ignorance et simplicité”. Retour dans l’œil du cyclone, donc, comme le suggère le titre : il faut revenir à Baldwin si l’on veut comprendre les drames qui déchirent les Etats-Unis depuis deux siècles, dans toute leur complexité et leurs paradoxes. Non seulement les raisons profondes qui expliquent pourquoi des Noirs sont toujours descendus par des flics blancs mais aussi ces stéréotypes qui nourrissent, aujourd’hui encore, l’inconscient collectif américain. Qu’il s’agisse des rapports entre AfroAméricains et Juifs (“les Noirs sont antisémites parce qu’ils sont anti-Blancs”), de l’éducation (“Il est quasiment impossible de devenir une personne instruite dans un pays si méfiant vis-à-vis de l’indépendance d’esprit”) ou encore de l’idéal de la masculinité outre-Atlantique (un texte extraordinaire sur le caractère androgyne de l’homme anticipe, avec trente ans d’avance, les gender studies les plus récentes). Baldwin évoque l’émerveillement de sa rencontre avec Martin Luther King Jr., malgré leurs différences de point de vue (ce que MLK Jr. appelle “la communauté”, lui le conçoit comme “l’accomplissement de la nation ou, plus simplement et plus cruellement, comme le passage à l’âge adulte de ce pays dangereusement adolescent”). Le livre pose alors une question majeure : cinquante ans après l’assassinat du pasteur noir, que reste-t-il du rêve qu’il promettait à la nation ? “Jimmy”, comme aime à le surnommer Alain Mabanckou dans le texte qu’il lui consacra, serait sans doute peu surpris que Baltimore soit à feu et à sang. Il avait l’intelligence et la lucidité de ces esprits hors du commun, qui ne se font jamais trop d’illusions. Il faut passer vite sur certains textes, qui ont une valeur surtout historique (ce qu’ils dénoncent est parfois dépassé, et c’est tant mieux). Le reste est brillant, lumineux. Ainsi du problème des leaders noirs, ce “fossé qui sépare actuellement, écrit-il en 1964, de manière inquiétante et grandissante, d’un côté ce que nous devons désormais appeler le leadership officiel et, de l’autre, les

jeunes gens”. Comment ne pas songer à l’échec d’Obama, rattrapé aujourd’hui par la question raciale ? En Floride, le recteur noir de l’université n’est “pas content de me voir, car lui et ses supporters espéraient que le problème dans son ensemble finirait par disparaître”. On suit aussi les mésaventures de son installation à Paris dans les années 70, de l’enthousiasme des débuts au désenchantement. La France ne voit pas toujours d’un bon œil ces Américains de la diaspora, que l’on considère avec mépris comme de “grands enfants”. Plus grave, le sort réservé aux Algériens à l’époque lui rappelle sa situation de “nigger” en Amérique. Malgré l’originalité de sa pensée, Baldwin se définit comme un romancier et non comme un intellectuel engagé, citant même sa dette formelle vis-à-vis d’Henry James. L’édition revue et augmentée de Chassés de la lumière, publié à l’origine en 1972, montre tout le talent d’un écrivain qui cherche, avec rigueur et humilité, la vérité dans les moindres détails. Récit de la misère au quotidien de son enfance, le livre incarne cette “décence ordinaire”, “sens moral inné” qui, selon George Orwell, incite les gens simples à bien agir. Il propose aussi un passage inédit magnifique sur Hollywood, qui le met mal à l’aise par son clinquant – “Il faut posséder la richesse de pinceau d’un Picasso, la rage de Goya, la folie de Dostoïevski et l’assurance démente de Napoléon pour décrire Hollywood”, note-t-il. Mais le plus bouleversant reste la façon dont Baldwin se décrit lui-même, dans une forme d’autofiction qui fait songer au Michel Leiris de L’Age d’homme. Au fil des pages se dessine ainsi le portrait d’un homme tourmenté, haïssant son corps, qui entretient une “relation difficile, mais mystérieusement indispensable avec l’angoisse”. Un homme dont l’honnêteté, aussi implacable à son propre sujet qu’à celle des autres, force l’admiration. Yann Perreau Retour dans l’œil du cyclone (Christian Bourgois), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Borraz, 256 pages, 18 € Chassés de la lumière (Ypsilon), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Magali Berger, postface de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, 232 pages, 17 € 13.05.2015 les inrockuptibles 89

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Zakhar Prilepine Une fille nommée Aglaé

D’amour et d’eau fraîche d’Isabelle Czajka (2010)

Actes Sud, traduit du russe par Joëlle Dublanchet, 368 p., 23 €

la vraie vie des adultes A travers les errances d’une jeune femme qui vient de perdre sa mère, l’Espagnole Milena Busquets explore le temps trouble du deuil dans un roman étonnamment sensuel.

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uand devient-on adulte ? Blanca a 40 ans, deux enfants, des amants, tous les pseudooripeaux de cet âge adulte aux contours flous, et pourtant elle a l’impression d’être une “imposture”, une éternelle gamine immature : “Tous mes efforts pour quitter la cour de récréation sont des échecs retentissants.” La mort de sa mère vient sonner la fin de la récré, même si Blanca tente de jouer les prolongations. Le jour de l’enterrement, elle aperçoit un bel inconnu et se demande “quel est le protocole à suivre pour draguer dans un cimetière”. Puis elle décide de passer l’été à Cadaqués, dans la maison de sa mère, avec ses fils, ses amies, ses ex et son amant du moment, un homme marié. Dans ce joyeux bordel écrasé de soleil, Blanca s’abandonne, s’étourdit d’alcool et d’herbe, passe avec nonchalance d’un corps à l’autre : “Le contraire de la mort, ce n’est pas la vie, c’est le sexe.”

Ecartelée entre ses souvenirs et ses désirs, elle fait l’amour pour oublier et étouffer le “hurlement” en elle, concrétion de chagrin, de révolte et de colère. Le temps du deuil, ce moment suspendu entre le monde des morts et “la terre des vivants”, la romancière espagnole Milena Busquets, 43 ans, en restitue la nébulosité avec une impressionnante justesse. Sans doute parce qu’elle a écrit ce livre, son deuxième, peu de temps après la disparition de sa propre mère, l’écrivaine et éditrice Esther Tusquets. Le roman prend la forme d’une longue adresse à la défunte, mère envahissante, fantasque, “mélange de sorcière moqueuse et de fée pataude”. S’y mêlent des reproches et des regrets, mais qui sont autant de mots d’amour. Un amour contrarié, difficile, mais de l’amour. Ça aussi, ça passera n’a ni l’emphase larmoyante du Livre de ma mère d’Albert Cohen, ni l’aspect clinique d’Une mort très douce de Simone de Beauvoir, deux classiques du genre “lettre à la mère”. L’écriture crue, charnelle, de Milena Busquets ne s’embarrasse pas de voile pudique pour dire des sentiments violents et ambigus, évoquer la perte dans toute sa vérité. Celle qui nous fait douloureusement devenir un peu plus adultes. Elisabeth Philippe Ça aussi, ça passera (Gallimard), traduit de l’espagnol par Robert Amutio, 192 pages, 17 €

Virée dans le chaos postsoviétique : un recueil de nouvelles brutes et désenchantées. Mieux vaut lire les textes de Zakhar Prilepine à jeun. Imbibés d’alcool et de violence, ils font autant d’effet qu’une cuite. Une ivresse triste et sale, parfois comique, dont on sort assommé, à l’instar des antihéros défaits qui peuplent les livres de l’auteur de Pathologies et Des chaussures pleines de vodka chaude. Ancien des guerres de Tchétchénie, proche de Limonov et hostile à Poutine, l’écrivain de 40 ans donne à nouveau à voir une Russie postsoviétique à l’interminable gueule de bois dans Une fille nommée Aglaé. Les sept nouvelles réunies dans ce recueil empruntent autant à Gogol qu’à Dostoïevski. Accusé à tort d’un meurtre, Novikov, le jeune libraire de “L’Interrogatoire”, rappelle ainsi Raskolnikov dans Crime et châtiment. De la campagne profonde coupée de Moscou (“Le Petit Vitia”) aux provinces grises et glauques, Prilepine peint un pays en déshérence dans lequel déambulent des paumés : un rockeur déchu et camé (“Le Brancard”), un soldat déboussolé en pleine “opération de ratissage” (“Mon père”), des jeunes flics qui cassent du mafieux dans les boîtes de nuit pendant les années Eltsine (“Une fille nommée Aglaé”). Pour ces orphelins de l’idéologie communiste, seule la figure du père incarne encore un semblant d’espoir. Zakhar Prilepine sonne le glas de l’homme rouge et des illusions perdues de l’URSS à coups de mots bruts, lucides ou tendres. Un shot de désenchantement. E. P.

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signé tante Jane Les lettres mi-tendres, mi-vachardes de la grande Jane Austen à ses nièces. Un prolongement attachant de son univers romanesque. a chère Fanny, tu es inimitable, A Anna, primo-romancière en quête irrésistible. Tu es le délice de ma de reconnaissance, elle formule mille vie. Quelles lettres si divertissantes remarques sur son manuscrit, se montrant m’as-tu envoyées ces derniers élogieuse (“tes 48 pages se sont avérées temps !” Morte à 41 ans, célibataire et sans une lecture fort respectable et fort copieuse”) enfant, Jane Austen a tenu auprès de ses et parfois super bitchy, attaquant un “récit nièces le rôle d’aînée et de conseillère, un peu flottant” coupable de “plagiat” de parente attentionnée. Elle leur a écrit, d’Orgueil et préjugés… en marge de la rédaction d’Emma, son Austen exerce un fort pouvoir dernier roman. La plus âgée, Anna, rêve de fascination sur ses nièces. Cela lui de gloire littéraire et de marcher dans donne une place enviable et un peu les pas de sa tante ; la seconde, Fanny, dangereuse : celle de démiurge de leur vie. ne pense qu’à l’amour ; la troisième Sa correspondance est pleine de recettes est une enfant de 9 ans, Caroline, surtout romanesques et d’acuité psychologique ; préoccupée par sa poupée de cire. pleine de reconnaissance, aussi, envers ces Austen se montre, dans ces lettres, jeunes parentes qui rappellent les “bandes tendre et enjouée. On n’y trouve nulle trace de filles” si glorieuses de ses propres d’ironie : ces marques de double discours, livres. A Fanny : “Je sens que ta délicieuse présentes dans ses romans, sont ici tournure d’esprit se verra atrophiée gommées au profit d’une bienveillance par les affections conjugales & maternelles, prosaïque et filiale. Pourtant, Jane Austen alors je te haïrai.” Emily Barnett ne cesse d’y être un écrivain : ses lettres poursuivent l’exploration de la tension, Du fond de mon cœur (Finitude), traduit inépuisable, entre “raison” et “sentiment”, de l’anglais par Marie Dupin, passion et conventions sociales. 176 pages, 16,50 € C’est ainsi que cette “tante affectionnée” recommande à Fanny de laisser sa chance à un prétendant, au regard de toutes ses qualités, tout en fuyant, à terme, “la souffrance d’être liée sans amour”.

Amour fou de Jessica Hausner (2014)

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un village américain Le feuilleton Peyton Place a bercé notre enfance. A l’origine, un livre culte publié en 1956, chronique acide d’une bourgade américaine, ayant notamment inspiré Twin Peaks. Redécouverte de Grace Metalious, romancière majeure morte prématurément en 1964. eyton Place est L’engouement pour Peyton de la ville moyenne votant d’abord connue aux Place, best-seller vendu républicain, toile de fond de Etats-Unis en tant à 10 millions d’exemplaires multiples intrigues, que série télévisée depuis sa parution en 1956, amoureuses et familiales, . à succès des années 60, s’explique par son portrait On croise un médécin ancêtre de Dallas ou Dynastie. corrosif de l’Amérique au grand cœur, Entre 1964 et 1969, le public d’après-guerre, ankylosée une enseignante autoritaire, américain a suivi les passions par son puritanisme, un riche héritier, un père et les secrets d’une ses conventions et surtout alcoolique… Tous gravitent petite ville de la Nouvelleses clivages sociaux. autour d’une veuve et Angleterre avec, dans Metalious met en scène de sa fille, Allison MacKenzie, l’un des rôles principaux, les habitants de Peyton adolescente mal dans la jeune et gracile Mia Place, bourgade proprette sa peau, à la réputation Farrow, actrice débutante et a priori sans histoires. de “bâtarde”, et sa meilleure de 19 ans. Deux adaptations Sauf que la ville est coupée amie, jolie fille pauvre sur grand écran existent en deux, entre les riches mais populaire. également : Les Plaisirs et les pauvres, bientôt A travers le portrait de l’enfer, avec Lana Turner expulsés de leur quartier d’Allison, ronde et un peu (1957), et Les lauriers sont “aussi malsain qu’un marécage nerd, toujours à l’écart, coupés (1961), inspiré africain”, dixit l’élite locale l’auteur fait part de son de la suite de son roman entre deux parties de poker. propre mal-être – elle culte imaginée par La violence de classe qui sombra très tôt dans Grace Metalious en 1959, est centrale dans Peyton l’alcoolisme pour mourir Return to Peyton Place. Place, sorte de radiographie à 39 ans d’une cirrhose.

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la 4e dimension Jonathan Coe et Russell Banks voyagent Belle affiche pour le festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo : Jonathan Coe, Eleanor Catton, Patrick Deville, Lola Lafon. Une 25e édition en résonance avec les attentats de janvier. On sera curieux d’entendre Russell Banks ou Taiye Selasi, signataires de la lettre contre le prix remis à Charlie Hebdo par le PEN. du 23 au 25 mai, etonnants-voyageurs.com

ABC

Mia Farrow dans Peyton Place

L’héroïne n’a que 13 ans, mais le roman rend compte de sa lucidité, qui allie une sensibilité extrême à un désespoir conscient, presque résigné : “Elle serait contrainte de végéter dans une société où, seule, elle se signalerait par des étrangetés, où elle serait seule différente des autres.” En fait, rien à voir avec le soap opera populaire de la télévision. Peyton Place ausculte les pulsions et l’inconscient de ses personnages, comme l’a fait David Lynch dans Twin Peaks. Une autre série culte inspirée du livre de Grace Metalious. On y retrouve la même topographie urbaine, les rapports de classes, le conflit entre jeunes et adultes, mais aussi le thème de la relation triangulaire et des amours adolescentes. Lynch a poussé ces logiques narratives à leur paroxysme, sondant leurs accointances avec la folie et la mort, à travers le destin tragique de Laura Palmer. Peyton Place offre une plongée dans la matrice de la fiction américaine : celle qui a ouvert la voie aux séries prime time et au génie lynchien. Emily Barnett Peyton Place (Presses de la cité), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Muray, 224 pages, 22 €

Art Spiegelman banni de Russie Barthes de l’intérieur Chantal Thomas nous plonge dans le séminaire de Roland Barthes, avec un livre très intime sur ce que lui a apporté la fréquentation de l’auteur des Mythologies. Pour Roland Barthes sortira le 21 mai, au Seuil

Mark Twain inédit Parution le 10 septembre de L’Amérique d’un écrivain (Tristram), volet central de l’autobiographie de Mark Twain, l’auteur des Aventures de Huckleberry Finn et figure majeure des lettres US : 850 pages inédites dictées “depuis la tombe”.

Tristement absurde. Plusieurs librairies russes ont retiré de la vente Maus, la BD culte de Spiegelman sur la Shoah, par crainte d’être accusées de propagande pronazie par le gouvernement. En cause : la croix gammée sur la couverture, jugée inappropriée à l’heure du 70e anniversaire de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne.

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Lucas Varela Le Jour le plus long du futur Delcourt, 112 pages, 14,95 €

Entièrement muette, une farce tragique sur l’affrontement de deux grandes firmes commerciales. Dans une ville futuriste, sorte de Metropolis dépoussiérée, deux entreprises mercantiles s’affrontent pour régner. Chaque camp complote dans son coin pour anéantir l’autre. Un tranquille employé de bureau, un alien détenteur d’une valisearme de destruction redoutable et un robot tueur perturbé par des insectes seront à la fois les jouets de la machination et les grains de sable qui feront dérailler le mécanisme. Après sa relecture délirante de Paolo Pinocchio (2012) ou encore Diagnostics (2013), où il mettait en scène avec Diego Agrimbau des pathologies psychiatriques façon La Quatrième Dimension, l’auteur argentin Lucas Varela invente encore un nouvel univers étrange et prenant. Entièrement muette, cette farce tragique fait penser à Chris Ware pour la précision maniaque, Joe Daly pour les personnages expressifs dessinés d’un trait clair et Jim Woodring pour la fluidité avec laquelle l’auteur mène un récit sans paroles – et Lucas Varela est suffisamment doué pour que tout cela paraisse convaincant. A.-C. N.

la vie de Château Durant un an, Mathieu Sapin a joué au petit reporter dans les coulisses du palais de l’Elysée. Il en tire un récit où son regard singulier et son sens du détail font merveille.

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epuis son album sur le tournage du film de Joann Sfar, Gainsbourg, vie héroïque, Mathieu Sapin a pris goût au reportage BD. Et après avoir croqué les coulisses de Libération puis celles de la campagne présidentielle de François Hollande, raconter l’Elysée de l’intérieur lui apparaissait comme une suite logique. Entre juillet 2013 et juin 2014, il a donc endossé son costume de petit reporter (mocassins et costume Lycra, précise-t-il). Bénéficiant d’un statut à part – ni journaliste, ni portraitiste officiel, ni simple visiteur – et armé de son air le plus inoffensif, Mathieu Sapin s’est fondu dans le décor et s’est faufilé dans tout le Château. Alors qu’à l’origine il souhaitait uniquement parler du lieu, il a fini par se glisser dans des rendez-vous officiels et voyages d’Etat. Avec son œil doué pour repérer les détails tordus, son humour pince-sans-rire, sa fausse naïveté, et sans jamais prendre parti, Mathieu Sapin relève les petites particularités du protocole, les paniques de dernière minute, le jargon, les codes à respecter, et décrit la vie à l’Elysée dans toute sa théâtralité, sa dramaturgie. On assiste ainsi à des ballets chorégraphiés – la préparation des réceptions du président chinois et de la reine d’Angleterre –, à des cérémonies minutées. On fait des rencontres inhabituelles, comme le commandant militaire de l’Elysée, qui entraîne Mathieu à la manipulation du sabre dans un dojo dissimulé en sous-sol, ou encore

un membre des services de sécurité, qui explique que Hollande “en a rien à foutre” de la valise de protection en kevlar. Mathieu Sapin dresse un portrait en creux du Président, n’évoquant que ce qu’il voit et n’entrant donc pas dans les détails de sa vie privée ou de la politique du pays. Il vit souvent les événements – l’arrivée de Manuel Valls comme Premier ministre par exemple – au milieu des journalistes politiques, dont il tire un portrait particulièrement acide. Alors qu’il admet se laisser parfois prendre au jeu comme eux (un déplacement surprise et il n’était pas au courant ? catastrophe !), il n’hésite pas à les égratigner, montrant leur omniprésence, leurs excitations parfois futiles, leurs sarcasmes, leur avidité de confidences de la part des collaborateurs. Courts chapitres dynamiques, personnages plus vrais que nature, jolies astuces de mise en scène (les soporifiques vœux du Président au personnel illustrés par une visite des œuvres d’art de l’Elysée), Le Château est une plongée rythmée et vivante dans les arcanes compassés et complexes du pouvoir, et un digne pendant élyséen à Quai d’Orsay. Anne-Claire Norot Le Château – Une année dans les coulisses de l’Elysée (Dargaud), 134 pages, 19,99 €

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plaisir et confidences Isabelle Huppert et Louis Garrel brûlent littéralement les planches dans la reprise des Fausses Confidences de Marivaux par Luc Bondy : un hymne à l’amour mis en scène avec passion.

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uc Bondy nous l’avait annoncé lors des répétitions des Fausses Confidences de Marivaux, avant sa création en janvier 2014 : il n’aurait de cesse de s’opposer à la mécanique trop prévisible de son auteur, de contrarier le sentiment qu’avec cette pièce tout était joué d’avance. Sur le plateau, la démonstration dépasse de très loin l’exercice de style et tout, dans sa mise en scène, brille d’une rare intelligence comme de la plus subtile des émotions, qu’il s’agisse de sa lecture du texte, de la direction des acteurs ou d’une scénographie quasi magique qui, sous des lumières sensibles, inscrit la poétique chronique d’un chaos amoureux sans pareil au cœur des ors et des velours rouges de la salle de l’Odéon. Dans Les Fausses Confidences, son ultime pièce écrite en 1737, Marivaux démontre une nouvelle fois comment l’amour et l’irrépressible attirance qui font s’unir deux êtres peuvent sans coup férir s’affranchir du qu’en-dira-t-on

de leur époque et, à quelques années de la Révolution, mettre à bas le monde d’une société bourgeoise qui pourrait prétendre avoir d’autres ambitions que de s’anoblir en se rapprochant par le mariage de l’aristocratie. Avec l’hypothèse de lancer un jeune homme désargenté (Louis Garrel) dans l’arène d’une famille de la riche bourgeoisie au prétexte qu’il est fou amoureux de la maîtresse de maison, la riche veuve Araminte (Isabelle Huppert), le voici qui mobilise l’inframonde des valets, tous plus roués les uns que les autres, pour ourdir un complot afin d’unir ces deux-là contre l’avis d’un clan mené à la baguette par une dame de fer, la mère d’Araminte (Bulle Ogier). Mais comment démonter un à un les rouages de cette mécanique d’horlogerie sans passer à côté de son sujet ? Amoureux impénitent de la vie, Luc Bondy, pour ce faire, ne s’accroche qu’à une seule vérité, celle de prendre pour argent comptant le coup de foudre qui, dès leur première rencontre, scelle les rapports secrets entre

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Louis Garrel et Isabelle Huppert

Pascal Victor/ArtComArt

une fabuleuse nef de fous où l’on marche à côté de ses pompes : on en sort par les fenêtres, on y rampe sur le sol, on s’y pâme de plaisir…

Louis Garrel et Isabelle Huppert. L’amour devient alors cette énergie tourbillonnante qui bouscule tous les principes, contamine sans faire le tri chacun des protagonistes, en plantant sa graine de folie dans le comportement des personnages. C’est Marton, la servante, qui annonce la couleur : “En vérité, tout ceci a l’air d’un songe.” Et c’est ce songe quasi surréaliste qui, à la manière d’une hallucination collective, entraîne chacun à sortir de ses gonds. Dans un décor qui se construit et se déconstruit sans cesse, comme si les murs de la demeure eux-mêmes étaient gagnés par cette fièvre qui chez les humains fait chavirer les cœurs, la maison d’Araminte se transforme peu à peu en une fabuleuse nef de fous où l’on marche à côté de ses pompes : on en sort par les fenêtres, on y rampe sur le sol, on s’y pâme de plaisir, on s’y évanouit d’effarement, on s’y jette au visage ses quatre vérités, tandis que dans leur face-à-face les amoureux qui n’osent se déclarer sont les seuls à savoir que ce champ de bataille où plus

rien ne subsiste sera à terme le creuset de leur passion victorieuse. Chacun à sa manière le vit dans la sidération. Sublime, forcément sublime, Isabelle Huppert est celle qui nous entraîne dans ce rêve, elle qui ne touche plus terre et vacille si délicieusement dès le premier regard posé sur son futur amant, Louis Garrel, si juste, jusqu’au comique, dans le rôle du prétendant submergé par l’émotion d’oser désirer une femme inaccessible. En rogne du début à la fin, Bulle Ogier compose avec génie une irrésistible douairière contrariée cherchant jusqu’au bout à imposer son aristocrate poulain, le comte Dorimont (Jean-Pierre Malo), impeccable de dignité en dindon de la farce consentant. Côté valets, c’est un festival ! Dubois (Yves Jacques), stratège au petit pied, tire sans cesse sur son mégot avec la mèche au vent, en rivalité avec un Arlequin drolatique jusqu’à l’absurde, qui dévide le cahier de doléances de ses revendications, dignes d’une réunion des AA (rôle créé par Jean-Damien Barbin et repris par Fred Ulysse). Et que dire de Marton (Manon Combes), amoureuse éconduite et dupe au grand cœur qui sera la seule à faire les frais de cette idylle imparable. Autant dire que cette sidération à l’œuvre sur le plateau est communicative et que chaque spectateur se retrouve lui aussi gagné par le virus d’un spectacle qui se regarde, le corps tendu comme un arc, pour en jouir à chaque seconde. Démarrant toutes lumières allumées dans la salle, la pièce nous entraîne, via une cage de scène capable de se transformer en sombre nuit étoilée, vers une image finale où les amants, épuisés et séparés, semblent submergés par l’ampleur du travail accompli. Une fin ouverte qui, avec pudeur, se méfie des happy-ends et laisse à l’imaginaire de chacun le loisir de croire, ou pas, à leur béatitude dans ce champ de ruines enfin devenu un pays des rêves s’accordant à leurs désirs. Fabienne Arvers et Patrick Sourd Les Fausses Confidences de Marivaux, mise en scène Luc Bondy, avec Isabelle Huppert, Manon Combes, Louis Garrel, Yves Jacques, Sylvain Levitte, Jean-Pierre Malo, Bulle Ogier, Fred Ulysse, Bernard Verley, Georges Fatna, Arnaud Mattlinger, du 15 mai au 27 juin à l’OdéonThéâtre de l’Europe, Paris VIe, theatre-odeon.fr 13.05.2015 les inrockuptibles 95

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conte à rebours L’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou déploie son art du réalisme magique à Paris et à Londres dans des expositions ogresques.



’est une œuvre en forme de conte que Pascale Marthine Tayou déploie depuis les années 90. Comme telle, elle est peuplée de créatures merveilleuses qui surgissent sans prévenir du fin fond de forêts épaisses, des entrailles de la terre ou de mondes lointains. En termes d’exposition, cela se traduit déjà par la manière de disposer les œuvres à touche-touche : loin d’être nu et blanc, l’espace est saturé, les œuvres se bousculent et s’arrangent entre elles pour avoir leur place. A la Serpentine

quelque chose coince, ne passe pas et finit par former un gros bouchon. Du coup, ça dégorge

Sackler Gallery de Londres, certaines se retrouvent reléguées au piquet, dans un coin, d’autres rasent les murs (une gouttière blanche joue des coudes sur tout un mur blanc), et d’autres se collent au plafond. Une vraie chasse aux trésors qui fait du spectateur un chineur. Un immense poster mural offre d’ailleurs comme toile de fond l’image d’un marché camerounais avec ses échoppes bien garnies, la foule des passants piétinant une terre ocre et poussiéreuse, puis l’artiste en train de choisir de la vaisselle. L’arrière-plan et l’horizon de l’exposition restent donc le réel et la terre ferme. On dirait du réalisme magique. Cette manière d’embouteiller ses expositions se prolonge dans l’aspect noueux des

pièces. Elles font des nœuds, en effet, voire du boudin. A l’image de l’Africonda, un serpent très boudiné ou un long intestin fait de serviettes de plages enroulées, ou tel l’Octopus, une vague pieuvre tentaculaire faite de tubes de pompe à essence : quelque chose coince, ne passe pas et finit par former un gros bouchon. Du coup, c’est physique, ça dégorge. Quoi ? Allégoriquement, cet Octopus et cet Africonda, entre autres monstres sans visage, sont les spectres vengeurs de la surconsommation des énergies non renouvelables et du tourisme de masse. Comment alors faire passer la pilule, fluidifer le trafic, ce qui inclut le rapport entre les gens, entre le Nord et le Sud, puisque c’est là aussi

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faites vos jeux Avec des travaux radicalement opposés, les jeunes artistes Eva Barto et Lola Gonzàlez jouent cartes sur table. priori tout oppose les deux jeunes le plan de table initial, dans ce jeton jeté femmes réunies dans cette au sol et encore dans le bureau débarrassé exposition intitulée Présage. Mais de tous ses attributs traditionnels : que nous prédit au juste ce petit ordinateurs, chaises et tables de travail. show qui voit double ? D’abord qu’il se joue Lola Gonzàlez, elle, assume une autre là, dans l’écart entre l’œuvre conceptuelle, façon de jouer franc jeu. Avec un nouveau raide (dans le bon sens du terme) et film dont la fraîcheur et la crudité donnent à référencée d’Eva Barto, et celle vivante, lire sans filtre une génération, la sienne, et émouvante et parfois maladroite (toujours celle de la bande d’amis qui l’accompagne dans le bon sens du terme) de Lola dans tous ses projets. Avec son titre qui Gonzàlez, quelque chose comme un état rappelle la formule prophétique de la série des lieux. Celui d’un paysage artistique Games of Thrones, Winter Is Coming est dans la fleur de l’âge mais qui, loin de un objet ambigu : bercé par le soleil, la constituer un bloc monolithique, essaime musique et l’innocence mais tourmenté par quantité de voies possibles. Ensuite, que cette menace qui plane. Il met en scène cette nouvelle génération joue volontiers une petite troupe de jeunes gens assignés cartes sur table. à résidence pour une raison inconnue. Très littéralement chez Eva Barto qui met On sait seulement que tout cela devrait en partage sur un grand plateau certaines mal finir. Entre communion (en chansons) de ses lubies. “The Gamblers est une table et confessions (face à la caméra), la de négociation qui réunit neuf différentes communauté se disloque et se reforme. caractéristiques de mon travail, notamment Dans ses précédents films, les jeunes héros le rapport à la propriété intellectuelle, à la de Lola Gonzàlez endossaient les masques signature, au plagiat ainsi que le lien que de monstres culturels du XXe siècle, de Pasolini à Frida Kahlo en passant par je tente de produire avec les jeux de paris”, commente ainsi l’artiste qui a, entre autres, Fassbinder, ouvrant ainsi grand les portes d’un panthéon transgénérationnel. disposé sur sa “table de travail” une reproduction en format A4 de la revue Flash Cette fois-ci, ils revêtent les leurs, figeant leurs traits et leurs émotions derrière Art, dont les images ont été recadrées pour faire disparaître toute forme d’identification une représentation d’eux-mêmes. Les yeux (contenu, auteurs, légendes). Le reste de sa bien en face des trous. Claire Moulène proposition se joue dans les indices : sur les manches sérigraphiées de ses galeristes, Présage jusqu’au 6 juin, galerie Marcelle Alix, Paris XXe, marcellealix.com devenues complices, où a été dessiné

Vue de l’exposition Gri-Gri : Lianes métalliques, Fresque de charbon, Arbre de vie et Douces épines

un des axes du travail de l’artiste né au Cameroun, mais installé à Bruxelles ? En remettant l’arbre (la nature) au milieu de l’exposition pour y suspendre des fétiches africains, soufflés en cristal… comme les fétiches européens. Tayou inverse l’ordre des choses. Il redessine la généalogie de l’art. La branche africaine, pleine de “gris-gris”, faits de matériaux pauvres, titre de son exposition parisienne, à la VnH Gallery (qui ouvre dans les locaux de feu la galerie Yvon Lambert), y croise la préciosité baroque de l’art européen et crée des bifurcations.

Photo Claire Dorn, courtesy VnH Gallery, Paris, ADAGP, Paris, 2015

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Lola Gonzàlez, Winter Is Coming, 2014

Judicaël Lavrador

Courtesy de l’artiste et Marcelle Alix, Paris

Gri-Gri jusqu’au 20 juin, VnH Gallery, Paris IIIe, vnhgallery.com √ – Une proposition de Pascale Marthine Tayou jusqu’au 17 mai, galerie Olivier Robert, Paris IIIe, galerieolivierrobert.com Boomerang jusqu’au 17 mai, Serpentine Sackler Gallery, Londres, serpentinegalleries.org 13.05.2015 les inrockuptibles 97

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FLC/ADAGP

AChand igarh, en Inde, 1951

l’antre de l’architecte A l’occasion de l’exposition que Beaubourg lui consacre, retour sur l’œuvre ambivalente de Le Corbusier, bâtisseur clé de son siècle dont il repensa la manière d’habiter et de construire.

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’héritage de Le Corbusier semblait digéré par les générations successives d’architectes depuis sa mort il y a cinquante ans. Cette digestion génère pourtant du reflux. Comme si la reconnaissance de son génie autorisait aussi le procès de ses angles morts : le comble pour un architecte. L’exposition que le Centre Pompidou lui consacre jusqu’au 3 août, les nombreuses publications d’essais autour de son travail offrent l’occasion de revisiter le cadre ambivalent de son œuvre, fragilisée par son versant idéologique : l’architecte, analyse Xavier de Jarcy dans son livre implacable Le Corbusier – Un fascisme français, flirta avec le fascisme dans les années 20 et 30 en rêvant d’un monde régénéré, viril et machiniste, guidé par les principes de hiérarchie et d’autorité.

Si François Chaslin dans Un Corbusier relativise ce tropisme fasciste, la controverse agite les spécialistes depuis longtemps, par-delà ses choix esthétiques discutés, notamment son “désurbanisme inconscient” et le “caporalisme” de la fameuse Charte d’Athènes de 1933 (à l’origine des grands ensembles des Trente Glorieuses), que l’historien de l’architecture Michel Ragon stigmatisait dès 1971. Marcel Duchamp parlait même de lui comme “un cas de ménopause masculine précoce sublimé en coït mental”. André Malraux rappelait le jour de ses funérailles dans la Cour carrée du Louvre le 1er septembre 1965, à propos de l’hostilité qu’il rencontra, “qu’aucun n’a signifié avec une telle force la révolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a été si longtemps, si patiemment insulté”.

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“je suis assujetti aux choses visuelles” Le Corbusier

Et ajoutait : “La gloire trouve dans l’outrage son suprême éclat, et cette gloire-là s’adressait à une œuvre plus qu’à une personne, qui s’y prêtait peu.” Comment s’y retrouver alors lorsqu’on ne possède pas soi-même le ventre d’un architecte ? En le lisant, en l’écoutant, en observant ses bâtiments. C’est à partir de ces trois principes méthodiques que Juliette Cazanave a construit son documentaire diffusé sur Arte, Le Siècle de Le Corbusier, conçu à partir des mots exclusifs de l’architecte lui-même. Car l’homme aux lunettes rondes épaisses et aux cheveux méticuleusement gominés fut un vrai graphomane autant qu’un grand voyageur. Les quelque sept mille lettres écrites entre 1908 et 1965 à ses proches, sans compter ses carnets et ses journaux intimes, restent l’une de ses plus édifiantes réalisations : le signe d’une pensée toujours en éveil, en déploiement constant, qui avait besoin de la forme écrite pour donner sens à ses intuitions visuelles. “Je suis assujetti aux choses visuelles”, dit-il dans le film où résonnent sa voix et ses lettres lues, comme la marque essentielle de son héritage. Sans trop s’attarder sur ses penchants fascistes, mais sans les masquer non plus, le film progresse au fil de ses voyages qui inspirèrent sa créativité. Le Corbusier ne cessa de sillonner le monde, même si la Méditerranée et son cabanon de Roquebrune-Cap-Martin furent son antre privilégié. “Pendant un demi-siècle, c’est en train, en bateau, en zeppelin ou en avion qu’il l’a parcouru pour jeter ses idées et ses slogans, tracer ses plans de villes et dresser ses édifices”, rappelle Jean-Louis Cohen dans son livre Le Corbusier – La planète comme chantier. “Visuel impénitent”, comme il se définissait lui-même, Le Corbusier arpentait les rues et les places, son carnet à la main. Les images des montagnes suisses, où il bâtit, très jeune, sa première maison (à La Chaux-de-Fonds), des musées italiens, des monuments grecs, des campagnes indiennes, des faubourgs parisiens dessinent par leur effet de composition le cadre dans lequel il réinventa la pensée architecturale et urbanistique.

Dès 1923, il publie Vers une architecture, resté comme un livre de référence. Les points clés de son architecture nouvelle trouvent leur aboutissement formel dans la construction de la sublime Villa Savoye, à Poissy, en 1928 : les pilotis qui permettent la mise en place du plan libre ; la fenêtre en longueur qui s’insère de manière ininterrompue sur les façades ; le toit-jardin qui remplace les combles traditionnels ; le plan libre qui offre une totale liberté pour l’agencement intérieur ; la façade libre qui constitue une enveloppe indépendante de la structure. “Avec une caisse à savon, on fait un palais”, suggère-t-il, convaincu que son sens de la géométrie confère une dimension spirituelle à ses bâtiments. Sa Cité radieuse à Marseille (la maison du “fada”, selon un critique américain de l’époque), sa chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp (Haute-Saône), son immeuble Molitor à Paris, ses bâtiments publics à Chandigarh en Inde, où il trouva son principal client étatique de l’après-guerre, forment les traces encore intactes de cette spiritualité formelle, traversée par le goût des lignes géométriques pures, opposée au “bric-àbrac” de l’esprit ornemental de son époque. “On révolutionne en solutionnant, pas en révolutionnant”, disait-il aussi, comme si son statut de révolutionnaire souvent incompris se définissait à partir d’une ambition pratique issue de la modernité achevée : un fonctionnalisme associé aux nouvelles techniques de construction d’alors, le béton armé, les grandes surfaces vitrées, les huisseries métalliques… Comme le rappelle Juliette Cazanave dans son montage de mots habités et d’images hantées du Corbu en goguette face à la mer – où il disparut le 27 août 1965 –, le soleil, les espaces et les arbres définissaient son rêve d’harmonie : une harmonie qui selon lui avait “manqué à ce siècle”. Jean-Marie Durand Le Siècle de Le Corbusier documentaire de Juliette Cazanave, mercredi 13 mai, 23 h 30, Arte à lire Le Corbusier – La planète comme chantier de Jean-Louis Cohen (Textuel), 240 p., 35 € ; Le Corbusier – Un fascisme français de Xavier de Jarcy (Albin Michel), 286 p., 19 € ; Un Corbusier de François Chaslin (Seuil), 524 p., 24 € ; Le Corbusier – Une froide vision du monde de Marc Perelman (Michalon), 255 p., 19 € 13.05.2015 les inrockuptibles 99

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Christophe Abramowitz/Radio France

“si je ne comprends pas, je pars du principe que les auditeurs ne comprennent pas non plus”

l’éconoclaste Dans L’Economie en questions qu’elle anime depuis 1998 sur France Culture, Dominique Rousset défend le pluralisme de la pensée économique en orchestrant ses controverses en toute courtoisie.

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oumettre les lois de l’économie à un questionnement méthodique. Le pari programmatique de L’Economie en questions sur France Culture repose sur une idée fixe : ne jamais se laisser berner par le discours normatif de la science économique dominante. Pour Dominique Rousset, qui créa l’émission en 1998 avec l’économiste Jacques Généreux, engagé depuis au Front de gauche, les économistes ne sont intéressants qu’à partir du moment où leurs idées assument le risque de l’affrontement et de la discorde. Même si elle avoue ne pas rechercher le clash à tout prix, attachée qu’elle est “à la courtoisie et au respect”, elle sait que la vie économique échappe à tout unanimisme. Car il est impossible

de dépolitiser l’économie, contrairement à ce que veulent faire croire les vulgarisateurs habituels, pétris de leur “bon sens” ambigu, de François Lenglet à Marc Fiorentino. Pour cela, le cercle des économistes que Dominique Rousset convoque chaque semaine pour commenter l’actualité se divise et se fragmente à l’envi entre, d’un côté, les tenants de l’approche libérale (de Nicolas Baverez à David Thesmar…) et de l’autre, le front critique, proche d’Attac ou des Economistes atterrés (de Benjamin Coriat à Dominique Plihon…). Outre qu’elle éclaire les auditeurs circonspects devant les lois incongrues de l’économie actuelle, l’émission “prospère” sur cette divergence politique. L’économie oppose, clive, se discute.

L’émission se distingue de ce point de vue dans le bain vaseux médiatique, d’autant que, comme le souligne le récent manifeste pour une économie pluraliste, A quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ?, signé par de nombreux chercheurs (Frédéric Lordon, John K. Galbraith, André Orléan…), “la communauté des économistes manque cruellement de controverses”. “Son quasi-unanimisme a grandement favorisé son aveuglement”, regrettent les économistes hétérodoxes. A sa place à elle, Dominique Rousset orchestre le débat nécessaire autour de dogmes ailleurs indiscutés et défend ainsi un “pluralisme” de la pensée économique. La productrice fait de son statut de nonspécialiste une condition de la discussion, arrimée à un vrai souci didactique. “Si je ne comprends pas, je pars du principe que les auditeurs ne comprennent pas non plus.” Des Enjeux internationaux aux Rendez-vous des politiques, deux émissions qu’elle anima aussi sur France Culture, elle garde la même exigence : la clarté, à ne jamais dissocier de la complexité. Elle sait aussi qu’il est de plus en plus important de “dire d’où l’on parle”, notamment depuis que certains de ses chroniqueurs se sont fait épingler sur Mediapart par Laurent Mauduit, qui s’indignait en 2012 de l’opacité qui régnait entre leurs activités universitaires et leurs intérêts privés dans le secteur bancaire. Très sensible aux questions écologiques et aux alternatives au modèle néolibéral, elle vient elle-même de publier en toute transparence Révolutions invisibles, écrit avec le conseiller de Nicolas Hulot, Floran Augagneur. Une manière d’élargir le cadre de sa propre réflexion sur l’économie contemporaine et de défendre quelques horizons salvateurs en dépit de la sinistrose ambiante et du brouillard de la crise dans lequel les économistes se disent eux-mêmes souvent “largués”, les bottes pleines de montagnes de questions. Jean-Marie Durand L’Economie en questions tous les samedis, 11 h, France Culture

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Corée du Nord, la grande illusion Marioninthewoods

documentaire de Michaël Sztanke et Julien Alric, mardi 19, 21 h 45, France 5

Dans la peau de Kim Jong-un documentaire satirique de Karl Zéro et Daisy d’Errata, mardi 19, 22 h 50, Arte

Deux documentaires scrutent la façade, désespérément lisse, du régime nord-coréen. eux films sur la Corée Quant au reportage plus sérieux du Nord, sur deux chaînes de Sztanke1 et Alric, il ressemble aux précédents sur la façade concurrentes, programmés officielle du pays montrée aux avec un décalage parfait, le même soir. Hélas, ils n’apportent touristes archisurveillés, avec en sus un commentaire distancié rien de très nouveau à ce qu’on et quelques bribes d’interviews a déjà vu et revu sur le sujet. de transfuges. Il est évident D’un côté, Dans la peau de Kim que les Coréens au sourire crispé Jong-un de Karl Zéro, qui appose sa grille sarcastique au Little Boudin qui témoignent de leur bonheur (Kim Jong-un) comme il l’a fait pour et clament leur révérence pour leur leader, dans leurs appartements Chirac, Sarkozy, Poutine ou Castro. témoins et leurs écoles bidon, Un patchwork d’archives télé crèvent de trouille. Le moindre faux commentées par une voix off limite pas et c’est le camp de travail. raciste imitant le dictateur nordLe reportage qu’on attend coréen – qui sonne plus vietnamien. encore, c’est celui qui sera tourné On accumule les extraits de en caméra cachée par un Coréen prestations officielles du mini-Mao juste avant de fuir le pays. d’opérette qui s’ingénie à singer Là, on pourra peut-être enfin son grand-père légendaire (Kim apprendre des choses en dehors Il-sung), inaugure, se balade, etc. Ou bien les réalisations clinquantes des cérémonies de courbettes du régime. A peine quelques vagues devant les statues de la dynastie Kim ou des spectacles de chants images du contrechamp honteux et de danses postmaoïstes du pays (pauvreté, prisons...). au kitsch immuable. “Tu n’as rien Pour Karl Zéro, l’essentiel est vu à Pyongyang” ne peut pas de se marrer, quitte à colporter constituer l’essentiel d’un les rumeurs les plus invérifiées : documentaire digne de ce nom. l’oncle de Kim Jong-un, jeté aux Vincent Ostria chiens après sa disgrâce ; une chanteuse avec laquelle le dictateur aurait eu une liaison, fusillée. 1. Michaël Sztanke est coauteur, Pas journalistique pour un sou, et avec Alexis Chabert, de la BD assez répétitif. On regrette sa vision La Faute – Une vie en Corée du Nord (éditions Delcourt/Mirages) plus inspirée de Chirac…

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Dans la peau de Kim Jong-un

Les Anonymes de la Nation documentaire de Marion Desquenne, lundi 18, 23 h 25, France 4

A Paris, la place de la Nation agrège des collectifs plus ou moins marginaux. Marion Desquenne les a côtoyés durant quelques semaines. lace de la Nation, on les croise chaque jour, à l’ombre des colonnes de Ledoux. Certains les toisent, d’autres les ignorent : leur anonymat les protège d’une proximité trop appuyée avec les passants affairés de ce quartier populaire. Graffeurs, skateurs, biffins ou travailleurs clandestins, ils sont moins les “invisibles” ou les “oubliés” de la France actuelle que “les anonymes de la Nation”. Des anonymes facilement repérables que la réalisatrice Marion Desquenne, habitante du quartier, a filmés au plus près durant des semaines, sur un mode “gonzo”. A travers les quatre portraits de collectifs ayant fait de la rue l’espace exclusif de leur (sur)vie quotidienne, elle esquisse le portrait d’un lieu symbolique autant que d’un territoire physique central de Paris : une place dont la promesse se joue dans le rassemblement de tous les citoyens qui composent un pays. Or chaque sous-communauté ici filmée n’agit qu’à la marge des règles de la nation et du pacte républicain. D’un côté, les graffeurs et skateurs s’accaparent avec légèreté l’espace urbain pour en détourner les usages et les règles, quitte à défier les autorités disciplinaires qui voient d’un mauvais œil ces jeux de déplacement sur la chaussée et ces graffitis sur les murs ; de l’autre côté, les voyageurs clandestins, circulant entre la place de la Nation et les pays de l’Est, et les biffins, qui font les poubelles pour revendre à la sauvette leurs marchandises de fortune, résistent comme ils peuvent à la misère qui les a presque tous jetés à la rue. Si rien, ni leurs pratiques ni leurs origines sociales, ne rassemble ces groupes, tous subissent à leurs niveaux respectifs l’implacable rançon de la guerre de l’immobilier à Paris. Place de la Nation, les anonymes risquent de devenir à terme les disparus. C’est ce glissement progressif vers l’effacement de ces divers marginaux parisiens que Marion Desquenne traduit imperceptiblement sur sa place, dont la Nation n’est qu’un nom imparfait. JMD



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Julien Falsimagne

quoi de neuf, Prof ? Désopilant, le Professeur Rollin égaie les auditeurs de France Inter comme les foules de Brie-Comte-Robert. En parlant de tout et surtout de n’importe quoi. haque mardi, vers 8 h 55 et Le Professeur Rollin se rebiffe, dans la matinale de France il explique que son personnage Inter, l’anchorman Patrick un peu lunaire (“professeur de quoi Cohen interpelle, un peu diable ?”) lui permet de “sortir désemparé, l’acharné Professeur l’humoriste du carcan si consensuel Rollin. Malgré l’ardeur opiniâtre de la franche poilade ou de la que le billettiste met dans sa langue de bois démagogique des réponse évasive, il faudra s’en tenir chansonniers qui tirent sur tout ce à ce constat, qui a la valeur d’un qui bouge, et plus encore sur ce qui principe fondateur : le Professeur ne bouge pas”. Lui se rebiffe contre Rollin ne sait jamais de quoi il ceux qui voudraient le cantonner parle. Ou plutôt, il le sait trop bien : à ses problèmes de téléphonie il parle de l’air du temps qui souffle ou à la petite taille de Sarkozy dans les vies de chacun, sans “pour gagner le droit de parler un qu’aucun motif apparent ne puisse peu de la société et de son temps”. relier les parties de ce tout, son Plus encore que le goût vrai sujet. Il s’égare là où on ne de l’absurde, de la joute verbale l’attend pas et où lui-même ne sait ou le refus de la bien-pensance, pas de quoi il retourne, mais où souvent associés à sa grammaire l’on sera parfois retourné. humoristique, c’est la vitalité d’une Dans son dernier spectacle, langue et l’imaginaire débordant Le Professeur Rollin se rebiffe, il cite qu’elle convoque qui se dégagent “l’éminent professeur Benoît Delépine de ses interventions, radiophoniques qui à la question ‘Peut-on rire de ou scéniques. Sa dépolitisation tout ?’ a répondu : ‘On ne peut rire apparente, déconnectée du QUE de tout !” On peut rire de tout commentaire de la société du “puisqu’on ne rit pas tous ni de la spectacle politique, cache une même chose, ni de la même façon”, discrète et stimulante interrogation complète-t-il. En ajoutant : sur ce qui inquiète et agite les “Par exemple, j’ai des amis qui ont eu individus, bref la politique pure. un bébé il y a trois semaines, ils l’ont Aux questions désopilantes des prénommé Didier ; évidemment, c’est habitants de Brie-Comte-Robert, très fâcheux pour l’avenir du gosse, il répond sincèrement, au risque de mais question rigolade, il faut se faire renvoyer dans les cordes : reconnaître que ça envoie le bois.” “Je ne vois pas où est le problème”, Circulant entre l’infiniment petit lui oppose un type circonspect du quotidien tragique et l’infiniment devant sa théorie sur la chasse grand du cosmos comique, le aux perdrix. Adossée ou pas à un Professeur Rollin a quelque chose problème, la prose du Professeur de Tournesol en lui (autant que de Rollin se suffit à elle-même, Pierre Dac, de Pierre Desproges ou comme l’indice d’une curieuse de Jean Rolin), la redingote verte en curiosité devant l’opacité du moins. Si les pitchs sont sa hantise, monde, le nôtre presque autant la grosse déconne nourrit aussi que le sien. Jean-Marie Durand son embarras. Dans l’avant-propos de son livre, qui regroupe les textes chronique dans la matinale de (écrits avec Joël Dragutin) France Inter, tous les mardis, 8 h 55 livre Colères (Stock), 160 pages, 14 € de ses deux spectacles, Colères

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les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € 24, rue Saint-Sabin, 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 lesinrocks.com mail [email protected] ou [email protected] abonnements société Everial tél. 03 44 62 52 35 cppap 1216 c 85912 dépôt légal 2e trimestre 2015 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse directeur général et directeur de la publication Frédéric Roblot rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Géraldine Sarratia rédacteurs en chef adjoints Anne Laffeter, David Doucet, Jean-Marie Durand secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot actu rédacteurs Diane Lisarelli, Carole Boinet, Mathieu Dejean, Claire Pomarès, Julien Rebucci, Marie Turcan style Géraldine Sarratia cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Manon Chollot (stagiaire) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Maxime de Abreu, Azzedine Fall, Marc-Aurèle Baly (stagiaire) reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/idées Jean-Marie Durand lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Thomas Hong secrétariat de rédaction chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin, François-Luc Doyez première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Olivier Mialet, Amélie Modenese, Laurence Morrisset, Vincent Richard maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Nathalie Coulon, Nicolas Jan photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee, Agathe Hocquet photographe Renaud Monfourny collaborateurs E. Barnett, A. Bellanger, B. Blancato, R. Blondeau, T. Blondeau, D. Boggeri, N. Carreau, C. Cau, Coco, A. Gamelin, J. Goldberg, B. Juffin, A. Kharbachi, C. Larrède, J. Lavrador, N. Lecoq, M.-L. Lubrano, J.-L. Manet, Y. Perreau, A. Pfeiffer, E. Philippe, M. Poussier, J. Provençal, Y. Rabanier, T. Ribeton, L. Serre, P. Sourd publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, tv) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 assistante Estelle Vandeweeghe tél. 01 42 44 43 97 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrice adjointe Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 directrice de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 traffic manager Stéphane Battu tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07, Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistante Elise Beltramini tél. 01 42 44 15 68 relations presse/rp Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion presse Romane Bodonyi tél. 01 42 44 16 68 responsable éditoriale “You Need to Hear This” Marine Normand projet web et mobile Sébastien Hochart responsable du système informatique éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz responsable éditoriale du concours création vidéo Anna Hess marketing diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistant marketing direct Marion Bruniaux tél. 01 42 44 16 62 contact agence Destination Média – Didier Devillers et Cédric Vernier tél. 01 56 82 12 06, [email protected] fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Elodie Valet accueil, standard ([email protected]) Geneviève BentkowskiMenais, Walter Scassolini impression, gravure SIEP, ZA Les Marchais, rue des Peupliers 77590 Bois-le-Roi brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” abonnement Les Inrockuptibles B1302 60643 Chantilly Cedex [email protected] ou 03 44 62 52 35 tarif France 1 an : 115 € fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © les inrockuptibles 2015 tous droits de reproduction réservés. 13.05.2015 les inrockuptibles 103

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chanson Grandma’s Hands de Bill Withers Une des plus belles chansons de tous les temps. Sublime mariage entre poésie et musique, l’équilibre parfait entre le micro personnel et le macro universel. L’eldorado du songwriter.

Il était une fois en Amérique de Sergio Leone Le plus beau film du monde restauré et augmenté de scènes inédites.

Django Django Born under Saturn Avec ce deuxième album effervescent et cosmique, les Londoniens tiennent un concentré érudit de tubes et un futur carton mondial.

Jours de Libération de Mathieu Lindon Fait rare, un journaliste raconte la vie de son entreprise. Un formidable journal intime tenu en temps de crise de la presse écrite.

Portrait d’Innocent X de Velázquez Le portrait le plus effrayant de l’histoire de l’art. On comprend pourquoi Bacon était tellement obsédé par ce chef-d’œuvre. En ce moment au Grand Palais, mais il mérite toujours un pèlerinage au musée Doria Pamphili, à Rome, pour le voir sans la foule autour.

livre Les Œufs verts au jambon du Dr. Seuss Je l’ai adoré petit et je le redécouvre avec mes enfants. Anarchie totale avec rimes et dessins absurdes, drôles et sans aucune moralité. propos recueillis par Noémie Lecoq

Alice Dison

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Piers Faccini Horsedreamer, le duo qu’il forme avec le poète Roger Robinson, vient de sortir son nouvel ep, Bolder. Accompagné du violoncelliste-bassiste Vincent Ségal, Piers Faccini sera en concert le 8 juin à Saint-Etienne.

sur Beyond Clueless de Charlie Lyne Un documentaire subjectif et stylé sur le teen-movie.

Le Dos rouge d’Antoine Barraud Un fascinant portrait de cinéaste en crise nimbé de fantastique.

Jauja de Lisandro Alonso Un film d’aventures intérieures dans l’immensité du désert patagonien.

Blick Bassy Akö Ce Camerounais installé en France a retrouvé le chemin de son enfance et du peuple bassa.

Jacco Gardner Hypnophobia Un cadre libre et beau pour les vagabondages mentaux.

Matthew E. White Fresh Blood Le deuxième album du colosse aux mains d’or est une renaissance.

Silicon Valley saison 2 HBO et OCS City Avec Martin Starr, de la clique Apatow. Le Bureau des légendes Canal+ La nouvelle création de Canal+ nous infiltre dans le quotidien des agents secrets. Veep saison 4 OCS City Et si la meilleure série politique actuelle était la comédie de HBO ?

Suivez mon regard d’Anjelica Huston Des mémoires doux-amers qui disent tout du père, John Huston, de l’amant, Jack Nicholson, du métier de mannequin, du Swinging London et d’Hollywood.

Perfidia de James Ellroy Premier volet d’une nouvelle tétralogie. Entre fresque historique et frénésie pulp.

Le Conte de la dernière pensée d’Edgar Hilsenrath Un grand roman consacré au génocide arménien par un survivant de la Shoah.

La République du catch de Nicolas de Crécy Un album qui emprunte au polar, à l’absurde et à la romance.

La Main heureuse de Frantz Duchazeau Le souvenir d’une virée en mob pour aller à un concert de la Mano Negra.

La Famille Carter de Frank M. Young et David Lasky  Comment un modeste orchestre familial va devenir star de la country.

Affabulazione de Pier Paolo Pasolini, mise en scène Stanislas Nordey Théâtre national de la Colline, Paris Un père rêve de son fils et Pasolini recompose les termes du complexe d’Œdipe.

Petit Eyolf d’Henrik Ibsen, mise en scène Jonathan Châtel Bordeaux Travaillant jusqu’à l’épure un drame du maître norvégien, Jonathan Châtel fait une entrée remarquée sur les plateaux.

Henry VI mise en scène Thomas Jolly Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris La première intégrale en français du cycle d’Henry VI de Shakespeare.

Leiris & Co Centre PompidouMetz Du surréalisme au postcolonialisme, portrait d’un homme et d’une traversée subjective du XXe siècle.

Musée d’Art moderne – Département des aigles Monnaie de Paris Le musée fictif du Belge Marcel Broodthaers ressuscité avec magie.

Le Musée des Erreurs : Barnum musée régional d’Art contemporain de Sérignan Dans cette deuxième occurrence de son génial “musée des erreurs”, Pierre Leguillon met en scène ses collections particulières et ses lubies.

Assassin’s Creed Chronicles: China PS4, Xbox One et PC Avec ce premier volet “China”, la saga d’Ubisoft adopte une esthétique arty et se convertit au jeu à épisodes.

Bloodborne PS4 Se lancer dans l’aventure de ce jeu de rôle gothique, c’est commencer à souffrir. Mais la force et la beauté du jeu sont inséparables de sa terrifiante difficulté.

Hotline Miami 2 – Wrong Number PC, Mac, PS3, PS4 et Vita Un cut-up névrotique et gore qui met en scène treize assassins sans pitié.

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Rossy de Palma

Merci à l’Institut français d’Espagne

par Renaud Monfourny

La fantasque actrice espagnole est membre du jury du 68e Festival de Cannes et retrouvera son réalisateur fétiche Pedro Almodóvar dès juin sur le tournage de Silencio.

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