Avant-propos AWS

Georges-Filion (en hommage à un ex-maire qui a lui aussi fréquenté. Marie-Rose). On y a installé une scène extérieure pour accueillir des spectacles qui a été officiellement baptisée «Scène McGarrigle» lors d'une cérémonie tenue par un chaud ... avait réalisé les deux premiers disques de Kate et Anna parus chez.
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Avant-propos Le proverbe Nul n’est prophète en son pays n’est pas toujours vrai. Nous l’avons constaté récemment lorsque la famille McGarrigle a été honorée par la Ville de Saint-Sauveur. Le village de Saint-Sauveurdes-Monts où nous avons grandi fait maintenant partie d’une municipalité de plus de dix mille habitants, et l’ancienne école Marie-Rose où nous avons étudié a depuis longtemps cédé la place au parc Georges-Filion (en hommage à un ex-maire qui a lui aussi fréquenté Marie-Rose). On y a installé une scène extérieure pour accueillir des spectacles qui a été officiellement baptisée « Scène McGarrigle » lors d’une cérémonie tenue par un chaud après-midi de juillet 2015. C’était une sensation étrange de nous retrouver avec Rufus et Martha, les enfants de Kate devenus adultes, à l’endroit même où s’élevait autrefois notre école primaire, pour écouter des représentants du milieu culturel faire l’éloge de la famille McGarrigle. Étrange, en effet, mais nullement désagréable. Nous avons reconnu dans la foule des visages surgis de notre enfance et quelques intrépides sont venus nous saluer pendant le vin d’honneur qui a suivi. Après la cérémonie, nous sommes retournés à la maison, toute proche, pour enlever nos vêtements chics, puis nous avons pris place dans le méchant Range Rover noir de Rufus. Il donnait un spectacle ce soir-là dans le cadre du Festival des Arts de Saint-Sauveur et nous sommes montées sur scène avec lui. Nous avons interprété plusieurs chansons de Kate, mais aucune n’a eu plus de signification pour nous qu’Entre Lajeunesse et la sagesse qui symbolisait en quelque sorte le parcours que nous avions revécu plus tôt dans la journée à l’endroit même où il avait commencé. Cette chanson, dont les paroles furent composées par Philippe Tatartcheff, a d’ailleurs inspiré le titre français de ce livre. Nous trouvons encore bizarre de voir au-dessus de la scène, en grosses lettres cursives noires, notre nom de famille que les bonnes 9

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sœurs de Marie-Rose prononçaient « Mégarégueule » avec beaucoup de mal. Comme nous aurions voulu nous appeler Fortin ou Chartier ! Nous aurions tant aimé porter un patronyme typique des Laurentides que tout le monde aurait pu articuler avec aisance ! Nous sommes maintenant résignées à conserver notre nom… plus que jamais.

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Introduction I am a Diamond En juin 2012, deux ans après que le cancer eut prématurément emporté notre sœur Kate, le festival Luminato de Toronto a organisé un spectacle en son honneur au Massey Hall. Le producteur Joe Boyd a réuni, avec l’aide de Catherine Steinmann, une trentaine d’invités spéciaux, de musiciens et de membres de la famille. C’est lui qui avait réalisé les deux premiers disques de Kate et Anna parus chez Warner : Kate & Anna McGarrigle (coproduit avec Greg Prestopino en 1975) et Dancer with Bruised Knees (1977). Il avait aussi mis en scène deux autres concerts – à Londres et à New York – pour rendre hommage à notre sœur et à sa musique. ANNA : Le spectacle présenté au Massey Hall a eu un succès retentissant. Pour que tout soit parfait, il aurait suffi que Kate se pointe en flottant sur la scène, qu’elle empoigne son banjo et qu’elle nous chante Red Rocking Chair, une complainte des Appalaches qui mettait en valeur son frailing entraînant. Avec son sens inné du rythme, notre sœur était la barreuse de la chasse-galerie McGarrigle*. Ses enfants, Rufus et Martha Wainwright, ont animé la soirée avec beaucoup de chaleur et les musiciens de l’orchestre avaient tous, à un moment ou à un autre, travaillé avec Kate et moi, certains durant de nombreuses années, comme Chaim Tannenbaum, Joel Zifkin, Michel Pépin et mon mari Dane Lanken. Au micro, chaque invité révélait une nouvelle facette lumineuse du diamant qu’était Kate : de la chanson légère NaCl (Sodium Chloride) sur l’union de deux atomes amoureux pour créer le sel jusqu’à la sombre élégie I Eat Dinner sur la mort du désir et son refrain lancinant, « When the hunger’s gone »

* Comme sur l’illustration réalisée par Henri Julien pour accompagner la légende La chasse-galerie d’Honoré Beaugrand.

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(Quand on n’a plus faim). Ce soir-là, ma fille Lily Lanken et moi avons interprété Jacques et Gilles qui raconte l’exode d’un million de Canadiens français partis travailler dans les usines de textile de la Nouvelle-Angleterre entre 1830 et 1930. Cette conversation entre une mère et sa jeune fille est une leçon d’histoire touchante, présentée sous la forme d’une chansonnette pour enfants. Kate avait l’intention de l’intégrer au prologue d’une comédie musicale qu’elle écrivait sur Jack Kerouac. Plus tôt dans la semaine, le directeur artistique de Luminato, Jörn Weisbrodt, m’avait conviée à participer à une « illumination » à l’heure du midi, une discussion sur le thème de la « créativité » et, spécialement, sur l’œuvre de Kate. Je partageais la scène avec deux vieux amis, le romancier Michael Ondaatje et le pianiste Tom Mennier, en plus d’une invitée-surprise aux voix : Lily. Notre entretien était ponctué de chansons de Kate interprétées par Tom. Au cours de cette rencontre, Michael O. et moi avons parlé des personnes excentriques et de leur apport involontaire au processus créatif. Nous avions tous deux quelques personnages de ce genre parmi nos proches. D’ailleurs, Michael en avait décrit dans ses mémoires intitulées Un air de famille. J’ai raconté aux spectateurs comment notre grand-père maternel, Arthur Latrémouille, avait sillonné Montréal en autobus avec une tête de porc dans une vieille valise en vue de cuisiner de la tête fromagée (un plaisir solitaire que tous refusaient de partager avec lui). Mais nous reviendrons à Arthur et à sa tête de cochon dans les pages qui suivent… Tom Mennier, lui aussi plutôt excentrique, a conclu la causerie en jouant Gardencourt Waltz, une valse romantique qu’il avait composée à l’occasion du mariage de Martha et Brad Albetta célébré sur la propriété familiale à Saint-Sauveur en 2007. Les spectateurs réunis au David Pecaut Square ont ovationné son interprétation magistrale, la première devant un auditoire. Nous étions tous transportés. Après la causerie, Louise Dennys, l’éditrice de Michael O. au Canada, m’a rappelé à quel point les gens aiment entendre des histoires comme celle que je venais de raconter sur notre grand-père. « Avez-vous déjà pensé à les écrire ? » m’a-t-elle demandé. Puis l’idée de livre est née (et il serait juste de remercier le vieil Arthur d’avoir ouvert le bal). J’ai dit à Louise que je voudrais l’écrire 12

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avec ma sœur Jane dont j’ai toujours admiré la plume. D’une certaine façon, je perpétuais la demande de Kate qui voulait m’entraîner dans la carrière musicale avec elle : « Anna, je ne veux pas me lancer là-dedans toute seule. » JANE: Je suis, depuis toujours, une auteure inavouée et j’étais au comble du bonheur lorsqu’Anna m’a invitée à participer à ce projet commémoratif. Nous allions avoir l’occasion de fouiller l’histoire de notre famille et de la raconter à un public plus large que nos proches, qui connaissent par cœur les fables et les mésaventures de notre clan. Avant Kate, Anna et Jane, il y a eu bien entendu nos parents, Frank et Gaby, et, avant eux, une galerie de personnages mémorables, les acteurs d’un récit foisonnant qui nous a tous touchés de façon très personnelle. Nous avons vécu l’histoire telle qu’elle a affecté notre famille. L’événement le mieux documenté de son époque, la Première Guerre mondiale, évoque pour nous Percy, l’oncle de notre mère, mort sur le champ de bataille de Passchendaele en laissant une veuve et quatre enfants, dont deux ont succombé à la grippe espagnole l’année suivante. Le décès de l’oncle Percy a brisé le cœur de sa sœur, notre grand-mère Laury Latrémouille, qui ne s’en est jamais remise. Nous non plus, d’ailleurs : même si nous n’avons jamais connu Percy, nous avons pleuré sa disparition et la tristesse de ses enfants devenus orphelins. La crise de 1929 nous rappelle la partie de bridge qui s’est prolongée durant des années dans la cuisine des Latrémouille, tandis que les gens allaient et venaient au gré des emplois qu’ils avaient décrochés, laissant aux nouveaux venus leurs cartes et le soin de reprendre le jeu là où ils l’avaient interrompu. Notre grand-père, James McGarrigle, nous a précédées dans le show-business. Au début du vingtième siècle, il a été l’un des premiers projectionnistes ambulants à présenter des films dans l’est du Canada et les Antilles. Selon la légende familiale, il a été pendant un certain temps l’associé du pionnier du cinéma Louis B. Mayer. Ce dernier avait quitté Saint John au Nouveau-Brunswick pour le Massachusetts, avant de s’établir à Hollywood où il a fondé MetroGoldwyn-Mayer en 1924. On connaît la suite… Notre oncle Jimmy McGarrigle intriguait Kate et Anna depuis longtemps lorsqu’elles ont découvert une boîte de lettres qu’il avait 13

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écrites vers 1930, à l’époque où il vivait à New York. Il semble avoir mené une double existence : agent publicitaire pour CBS Radio News le jour et critique culturel irritable (sous un pseudonyme) le soir. Nous avons exploré la vie de l’oncle Jimmy pour les besoins de ce livre et, depuis, ce récit fait partie de l’histoire familiale de notre père. Nous avions toujours eu l’intention de rassembler les souvenirs de notre mère. Nous l’avons fait en partie vers la fin de sa vie, mais nous n’avons jamais connu toute l’histoire et, un jour, elle n’a plus été là. Kate se rappelait presque toutes les légendes des familles McGarrigle et Latrémouille, et nous avions tenu pour acquis qu’elle serait auprès de nous à jamais pour rectifier certains faits, mais un jour elle a disparu, elle aussi. Son esprit vif et son ironie nous ont cruellement manqué lorsque nous avons reconstitué notre histoire. Il était tout à fait dans la nature généreuse d’Anna de m’inclure dans ce projet. Je savais que ce serait une vraie partie de plaisir de travailler avec elle, mais je ne m’attendais pas à en profiter autant sur le plan affectif. J’ai en quelque sorte vieilli à l’écart de mes sœurs en raison de notre différence d’âge (quand nous étions enfants) et de la collaboration étroite, créative et professionnelle, qui unissait Kate et Anna, sans oublier qu’elles étaient les meilleures amies du monde. La mort de Kate a perturbé cette dynamique. Que représentions-nous l’une pour l’autre dorénavant ? Le fait de revisiter de longues décennies de souvenirs a redéfini notre relation et nous a rapprochées comme sœurs et comme amies. À vrai dire, c’est ça que nous avons accompli, mais je ne le savais pas au moment d’entreprendre ce projet. Merci, Anna.

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Les enfants du paradis Notre grand-père paternel, James E. McGarrigle, était le fils unique de Thomas McGarrigle (forgeron au chantier naval de Saint John au Nouveau-Brunswick) et de sa seconde épouse, Rose Conway. Il avait deux demi-sœurs, Maggie et Mame, qui étaient adolescentes à la mort de leur mère, la première femme de Thomas. Lorsque James a atteint l’âge requis, on l’a envoyé apprendre le métier de barbier dans une école de coiffure. Maggie travaillait comme cordonnière et Mame, chapelière, se spécialisait dans la confection de la barrette noire portée par les prêtres catholiques. On imagine Mame comme une de ces vieilles filles qui passaient le plus clair de leur temps à l’église, à « prier jusqu’à ce que les statues en tombent » comme le racontait James. Maggie adorait son demi-frère, mais ce n’était pas le grand amour entre lui et Mame. James était la prunelle des yeux de sa mère et tout permet de croire qu’il était un enfant gâté, ce qui pourrait expliquer ce ressentiment. Notre grand-mère paternelle, Jen Gillis, était la benjamine de Donald Gillis et de sa femme Catherine O’Connor. Au moment où naissait Jen, son père fut tué par un cheval qui avait pris le mors aux dents. Elle avait deux sœurs, Teresa et Annie, ainsi que quatre frères : John, Edward, Thomas et William. La famille Gillis vivait à Fairville, qui était à l’époque un village agricole en face de Saint John, de l’autre côté de la rivière. En 1895, à l’âge de dix-neuf ans, James McGarrigle épousa Jen Gillis, qui était deux ans plus jeune. Rose McGarrigle n’a jamais pardonné à Jen de lui avoir arraché son fils unique. James et Jen ont eu rapidement six enfants : Jim en 1896, puis Ned, Frank (notre père), Anna, Tom et Gus. Les mauvaises langues prétendaient que les garçons portaient les noms des chevaux de la caserne de pompiers. Au début des années 1900, James a été attiré par l’industrie naissante du cinéma et il y a vu l’occasion de rompre la monotonie de sa 17

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vie de barbier. Il est donc devenu projectionniste ambulant, fort probablement le tout premier au Canada. Après avoir conclu une entente avec un distributeur de films, les exploitants s’installaient dans une salle ou un magasin vacant et pouvaient y demeurer de nombreuses semaines. James a aménagé son premier nickelodeon (cinéma à cinq cennes) dans le Market Hall de Charlottetown. Il a engagé une jeune pianiste du nom d’Ethel Blanchard qui jouait pendant les projections pour souligner l’atmosphère des films muets. Inutile de préciser que James était rarement à la maison et que sa femme se chargeait seule du soin de leurs jeunes enfants, mais il lui envoyait tout de même de l’argent. Alors que son épouse lui manifestait sa tendresse (on a trouvé une lettre de 1907 qu’elle avait signée «Ta Jen qui t’aimera à jamais »), James révélait son goût pour la vie d’itinérance et son mépris pour ce qui est respectable dans son poème Songs of the Midway (Chansons de kermesse) : Not the merchants for me but the grifters The boys with the wheels Who’ll take a sucker for plenty Then laugh at his frantinc squeals The barkers, the shills and the pitchmen Those modern buccaneers bold Of them shall my songs be written Of them my tales be told. À moi les filous, et pas les marchands À moi les gars de la roue de fortune Qui roulent à fond les naïfs Et qui se moquent de leurs cris hystériques À moi les bonimenteurs, les compères et les crieurs Ces pirates effrontés des temps modernes C’est d’eux que parlent mes chansons C’est d’eux que parlent mes histoires.

James n’était pas au chevet de sa femme, en 1910, lorsqu’elle a succombé à la tuberculose à l’âge de trente-trois ans. Il se trouvait soit en tournée avec son équipement de cinéma, soit sur la brosse après des mois de sobriété, comme cela arrivait souvent. 18

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On a confié Gus, qui avait six mois, aux bons soins de Teresa Purcell, sa tante maternelle établie à Boston. Les cinq autres enfants, âgés de deux à treize ans, sont restés avec leur grand-mère Gillis adorée et tante Annie, une célibataire bossue et de petite taille. Elles se sont installées dans l’appartement familial sur la rue Main à Saint John et pouvaient compter sur le soutien moral et financier de tante Maggie, la cordonnière. Notre tante Anna McGarrigle, qui avait huit ans à la mort de sa mère, nous a raconté que, le midi, elle rendait visite à sa chère tante Maggie à la cordonnerie envahie des odeurs de cuir et de teinture. Malgré le décès de leur mère et les fréquentes absences de leur père, les enfants McGarrigle ont vécu entourés de l’amour des membres de leur famille. On les encourageait à développer leurs talents pour la musique et ils se produisaient régulièrement dans des comédies musicales et des opérettes présentées à l’église. Jim et Anna, qui avaient tous deux reçu une certaine formation, ont plus particulièrement marqué la mémoire de leurs contemporains. Cent ans plus tard, avec du recul, on pardonne difficilement l’insouciance de James McGarrigle. D’ailleurs, sa demi-sœur Mame et son fils aîné Jim se sont éloignés de lui avec le temps. Il semble que Jim suivait le droit chemin et désapprouvait vivement, tout comme tante Mame, le penchant de son père pour la bouteille. On raconte que Jim traversait la rue pour l’éviter quand il le voyait se diriger vers lui. Les McGarrigle étaient des gens rêveurs, intelligents et attachants. Passablement instruits, ils avaient des talents musicaux, ils adoraient rire et on les fréquentait avec plaisir, mais ils ont aussi connu la tristesse : les enfants, dispersés dans leur jeune âge, ne se sont jamais vraiment retrouvés par la suite. Notre père Frank, le troisième de la famille, avait l’imagination fertile. Il était généreux, sentimental, très charmant, aimé des autres et plutôt bel homme, assez en tout cas pour pouvoir figurer sur des annonces de cols et de cravates, selon certains amis admiratifs. Il possédait un talent exceptionnel pour la musique et a touché un peu à tout, parfois avec succès, mais sa plus grande réussite, c’est probablement d’avoir su profiter de la vie.

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Le chapelier fou : un portrait de Jim McGarrigle Frank, ses frères et ses sœurs admiraient Jim, leur aîné. Tout le monde admettait, et pas seulement les McGarrigle, que Jim était doué. Un brin snob, il cherchait à acquérir ce qu’il y avait de mieux dans la vie. Qui pourrait le blâmer d’avoir voulu surmonter ses origines humbles pour améliorer son sort ? Si la famille avait eu des bases plus solides, il aurait pu poursuivre ses études, mais, parce qu’il était de descendance irlandaise et issu d’un milieu ouvrier, dans la ville de Saint John colonisée par les Britanniques, il est devenu chapelier, vraisemblablement sous l’influence de sa tante Mame. Il a été un temps vendeur itinérant pour l’entreprise Golding’s, ce qui était considéré comme un bon emploi pour un jeune homme. Tante Mame, qui était en quelque sorte la fée marraine de Jim, lui a légué mille dollars à sa mort. Jim a abandonné sur-le-champ son métier de chapelier pour partir refaire sa vie à New York. Après avoir cherché une occupation convenant mieux, selon lui, à ses talents, il est devenu agent publicitaire pour CBS Radio News. Les lettres qu’il a écrites à ses amis comportaient une rubrique intitulée « Pests in the News » (L’actualité des casse-pieds), des commentaires lapidaires et parfois cinglants sur les coulisses de la chic communauté artistique new-yorkaise. On y lit par exemple : Une autre horreur est de retour en ville : la comtesse von Haughwitz und Reventlow. Elle a composé quelques chansons (malheur à nous !) avec l’aide, croyez-le ou non, d’Elsa Maxwell.

Poursuivant sa quête personnelle, Jim a rédigé de courts textes pour les magazines sous le pseudonyme de Kevin Talbot, qui lui semblait plus noble que Jim (inspiré par le nom d’un cheval de pompier) McGarrigle (qui évoquait un manège de Coney Island). Il a ainsi raconté une anecdote concernant une visite impromptue d’Oscar Wilde à la maison familiale du baron Thomas Talbot de Malahide à 20

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Port Talbot en Ontario. Un autre article relate un voyage en automobile dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie agrémenté de personnages colorés (à moins que ce soit un récit créé de toutes pièces à partir de dépliants touristiques). Nous avons retrouvé ses brouillons et nous ne savons pas si ces écrits ont été publiés, mais nous en doutons. On pourrait qualifier de précieux le style de ses textes, mais le ton de ses lettres, quoique légèrement fanfaron, est plus fidèle à sa personnalité. En janvier 1939, Jim raconte des souvenirs à un ami, un acteur de tournée rattaché au théâtre Stanley de Pittsburgh : J’ai pratiquement grandi dans le show-business. Comme je te l’ai déjà dit, mon père a été le premier projectionniste ambulant au Canada, dans les Antilles britanniques et au Venezuela à l’époque où il n’y avait aucun producteur de cinéma américain. Nous étions dépendants des Italiens et des Français jusqu’à ce que [D.W.] Griffith, [Jesse] Lasky et [Adolph] Zukor se lancent en affaires. J’avais l’habitude de me rendre dans son premier nickelodeon à Montréal-Est, après l’école, pour projeter les films. J’ai fait défiler des milles et des milles de pellicule mettant en vedette [Sarah] Bernhardt, Réjane, [Eleonora] Duse et Mimi Aguglia avant de tomber amoureux de Mary Pickford (alors inconnue), d’Edith Storey, de Florence Lawrence, des sœurs Gish, et cetera. Le père aurait pu empocher un million de dollars, mais il ne savait pas résister à la boisson. J’imagine que la vie sur la route n’a pas beaucoup changé depuis ce temps-là. Je connaissais tous les vieux de la vieille.

Le séjour de Jim à New York a pris fin de manière soudaine et tragique au bout de cinq ans. Le jour de son quarante-troisième anniversaire, le 7 octobre 1939, il s’est apparemment suicidé en se jetant d’un bateau dans l’East River. Notre mère disait plutôt, d’un ton narquois : « Je pense que quelqu’un l’a poussé. » Il était homosexuel, selon elle, mais les femmes étaient folles de lui et Gaby laissait entendre que sa mort aurait pu être l’œuvre d’un mari jaloux. Le grand ami de Jim, Frederick Ryan (un artiste qui vivait à Boston avec son épouse Bea, qui fabriquait des poupées), a été la première personne que la propriétaire de Jim a prévenue lorsque son corps a été repêché de la rivière. Notre père s’est déplacé à New York pour identifier la dépouille. Il a acheté un terrain au cimetière catholique de Hastings-onHudson où il a fait enterrer son frère. Il n’y a pas de stèle funéraire, 21

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pas plus d’ailleurs que sur les tombes des ancêtres McGarrigle inhumés au cimetière catholique de Saint John. Seules les sépultures de tante Mame et de tante Maggie sont surmontées de dalles en pierre toutes simples qu’elles avaient sans doute acquises elles-mêmes. Fred Ryan a écrit à la propriétaire : « Ma femme, qui a séjourné dans votre maison en août [1939], se joint à moi pour manifester notre sympathie à l’occasion du décès de monsieur McGarrigle que je respectais énormément depuis de nombreuses années pour son intelligence vive et son extrême bonté. » Vers l’an 2000, notre sœur Kate a profité de l’un de ses nombreux déplacements entre Montréal et New York pour faire un détour par la vieille route 9, en sortant de la métropole américaine, afin de trouver la tombe d’oncle Jim au cimetière Mount Hope à Hastingson-Hudson. Le cimetière était sur le point de fermer lorsqu’elle s’est pointée à la guérite pour avoir des indications. Le gardien, soûlon au visage cramoisi, n’était pas enthousiaste à l’idée de devoir fouiller dans les vieux registres poussiéreux de l’année 1939. Kate s’est excusée pour son arrivée tardive, expliquant qu’elle ne faisait que passer. Il lui a appris que le lot double appartenait à Frank McGarrigle, notre père. Notre sœur fut surprise et plutôt heureuse de découvrir qu’elle possédait un terrain à New York, même si c’était dans un cimetière. Le gardien a pris un ton grivois et, avec un sourire morbide, il lui a dit : « Il y a de la place pour une autre là-dedans. » Kate s’est rendue à toute vitesse au sommet de la colline où se trouvait la tombe non identifiée de Jim, puis elle a pris ses jambes à son cou.

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Édouard Côté et Catherine Bannon, les grands-parents de Gaby, vers la fin des années 1870. Originaire de Montréal, Édouard était tailleur. Catherine était une Canadienne de première génération, née avant la Confédération au sein d’une colonie irlandaise à Sainte-Marthe au Québec.

Notre grand-père, James McGarrigle, et sa mère, Rose Conway McGarrigle, au début des années 1880.

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Notre grand-mère, Laury Côté, avec sa sœur aînée Dora et son frère Percy au début des années 1890. La mort de l’oncle Percy à Passchendaele en 1917 nous hante encore. Comme tant de soldats tombés au combat, son corps est toujours enfoui dans la boue. Piètre consolation : son nom est gravé sur le mémorial de la Porte de Menin à Ypres, en Belgique.

Laury Côté et sa mandoline vers 1894. Nous nous rappelons avoir vu un piano et une mandoline à dos bombé comme celle-ci dans la maison à Sainte-Dorothée.

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Trois générations de McGarrigle vers 1900 : notre arrière-grand-père Thomas, le petit Jim (frère aîné de Frank) et notre grand-père James.

Notre grand-mère Laury et quelques-uns de ses enfants en 1910 : Eddy (debout), Myrtle, bébé Ruth sur les genoux de Laury et Gaby (notre mère).

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Le soldat James McGarrigle (oncle Jimmy), durant la Première Guerre mondiale. Il a servi sous les drapeaux en France et a peut-être participé à la bataille de Passchendaele en Belgique. Il s’est noyé après être tombé d’un bateau à New York en 1939.

Ruth Latrémouille, la jeune sœur de Gaby, vers 1918. Morte à l’âge de vingt-quatre ans, elle avait une belle chevelure rousse.