Carnet de voyage Tintin au Congo

1re version N/B- planche 72. Commerce de l'ivoire - Musée de Tervuren. Union minière - Usines de broyage et de concentration. Mine de radium Chinkolobwe.
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Carnet de voyage

Le

Congo H

Tintin au Congo H

à savoir

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Population : 65 751 512 habitants, dont 47,6 % sont âgés de moins de 15 ans, et 32,1 % peuplent les villes. La capitale Kinshasa (ex-Léopoldville) rassemble 6 049 000 habitants, tandis que la deuxième ville du pays, Lubumbashi (ex-Elisabethville) en compte 906 000. Ethnies : on en dénombre aux alentours de 300, dont les quatre principales sont : les Mongo, les Luba, les Kongo, issus du grand groupe des Bantous, et les Mangbetu-Azande (du groupe des Hamilic). 4

Langue : la langue administrative officielle est le français, mais on pratique aussi le lingala, le kingwana (dialecte dérivé du swahili), le kikongo et le tshiluba.

Pièces de 1906 et 1908

Le Congo ! Pays grand comme un continent, pays multiple, pays de vieilles civilisations, pays d’histoire et de conquêtes. Superficie : 2 345 410 km², dont 2 267 600 km² de terres habitables, le reste se répartissant entre lacs et cours d’eau.

Billet de banque du Congo

paysages et géographie

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le congo, vu du ciel

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aisons un voyage en avion, au-dessus du Congo, comme le fera Tintin à la fin de Tintin au Congo. Nous partons de la côté atlantique, où l’État du Congo ne dispose que d’un couloir, de part et d’autre du fleuve Congo, qui lui donne accès à la mer.

En progressant vers l’intérieur des terres, nous découvrons un vaste bas-plateau, recouvert de forêt vierge. à l’ouest de ce bas-plateau central, le relief devient plus montagneux ; au sud et au sud-est, c’est la savane et, au Katanga, les gisements de matières premières : cuivre, diamants, argent, zinc, manganèse, uranium, radium, charbon, bauxite… 8

Vers le nord du pays, le paysage herbeux annonce les montagnes et, à l’est, se dressent le Ruwenzori et les monts Virunga. Là, on aperçoit les lacs Tanganyika et Kivu. Mais partout s’inscrit le cours majestueux du fleuve Congo, long de 4 667 km, ce qui en fait le cinquième plus long fleuve du monde. Avec un débit de 75 000 km³ à la seconde, pas étonnant que les barrages hydroélectriques aient soutenu l’essor économique de la colonie belge.

Le lac Tanganyika

Le lac Kivu

Le mont Ruwenzori

Le mont Virunga

Le Katanga

Voilà planté le décor. Prêts à suivre Tintin ? Larguez les amarres !

histoire

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les premiers européens en afrique centrale

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près bien des émotions, provoquées par la curiosité (et l’héroïsme !) de Milou, Tintin se repose et reprend la lecture de sa documentation. Le premier européen à s’aventurer sur le fleuve Congo est un Portugais : Diego Cam (1485). à peu près à la même époque, un empire se constitue au Shaba (qui s’appellera plus tard le Katanga), véritable fédération de chefs locaux se plaçant sous l’autorité d’un roi.

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Le royaume lunda domine les 17e et 18e siècles sur un territoire qui englobe le Katanga et l’Angola. Le riche sous-sol (cuivre, sel) assure la prospérité et une relative stabilité de ce royaume et de ceux qui s’en détachent au fil des ans. Les royaumes et les différents pouvoirs sont détruits par les effets de la traite négrière, menée par les Arabes, dès 1840. Certains chefs locaux participent au honteux trafic d’esclaves, en vendant leurs propres sujets. C’est le cas du roi M’Siri, cruel despote qui terrorise le Katanga par sa barbarie, entre 1870 et 1890.

Guerriers Lipoto

avant la colonisation belge

un monde très différent du nôtre

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es premiers Belges arrivent en 1597 : ils sont 1 200 et fuient l’Europe, déchirée par les guerres de religion entre catholiques et protestants. Contrairement à ce qui se passe au même moment dans le sud de l’Afrique, l’implantation sera éphémère.

Il faut attendre le 19e siècle pour voir s’organiser de nouvelles expéditions, anglaises cette fois, dans un immense territoire que les cartes géographiques de l’époque signalent en blanc, signe d’une terre inconnue !

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Le plus ancien raid, organisé et supporté par la Grande-Bretagne, est celui du capitaine James Kingston Tuckey (1816). Sa remontée du fleuve Congo se termine en catastrophe et il faut attendre le 28 décembre 1874 pour voir le lieutenant de vaisseau Verney Lovett Cameron (qui donnera son nom au Cameroun) établir le pouvoir de la Reine Victoria sur ces terres inexplorées.

n 1930, le Congo est une colonie belge. D’autres pays européens ont colonisé des régions, en Afrique et sur d’autres continents. Quelques exemples : la Grande-Bretagne est présente en Afrique, en Inde, en Amérique du Nord (le Canada) et en Australie ; la France supervise un empire colonial, en Afrique, au Moyen Orient, en Asie, dans les Antilles et en Polynésie ; les Pays-Bas contrôlent une partie de l’Indonésie et quelques îles des Caraïbes (l’autre nom des Antilles) ; le Portugal a conservé Macao et l’Angola ainsi que les îles du Cap Vert. De leur côté, l’Espagne et l’Allemagne ont progressivement perdu leurs possessions en Afrique (le Ruanda-Urundi, passé de l’Allemagne à la Belgique, après la Première Guerre mondiale) et en Amérique latine, où du Mexique jusqu’au Chili, les pays ont conquis leur indépendance de l’occupation espagnole — seul le Brésil a quitté la sphère d’influence du Portugal.

Verney Lovett Cameron

Curieusement, les Anglais ne donnent pas suite à cet exploit. Mais désormais, le Congo se trouve au centre de la curiosité des sociétés européennes de géographie. Et si le gouvernement anglais ne montre pas d’intérêt pour le Congo, il n’empêche pas les missionnaires protestants de s’en aller évangéliser les populations. Parmi eux, un certain David Livingstone. Mémorial de David Livingstone

Carte du 19e siècle

aux origines du colonialisme

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ourquoi des pays sont-ils devenus colonialistes ? Les raisons ont évolué avec le temps, tout en conservant une sorte « d’air de famille ».

à Rome (qui « colonisa », entre autres, la Gaule), il s’agissait d’agrandir le territoire, afin de gagner de nouvelles terres arables — depuis la plus haute Antiquité (Sumer, Babylone, Assyrie, Hittites…) et jusqu’à l’ère industrielle du 19e siècle, la vraie richesse, c’est la terre. Plus on en possède, plus grands sont le respect et la puissance que l’on en retire. Au 19e siècle, ce n’est plus la terre qui compte, c’est le sous-sol. L’industrie a besoin de matières premières pour construire des infrastructures, comme les chemins de fer, ou fabriquer des biens de consommation, surtout pendant le 20e siècle. C’est dans les pays d’Afrique et des continents extra-européens qu’on va découvrir ces matières premières.

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Mât avec l’inscription « Le Congo à vous, rien qu’à nous»

Il ne faut pas oublier la fascination de l’homme pour les richesses : les conquistadores espagnols recherchent fébrilement l’or, en Amérique latine. Pour accaparer les diamants, on a beaucoup tué, exploité le travail humain… Certaines régions seront colonisées, uniquement pour leur intérêt stratégique. L’exemple le plus frappant est donné par Gibraltar, situé à l’extrême sud de l’Espagne et, surtout, à l’entrée de la Méditerranée. Le Temple du Soleil page 62

portraits de la colonisation

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a colonisation s’accompagnait souvent d’abus et d’exploitation des populations. Le pouvoir arbitraire des colonisateurs fut accepté par les colonisés, car ce pouvoir pouvait apparaître, dans certains cas, comme une amélioration, si on le comparait à ce qui existait avant. Au 19e siècle, l’esclavage fut remplacé par le travail rémunéré. On a beaucoup critiqué le bas niveau des salaires accordés aux indigènes : c’est oublier que les ouvriers, à Londres, Paris ou Bruxelles n’étaient pas sensiblement mieux payés que les travailleurs des colonies. L’exploitation des forces de travail était universelle.

Exemplaire du code noir édité en 1742, musée d’histoire de Nantes

En dépit du manque de liberté, les esclaves du Sud des États-Unis étaient mieux traités que les ouvriers des manufactures du Nord, et cela, en pleine Guerre de Sécession : les esclaves mangeaient à leur faim, devaient être logés décemment et disposer d’un embryon de « pension de vieillesse » (c’était expressément prévu par le « Code noir », rédigé au 17e siècle par le Roi Louis XIV), toutes choses que ne connaissaient pas les ouvriers « libres » des fabriques de France et de Belgique. C’est dans ce contexte qu’il faut considérer la colonisation du Congo. Par rapport à nos normes modernes, il est évident que l’on doit parler d’exploitation d’êtres humains, mais aux yeux des peuples du 19e et du début du 20e siècle, la colonisation apparaissait comme une « œuvre civilisatrice », un progrès conquis sur l’esclavage qui avait ravagé l’Afrique avant l’arrivée des colonisateurs.

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Illustration de couverture Publicité pour les grands magasins Au Bon Marché (1re illustration publicitaire avec Tintin et Milou) Le Petit « XX », le 12 juin 1930

Illustration publicitaire pour les Établissements Delhaize Frères et Compagnie Le vingtième siècle, 1930

ce que l’on savait du congo, en 1930

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u Congo, on a découvert qu’il était peuplé depuis la préhistoire — en tout cas, les abords du fleuve et les plateaux du Katanga, au sud-est du Congo belge. Les populations étaient d’origine bantoue. Aujourd’hui, on situe l’origine des Bantous au Nigeria, d’où ils ont commencé à émigrer, voici plus de 3 000 ans.

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De ce fait, ils ont… colonisé des territoires occupés jusqu’alors par des pygmées et des San (appelés aussi « bochimans »), ce peuple chasseur qui n’existe plus que dans quelques régions d’Afrique du Sud et de Namibie, plus spécifiquement dans le désert du Kalahari. En s’installant sur de nouveaux territoires, les Bantous ont généralisé la suprématie de l’agriculture sur la chasse. On ne sait pratiquement rien sur l’évolution des groupes bantous. Ce n’est qu’au 16e siècle que les premiers voyageurs européens distingueront trois royaumes, rassemblés autour du cours inférieur du fleuve Congo (c’est-à-dire, non loin de la côté atlantique, par où arrivent les marins et émigrants venus d’Europe) : le Loango, le Tyo (aussi appelé Makoko, d’après le titre du roi de ce peuple Téké) et le Kongo.

Les Bochimans

boula matari

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tanley est tombé amoureux de l’Afrique et la traverse d’est en ouest, de 1874 à 1877. Lorsqu’il arrive à Boma, il y est accueilli par Alexandre Delcommune (1855 – 1922), premier Belge installé dans le pays depuis 1874, où il traversé le Haut-Congo et le Kasaï.

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livingstone (1), gordon bennet (2) et stanley (3)

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out au long du 19e siècle, les missionnaires anglais parcourent le continent africain. Sans le vouloir, c’est l’un d’eux, David Livingstone, qui favorisera présence belge. Etabli en Afrique depuis 1841, Livingstone passe pour avoir disparu corps et âme, après avoir reconnu le cours du fleuve Zambèze et découvert les chutes du lac Victoria. Cette affaire enflamme l’imagination de James Gordon Bennett, le propriétaire du quotidien américain, New York Herald. Il envoie un de ses reporters, Henry Morton Stanley, sur les traces du missionnaire disparu. C’est en 1871 que Livingstone et Stanley se retrouvent par la phrase historique « Doctor Livingstone, I presume ? », d’autant plus étonnante qu’il n’y a pas un Blanc à plus de 1 000 kilomètres à la ronde !

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Pendant ce temps, le roi belge Léopold II, désireux d’annexer une colonie à son pays (c’est une tendance générale dans l’Europe du 19e siècle), a suivi les reportages de Stanley dans la presse internationale et il le contacte en 1878. En juin 1878, le roi et le journaliste sont parmi les fondateurs du Comité d’Étude du Haut-Congo. Désormais Stanley et les membres belges du Comité d’Étude entament des travaux d’installation de longue durée au Congo. Un exemple : la création d’une nouvelle ville, Léopoldville, non loin d’un lieu-dit, Kinshasa. Ces grands travaux valent à Stanley le surnom de Boula Matari, — ce sobriquet restera attaché à toute personne exerçant une autorité au Congo. Même Tintin aura droit au Boula Matari !

Visite de Baudouin

le congo de léopold ii

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intin arrive au Congo, en juin 1930, colonie belge depuis le 20 août 1908.

à la conférence de Berlin, en 1884-1885, Léopold II a tellement bien manipulé les grandes puissances qu’elles n’ont pu que reconnaître la souveraineté du roi sur le Congo ! Grâce au lieutenant Paul Le Marinel, Léopold parvient même à s’emparer du riche Katanga, au nez et à la barbe de Cecil Rhodes (fondateur des deux Rhodésie), qui rêvait de constituer un empire de l’Afrique du Sud jusqu’au Nil. Jusqu’en 1908, le Congo sera le domaine réservé du Roi des Belges.

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Les Anglais feront payer très cher son esprit rusé à Léopold II : une campagne de presse dénoncera les atrocités commises par le personnel belge à l’encontre des travailleurs autochtones. Des abus furent, en effet, commis, mais ils étaient sans commune mesure avec la situation pré-coloniale.

Monument à Arlon. « J’ai entrepris l’oeuvre du Congo dans l’intérêt de la civilisation et pour le bien de la Belgique. »

Léopold II

On oublie trop souvent que les ressources minières étaient déjà exploitées avant l’arrivée des Européens. Les conditions de travail, sous le roi M’Siri, maître du Katanga dans les années 1870 à 1890, défient l’imagination et se révélaient plus proches du film d’horreur que de l’esclavage. C’est pourquoi, l’arrivée des Belges de Léopold II fut accueillie comme une véritable embellie par la population locale. C’est tellement vrai que la campagne anti-Léopold cessera en 1906, après que le roi ait offert aux sociétés britanniques et américaines le droit d’entrer dans le capital des sociétés installées au Congo !

une fortune qui s’appelle congo

Outre le cuivre du Haut Katanga, l’or des mines de Kilo et de Moto, les diamants, le zinc, l’argent, le platine, le cobalt, le manganèse, le plomb constituent les richesses du sous-sol congolais.

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n a beaucoup parlé de la fortune accumulée par Léopold II au Congo. Elle fut colossale, en effet, et basée essentiellement sur le commerce du caoutchouc et de l’ivoire. En 1900, les exportations de caoutchouc s’élevaient à plus de 5 000 tonnes. Quant à l’ivoire, ce sont quelque 810 tonnes que les Anglais achètent pendant la Première Guerre mondiale… essentiellement pour fabriquer des boules de billard et des bibelots.

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En 1916 a été introduite la culture du coton ; lors de la visite de Tintin, en 1930, la production atteint les 120 000 tonnes annuelles. On ajoutera le cacao (1 000 tonnes annuelles, en 1930), le café (17 000 tonnes, la même année), l’huile de palme (68 000 tonnes).

Autre ressource, qui prendra toute son importance dès les années 1940 : l’uranium du Katanga, qui a permis la construction de la première bombe atomique américaine.

Union minière - Usines de broyage et de concentration

Mine de radium Chinkolobwe

1re version N/B- planche 72

Commerce de l’ivoire - Musée de Tervuren

Mine de cuivre à Elisabethville

sur la trace de tintin au congo

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en route avec tintin !

l’aventure commence en mer

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e jeudi 5 juin 1930, à 6h25, le train reliant Bruxelles à Anvers quitte la Gare du Nord. à son bord, Tintin et Milou. Leur destination : le Congo.

D’abord, qu’est-ce que c’est que Thysville ? Il s’agit d’une agglomération, entre Matadi et Léopoldville, en bordure du fleuve Congo, nommée en l’honneur du major Albert Thys (1849 – 1915), secrétaire auprès de l’administration du Congo. Il a œuvré pour la construction du chemin de fer Matadi — Léopoldville et fonde plusieurs sociétés commerciales.

1re version N/B - planche 1 30

nterrompons-nous un instant dans l’évocation de l’histoire de ce qui deviendra le Congo belge pour retrouver Tintin et Milou. En ce début de mois de juillet 1930, ils ont embarqué à bord du Thysville, le premier grand paquebot lancé par la toute jeune Compagnie Maritime Belge, créée le 20 février 1930, prenant ainsi la succession de la Compagnie belge maritime du Congo, dont la fondation remontait à 1895.

De la gare centrale d’Anvers, il ne faudra pas longtemps à Tintin et Milou pour gagner les quais d’embarquement, où s’alignent les paquebots, prêts à appareiller pour des destinations lointaines, sentant bon le mystère.

Thysville

Leopoldville

Stanleyville

Il n’est pas le seul à donner son nom à une ville : Léopoldville, Albertville, Elisabethville (les rois Léopold II et Albert Ier de Belgique, ainsi que l’épouse de ce dernier, la Reine Elisabeth), Stanleville (Henry Morton Stanley,journaliste et explorateur), Jadotville (Jean Jadot vécut de 1862 à 1932 et construisit de nombreux chemins de fer, en Chine et au Congo)… Aujourd’hui, Thysville s’appelle Mbanza-Ngungu. « La semaine prochaine Tintin et Milou au Congo » Illustration de couverture Le Petit « XX », le 29 mai 1930

avec tintin, à bord du thysville

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intin va avoir le temps de compulser sa documentation sur le Congo : jusque dans les années 1950, le voyage entre Anvers et Matadi prend une quinzaine de jours — il en fallait vingt lorsque fut inaugurée la première liaison Anvers — Matadi, par le SS Léopoldville, le 6 mai 1895.

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Ce n’est pas désagréable du tout de voyager à bord du moderne Thysville. En entrant dans leur cabine, Milou s’exclame : « Chouette, il fait très chic, ici » (page 1 de la première édition Casterman, en noir et blanc — toutes les citations du présent carnet se réfèrent à cette édition). Et il a raison ! Les voyageurs n’ont pas le temps de s’ennuyer tout au long de ce voyage de 5 000 kilomètres, entre Anvers et Matadi, le port le mieux équipé d’Afrique depuis 1908. Ils disposent de salles de sport, de salons de lecture et de musique. C’est surtout le confort des cabines qui différencie une classe d’une autre. En première classe, une salle de bain personnelle est comprise dans le prix du ticket.

1re version N/B - planche 1

un long voyage en mer

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orsque Tintin emprunte le Thysville pour gagner le Congo, il côtoie de nombreux colons. Ces derniers sont de quatre ordres : les fonctionnaires coloniaux (y compris, les enseignants et le personnel médical), les militaires, les employés de sociétés privées, les missionnaires.

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Il existe plusieurs itinéraires, entre Anvers et Matadi. Tintin emprunte le trajet le plus rapide. Il le dit à Milou : « Tu vois, Milou, c’est Ténériffe, la plus grande des îles Canaries. Comme tu le sais sans doute, les îles Canaries sont situées au N.O. du Sahara. Là-bas, le port, c’est Santa-Cruz » (page 14).

En général, les colons restent en poste pendant une période de trois ans, après quoi ils retournent au pays, soit définitivement, soit pour des vacances. Certains en profitent pour faire une croisière : leur bateau part de Matadi, fait à escale au Cap (Afrique du Sud), contourne le Cap de Bonne Espérance, avant de longer la côté est de l’Afrique, passer le canal de Suez, faire escale à Gênes (Italie), franchir le détroit de Gibraltar et débarquer à Anvers.

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En effet, le Thysville passe au large de Ténériffe — il lui arrive d’y faire escale —, avant d’aborder son point d’arrivée, Matadi, après une ultime escale à Boma. La plupart des colons y embarquent dans un bateau plus modeste, qui remonte le fleuve en une semaine, jusqu’à Stanleyville (aujourd’hui : Kisangani). Hergé a expérimenté avec une variété de techniques pour ses illustrations de livres et de travaux publicitaires, y compris certains des dessins en utilisant grands domaines d’encre noire très contrastée avec des blancs, à la manière des gravures anciennes ou plus modernes linogravures.

la ville flottante

tintin arrive au congo.

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e Thysville est une véritable ville flottante, lourde de 8 176 tonnes. Cuisines impressionnantes, services de télégraphie, bureau de poste, boutiques — tout semble fait pour oublier la longueur du voyage et… le mal de mer !

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On y sert de la grande cuisine. Menu d’un petit déjeuner sur l’Anversville, paquebot équivalent au Thysville : compote de poires, quaker oats, foie de veau meunière, lard grillé, pâté de foie, fromage Gouda, marmelade, café, thé – tout cela pour un ticket de deuxième classe !

ntre-temps, après une escale à Boma, première capitale de l’État du Congo jusqu’en 1922, le Thysville a remonté le fleuve avant d’arriver à Matadi (ce qui signifie : le rocher).

Menu d’un petit déjeuner Port de Matadi - Station de chemin de fer

Sur les quais se presse une foule d’autant plus enthousiaste qu’elle accueille Tintin et Milou, descendant du Thysville : « Tu vois, sourit Milou, comme nous sommes célèbres… », à quoi Tintin répond : « Oui. Notre réputation nous a déjà précédés !… On nous a sans doute annoncés par T.S.F. » (planche 14)

Le paquebot Anversville

1re version N/B - planche 14

l’info, version congolaise

1930

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omment se tient-on au courant de l’actualité, en ce mois de juin 1930 ? Posons la question autrement : comment les Congolais ont-ils été mis au courant des exploits soviétiques de Tintin ?

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Les colons sont abonnés aux quotidiens et magazines belges, qu’ils reçoivent avec un certain retard. On possède la photo d’un missionnaire montrant à ses élèves congolais un exemplaire du Petit Vingtième, où figurent les aventures de Tintin et Milou.

Mais il est un moyen de communication local nettement plus efficace que la radio, encore balbutiante, et la presse, très embryonnaire et en retard sur les événements : le tamtam. Selon les régions et les ressources naturelles, le tam-tam se présente sous la forme d’un tambour profond, recouvert d’une peau d’animal — en général, une peau de vache. Ce peut aussi être un tronc évidé, renforcé par un passage à la flamme ; on frappe ce tronc creux, à l’aide de deux maillets. L’important est de créer une caisse de résonance permettant d’envoyer le message le plus loin possible, où il sera relayé par un autre tam-tam. Le rythme et la fréquence de la frappe engendrent un message syncopé — en réalité, l’ancêtre du code en morse.

Missionnaire lisant le Petit Vingtième à ses élèves

Ce qui permet à Milou, porté en triomphe, cette pensée très satisfaite : « Quelle célébrité j’ai acquise ! » (planche 15)

Lukumou - Tambour télégraphique

1re version N/B- planche 15

en route avec tintin

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our transporter toutes ces richesses, il faut des voies navigables et des routes. Les premières existent, et en abondance : le réseau navigable est de 15 000 kilomètres, autour du seul fleuve Congo. Depuis leur arrivée au Congo, en 1908, les Belges ont construit près de 75 000 kilomètres de routes. C’est sur l’une d’elles que s’engage Tintin (planche 18 de Tintin au Congo). Le problème des routes (souvent plus proches de la piste que de nos modernes autoroutes !), c’est l’entretien permanent, quasi hebdomadaire, la lutte contre la végétation envahissante, les pluies qui transforment les voies en fleuve de boue.

Route de Sakania à Kabunda

Nous voici donc à bord de la Ford T, dont il est exagéré de dire qu’il s’agit d’un « modèle transsaharien excellent », comme l’annonce le vendeur. Ou alors, c’est que la voiture a beaucoup souffert pendant la traversée du Sahara ! Mais l’époque est à la célébration des « grands rallyes » et des « croisières » : le constructeur français Citroën a organisé, en 1924, une « Croisière noire », reliant l’Algérie à l’île de Madagascar. Les routes du continent africain ont nécessité des véhicules à chenilles et non pas seulement à roues !

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1re version N/B- planche 18

Affiche de la « Croisière Noire »

des animaux inconnus

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peine Tintin a-t-il entamé son périple automobile qu’il se trouve confronté à la faune du Congo : Milou confond un crocodile avec un tronc d’arbre flottant au fil de la rivière (planche 19) !

Plus tard, il rencontre avec des antilopes (planche 25), des singes ( planche 26), un lion (planche 34), un boa constrictor (planche 58), un léopard (planche 62), des éléphants (planche 66), un hippopotame (planche 79), des girafes (planche 101), un rhinocéros (planche 103), des buffles (planche 105).

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Cette énumération ne donne qu’un aperçu de la faune africaine : il faudrait ajouter les hyènes, les gorilles, les phacochères et tant d’autres espèces, dont certaines, inconnues des biologistes. En 1907, le conservateur du zoo d’Anvers (Belgique) s’informait sur un animal dont on commençait à parler, mais qu’aucun Européen n’avait vu vivant : l’okapi. Il aurait pu ajouter le rhinocéros blanc ou le bonobo, une espèce de singes non recensée jusque là.

Musée de Tervuren à Bruxelles

1re version N/B - planche 1. 19-20

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les deux paysages congolais

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intin et Milou s’enfoncent dans la réalité congolaise, qui présente deux facettes : la savane et la forêt. Cette dernière représente pratiquement la moitié de la superficie du pays, couvrant la cuvette centrale, creusée par le fleuve Congo et ses affluents. Le climat y est tropical : chaud et humide. Pour la savane, il faut s’élever en altitude, sur les hauteurs du bassin du fleuve Congo. On approche de la région des lacs, le Tanganyika, notamment.

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Ce sont les régions des bois précieux et rares, qui participeront à la prospérité de la colonie belge… et de celle de compagnies étrangères : elles sont plus nombreuses que les sociétés belges. Un exemple : en 1 921, 382 compagnies sur 594, installées au Katanga, sont originaires de pays autres que la Belgique.

Congo Ka-Tanga - Partie d’amont des chutes Ki-Oubo

1re version N/B - planche 75

images de la colonisation belge

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e Congo que découvre Tintin est empreint de paternalisme, d’humanisme et d’esprit commercial.

Pendant la période coloniale, qui s’achèvera en 1960, la Belgique construit 25 000 écoles, 300 hôpitaux et 2 000 dispensaires. Les réseaux scolaires se résument à l’enseignement primaire (où pratiquent 35 000 instituteurs indigènes et 2 000 Blancs - chiffres de 1952), l’enseignement complémentaire (correspondant grosso modo au programme des trois premières années de l’enseignement secondaire) et la filière technique.

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Dans l’esprit des colonialistes belges, le Noir doit d’abord remplir un rôle dans le secteur primaire, c’est-à-dire, la production de matières premières. Pour cela, nul besoin de diplômes impressionnants — un enseignement de base suffit amplement, pensent les colons. Cela n’empêche pas les plus doués d’avoir accès à l’enseignement supérieur, soit en Belgique, soit dans les hautes écoles, comme Lovanium et l’université laïque d’Elisabethville, créées sur place, à l’initiative des universités belges.

1re version N/B - planche 64

1re version N/B - planche 61

Missionnaire

tintin à l’école

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ès l’arrivée des Européens, l’enseignement est organisé par les missionnaires protestants, anglais et américains. C’est Léopold II qui incitera les missionnaires catholiques à investir les écoles congolaises. Par la suite, l’enseignement laïc sera aussi présent. Afin de rapprocher les missionnaires catholiques (les premiers seront les pères dits « de Scheut ») de la population, l’enseignement n’est pas donné en français, mais en langue locale. Par la suite, l’enseignement sera donné en français, avec quelques exceptions pour l’enseignement flamand.

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Tintin découvre une de ces 25 000 écoles (planche 61), installées tant dans les agglomérations qu’au cœur de la forêt. Une de ses paroles reflète bien l’esprit colonial de l’époque : « Mes chers amis, je vais vous parler aujourd’hui de votre patrie : la Belgique !… » (planche 62). On oublie souvent de citer la suite de ce monologue, « La Belgique est ce qu’on appelle… un léopard ! », qui indique bien toute la distance que prend Hergé face à l’état d’esprit colonial.

1re version N/B - planche 62

les hommes-léopards…

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n a du mal à garder la tête froide face aux réalités coloniales. Il est certain que les Européens des années 1930 estiment ( à tort bien sûr) que les Noirs sont de « grands enfants » qu’il faut amener à la « civilisation » à allure forcée.

Déjà Léopold II disait sans sourciller : « C’est en servant la cause de l’humanité et du progrès que les peuples de second rang apparaissent comme des membres utiles de la grande famille des Nations » ! 52

Il n’en reste pas moins que les Belges, et les enseignants en particulier, sont animés du désir d’extirper les côtés les plus choquants des sociétés africaines. Comme le grand public ignore les réalités congolaises, il se montre révulsé par les articles à sensation décrivant des pratiques empreintes de barbarie. De cas isolés, on généralise. Il faut civiliser « ces gens-là » : voilà résumé en une formule le sentiment des Européens des années 1930.

Aniata à Tervueren

1re version N/B - planche 3. 53-54

… et la sorcellerie

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ssue de l’animisme (la croyance selon laquelle tous les objets et les êtres vivants ont une âme), la sorcellerie reste très présente au Congo. On fait appel au sorcier pour une guérison, un envoûtement, une levée de malédiction, une influence sur les conditions climatiques, etc.

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Certains d’entre eux n’y vont pas de main morte : on sacrifie un poulet, un bœuf ou… des enfants. Une des seules applications de la peine de mort, par pendaison, pendant la période coloniale, concerne les rituels les plus inhumains réclamés par des sorciers. Nous connaissons ainsi des cas d’enfants dont on a arraché le cœur pour le manger ou pour se gaver de leur sang. Pour ce qui concerne les hommes-léopards, membres de la secte des Aniotas, il s’agit d’un vieux rite que l’on retrouve dans toute l’Afrique. Au départ, il faut, sans doute, y voir une volonté qu’exprime l’homme, désireux de vivre en symbiose avec la nature et, plus spécialement, les êtres vivants.

1re version N/B - planche 41

Aniata

Sorcier

« à la nuit tombante… »

un périple en chemin de fer

T

Q

intin affronte un homme-léopard (planche 52), mais parvient à le démasquer. On aurait aimé que cela se passât dans la réalité ! Les hommes-léopards ont d’abord répondu à une sorte d’appel sacré, comme nous le disions plus haut. à l’époque coloniale, ils ont incarné la résistance à l’étranger et se sont unis dans des bandes qui rançonnaient les habitants, tout en commettant des crimes, qui relevaient du terrorisme. Il semble que certains d’entre eux aient eu partie liée avec les trafiquants de drogue. 56

uand on est un grand voyageur comme Tintin (et Milou !), on ne peut ignorer le chemin de fer. Après en avoir abondamment usé dans Tintin au pays des Soviets et avant de s’élancer aux États-Unis, en Orient 1re version N/B - planche 32 et en Amérique latine, il faut relever que notre reporter du Petit Vingtième vit une expérience désolante au Congo : pourtant en triste état, sa Ford T se révèle plus résistante qu’une locomotive ! (planche 32)

Première locomotive datant de 1897

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Pourtant, dans cet immense pays, il n’a pas fallu moins de huit ans, de mars 1890 au 16 mars 1898, pour construire la ligne Matadi — Léopoldville sur 400 kilomètres de long. La ligne est à voie unique, sauf tous les 20 kilomètres, où la voie est double. Le train s’y arrête et attend que le convoi en sens inverse soit passé. On peut se faire une idée de la longueur du voyage, quand on sait que la vitesse moyenne du train était de 15 km/h… Le confort des trains respecte les conditions climatiques : des sièges en osier sont disposés sur une plate-forme à l’air libre ! Pour les longues distances, les wagons n’ont rien à envier à l’Orient express.

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Station de Kindu

Chemin de fer du Mayumbe

le prix du train

C

onstruire une ligne de chemin de fer dans des conditions inhospitalière se révèle coûteux en vies humaines. Rien que pour la ligne Matadi — Léopoldville, il a fallu excaver trois millions de mètres cubes de terre, construire des dizaines de ponts. Bilan : près de deux mille morts sur les 7 000 ouvriers occupés, noirs et blancs. D’autres lignes ont été inaugurées : à l’indépendance du Congo belge, le réseau de chemins de fer était long de 5 000 kilomètres et reliait le Congo essentiellement avec l’Angola et l’Afrique du Sud. Les premières locomotives n’étaient pas toujours prévues pour un sol très différent de celui de la Belgique. Car tout ce matériel est construit en Belgique (notamment par les établissements Cockerill) et transporté par bateau vers la colonie !

Le poste du rail au Congo Belge

adieu au congo

C

omme Tintin, nous quittons le Congo de manière un peu abrupte, mais le cœur serré. « Adieu, Congo, où il me restait encore tant à voir… », dit-il avant de retourner en Europe où « Dieu sait vers quelle partie du monde nous repartirons après notre retour ! ».

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Tintin et Milou rentrent en Europe par avion. La première liaison Bruxelles-Léopolville date du 12 février 1925. à bord du trimoteur Handley Page, baptisé « Princesse Marie-José », les pilotes Edmond Thieffry et Léopold Roger, assistés d’un mécanicien, Jef De Bruycker, mettront… 51 jours pour accomplir cette première ! En réalité, ils ne voleront réellement que pendant 75 heures et 25 minutes, les escales et les réparations étant particulièrement longues. Cinq ans plus tard, Tintin battait un record : ses aventures au Congo s’achèvent le 11 juin 1931 dans Le Petit Vingtième. Le 9 juillet, il est accueilli à la Gare du Nord, à Bruxelles, par une foule délirante. Moins d’un mois pour parcourir 8 125 km en avion : oui, une vraie performance en cette année 1931 !

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Trimoteur Handley Page

galerie photos

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Amusant encart publicitaire paru dans Coeurs Vaillants le premier juin 1941

Couverture de la première édition N/B de Tintin au Congo

1re version N/B - planche 92

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Dessin réalisé par Hergé pour un carnet de décalcomanies (offert par le timbre Tintin, 1954)

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Hergé et Barly Baruti

Hergé, Barly Baruti et Bob De Moor.

1re version N/B - planche 92

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Mututsi Ruanda

Chrono représentant des tirailleurs congolais, vendu avec les plaquettes de chocolat d’Aiguebelle (1930)

Gramophone automatique

1re version N/B - planche 44