Chapitre premier AWS

La brise qui passait dans l'allée ombragée, bordée d'immeubles à trois étages et de platanes feuillus, portait ... J'y étais allé et j'avais récupéré le collier, mais Vikram avait sures- timé le respect que son usurier avait pour ..... Le divorce se porte mieux que la Bourse, et c'est plus facile à prédire. J'ai eu quelques affaires de ...
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Chapitre premier

La Source de toutes choses, la luminescence, peut prendre plus de formes qu’il n’y a d’étoiles dans le ciel, bien sûr. Tout ce qu’il faut pour la faire briller, c’est une pensée agréable. Mais une simple erreur suffit à incendier la forêt dans votre cœur, et masquer les astres de toute la voûte céleste. Tant que l’erreur brûle encore, l’amour perdu ou la foi disparue peuvent vous faire croire que vous êtes foutu, que vous ne pouvez plus aller de l’avant. Mais ce n’est pas vrai. Ce n’est jamais vrai. Peu importe ce que vous faites, peu importe où vous êtes perdu, la luminescence ne vous quitte jamais. La moindre bonne chose qui meurt en vous peut renaître, si vous le désirez suffisamment fort. Le cœur ne sait pas abandonner, parce qu’il ne sait pas mentir. Vous levez les yeux de la page, tombez sur le sourire d’un parfait inconnu, et la quête reprend une fois de plus. Ce n’est plus pareil. C’est toujours différent. C’est toujours autre chose. Mais la nouvelle forêt qui repousse dans un cœur scarifié est parfois plus sauvage et plus forte qu’elle ne l’était avant l’incendie. Et si vous restez là, dans cet éclat à l’intérieur de vous, ce nouveau foyer de lumière, si vous pardonnez tout et n’abandonnez jamais, tôt ou tard vous vous retrouverez là où l’amour et la beauté ont créé le monde : au commencement. Le commencement. Le commencement. « Hey, Lin ! Quelle belle façon de commencer ma journée ! a crié Vikram d’un coin de la pièce sombre et humide. Comment tu m’as retrouvé ? Quand est-ce que t’es rentré ? — À l’instant », lui ai-je répondu, debout devant la grande portefenêtre qui donnait sur la véranda côté rue. « Un mec m’a dit que tu étais là. Tu sors une minute ? — Non, non, viens à l’intérieur, mec ! a dit Vikram en riant. Je vais te présenter les gars ! » J’ai hésité. Mes yeux, brillants de soleil, ne pouvaient discerner que des ombres dans la pièce obscure. Je ne voyais clairement que deux lames de lumière, qui pénétraient à travers les volets fermés et transperçaient les volutes de fumée, parfumée par l’arôme du haschisch et l’odeur de vanille roussie de l’héroïne brune. 13

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En me remémorant ce jour-là, l’odeur de la drogue, les ombres et la lumière brûlante à travers la pièce, je me suis demandé si c’était mon intuition qui m’avait retenu sur le seuil et m’avait empêché d’entrer. Je me suis demandé à quel point ma vie aurait été différente si j’avais tourné les talons et si j’étais parti. Les choix que nous faisons constituent les branches de l’arbre des possibilités. Trois moussons durant, après ce jour, Vikram et les inconnus qui se trouvaient dans la pièce sont devenus les nouvelles branches d’une forêt que nous avons partagée pendant un long moment : une futaie urbaine composée d’amour, de mort et de résurrection. Ce dont je me souviens très bien, dans cet éclair d’hésitation, ce moment que je ne pensais pas important du tout à l’époque, c’est que lorsque Vikram est sorti de l’ombre et m’a pris le bras pour m’entraîner à l’intérieur, j’ai frissonné au contact de sa main moite. Un énorme lit, qui dépassait de trois mètres sur le mur de gauche, dominait la grande pièce rectangulaire. Un homme – ou plutôt un cadavre, semblait-il – vêtu d’un pyjama argenté était étendu sur ce lit, les bras croisés sur le torse. Sa poitrine, autant que je pouvais le voir, demeurait immobile. Deux hommes, de part et d’autre de la silhouette inerte, étaient assis sur le lit et préparaient des shiloms de haschisch. Sur le mur, juste au-dessus de la tête de l’homme mort ou profondément endormi, se trouvait un énorme tableau de Zoroastre, le prophète des Parsis. Alors que mes yeux s’habituaient à la pénombre, j’ai aperçu de l’autre côté de la véranda trois grandes chaises, séparées par deux robustes commodes anciennes collées au mur opposé ; un homme était assis sur chacune d’elles. Il y avait un immense tapis persan très onéreux au sol et diverses photographies de personnages vêtus de l’habit traditionnel parsi. À ma droite, en face du lit, une chaîne hi-fi était posée sur une commode surmontée d’une plaque de marbre. Deux ventilateurs de plafond tournaient juste assez lentement pour ne pas perturber les nuages de fumée dans la pièce. Vikram m’a fait passer devant le lit pour me présenter à l’homme assis dans la première des trois chaises. C’était un étranger, comme moi, mais plus grand : son long corps et ses jambes encore plus longues s’étendaient dans la chaise comme s’il flottait dans une baignoire. Je lui donnais environ trente-cinq ans. « Voici Concannon, a dit Vikram en me poussant vers l’avant. Il fait partie de l’IRA. » 14

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La main qui est venue serrer la mienne était chaude, sèche et très puissante. « Fock l’IRA ! a-t-il dit en prononçant le premier mot avec un accent nord-irlandais. Je suis un gars de l’Ulster, de l’UDF, mais on ne peut pas s’attendre à ce qu’un connard de sauvage comme Vikram puisse comprendre la différence, hein ? » J’aimais l’assurance qui luisait dans ses yeux. Je n’aimais pas l’assurance des paroles qui sortaient de sa bouche. J’ai retiré ma main et hoché la tête dans sa direction. « Ne l’écoute pas, a dit Vikram. Il raconte un tas de conneries, mais il sait faire la fête comme aucun étranger, je peux te le dire. » Il m’a entraîné vers la deuxième chaise. Au moment où je m’approchais de lui, le jeune homme a tiré une bouffée sur un shilom de haschisch, allumé par l’homme assis sur la troisième chaise. Tandis que la flamme de l’allumette se faisait happer dans la pipe, une soudaine étincelle s’est échappée du foyer pour aller flamboyer au-dessus de la tête du fumeur. « Bom Shankar ! a crié Vikram en tendant la main vers la pipe. Lin, je te présente Naveen. Il est détective privé. Je te jure. Et Naveen, voici Lin, le gars dont je t’ai parlé. Il est médecin, dans le bidonville. » Le jeune homme s’est levé pour me serrer la main. « Tu sais, a-t-il dit avec un sourire en coin, je ne suis pas vraiment détective, pour l’instant. — Ce n’est pas grave. Je ne suis pas vraiment médecin, tout court. » Je lui ai rendu son sourire. Le troisième homme, qui avait allumé le shilom, a tiré une bouffée et m’a tendu la pipe. J’ai refusé d’un sourire et il l’a fait passer à l’un des hommes sur le lit à la place. « Moi c’est Vinson, a-t-il dit avec une poignée de main digne d’un grand chien content. Stuart Vinson. J’ai, genre, beaucoup entendu parler de toi, mec. — N’importe quel connard a entendu parler de Lin, a dit Concannon en acceptant la pipe qu’un des hommes sur le lit lui proposait. Vikram n’arrête pas de parler de toi, comme une putain de groupie. Lin ceci, Lin cela, et encore ce putain de Lin. Dis-moi, Vikram, tu lui as déjà sucé la queue ? C’était bien au moins, ou c’était que de la gueule ? — Nom de Dieu, Concannon ! — Quoi ? a demandé Concannon les yeux écarquillés. Quoi ? Je lui pose simplement une question. L’Inde est toujours un pays libre, non ? Les régions où ils parlent anglais, en tout cas. » Vinson a haussé les épaules pour s’excuser et m’a dit : 15

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« Ne fais pas attention à lui. Il ne peut pas s’en empêcher. Il a, genre, le syndrome de la Tourette des Connards, ou un truc comme ça. » Stuart Vinson, un Américain, avait un physique solide, des traits larges et nets et une épaisse tignasse blond paille, ce qui lui donnait l’air d’un aventurier des mers, d’un navigateur solitaire. En fait, il était trafiquant de drogue, et plutôt prospère avec ça. J’avais entendu parler de lui tout comme il avait entendu parler de moi. Vikram a ignoré Vinson et Concannon et m’a présenté à l’homme assis à gauche du lit. « Lui, c’est Jamal. Il en importe, il s’en colle sur les gencives, il en roule et il en fume. Un vrai one man show. — One man show », a répété Jamal. Il était fin, avec des yeux de caméléon, et couvert d’amulettes religieuses. J’ai commencé à les compter, hypnotisé par la sainteté, et j’étais arrivé à cinq religions majeures différentes lorsque mes yeux se sont posés sur son sourire. « One man show, ai-je dit. — One man show, a-t-il répété. — One man show. — One man show. » J’aurais bien continué, mais Vikram m’a arrêté. « Et lui, c’est Billy Bhasu. » Il m’indiquait le petit homme très menu à la peau couleur crème, assis de l’autre côté du corps immobile. Billy Bhasu a joint les mains pour me saluer, et il a continué de nettoyer l’un des shiloms. « Billy Bhasu est un fournisseur, m’a annoncé Vikram. Il peut te fournir tout ce que tu veux. N’importe quoi, que ce soit une fille ou une crème glacée. Essaye. C’est la vérité. Demande-lui d’aller te chercher une crème glacée. Il va te l’apporter immédiatement. Demandelui ! — Mais je ne veux pas de… — Billy, va chercher une crème glacée pour Lin ! — Tout de suite, a répondu Billy en posant la pipe. — Non, Billy ! ai-je dit en levant la paume. Je ne veux pas de crème glacée. — Mais tu adores la crème glacée ! — Pas assez pour envoyer quelqu’un en chercher, Vikram. Assiedstoi, mec. — Quitte à ce qu’il aille chercher quelque chose, a dit Concannon dans l’obscurité, je vote pour la glace ET la fille. Deux filles, même. Et il ferait bien de se magner. — T’as entendu, Billy ? » 16

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Vikram s’est approché de lui et s’est mis à le tirer du lit pour qu’il aille chercher la glace, mais une voix grave et sonore s’est échappée de la silhouette allongée, et Vikram s’est immobilisé comme si on le tenait en joue. « Vikram, a dit la voix. Tu es en train de flinguer ma transe, mec. — Oh, merde ! Oh, merde ! Oh, merde ! Désolé, Dennis, a-t-il bredouillé. Je présentais juste Lin aux gars, et… — Lin », a dit l’homme sur le lit, en ouvrant les yeux pour me fixer. Ils étaient étonnamment clairs et gris, avec un éclat de velours. « Je m’appelle Dennis. Je suis ravi de te rencontrer. Fais comme chez toi. Mi casa es su casa. » J’ai fait un pas en avant, serré la main molle comme une aile d’oiseau que Dennis me tendait, et reculé à nouveau au pied du lit. Dennis m’a suivi du regard. Sa bouche s’est figée en un doux sourire de bénédiction. Vinson est venu se mettre à côté de moi et a dit à voix basse : « Ouah ! Dennis, mec ! Ça fait plaisir de te revoir ! C’était comment, genre, de l’autre côté ? » Dennis me souriait toujours. « Calme. Très calme, même, il y a quelques minutes encore. » Concannon et Naveen Adair, le jeune détective, nous ont rejoints. Tout le monde fixait Dennis. « C’est un grand honneur, Lin, m’a dit Vikram. Dennis te regarde. » Il y a eu un court silence, que Concannon a brisé. « Alors ça, c’est sympa ! a-t-il grogné à travers un sourire carnassier. Je reste assis là pendant six putains de mois, je partage ma sagesse et mon esprit, je fume ta came et je bois ton whisky, et tu ouvres à peine deux fois les yeux. Lin se pointe et lui tu le regardes comme s’il était en feu. Je suis quoi, Dennis, le dernier des connards ? — Ouais mec, genre, exactement », a doucement répondu Vinson. Concannon a éclaté de rire et Dennis a grimacé. « Concannon, a-t-il murmuré. Je t’aime comme un gentil fantôme, mais tu es en train de flinguer ma transe. — Désolé, Dennis. » La tête et le corps parfaitement immobiles, Dennis m’a chuchoté : « Lin, je ne voudrais pas que tu me trouves impoli, mais là il faut que je me repose. C’était un plaisir de te rencontrer. » Il a tourné la tête d’un degré en direction de Vikram et lui a doucement dit, de sa voix de basse grondante et sonore : « Vikram, s’il te plaît, ne fais pas de bruit. Tu flingues ma transe, mec. J’apprécierais beaucoup si tu arrêtais. — Bien sûr, Dennis. Désolé. 17

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— Billy Bhasu ? — Oui, Dennis ? — Merde avec la crème glacée. — Merde avec la crème glacée ? — Merde avec la crème glacée. Personne n’aura de crème glacée. Pas aujourd’hui. — Bien, Dennis. — On est bien d’accord sur la crème glacée ? — Merde avec la crème glacée, Dennis. — Je ne veux plus entendre les mots “crème glacée” pendant au moins trois mois. — D’accord, Dennis. — Bien. Maintenant, Jamal, prépare-moi une autre pipe s’il te plaît. Une grosse, bien forte. Une énorme. Une légendaire. Ce serait un acte de compassion de ta part, pas loin du miracle. Au revoir à tous autant que vous êtes, ici et là. » Dennis a replié les bras sur sa poitrine, fermé les yeux et repris sa position de repos : une rigidité cadavérique et cinq respirations à la minute. Personne n’a bougé ni parlé. Jamal, les lèvres serrées sous l’urgence, a préparé le shilom légendaire. Toute la pièce fixait Dennis. J’ai attrapé Vikram par la chemise. « Allez viens, on sort de là, lui ai-je dit en l’entraînant avec moi hors de la pièce. Au revoir à tous autant que vous êtes, ici et là. — Hé, attendez-moi ! » nous a crié Naveen, qui sortait précipitamment par la porte-fenêtre. Une fois dans la rue, l’air frais a réveillé Vikram et Naveen. Leur pas s’est accéléré pour se caler sur le mien. La brise qui passait dans l’allée ombragée, bordée d’immeubles à trois étages et de platanes feuillus, portait avec elle la forte odeur de la flottille de pêche amarrée à Sassoon Dock, non loin de là. Des flots de lumière filtraient entre les arbres. Tandis que je passais dans la clarté, à chaque nouvelle flaque de chaleur blanche que je traversais, je sentais le soleil qui m’inondait, puis qui s’écoulait avec la marée des ombres, sous les arbres. Le ciel était bleu de brume ; du verre délavé par la mer. Des corbeaux se posaient sur les toits des bus pour se rendre dans les endroits plus frais de la ville. Les charretiers criaient avec assurance et férocité. C’était le genre de belle journée à Bombay qui donne envie à ses habitants, les Mumbaikars, de chanter à haute voix et j’ai remarqué, en passant près d’un homme qui marchait dans la direction opposée, que nous fredonnions la même chanson d’amour hindie. 18

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« C’est marrant, a remarqué Naveen. Vous chantiez la même chanson, mec. » J’ai souri et je m’apprêtais à en chanter encore quelques vers, comme on le fait par ces belles journées bleu brume à Bombay, quand Vikram m’a interrompu par une question. « Alors, comment ça s’est passé ? Tu l’as récupéré ? » Une des raisons pour lesquelles je ne me rends pas souvent à Goa, c’est parce que à chaque fois que je m’y rends, quelqu’un me demande d’y faire quelque chose pour lui. Quand j’ai dit à Vikram, trois semaines plus tôt, que j’avais une mission là-bas, il m’a demandé de lui rendre un service. Il avait laissé un des bijoux de mariage de sa mère à un usurier en guise de caution pour un prêt de liquide ; un collier, incrusté de petits rubis. Vikram a remboursé ce qu’il devait, mais l’usurier avait refusé de lui rendre le collier. Il lui avait dit de venir le chercher à Goa, en main propre. Vikram savait que cet homme-là respectait la Sanjay Company, gang mafieux pour lequel je travaillais, et il m’a demandé de lui rendre visite. J’y étais allé et j’avais récupéré le collier, mais Vikram avait surestimé le respect que son usurier avait pour la compagnie. Il m’a fait perdre mon temps pendant une semaine entière, il a évité chacun de mes rendez-vous et a laissé des messages insultants sur moi et la Sanjay Company, jusqu’à ce qu’il finisse par accepter de rendre le bijou. À ce moment-là, c’était déjà trop tard. L’usurier était un requin, et la mafia qu’il avait insultée un chasseur de squales. J’ai appelé quatre gars du coin qui bossaient pour la Sanjay Company, et on a cogné sur les truands qui se tenaient entre nous et lui jusqu’à ce qu’ils s’enfuient en courant. On a confronté le requin. Il a rendu le collier. Puis l’un des gars du coin l’a battu, à la loyale, et a continué de le battre, à la déloyale, jusqu’à ce qu’il ait retenu la leçon plus générale sur le respect. « Alors ? a demandé Vikram. Tu l’as récupéré ou pas ? — Tiens », ai-je répondu. J’ai sorti le collier de la poche de ma veste et je le lui ai tendu. « Ouah ! Tu l’as récupéré ! Je savais que je pouvais compter sur toi. Danny t’a causé des problèmes ? — Raye-le de ta liste, Vikram. — Thik », a-t-il répondu. D’accord. Il a fait glisser le collier hors de sa pochette en soie bleu. Les rubis, enflammés par la lumière du soleil, saignaient dans ses mains en coupe. 19

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« Écoute, je… Je vais rapporter ça à ma mère. Maintenant. Je peux vous déposer quelque part en taxi, les gars ? — Tu ne vas pas du même côté que moi, ai-je répondu tandis qu’il hélait un taxi. Je vais marcher jusqu’à ma bécane, devant le Leopold Cafe. — Si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais faire un bout du chemin avec toi, m’a doucement demandé Naveen. — Si tu veux. » J’ai regardé Vikram qui rangeait la pochette de soie en lieu sûr dans sa chemise. Il s’apprêtait à monter dans le taxi lorsque je l’ai arrêté, et je me suis penché pour lui parler discrètement. « Qu’est-ce que tu fous ? — De quoi tu parles ? — Tu ne peux pas me mentir au sujet de la drogue, Vik. — Comment ça, mentir ? Merde, j’ai juste tiré quelques taffes de brown sugar, c’est tout. Et alors ? De toute façon, c’est la came de Concannon. C’est lui qui l’a payée. Je… — Vas-y doucement. — J’y vais toujours doucement. Tu me connais. — Certaines personnes peuvent arrêter du jour au lendemain, Vikram. Concannon fait peut-être partie de ces personnes, mais pas toi. Et tu le sais. » Il a souri, et pendant quelques secondes l’ancien Vikram était de retour : le Vikram qui serait allé récupérer le collier à Goa sans mon aide, ni celle de personne d’autre. Le Vikram qui n’aurait jamais laissé en caution les bijoux de mariage de sa mère chez un usurier en premier lieu. Le sourire s’est effacé de ses yeux alors qu’il montait dans le taxi. Je l’ai regardé s’éloigner, inquiet du pétrin dans lequel il s’était fourré ; un optimiste, ruiné par l’amour. Je me suis remis en marche, et Naveen est venu se mettre à côté de moi. « Il parle beaucoup de cette fille, cette Anglaise, a-t-il dit. — Encore une de ces histoires qui auraient dû marcher, mais qui ne marchent que rarement. — Il parle beaucoup de toi, aussi. — Il parle trop. — Il parle de Karla, de Didier et de Lisa. Mais il parle surtout de toi. — Il parle trop. 20

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— Il m’a dit que tu t’étais évadé de prison, et que tu étais en cavale. » Je me suis arrêté. « Maintenant c’est toi qui parles trop. C’est une épidémie ou quoi ? — Non, laisse-moi t’expliquer. Tu as aidé un de mes amis, Aslan... — Quoi ? — Un de mes amis… — De quoi tu parles ? — C’était un soir, tard, près de Ballard Pier, il y a quelques semaines. Tu l’as tiré d’un mauvais coup. » Un jeune homme qui court dans ma direction à Ballard Estate, la grande rue bordée de bâtiments fermés à clé de part et d’autre, aucune issue lorsque les autres sont arrivés, et le jeune homme qui s’arrête, les lampadaires qui projettent trois ombres sur la chaussée, le jeune homme qui se bat seul contre elles, puis il n’est plus seul. « Et alors ? — Il est mort. Il y a trois jours. J’ai essayé de te joindre, mais tu étais à Goa. J’en profite pour te le dire maintenant. — Me dire quoi ? » Il a tressailli. Je le regardais méchamment, parce qu’il avait mentionné mon évasion, et que je voulais qu’il en vienne au fait. « Nous étions amis, à l’université, a-t-il dit platement. Il aimait bien traîner la nuit dans les coins dangereux. Comme moi. Comme toi, d’ailleurs, sinon tu n’aurais pas été là pour l’aider ce soir-là. Je me suis dit que, peut-être, tu aimerais savoir. — Tu te fous de moi ? » Nous nous tenions dans une mince zone d’ombre, à quelques centimètres l’un de l’autre, encerclés par l’agitation de la rue. « Qu’est-ce que tu veux dire ? — Tu mets mon évasion sur le tapis, juste pour m’annoncer la triste nouvelle de la mort de ton copain Aslan ? C’est ça que t’es en train de me dire ? Tu es fou, ou tu es vraiment aussi gentil que ça ? » Blessé et un peu énervé, il a répondu : « Je suis vraiment aussi gentil que ça, j’imagine. Trop gentil pour penser que tu pourrais prendre ce que je te dis pour autre chose que ce que c’est. Je regrette de t’avoir dérangé. C’est la dernière chose que je voulais. Je te demande pardon. Je m’en vais. » Je l’ai arrêté. « Attends ! Attends. » Tout en lui évoquait la droiture : le regard honnête, la posture assurée, la lumière de son sourire. L’instinct choisit ses propres enfants. Mon instinct à moi aimait bien ce garçon, ce jeune homme qui se 21

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tenait devant moi, l’air si courageux et vexé. Tout en lui évoquait la droiture, chose que l’on ne voit pas tous les jours. « Pardon, c’est ma faute, ai-je dit en levant la main. — Ce n’est pas grave. » Il s’est détendu à nouveau. « Bon, revenons-en à Vikram qui te raconte mon évasion. Tu vois, c’est le genre d’information qui pourrait attiser l’intérêt d’Interpol, et qui attise toujours MON intérêt. Tu comprends, n’est-ce pas ? » Ce n’était pas une question, et il le savait. « J’emmerde Interpol. — Tu es détective. — J’emmerde aussi les détectives. C’est le genre d’information au sujet d’un ami qu’on ne cache pas à son ami, quand on le connaît un peu. Personne ne t’a jamais appris ça ? J’ai grandi juste ici, dans ces rues, et moi je le sais. — Mais on n’est pas amis. — Pas encore. » Naveen a souri. Je l’ai regardé un moment. « Tu aimes marcher ? — J’aime bien marcher et parler », a-t-il répondu. Il m’a emboîté le pas dans les files sinueuses des piétons. « J’emmerde Interpol, a-t-il dit au bout d’un moment. — Toi, tu aimes vraiment parler, hein ? — Et marcher. — Bien, alors raconte-moi trois petites histoires pendant qu’on marche. — D’accord. Pas de problème. Histoire ambulante numéro un ? — Dennis. » Naveen a ri, en évitant une femme qui portait un paquet de vieux papiers sur la tête. « Tu sais, c’était la première fois que j’allais là-bas, moi aussi. À part ce que j’ai entendu ailleurs, je ne peux pas t’en dire plus que ce que tu as vu de tes propres yeux. — Alors raconte-moi ce que tu as entendu. — Ses parents sont morts. Il en a beaucoup souffert, à ce qu’on dit. Ils étaient riches. Ils détenaient le brevet de quelque chose, et ça valait beaucoup d’argent. Soixante millions, légués à Dennis. — Cette pièce, là-bas, ne vaut pas soixante millions de dollars. — Son argent est en sécurité pendant qu’il est en transe. — Pendant qu’il se prélasse, tu veux dire ? 22

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— Il fait plus que se prélasser. Dennis atteint le Samadhi dans son sommeil. Son pouls et sa respiration ralentissent presque jusqu’à zéro. Souvent, il est techniquement mort. — Tu te fous de moi, le détective ? — Non, a-t-il répondu en riant. Plusieurs médecins ont signé des certificats de décès au cours de l’année dernière mais Dennis finit toujours par se réveiller. Jamal, le “one man show”, en a toute une collection. — D’accord, donc parfois, Dennis est techniquement mort. Ça doit être dur pour son prêtre et son comptable. — Pendant qu’il est en transe, ses biens sont gérés par un administrateur, qui lui laisse suffisamment d’argent pour se payer l’appartement que nous venons de quitter, et se maintenir en condition souhaitable pour ses transes. — Et tout ça, tu l’as juste entendu ou tu as mené ta petite enquête ? — Un peu des deux. » Je me suis arrêté pour laisser passer une voiture en marche arrière devant nous. « Eh ben, quel que soit son truc, je peux affirmer que je n’ai jamais vu quelqu’un se prélasser aussi bien de toute ma vie. — Sans aucun doute. » Naveen a souri, et nous y avons tous les deux réfléchi un moment. « La deuxième histoire ? a-t-il demandé. — Concannon, ai-je répondu en avançant. — Il fait de la boxe dans ma salle de sport. Je n’en sais pas beaucoup sur lui, mais je peux te dire deux choses. — À savoir ? — Il a un méchant crochet du gauche à faire sonner un gong, mais il est vulnérable s’il le rate. — Hein ? — À chaque fois. Il envoie un direct du gauche, cogne du droit et là-dessus il balance toujours un crochet du gauche qui laisse sa garde grande ouverte s’il n’enchaîne pas sur autre chose. Mais il est rapide et il ne manque pas souvent son coup. Il est plutôt bon. — Et ? — La deuxième chose, c’est que c’est le seul type que je connaisse à avoir réussi à me faire rentrer pour parler à Dennis. Dennis l’adore. Il est resté éveillé pour lui plus que pour personne d’autre. J’ai entendu dire qu’il voulait adopter Concannon légalement. C’est compliqué, parce que Concannon est plus vieux que lui, et je ne sais pas si on a déjà vu un Indien adopter un Blanc. 23

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— Comment ça, il t’a fait rentrer ? — Il y a des milliers de personnes qui voudraient s’entretenir avec Dennis, pendant qu’il est en transe. Ils croient que lorsqu’il est temporairement mort, il peut communiquer avec ceux qui le sont de façon permanente. Presque personne n’arrive à rentrer. — Sauf si on vient et qu’on toque à la porte. — Tu ne comprends pas. Personne n’oserait venir toquer à la porte quand Dennis est en transe. — Sans blague. — Personne, à part toi. » J’ai marqué une pause pour laisser passer une charrette. « On a déjà parlé de Dennis. Revenons-en à Concannon. — Comme je te l’ai dit, il boxe dans la même salle de sport que moi. C’est un combattant de rue. Je n’en sais pas plus sur lui. Ça a l’air d’être un sacré fêtard. Il adore s’éclater. — Il a une grande gueule. On ne garde pas une grande gueule jusqu’à l’âge qu’il a si on n’a pas de quoi assurer derrière. — Tu veux dire que je devrais le surveiller ? — Seulement son mauvais côté. — Et la troisième histoire ? » J’ai quitté la route sur laquelle nous marchions et j’ai fait quelques pas sur le trottoir. « Où est-ce qu’on va ? m’a-t-il demandé en me suivant. — Je vais prendre un jus de fruit. — Un jus de fruit ? — Il fait chaud. Tu as un problème ? — Oh, non, pas du tout. C’est cool. J’adore les jus de fruit. » Trente-neuf degrés à Bombay, du jus de pastèque glacé, des ventilateurs trop près de la tête réglés sur puissance trois : le bonheur. « Bon… c’est quoi cette histoire de détective privé ? C’est vrai ? — Ouais. J’ai commencé par accident, en quelque sorte, mais je fais ça depuis près d’un an. — Quel genre d’accident peut conduire quelqu’un à devenir détective ? — Je faisais des études de droit, a-t-il répondu en souriant. J’en étais presque venu à bout. En dernière année, je faisais un devoir de recherche sur les détectives privés et leur impact sur le système judiciaire. Très vite, je ne me suis plus intéressé qu’à la partie sur les détectives, alors j’ai quitté l’université pour tenter ma chance. — Et tu t’en sors comment ? » Il a ri. 24

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« Le divorce se porte mieux que la Bourse, et c’est plus facile à prédire. J’ai eu quelques affaires de divorces, mais j’ai arrêté. Je bossais avec un autre gars. Il m’apprenait les ficelles du métier. Ça fait trentecinq ans qu’il travaille sur des divorces, et il ne s’en lasse pas. Moi, si. L’adultère, c’était toujours un moment unique pour les hommes mariés, mais pour moi c’était toujours le même film triste à pleurer. — Et depuis que tu as quitté les verts pâturages du divorce ? — Jusque-là, j’ai retrouvé deux animaux perdus, un mari disparu, et une cocotte en fonte volée. Il semblerait que tous mes clients, Dieu les bénisse, soient trop paresseux ou trop polis pour chercher par eux-mêmes. — Mais ça te plaît, de faire le détective ? Tu sens monter l’adrénaline, non ? — Tu sais, je crois que c’est de ce côté de l’histoire qu’on obtient la vérité. Quand on est avocat, on n’a le droit qu’à une version des faits. Moi, j’ai droit à la vraie histoire, même s’il ne s’agit que d’un vol de cocotte familiale. La vraie histoire, avant que les gens ne mentent à son sujet. — Et tu vas continuer ? — Je ne sais pas. » Il a souri et a détourné à nouveau le regard. « Tout dépend si je suis doué, j’imagine. — Ou si tu n’es pas doué. — Ou si je ne suis pas doué. — Nous en sommes déjà à la troisième histoire. Naveen Adair, détective privé irlando-indien. » Il s’est mis à rire, dévoilant ses dents blanches, mais la vague s’est rapidement estompée. « Il n’y a pas vraiment grand-chose à en dire. — Naveen Adair. De quoi tu as le plus souffert : de la moitié indienne ou de la moitié irlandaise ? — Trop blanc pour les Indiens, et trop indien pour les Blancs. Mon père… » Pour un trop grand nombre d’entre nous, le pays que l’on appelle « père » est fait de crêtes irrégulières et de vallées perdues. Escaladant ces sommets à ses côtés, j’ai attendu qu’il relance la conversation : « Après qu’il a abandonné ma mère, on vivait sur le trottoir. On est restés à la rue jusqu’à mes cinq ans, mais je ne m’en souviens pas vraiment. — Qu’est-ce qui s’est passé ? » Il a posé son regard sur la rue, les yeux glissant sur le flot de couleurs et d’émotions qui allait et venait. 25

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« Il avait la tuberculose. Il a tout laissé à ma mère dans son testament, et il s’est avéré qu’il avait gagné beaucoup d’argent, d’une façon ou d’une autre, alors on est devenus riches d’un coup, et… — Les choses ont changé. » Il m’a regardé comme s’il en avait trop dit. Le ventilateur, à seulement quelques centimètres de ma tête, me donnait mal au crâne. J’ai fait signe au serveur pour lui demander de baisser un peu. La main sur le bouton, il s’est moqué de moi : « Vous avez froid ? Laissez-moi vous montrer ce que c’est, le froid. » Il a monté le ventilateur sur l’air glacial puissance cinq. J’ai senti mes joues qui commençaient à geler. On a payé et on est partis ; on l’a entendu nous saluer : « La table deux est à nouveau libre. — J’adore cet endroit, m’a dit Naveen après notre départ. — C’est vrai ? — Ouais. Du jus délicieux, des serveurs désagréables : c’est parfait. — On va peut-être bien s’entendre tous les deux, monsieur le détective. On va peut-être bien s’entendre. »