CINCINNATI ROMANCE REVIEW

6 juil. 2007 - l'Université de Cincinnati et de la grâce avec laquelle Joy Dunn et ...... s'allier aux Romains contre Carthage et de contribuer à la chute de la ...
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CINCINNATI ROMANCE REVIEW ASSIA DJEBAR: ÉCRIVAINE ENTRE DEUX RIVES SPECIAL ISSUE EDITED BY

CARLA CALARGÉ AND MICHÈLE VIALET

A peer-reviewed electronic journal published by the Department of Romance Languages and Literatures of the University of Cincinnati VOLUME 31 2011

CINCINNATI ROMANCE REVIEW

ASSIA DJEBAR: ÉCRIVAINE ENTRE DEUX RIVES SPECIAL ISSUE EDITED BY

CARLA CALARGÉ AND MICHÈLE VIALET

A peer-reviewed electronic journal published by the Department of Romance Languages and Literatures of the University of Cincinnati

VOLUME 31 2011 !

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Cincinnati Romance Review Department of Romance Languages and Literatures University of Cincinnati PO Box 210377 Cincinnati, OH 45221-0377 ISSN 2155-8817 (online) ISNN 0883-9816 (print) www.cromrev.com

Cincinnati Romance Review Special Issue

Assia Djebar: Écrivaine entre deux rives Volume 31 (2011)

Guest Editors Carla Calargé and Michèle Vialet Executive Board Spanish and Portuguese Editor: María Paz Moreno French and Italian Editor: Michèle Vialet Associate Editor: Patricia Valladares-Ruiz Composition Patricia Valladares-Ruiz Layout Michèle Vialet Cover image Michael Simpson

External Readers and Consultants

Abraham Acosta Daniel Adelstein Beatriz de Alba-Koch María Auxiliadora Álvarez Palmar Álvarez Olga Arbeláez Mark Bates Carmen Benito-Vessels Javier Blasco Ari Jason Blatt Roberto E. Campo Elsy Cardona Antonio Cortijo Ocaña Armelle Crouzières-Ingenthron Jed Deppman José Domínguez Búrdalo Anne Duggan Luis Duno-Gottberg William Edminston Lucía Florido Maria Galli Stampino Carlos Javier García-Fernández Rangira Gallimore Randal Garza Miguel Gomes Cristina González Vincent Grégoire Germán Gullón Julie Hayes Polly Hodge Raúl Ianes ! !

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Sharon Keefe Ugalde David Knutson Cheryl Krueger Katherine Kurk Jeanne Sarah de Larquier Michael Lastinger Gisèle Loriot-Raymer Carlos Mamani José María Mantero Manuel Martínez Ana Merino Philippe Met Paul Miller Luis Millones Figueroa Anne Mullen Hohl Kirsten Nigro Buford Norman Valerie Orlando Vicente Pérez de León Ariane Pfenninger Suzanne Pucci Blas Puente José Santos Connie Scarborough Carol L. Sherman Jonathan Strauss Juana Suárez Laura Wittman Enrique Yepes Clarisse Zimra

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À Assia Djebar dont l’oeuvre nous a appris courage et générosité.

Cincinnati Romance Review Volume 31 (2011)

Assia Djebar: Écrivaine entre deux rives Special Issue Edited by Carla Calargé and Michèle Vialet Table of contents D’une rive à l’autre ou la liberté d’écrire : Assia Djebar Michèle Vialet and Carla Calargé University of Cincinnati and Florida Atlantic University

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À la table d’hôte des langues : littératures et émancipation. Sur Assia Djebar Mireille Calle-Gruber Université La Sorbonne Nouvelle

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Assia Djebar: dire le(s) lieu(x) de l’entre-les-langues en français Maria Angélica Deângeli Université de l’État de São Paulo (UNESP)

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“La nuit de la langue perdue”: défaite et legs des mères dans Vaste est la prison d’Assia Djebar Michèle Vialet University of Cincinnati

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Entre l’Algérie et la France: Saisies des seuils culturel et racial dans L’Amour, la fantasia et Vaste est la prison Irene Ivantcheva-Merjanska University of Cincinnati

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L’écriture d’Assia Djebar: De l’expatriation à la transnation Hafid Gafaïti Texas Tech University

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“Homeland beyond Homelands.” Reinventing Algeria through a Transnational Literary Community. Assia Djebar’s Le Blanc de l’Algérie Alexandra Gueydan-Turek Swarthmore College

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Retour sur les lieux de (la) mémoire: surgissement(s), murmure(s) et étouffement(s) de langue(s) dans La Disparition de la langue française d’Assia Djebar Carla Calargé Florida Atlantic University L’herméneutique de la voix dans l’écriture d’Assia Djebar Otilia Baraboi University of Washington

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Assia Djebar’s Women and Their Multiform Love Anna Rocca Salem State University

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Trespasser across Perilous Ways: Assia Djebar, Woman Writer Clarisse Zimra Southern Illinois University

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Quelques mots sur les auteurs des articles

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D’une rive à l’autre ou la liberté d’écrire : Assia Djebar Michèle Vialet et Carla Calargé Je suis une force qui va ! Agent aveugle et sourd des mystères funèbres ! Une âme de malheur faite avec des ténèbres ! Où vais-je ? Je ne sais. Mais je me sens poussé D’un souffle impétueux, d’un destin insensé. Victor Hugo, Hernani.

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e volume spécial de la Cincinnati Romance Review accueille dix études qui examinent l’inscription polyphonique linguistique, culturelle et littéraire des deux rivages de la Méditerranée dans l’œuvre d’Assia Djebar. Que ce soit au niveau du personnage romanesque, dans les dimensions familiale, intime et psychique de sa vie, au niveau d’acteurs de l’histoire nord africaine et française, ou dans l’imaginaire des représentations, des désirs de mémoire et des empreintes de langues, de voix et de rythmes, ces études visent à éclairer les figures que déploie Djebar pour transcrire sa relation à l’Algérie et à la France et forger sa place d’écrivaine et d’intellectuelle de la diaspora algérienne s’exprimant en français. Comme beaucoup d’écrivains nés en Afrique du Nord au XXe siècle – aînés, contemporains ou cadets tels Albert Camus, Mohammed Dib, Jacques Derrida, Hélène Cixous, Abdelkebir Khatibi, ou Leïla Sebbar – Assia Djebar a fait du français, langue du colonisateur mais langue étudiée et aimée dans des textes-phares découverts dans le refuge de la lecture, sa langue d’écriture. Son choix, effectué dans la douleur de la dépossession des trois langues parmi lesquelles elle évoluait hors de l’école (l’arabe littéraire, l’arabe dialectal et le berbère), nourrit une grande partie de son œuvre. Assia Djebar Assia Djebar est le nom de plume de Fatma Zohra Imalhayêne, écrivaine algérienne d’expression française. Elle est née le 30 juin 1930 à Cherchell, ville côtière dont le nom provient du latin Caesarea, appellation que la ville avait reçue en devenant capitale de la Mauritanie romaine. Berbère par son père et d’une éminente famille araboberbéro-andalouse du Chenoua par sa mère, elle commence, dès l’âge de quatre ans, à

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apprendre le français à l’école primaire de garçons de Mouzaïaville où son père, Tahar Imalhayêne, instituteur “indigène,” est alors en poste. Après l’école coranique, qu’elle est une des deux filles à fréquenter, et la poursuite d’études secondaires à Blida, elle entre en hypokhâgne au lycée d’Alger. Admise en khâgne au lycée Fénelon à Paris, elle réussit le concours d’entrée de l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres en histoire. Quelques mois plus tard, en 1956, soutenant la grève de la faim des étudiants algériens, puis la grève des examens à laquelle ils appellent, elle quitte Sèvres et écrit son premier roman La Soif qui paraît en 1957. Trois autres romans suivent : Les Impatients (1958), Les Enfants du nouveau monde (1962) et Les Alouettes naïves (1967) ainsi qu’un recueil de poèmes et une pièce de théâtre. De l’indépendance (30 juin 1962) à la guerre civile des années 90, Assia Djebar se partage entre l’Algérie et la France et combine, parfois en les alternant, ses activités d’enseignante, de chercheure, d’historienne, de cinéaste et d’écrivaine. L’écriture cinématographique qui s’impose à elle dans les années 70 lui permet de se mettre à l’écoute des femmes, celles des montagnes de son enfance dont elle veut recueillir les chants traditionnels et comprendre le vécu de la guerre. Elle dirige deux longs métrages : La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982) puis, réconciliée avec l’écriture romanesque, elle publie le célèbre recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement (1980, éd. augmentée 2002) ainsi que L’Amour, la fantasia (1985) et Ombre sultane (1987), les deux premiers volumes du quatuor algérien dont elle a échafaudé les plans. La guerre civile interrompt le travail d’anamnèse que l’écrivaine a entamé et la force à penser à sa sûreté personnelle menacée. Mais après les affres et l’accablement, la guerre galvanise sa production littéraire. Entre 1991 et 2003, tout en exerçant comme professeur et directrice du Center for French and Francophone Studies de la Louisiana State University (1997-2001), elle obtient en Oklahoma le Prix Neustadt, prix décerné à tout écrivain étranger au parcours courageux, parcours que l’écrivain William Gass salue en ces termes : “She has drawn open this curtained culture and spoken of it without shrillness, without endangering the modesty of her models, without the pleasure of righteous indignation but with a pen so pitiless its spares us nothing of this massive crime” [Elle a ouvert le jour sur cette culture voilée et en a parlé sans monter dans les aigus, sans alarmer la pudeur de ses modèles, sans le plaisir de l’indignation morale mais d’une plume sans pitié qui ne nous épargne rien de l’énormité de la violence] (783).1 À partir de 2001 comme professeur de lettres à la New York University qui lui décerne la Silver Chair en 2002, Djebar publie six romans et récits, un second recueil de nouvelles, deux œuvres dramatiques et un recueil d’essais critiques tiré de sa thèse de doctorat (1999). À ces quelques vingt-quatre titres et leurs multiples traductions s’ajoutent le roman autobiographique Nulle Part dans la maison de mon père (2007) et de nombreux articles, entretiens et discours, notamment ceux que l’écrivaine a prononcés lors de la remise de prix prestigieux honorant son œuvre, tels “Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité” (Prix de la Paix, Franckfort1

Notre traduction.

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sur-Main, 2000) et Discours d’entrée à l’Académie française (juin 2006). En effet, en juin 2005, Assia Djebar est élue membre de l’Académie Française. Après Marguerite Yourcenar, Jacqueline de Romilly, Hélène Carrère d’Encausse et Florence Delay, elle devient la cinquième femme à prendre place au sein des Immortels. Écrivaine intransigeante et passionnée, Assia Djebar est “une force qui va” (Hugo). Comme Hernani, dépossédée des âtres familiaux par l’histoire mais aussi par la culture patriarcale, ainsi que le suggère la narratrice de Nulle part dans la maison de mon père, elle vit en exil, d’abord choisi puis imposé, se forgeant une patrie en son ethos de femme, d’écrivaine et d’intellectuelle algérienne “disposant de soi” (“Idiome”).2 À l’écoute “des mystères funèbres,” elle obéit à une force intérieure qu’elle a définie lorsqu’elle a reçu le Prix de la Paix: je ne me sais qu’une règle, apprise et éclaircie certes, peu à peu, dans la solitude et loin des chapelles littéraires : ne pratiquer qu’une écriture de nécessité. Une écriture de creusement, de poussée dans le noir et l’obscur ! Une écriture “contre” : le “contre” de l’opposition, de la révolte, quelquefois muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier” (“Idiome”). Djebar se parcourt comme elle parcourt le legs antique, puis arabe et enfin colonial et post-colonial qui s’est tour à tour inscrit sur le palimpseste mémoriel des peuples et des terres qui forment l’Algérie contemporaine. Son creusement des meurtrissures d’hier et d’aujourd’hui, donnant souvent corps et voix aux femmes que l’Histoire, avec sa grande H – comme la nommait Pérec – a fait taire, font d’elle une auteure qui “dérange” (Zimra 383). En montrant “une permanence de plusieurs territoires dans [la] mémoire algérienne” (Djebar, “Territoire” 21) et en restituant les pertes, les gains et les trous dans la transmission du savoir des femmes à travers les générations, Djebar dénonce les enfermements des femmes et des hommes qui croient trouver dans les paravents de la doxa et des habitudes de pensée un refuge. Si elle s’est fait des ennemis parmi ceux que son audace fière et libre irrite, elle est aussi en train de conquérir un lectorat international, masculin et féminin, qui découvre la puissance novatrice, révolutionnaire même, des stratégies narratives majeures qu’elle combine avec brio: recherches historiques précises (sa formation d’historienne étaye son rôle de conteuse), travail personnel et exigeant d’anamnèse et vision poétique libre, refusant toute limite, à la fois nourrie de connaissances, intuitive et enthousiaste au sens grec, véritable sacerdoce et ethos.

Aline Bergé-Joonekindt souligne aussi cette volonté de “disposer de soi” dans son article “L’aire de la transmission dans Le Blanc de l’Algérie” (215-218). 2

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MICHÈLE VIALET ET CARLA CALARGÉ

Organisation du volume Quoique le présent volume ne comprenne pas de sections, les articles se regroupent en deux ensembles. Le premier se centre sur la problématisation de la langue d’écriture, telle que la cerne Assia Djebar, une problématisation que caractérisent la séduction et l'hospitalité, même si ces deux formes d'ouverture à l'autre semblent faire pacte avec l'ennemi (l'envahisseur français devenu gouvernement colonial) et qui s’appuie sur une analyse lucide, historique et personnelle, de la mise au ban des langues et des savoirs des siens. Le second ensemble qui commence par l'article de Hafid Gafaïti s'intéresse plus particulièrement à l'inscription de la violence des années noires et à la recherche d’un espace qui transcende la dualité des conflits et des appartenances dans les romans, récits et textes théoriques de Djebar publiés après 1991. Fermant le numéro spécial mais ouvrant magistralement la voie à de nouvelles recherches, Clarisse Zimra propose une vue d’ensemble de l’œuvre de Djebar et de son parcours de femme et d'écrivaine depuis son entrée dans le français jusqu'à sa réception à l'Académie française. L’article de Mireille Calle-Gruber ouvre le premier ensemble consacré à la question de la langue. Considérant que la littérature est un “Banquet”, c’est-à-dire une table d’hôtes ouverte aux lecteurs-convives, Calle-Gruber examine, à la lumière de l’œuvre, exemplaire, d’Assia Djebar, en quoi les littératures francophones sont lieu de partage et d’hospitalité dans les langues. Lieu de tolérance, non sans souffrance. Et que c’est à ce prix que les chemins d’émancipation pourront être frayés : femme, s’émanciper par l’écriture francophone ; écrivain, s’émanciper de l’écriture francophone. Calle-Gruber remet en jeu la notion de la langue dite maternelle et tente de faire apparaître l’ambivalence qui la constitue, puis distingue entre francophonie et francographie – distinction qui permet à l’écrivain de tabler sur les puissances de “l’entrelangues”, de la diglossie littéraire et d’une écriture “polygame” aux formes non-génériques. Afin d’esquisser les éléments d’une poétique de la francographie chez Assia Djebar, elle analyse ici Vaste est la prison et L’Amour, la fantasia. Maria Angélica Deângeli s’interroge sur les termes du choix de la langue française pour Assia Djebar. À la lumière des réflexions personnelles et théoriques d’Edmond Jabès sur la désappartenance de l’écrivain en exil, d’Abdelkebir Khatibi sur la bi-langue et de Jacques Derrida sur le monolinguisme de l’autre, elle situe le débat à la frontière du maternel et de l’étranger de la langue, entre le dedans et le dehors, entre le singulier et le pluriel. Deângeli souligne l’approche sensible, sensuelle même, d’Assia Djebar qui fait appel à une écriture en langue française pour traduire une langue qui se dit surtout à travers le corps et ses voix. La langue est également au cœur de l’analyse de Michèle Vialet qui se penche sur Vaste est la prison en tant qu’œuvre privilégiant l’héritage des femmes. A travers l’étude des relations mère-fille, Vialet montre comment le meurtre réel ou symbolique de la mère joue un rôle crucial dans l’accession de la fille au langage des pères. C’est donc après la structuration identitaire de la fille dans et par ce langage que celle-ci effectue un

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travail de réflexion sur sa propre récupération par des structures colonialistes. Ce n’est qu’alors que s’opère le retour vers le legs féminin à travers le retour vers le langage maternel primordial. Dans son article “Entre l’Algérie et la France : Saisies des seuils culturel et racial dans L’Amour, la fantasia et Vaste est la prison”, Irène Ivantcheva-Merjanska examine l’une des préoccupations majeures de l’œuvre djebarienne, celle de l’identité à travers la langue/les langues. En soulignant les rapports étroits entre langue et race et en s’appuyant sur les travaux de Foucault, Memmi, Althusser et Todorov, IvantchevaMerjanska montre comment, dans les textes djebariens, le processus idéologique qui consiste en des mouvements de racialisation et de déracialisation de la langue de l’autre, opère et crée des espaces utopiques et des espaces hétérotopiques. Elle propose de voir le je-parlant dans les textes djebariens comme se tenant sur le seuil culturel, mais aussi, dépassant ce seuil grâce à l’écriture qui le libère. Hafid Gafaïti replace l’œuvre djebarienne dans le contexte des violences engendrées par la guerre civile afin de montrer comment cette œuvre opère un double mouvement apparemment contradictoire, mais néanmoins cohérent. Tout en reconnaissant que les écrits de Djebar publiés après le déclenchement de la guerre civile racontent le cataclysme algérien mais également en expliquent les causes et la genèse, Gafaïti explique comment la situation tragique de l’Algérie a donné lieu à un renouvellement du souffle littéraire qui a permis aux écrivains, Djebar notamment, de se débarrasser du carcan idéologique qui avait longtemps muselé leur parole. Publié en 1995, Le Blanc de l’Algérie a souvent été décrit comme un “sang écriture” témoignant d’une violence tragique et indicible. Dédié à trois amis écrivains de Djebar, assassinés en 1993 et 94 pendant la guerre civile, ce roman tente de commémorer la mort des intellectuels dont l’œuvre reste inachevée. Dans son article, Alexandra Gueydan-Turek montre comment l’écrivaine crée un discours commémoratif alternatif qui ne fasse partie ni de la “littérature d’urgence” ni de la rhétorique nationaliste officielle. Selon elle, Djebar réclame une forme transnationale d’affiliation culturelle qui remette en question les configurations traditionnelles de frontières culturelles et sociopolitiques. Dans son article, Carla Calargé se propose d’étudier La Disparition de la Langue française afin d’y examiner les rapports qu’entretient Berkane avec les différentes langues qu’il parle et/ou qui surgissent dans le roman, ce dans une tentative de répondre aux questions soulevées par le titre. Calargé soutient que dans une économie binaire où l’on cherche à tracer une frontière claire entre l’Algérie et la France, le dilemme des intellectuels porteurs-de-langues reste entier de par le caractère incomplet de cette frontière. Pour le résoudre ne faut-il pas trouver des “Alsagéries” qui soient situées ailleurs qu’en Algérie ou en France ? Otilia Baraboi examine pour sa part l’herméneutique de la voix dans La Disparition de la langue française. Elle montre que dans un univers discursif féminin, la voix annule la pensée binaire et la remplace par un mécanisme sémiotique privilégiant la

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MICHÈLE VIALET ET CARLA CALARGÉ

pluralité et l’amour. Mais la voix n’est pas toujours liée à une herméneutique de l’amour ; elle peut aussi s’associer à une herméneutique de la haine. Dans ce cas, elle privilégie le monolinguisme et le radicalisme. Cette herméneutique de la voix sert en fait à montrer l’ambivalence de la langue qui peut servir tout aussi bien le fanatisme religieux que reconstituer les fragments d’une mémoire et d’un moi éclatés. Dans l’étude qu’elle propose, Anna Rocca se penche sur deux œuvres “La nuit du récit de Fatima” et Nulle part dans la maison de mon père pour examiner le sens que Djebar y donne à l’amour. A travers ces deux œuvres – Djebar ajoute “La Nuit du récit de Fatima” à Femmes d’Alger 22 ans après la première éditions du recueil –, Rocca analyse l’évolution de Djebar vis-à-vis de thèmes tels que les relations féminines, la guerre et les souvenirs du passé. Elle soutient qu’une sorte de force meut les personnages féminins d’une façon qui leur permet de surmonter la peur et l’aliénation dans un mouvement d’auto-compréhension, de compassion, d’interdépendance et d’auto-connexion. Rocca identifie cette force comme étant “l’amour”. L’article de Clarisse Zimra clôt le volume. À partir des premiers romans d’Assia Djebar analysés dans leur enchaînement soutenu, Zimra démontre comment l’écrivaine trouve dans l’expérience du cinéma une poétique “scriptible” à sa juste mesure, qui lui permettra de vaincre l’aporie qui interrompt brutalement Les Alouettes naïves. Ce roman quelque peu négligé constitue une clef de lecture de l’œuvre. Son retour à l’écriture, par le biais de ce “besoin de cinéma”, va peu à peu moduler la pleine confiance en soi d’un auteur qui fouille ainsi son périlleux parcours pour y puiser la force morale qui soustend le Discours d’entrée à l’Académie : véritable démonstration d’un écrivain qui connaît sa valeur et croit maintenant ce qu’on en dit. Remerciements

Les éditrices remercient l’équipe de la Cincinnati Romance Review qui, sous la direction de Carlos Gutierrez et de Janine Hartman, a encouragé la soumission et la préparation initiale de ce volume. Nous remercions aussi vivement María-Paz Moreno et Patricia Valladares-Ruiz, co-éditrice et éditrice associée, dont l’appui et le secours techniques nous ont été précieux tout au long des étapes. L’expression de notre gratitude va également aux recenseurs des articles. Nous sommes tout particulièrement reconnaissantes du soutien intellectuel, administratif, logistique et financier accordé par le Charles Phelps Memorial Fund de l’Université de Cincinnati et de la grâce avec laquelle Joy Dunn et Richard Harknett nous ont aidées à gérer le projet. La réalisation de ce volume émane du séminaire interdisciplinaire de recherche “Racism in French and Francophone Literatures” que le Taft Research Center a permis d’organiser. Nous remercions chaleureusement Clarisse Zimra dont l’érudition, l’esprit critique et l’enthousiasme contagieux ont profondément orienté ce projet au cours du trimestre qu’elle a passé au Taft Research Center. Nous

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remercions aussi vivement l’université de Floride Atlantique de la bourse qui a permis la saisie des textes. Par dessus tout, nous exprimons notre reconnaissance aux auteurs des articles sans qui ce volume n’aurait pas vu le jour. Nous les remercions aussi de leur attention aux détails et de leur patience. BIBLIOGRAPHY Bergé-Joonekindt. “L’aire de la transmission dans Le Blanc de l’Algérie.” Assia Djebar. Littérature et transmission. Colloque de Cerisy Eds. Wolfgang Asholt, Mireille CalleGruber et Dominique Combe. Paris : Presses Sorbonne nouvelle, 2010. 211-25. Imprimé. Djebar, Assia. La Soif. Paris : Julliard, 1957. Imprimé. ---. Les Impatients. Paris : Julliard, 1958. Imprimé. ---. Les Enfants du nouveau monde. Paris : Julliard, 1962. Imprimé. ---. Les Alouettes naïves. Paris : Julliard, 1967. Imprimé. ---. L’Aube rouge. Avec la collaboration de Walid Carn. Promesses 1, avril 1969. Alger : S.N.E.D., 1970. Imprimé. ---. Poèmes pour l’Algérie heureuse. Alger : S.N.E.D., 1969. Imprimé. ---. La Nouba des femmes du mont Chenoua. Alger : Radio-Télévision algérienne, 1978. Film. ---. La Zerda ou les Chants de l’oubli, 1982. Film. ---. Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : Éditions des Femmes, 1980 ; édition revue avec nouvelle inédite, Albin Michel, 2002. Imprimé. ---. L’Amour, la fantasia. Paris : J.-C. Lattès, 1985. Imprimé. ---. Ombre sultane. Paris : J.-C. Lattès, 1987. Imprimé. ---. Loin de Médine. Filles d’Ismaël. Paris : Albin Michel, 1991/ Alger : Enag Éditions, 1992. ---. Chronique d’un été algérien. Ici et là-bas. Avec des photographies de Claudine Dioury, John Vink, Hughes de Wurstemberger et Patrick Zachmann. Paris : Plume, 1993. Imprimé. ---. Vaste et la prison. Paris : Albin Michel, 1995. Imprimé. ---. Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1996. Imprimé. ---. Oran, langue morte. Arles : Actes Sud, 1997. Imprimé. ---. Les Nuits de Strasbourg. Arles : Actes Sud, 1997. Imprimé. ---. “Territoire des langues.” Entretien avec Lise Gauvin. L'écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens. Ed. Lise Gauvin. Paris : Khatala, 1997. Imprimé. ---. La Beauté de Joseph. Arles : Actes Sud, 1998. Imprimé. ---. Le Roman maghrébin francophone : entre les langues et les cultures. Quarante d’ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997. Thèse de Doctorat, Université Paul ValéryMontpellier III, 1999. Imprimé.

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MICHÈLE VIALET ET CARLA CALARGÉ

---. Ces voix qui m’assiègent…en marge de ma francophonie. Paris : Albin Michel, 1999/ Montréal : Presses de l’université de Montréal, 1999. Imprimé. ---. Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête. Théâtre musical, 2000. ---. Aïcha et les femmes de Médine. Théâtre musical, 2001. ---. La Femme sans sépulture. Paris : Albin Michel, 2002. Imprimé. ---. La Disparition de la langue française. Paris : Albin Michel, 2003. Imprimé. ---. Nulle Part dans la maison de mon père. Paris : Fayard, 2007/ Alger : Sedia, 2009. Imprimé. ---. “Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité.” Assia Djebar. Sous la dir. d’Ernstpeter Ruhe. Würsburg : Königshausen & Neumann, 2001. 9-18. Imprimé ---. Discours d’entrée à l’Académie française. Juin 2006. Assia Djebar. Littérature et transmission. Colloque de Cerisy. Eds. Wolfgang Asholt, Mireille Calle-Gruber et Dominique Combe. Paris : Presses Sorbonne nouvelle, 2010. 403-18. Imprimé. Gass, William. “Encomium for Assia Djebar.” World Litetrature Today. Special Issue Assia Djebar: 1996 Neustadt International prize for Literature 1996. 781-83. Imprimé. Zimra, Clarisse. “Transhumance du sens dans l’œuvre d’Assia Djebar.” Assia Djebar. Littérature et transmission. Colloque de Cerisy. Eds. Wolfgang Asholt, Mireille CalleGruber et Dominique Combe. Paris : Presses Sorbonne nouvelle, 2010. Imprimé.

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À la table d’hôte des langues : littératures et émancipation. Sur Assia Djebar Mireille Calle-Gruber Université La Sorbonne Nouvelle



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able d’hôte” est le mot que j’ai choisi pour reconsidérer la question des littératures francophones avec un symbole du partage. Car l’étymologie du mot “symbolon” le dit, et Platon nous le rappelle dans le Banquet, chacun apporte la moitié de la tesselle. Les morceaux de tesselle, ce sont les langues et les cultures des interlocuteurs, lesquels se tiennent dans l’ouverture de l’accueil mutuel – accueil non seulement aux différences mais au mystère incontournable de l’autre. Le Venant. C’est donc cet espace de réflexion en forme de commensalité que j’invite à partager ci-après. * La littérature est une table d’hôte où le couvert est toujours mis ; ouverte à chaque lecteur convive, elle donne un festin sans fin, qui ne rassasie ni n’assouvit, et tient dans le désir-de-littérature et l’ivresse des langues. Cette hospitalité de la table ouverte – du banquet – c’est la chance des langues. Je veux dire, la chance que donne la littérature aux langues : d’être-à-l’autre à qui je me demande, et qui est celui qui fait mon portrait. La chance d’apprentissage d’une générosité et d’une tolérance. “Le papier est patient”, dit le dicton. Il souffre toutes les expériences, les écarts, les contradictions, les incertitudes, les inventions d’écriture. L’écriture accueille et met en souffrance : elle diffère et refait incessamment la scène des émotions qui nous constituent, à notre insu. La littérature peut tout dire, et toujours davantage que ce qu’on croyait vouloir ou pouvoir lui faire dire. Elle est le lieu de toutes les rencontres : les imaginables et les inimaginables ; des altérités des altérations ; des langues autres et des langages multiples qui composent ma langue.

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Car, ainsi que l’écrit Derrida : “Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne” (13). Ce qu’il formule aussi sous les espèces du double bind et de l’aporie : On ne parle jamais qu’une seule langue On ne parle jamais une seule langue (21) façon, par ce dispositif contradictoire, de ne pas enfermer dans un système l’exercice de l’écriture. De tenir sur la béance le sujet de l’écriture, la non-mainmise, le plus grand risque aiguisant l’écoute. Car la littérature nous enseigne que la langue est pleine de langues, le texte marche avec la phrase qui lui souffle les mots, le sujet est traversé d’appels de voix qui le hantent et le vouent à l’étranger. Elle nous apprend à désapprendre les dressages du corps culturel, elle apprend à vivre, c’est-à-dire à éprouver que la langue maternelle est plus d’une langue, non nationale non exclusive, et potentiel d’ouverture – à condition de veiller à ouvrir l’ouverture. À la réouvrir sans cesse ; à éprouver que ce travail dans la langue les cultures les écritures, porte à une façon de nomadisme du penser. Le penser commence là où la pensée n’atteint pas. Sur la langue maternelle “La vie ressemble à la vibration des sons. Et l’homme au jeu des cordes” écrit Beethoven. La langue maternelle, c’est d’abord cela : une existence vibratile. Ce à quoi nous naissons, ce dans quoi nous venons à la naissance, ce sont des timbres de voix, des sonorités, des tons et des intonations, des rythmes. Tel est notre berceau, fait de ces arrivages de la langue à notre insu encore, qui forment le creuset des paroles à venir. Ils forment notre matrice sensitive. C’est une sorte d’état d’avant-la-grammaire. Ou plutôt, c’est une grammaire du corps avant que d’être une grammaire des codes ; une grammaire des silences et des bruits avant que des mots ; des formes et des couleurs avant que des noms. Ce sont des chaînes d’inanités sonores avant que de devenir des enchaînements syntaxiques logiques. Tous les jours nous en faisons l’expérience : nous sommes un corps-à-langues. Je veux dire un corps de résonances. Nous avons du coffre, nous pulmonons, nous palpitons, nous accompagnons du geste. Ma langue maternelle, lorsque je la parle, je l’entends dans ma gorge et mon arrière-gorge. Et si celui qui me parle je l’entends à l’oreille, il est des phrases que je reçois au plexus, au ventre, dans l’émoi sans nom. C’est dire que la langue maternelle, cette matrice passible de toutes vibrations, est hospitalité infinie pour la venue de l’être au monde. Et que cette passibilité de l’idiome maternel, espace de prégnance qui rend impressionnable, fait de la langue beaucoup plus qu’un savoir linguistique et plus qu’un avoir identitaire. La maternelle est pleine de promesses d’autres-langues. Elle nous dote d’une faculté sensible que nous ne savons

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pas savoir. Proust le note : il faut la musique, la “petite phrase de Vinteuil” (“Un Amour” 392), pour réveiller nos gisements les plus enfouis, lesquels sont constitués d’“impressions saisonnières, de réactions cutanées” (“Combray” 230). La langue maternelle dispose à l’inconnu et à l’insu, au partage et aux partitions : elle est merveilleusement et dangereusement poreuse. En suite de quoi vient le temps de l’apprentissage de la langue maternelle. Moment indispensable qui permet d’acquérir codes, règles, syntaxe, rhétorique, normes et discipline. Cet apprentissage n’est pas seulement un effort d’analyse intellectuelle : c’est aussi un dressage du corps. Apte aux discours et aux opérations de toutes sortes, c’est la langue maternelle du père, la langue-tuteur, la langue institutrice. Nous sommes en somme les héritiers d’au moins deux langues maternelles (outre les situations de bilinguisme ou de plurilinguisme dans lesquelles nous nous trouvons sans cesse et dont toute langue porte trace dans son étymologie). Il y a la langue maternelle que nous parlons en commun, apprise et transmise institutionnellement ; et la langue maternelle première, la matricielle, mère de toutes langues, que nous habitons et qui nous habite. Or, il importe de sans cesse veiller à laisser à cette matrice hospitalière tout le champ possible. C’est la littérature qui donne libre cours et toute capacité créative à l’hospitalité de la langue maternelle. L’écriture littéraire fait vibrer la corde sensible de nos objets de pensée, ravive la mémoire de la langue que nous croyons nôtre et qui est tout autre ; que nous croyons connaître et que nous découvrons. La langue maternelle est une mère à écrire : il faut, pour l’explorer, la lire et l’écrire depuis ailleurs. Elle nous fait lire et écrire autrement. Quoi de plus inouï – littéralement ? Quoi de plus donnant ? De cette double matrice naît un nomadisme des significations. Pour autant, nomadisme n’est pas errance. S’il y a déplacement, c’est selon un trajet, migratoire, nourricier : nomas nomados, c’est celui qui fait paître ; qui élève son troupeau, le conduit à la recherche de sa subsistance. Le nomade est du côté de la vie ; le départ, la perte, c’est : pour la vie. Nomadisme n’est pas sans retours – et je mets un s pointé au retour. L’aller ou plutôt l’allant est plein de retours, de tous moments et de toutes sortes d’allers retours. Les nomades ne se fixent pas mais ils ne sont pas sans repères ; et pour être hors champ, ils ne sont pas sans règles. L’écriture est travaillée par le principe d’intranquillité qui l’informe, par les énergies de la dissémination, la volatilité du discours et ses agencements vibratiles. Il y a aussi le calcul de la phrase pour que vienne l’incalculable. Et la construction narrative pour rendre sensibles les sols mouvants sur quoi elle s’essaie.

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L’entrelangues: une poétique de la francographie Le temps est venu aujourd’hui de reconsidérer, dans sa complexité et avec une distance critique mesurable, le terme de “francophonie”. De récuser l’usage qui en est fait. “Francophone”, depuis la France, c’est toujours l’étranger, l’autre, toujours à l’autre qu’on colle l’appellation. Depuis un implicite “nous” de mêmeté et de reconnaissance. Le “francophone” est notre autre, notre hôte passager, il n’est pas des nôtres… Il a son idiome. Avec le recul des années, après le temps de la revendication et de la révolte dans la langue française contre la langue française, après la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité, nous pouvons enfin entendre ce que certaines œuvres n’ont cessé de dire, entendre les écritures féminines de langue française qui sont doublement émancipatrices. Elles constituent un lieu d’émancipation des femmes ; mais aussi, l’écriture francophone sait se constituer lieu d’émancipation de toute hégémonie linguistique, c’est-à-dire de l’écriture francophone même. C’est ainsi qu’Assia Djebar a fini par opposer à “francophonie” sa “francographie” : une langue française qui s’écrit avec les sons arabes dans la lettre française, langue qu’elle découvre lorsqu’elle tourne son film La Nouba des femmes du mont Chenoua avec des Algériennes de la tribu de sa mère. C’est par ce long détour, ces retours en cercles, ce labyrinthe de la voix, que mon écriture en langue française est devenue une francographie où graphie et oralité se répondent comme deux versants face à face. […] Ma francophonie d’écriture est le résultat de cette rencontre dipartite, mon français […], ce français écrit qui aurait pu s’éloigner peu à peu de mes racines, de ma communauté féminine d’origine, s’est trouvé au contraire, au cours de ces années d’apparent silence, propulsé, remis en mouvement (d’un mouvement secret, intérieur), dynamisé dans l’espace, grâce justement à cette résonance de mon écoute orale des femmes, dans les montagnes du Chenoua, au cours des années 75, 76 et 77. (Ces Voix 38-39) Assia Djebar n’a cessé de travailler dans les langues, et de se laisser travailler par elles. Elle s’est investie dans l’écriture littéraire de l’autre langue sans oublier les tremblements ni les altérations. Elle n’a jamais prétendu parler pour d’autres. Ni se faire passer pour porte-parole. Tout au plus se dit-elle porte-voix : amplifiant et magnifiant les accents de celles qui n’écrivent pas. Telle est donc la double injonction : Femme, s’émanciper par l’écriture francophone.

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Ecrivain, s’émanciper de l’écriture francophone en jouant la franco-graphie contre la franco-phonie. C’est-à-dire se frayer un étroit passage entrelangues, un isthme poiétique, qui fait tout autrement les partages. Ne pas en rester au vis-à-vis de deux langues, français/arabe, mais entrelacer et tresser serré la grammaire et les sonorités de l’une et l’autre langues. Davantage : il s’agit de faire venir par l’écriture une langue française tout habitée de timbres polyglottes. Telles sont les francographies d’Assia Djebar, qu’ainsi elle appelle et que je me propose de considérer : elles font de la littérature le lieu d’une promesse d’émancipation ; d’un exercice fondateur d’une respiration à l’air libre. Assia Djebar, donc. Femme, Algérienne, berbérophone par les grands-parents, arabophone par les parents, écrivain francophone car instruite dans la langue française à l’époque de la colonisation puis de la guerre d’indépendance de l’Algérie, nourrie de lettres classiques à l’Ecole Normale Supérieure à Paris où elle étudie le latin et le grec, Assia Djebar écrit au cœur d’un nœud de contradictions qui travaillent son œuvre sans jamais rien réduire ni résoudre. D’une part, il y a le rapport ambivalent aux apprentissages dans la langue-de-l’autre qui est celle du colonisateur mais aussi celle du père “instituteur de la France” ainsi qu’on disait à l’époque coloniale, langue qui permet d’échapper au gynécée et au voile. C’est ce qu’elle écrit au début de L’Amour, la fantasia: Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, mais dans la main du père. Celui-ci un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien. (L’Amour 11) Tel est donc l’événement : voici qu’“une fillette ‘sort’ pour apprendre l’alphabet” (L’Amour 11). D’autre part, il y a la diglossie littéraire qu’Assia Djebar revendique comme art poétique de l’écrivain. Où les savoirs de l’apprentissage ne masquent plus l’habitation des voix familières. Où les tournures des dressages culturels se trouvent bouleversés par les souffles du corps : cantilation, déploration, transes, hololugué, cri. Dès la publication du recueil de nouvelles au titre de Femmes d’Alger dans leur appartement en 1980 (titre repris de Delacroix lui-même par Picasso), l’écrivain le souligne, à l’Ouverture du livre : Je pourrais dire : “nouvelles traduites de…”, mais de quelle langue ? De l’arabe ? D’un arabe populaire, ou d’un arabe féminin ; autant dire d’un arabe souterrain. J’aurais pu écouter ces voix dans n’importe quelle langue non écrite, non enregistrée, transmise seulement par chaînes d’échos et de soupirs. Son arabe, iranien, afghan, berbère ou bengali, pourquoi pas, mais toujours avec timbre féminin et lèvres proférant sous le masque.

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Langue desquamée, de n’avoir jamais paru au soleil, d’avoir été quelquefois psalmodiée, déclamée, hurlée, théâtralisée, mais bouche et yeux toujours dans le noir. Comment œuvrer aujourd’hui en sourcière pour tant d’accents encore suspendus dans les silences du sérail d’hier ? Mots du corps voilé, langage à son tour qui si longtemps a pris le voile. (7) Voici donc une écoute où je tente de saisir les traces de quelques ruptures, à leur terme. Où je n’ai pu qu’approcher telles ou telles des voix qui tâtonnent dans le défi des solitudes commençantes. […] Ne pas prétendre “parler pour”, ou pire “parler sur”, à peine parler près de, et si possible tout contre : première des solidarités à assumer pour les quelques femmes arabes qui obtiennent ou acquièrent la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit. Et ne pas oublier que celles qu’on incarcère, de tous âges, de toutes conditions, ont des corps prisonniers, mais des âmes plus que jamais mouvantes. (7-8) Elle revendique une “écriture polygame” et affiche dès lors, dans Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie, sa “franco-graphie” qu’elle définit ainsi : […] les multiples voix qui m’assiègent – celles de mes personnages dans mes textes de fiction –, je les entends, pour la plupart, en arabe, un arabe dialectal, ou même un berbère que je comprends mal, mais dont la respiration rauque et le souffle m’habitent d’une façon immémoriale. (Ces Voix 29) Par suite, l’écrivain fait venir dans le texte français les voix non-francophones “les gutturales, les ensauvagées, les insoumises” (Ces Voix 29). Écrire dans la langue française ne va plus sans “cette résonance de mon écoute orale des femmes dans les montagnes du Chenoua” qui est le pays de la tribu de sa mère (Ces Voix 39). De l’écriture francophone imposée, Assia Djebar en vient à faire le choix conscient et définitif d’une “francophonie d’écriture” comme étant la seule de nécessité : celle où l’espace en français de sa langue d’écrivain “n’exclut pas les autres langues maternelles que je porte en moi, sans les écrire” (Ces Voix 39). Cette écriture francophone est le seul espace possible pour que vivent les signes d’une culture des femmes qui est une culture de la pluralité et de l’oralité, sans alphabet mais combien riche en fabulations, contes, musiques, chants d’immémoriale transmission d’aïeules en fillettes – legs de femmes ; legs des langues dialectales féminines. Ainsi rendant à la vie poétique les langues sans alphabet, Assia Djebar sauve la culture des femmes arabes de l’hégémonie patriarcale dans la langue arabe où elles sont ensevelies, invisibles épouses.

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Ainsi littérature et poésie parviennent-elles à faire de l’instrument de subjugation qu’est la langue française en régime colonial, le moyen de s’émanciper du double joug : celui de l’étranger ; celui de la famille – dont père, époux, frère, fils sont les gardiens. En fait, c’est contre toute hégémonie, sexuelle et linguistique, que s’inscrit l’œuvre littéraire d’Assia Djebar. Héritière des généalogies de femmes, elle n’oublie pas son histoire, celle qu’elle porte en elle et qu’elle appelle à la façon de Michel Leiris “le tangage des langages”. C’est ainsi qu’elle célèbre, en une sorte de poème choral à quatre temps, le don qui est fait à toute femme de “quatre langues” : Chez nous, toute femme a quatre langues celle du roc, la plus ancienne, disons de Jugurtha, la “libyque”, appelait-on cette berbère le plus souvent rebelle et fauve, la seconde, celle du Livre et des prières cinq fois par jour, celle du Prophète dans sa caverne écoutant, et voyant, et subissant Gabriel, la langue arabe donc, qui, pour moi, enfant, se donnait des airs de précieuse, affichait, pour nous autrefois, ses manières hautaines - nous laissant pour le quotidien son ombre nerveuse et fragile, elle la sœur “dialectale”… - celle-là donc, la langue de la ferveur scandée, propulsée je n’oublie pas sa musique de soie et de soliloque de chanvre et de lame de couteau son rythme tissé et tressé mystère maîtrisé qui me hante !... la troisième serait la langue des maîtres d’hier, ceux-ci ayant fini par partir, mais nous laissant leur ombre, leur remords, un peu certes de leur mémoire à l’envers ou de leur peau qui s’esquame, disons “la langue franque”. Trois langues auxquelles s’accouple un quatrième langage : celui du corps avec ses danses, ses transes, ses suffocations, parfois son asphyxie, et son délire ses tâtonnements du mendiant ivre son élan fou d’infirme, soudain. […] Ecrire donc d’un versant d’une langue

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vers l’abri noir de l’autre vers la tragédie de la troisième dites-moi, quelle serait-elle, cette troisième ? Tangage des langages, certes ce serait ne pas renoncer à l’espoir à…1 (Ces Voix 13-14) Il importe de laisser résonner ici ce qui se comprend avec les scansions et les rythmes autant que par les significations ; laisser que sonnent les passages à la limite. Comme un emballement poétique, la dynamique d’une écholalie qui profère et chante : où il y va d’une intelligence sensible. Sensuelle. La francographie d’Assia Djebar est généreuse car hospitalière sans être réductrice ni intégratrice. Elle en passe par l’alphabet étranger pour dérouler l’arabesque au cœur de la syntaxe française : sachant que c’est la seule chance. La chance de marquer ainsi la séparation. Le droit à la séparation – qui est droit inaliénable. La co-habitation des cultures n’est pas assimilation ; elle ne va pas sans aporie, sans incompréhension. Assia Djebar sait qu’elle écrit avec “la main coupée” : une “main coupée d’Algérienne anonyme” que Fromentin, le peintre, ramasse aux abords d’une oasis dévastée par l’armée française, main qu’il jette ensuite sur son chemin. Et Djebar de la célébrer sur un “air de nay” cette main que Fromentin n’a jamais pu dessiner. “Plus tard, écrit-elle, je me saisis de cette main vivante, main de la mutilation et du souvenir et je tente de lui faire porter le ‘qalam’ ” (L’Amour 255). C’est dire que l’écriture-avec-la-main-coupée est une écriture qui sait que l’expropriation peut être une force et que les francographies d’écrivain ne doivent pas viser quelque réappropriation forcenée, imitatrice des discours coloniaux. Que l’exercice francographique offre bien plutôt une extraordinaire surface de redéploiement des langues maternelles. Dans L’Amour, la fantasia elle écrit : “Je ne m’avance ni en diseuse ni en scripteuse. Sur l’aire de la dépossession je voudrais pouvoir chanter” (L’Amour 161). En fait, les francographies d’Assia Djebar donnent sur la langue maternelle un éclairage nouveau. Ce à quoi nous naissons, ce dans quoi nous venons à la naissance, ce sont des timbres de voix, des sonorités, des tons et des intonations, des rythmes. Notre berceau est fait de ces arrivages de la langue à notre insu encore, qui forment le creuset des paroles à venir. Forment notre matrice sensitive. C’est une sorte d’état d’avant-lagrammaire. Ou plutôt, c’est une grammaire du corps avant que d’être une grammaire des codes. Ainsi faut-il se laisser pénétrer par ces passages qui sont pur moment des puissances musicales de la langue :

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Les italiques sont dans le texte.

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Mots coulis, tisons délités, diorites expulsés des lèvres béantes, brandons de caresses quand s’éboule le plomb d’une mutité brutale, et le corps recherche sa voix, comme une plie remontant l’estuaire. […] Soufflerie souffreteuse ou solennelle du temps d’amour, soufrière de quelle attente, fièvre des staccato. (L’Amour 208) Car nous en faisons tous les jours l’expérience : nous sommes un corps-àlangues. Et lorsqu’il y a discours de discrimination, ce n’est pas la langue, c’est le corps qui nous manque. Nous n’avons pas le corps, nous sommes dressés à nous amputer et à renier nos possibilités. C’est dire que la langue maternelle, cette matrice passible de toutes vibrations, est hospitalité infinie pour la venue de l’être au monde. En suite de quoi vient le temps de l’apprentissage de toutelangues. Ainsi, dans L’Amour, la fantasia sont décrits les “apprentissages simultanés mais de mode si différent” de l’école coranique et de l’école française, apprentissages qui sont donneurs de corps parfaitement opposés, comme un écartèlement : Quand j’étudie ainsi, mon corps s’enroule, retrouve quelle secrète architecture de la cité et jusqu’à sa durée. Quand j’écris et lis la langue étrangère : il voyage, il va et vient dans l’espace subversif, malgré les voisins et les matrones soupçonneuses ; pour peu, il s’envolerait ! (L’Amour 208) Il n’est pas étonnant que les langues souterraines matricielles d’Assia Djebar et des femmes reléguées soient affaire de respiration dans la langue d’autrui. Ce n’est que dans les respirs, les soupirs, les syncopes de l’autre que leurs souffles peuvent passer. En contrebande. Elles ne peuvent venir, passagères (à tous les sens), toujours en marche, toujours performées, que dans le battement de la langue étrangère – la scansion du PaysLangue de Poésie. Une poétique de la francographie, selon Assia Djebar, se dessine : elle est respiration phrastique. Un hors-langue dans la langue écrite. Ainsi organise-t-elle un ensemble de variations sur le motif “respiration” et “liberté”: - Passeuses désormais, elle et moi, de quel message furtif, de quel silencieux désir ? - Désir de liberté, diriez-vous tout naturellement. - Oh non, répondrais-je. La liberté est un mot bien trop vaste ! Soyons plus modestes, et désireuses seulement d’une respiration à l’air libre.2 (Vaste 330)

2

Je souligne.

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La leçon de modestie est une leçon poiétique – où prévaut la méfiance à l’égard des effets de grandiloquence. Le texte d’Assia Djebar nous rappelle que nos mots, que l’on soit colons ou colonisés, hommes ou femmes, nos mots sont des prisons, nos phrases sont irrespirables. Et que c’est dans les langues, par la lecture, l’écriture, le chant, le conte, que nous apprendrons à respirer à l’air libre. À parler sans bâillons. À composer des formes nouvelles. Tout écrivain est “francophone” Or, tout écrivain n’est-il pas à la recherche de son idiome ? Ne trouve-t-il pas par son travail d’écriture sa propre langue étrangère idiomatique qui est sa signature ? Hannah Arendt écrivait à propos de Benjamin : “il n’a appris à nager ni avec le courant ni contre le courant” (54). Je vois là une belle définition et des écritures dans les langues et du travail de tout écrivain : lorsque nous écrivons, c’est-à-dire lorsque nous tâtonnons reprenons hasardons, quelque récit ou poème, nous sommes des “écrivains francophones”. Il faudrait donc qu’ici je signe : écrivain francophone de France, francophone de l’intérieur, Française de langue, francophone d’écriture, écrivant dans mes deux langues maternelles la recherche de mes langues étrangères ni selon le courant ni contre le courant, déclinant mes identités aux frontières de la phrase qui chemine interlope, avec des voix insoupçonnées, traçant la ligne qui toujours avance à tâtons et écrit à l’étranger. Écrit l’étranger. S’écrit en vous écrivant.

WORKS CITED Arendt, Hannah. Walter Benjamin 1892-1940. Paris : Éditions Allia, 2007. Imprimé. Derrida, Jacques. Le Monolinguisme de l’autre ou La prothèse d’origine. Paris : Galilée, 1996. Imprimé. Djebar, Assia. Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : Des Femmes, 1980. Édition augmentée. Paris : Albin Michel, 2002. Imprimé. ---. L’Amour, la fantasia. Paris : Jean-Claude Lattès, 1985. Imprimé. ---. Vaste est la prison. Paris : Albin Michel, 1995. Imprimé.

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---. Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie. Paris : Albin Michel, 1999. Imprimé. Proust, Marcel. “Un Amour de Swann”, Du côté de chez Swann, in A la recherche du temps perdu. Texte établi, présenté et annoté par Elyane Dezon-Jones. Paris : Librairie générale française (Coll. “Livre de poche”), 1992. Imprimé. ---. “Combray”, Du côté de chez Swann, in A la recherche du temps perdu. Texte établi, présenté et annoté par Elyane Dezon-Jones. Paris : Librairie générale française (Coll. “Livre de poche”), 1992. Imprimé.

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Assia Djebar: dire le(s) lieu(x) de l’entre-leslangues en français Maria Angélica Deângeli

Université de l’État de São Paulo (UNESP) – São Paulo, Brésil1

“Choisir son lieu mais encore faut-il que ce lieu nous tolère”, disait-il. Edmond Jabès

A

ssia Djebar, écrivaine maghrébine de langue française, dans son livre Ces Voix qui m’assiègent…: En marge de ma francophonie, affirme que c’est la question du “pourquoi” qui se pose d’emblée à l’écrivain souvent interrogé sur les raisons qui l’ont amené à écrire. Comme s’il était devant un tribunal, la question “Pourquoi écrivez-vous?” le somme de s’expliquer (7). Ainsi interpellé, l’écrivain pourrait, semble-t-il, dire “vraiment” les raisons de son entrée en littérature. Soumise à une telle interrogation, qui peut être plus politique que littéraire, Assia Djebar raconte qu’elle a un jour répondu: “– J´écris, avais-je répondu, à force de me taire! ”(25). À suivre les traces de son écriture, quelques gestes d’interprétation se dessinent alors dans les interlignes de son texte. Ce n’est pas par hasard que le verbe “se taire” est précédé de la locution prépositionnelle “à force de” tout en suggérant un mouvement d’intensité et de répétition. Intensité d’un silence qui se répète à travers l’écriture. “– J´écris [...] à force de me taire!” ne peut impliquer qu’une issue pour le silence, celle de l’écriture, ou encore, que seule l’écriture permet de dire le silence de celui qui (se) tait. D’autres fils de sens semblent se dégager de l’emploi du verbe “(se) taire” coupé de beaucoup d’autres pourquoi. Pourquoi l’écrivain devrait-il se taire? Quelles raisons pourraient-elles justifier l’interdit jeté sur la voix et l’écriture? Comment conjuguer dans l’écriture, qui serait aussi une sorte de mise en écrit de la voix, le silence et la tessiture de sa propre voix? Comment laisser transparaître, à travers l’écriture, la voix du silence et le silence de la voix? Ce sont des questions délicates qui deviennent encore plus complexes quand le problème de la langue dans laquelle se dit la tâche de l’écriture se superpose à toutes ces interrogations, comme le constate Assia Djebar: “À cette première question banale [pourquoi écrivez-vous?], une seconde souvent succède: Je tiens à remercier la FUNDUNESP de l’aide apportée à la réalisation et à la présentation de ce travail lors du Congrès International d’Études Francophones à Montréal en 2010. 1

DIRE LE(S) LIEU(X) DE L’ENTRE-LES-LANGUES

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‘Pourquoi écrivez-vous en français?’ Si vous êtes ainsi interpellé, c’est, bien sûr, pour rappeler que vous venez d’ailleurs” (7). Arriver d’un autre lieu et écrire dans une autre langue que la sienne ou les siennes posent des questions d’appartenance de tout ordre. La question de la langue est inévitablement au départ la question du lieu, comme l’a bien exprimé Edmond Jabès : Je n’ai jamais su où j’étais. Quand j’étais en Egypte, j’étais en France. Depuis que je suis en France, je suis ailleurs. Encore le problème de l’étranger. L’étranger ne sait plus quel est son lieu. L’étranger part pour un pays comme s’il pouvait se réfugier dans une image idéale. Mais aucun pays ne ressemble à une pareille image. Il n’y a que la langue. Si un étranger vient dans un pays parce qu’il en choisit la langue, il y trouve son lieu. Mais il trouve son lieu où? Simplement dans cette langue. (44) L’écrivain serait par définition un être entre-les-langues, voire un être dans l’entre-des-langues. Cependant, le parcours de ces écrivains errant entre les langues présente des différences non seulement en fonction de l’histoire personnelle de chacun, des récits singuliers que constituent leurs écritures, mais surtout, dans le cas des écrivains maghrébins de langue française, la trajectoire langue-écriture est traversée par l’histoire des colonisations, une histoire qui marque et re-marque et, dans bien des cas, brise la propre histoire individuelle. Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain de langue française, affirme que le fait d’avoir écrit dans une langue qui n’est pas forcement celle considérée comme maternelle, ou le fait d’avoir circulé entre les langues, n’a pas empêché certains écrivains de suivre les chemins d’une écriture littéraire authentique. Parmi les élus, il cite Samuel Beckett, Émile Cioran, Eugène Ionesco, Franz Kafka. D’après Ben Jelloun, le problème de l’écriture se pose véritablement pour les écrivains qui sont tout banalement désignés comme “métèques”, ceux qui sont obligés de dire le pourquoi de leurs écritures dans la langue de l’autre : Ceux qu’on désigne du doigt, ceux qui doivent se justifier, montrer leurs papiers, ceux qu’on regarde avec suspicion, ce sont les “métèques”, lesquels sont heureux de cultiver ce jardin français, un immense jardin public où poussent toutes les fleurs, sans parler des mauvaises herbes, ingrédients indispensables pour faire de la bonne littérature. (118-119) Il ne s’agit pas, comme le dit Ben Jelloun, de mettre dans un même ordre politico-littéraire des écrivains comme Samuel Beckett, Edmond Jabès, Aimé Césaire, Édouard Glissant, Ahmadou Kourouma, Assia Djebar, Abdelkebir Khatibi, et tant d’autres. Les raisons qui ont poussé les uns et les autres à écrire en français impliquent une opération politico-linguistique qui dépasse les frontières de ce que serait un simple

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entendement du savoir littéraire, du “purement” littéraire, du littéraire intra-muros, si un tel savoir sur les lettres était possible de nos jours. Quand on évoque les écrivains nonfrançais de langue française, ce qu’on interroge chez ces écrivains qui ont expérimenté la tâche d’écrire dans la langue de l’autre est l’idée simpliste selon laquelle on pourrait parler de façon harmonieuse au nom d’une “patrie francophone”, d’un territoire bien défini que l’on désignerait sous le nom de francophonie. Lise Gauvin, écrivaine québécoise et spécialiste en littératures francophones, met en question cette unité (censée être idéale) que la notion de francophonie essaierait de comprendre, ce qui la mène à s’interroger: Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre le français d’usage, le vernaculaire québécois et l’anglais très voisin, et la situation du romancier d’Afrique, qui doit traduire les mots de sa langue maternelle dans une autre langue et pourtant nationale, entre l’écrivain de Belgique, pour qui le français est la langue “naturelle”, et l’Antillais partagé entre le substrat créole et le français véhiculaire? (“Littératures” 111) Aussi, d’après Gauvin, la notion de francophonie a-t-elle été l’objet d’une “dérive sémantique” puisqu’elle semble exclure les écrivains français proprement dits. Dire pourtant que la notion de francophonie a subi une déviation de/du sens signifie affirmer qu’il y aurait une façon non déviante d’affronter les faits, la dérive impliquant pour son compte un changement de direction, d’éloignement par rapport à ce que l’on peut considérer comme normal ou naturel. Mais quelle serait la règle quand il s’agit d’inclure les uns et d’exclure les autres? Comment traiter les uns et les autres ? Selon quelle règle et quelles dérives? À suivre ces chemins douteux, on se lancerait à la recherche d’une essence absolue de l’être écrivain et de ses attributs sur une scène totalement dévouée au culte de l’origine: l’origine de l’écrivain, l’origine de la langue, du littéraire, enfin, on s’engagerait dans un discours généalogiquement orchestré en fonction de ce qui ou de celui qui serait le plus proche du modèle. Dans le cas en question, le modèle trouverait sa source en l’écriture française de France et en l’écrivain français. De ce point de vue, la francophonie se définirait à partir d’un “dedans” de la langue, de la littérature, de la culture, de la citoyenneté, du lieu de naissance, et reléguerait littéralement aux marges ceux qui ne pourraient pas s’ériger en modèles de langue et d’écriture. Si, d’après l’équation derridienne, le dehors est le dedans et si cette équation doit être saisie dans sa propre rature: le dehors le dedans (De la grammatologie 65), comment lire les limites d’une telle notion sinon dans les marges, à partir des marges ou aux marges de n’importe quel espace qui se poserait en tant que tel? Le titre du livre d’Assia Djebar, Ces Voix qui m’assiègent…: En marge de ma francophonie, suggère une lecture décentralisatrice des écritures-modèles qui encerclent les voix de l’écrivain. D’après l’auteur, “La francophonie a un territoire multiple certes;

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mouvant et complexe, certainement. Elle est en outre censée avoir un centre fixe, d’où parlent, écrivent et discutent des Français dits ‘de souche’ ” (7). Si l’on suit la généalogie du mot “souche”, on constate qu’un tel mot peut être défini comme “ce qui reste du tronc, avec les racines, quand l’arbre a été coupé”; “il renvoie aussi au pied de la plante (racines et organes associés)”; dans son sens figuré, “souche” désigne “la personne qui est à l’origine d’une famille, d’une suite de descendants, d’une lignée”. Ce mot signifie encore “l’origine”, dans le sens d’origine linguistique ou ethnique, on dit, par exemple, “mot de souche latine” (Le Petit Robert). La métaphore de l’arbre implicite dans la désignation “français de souche”, expression très utilisée quand on parle de francophonie, contribue à réitérer l’idée d’un centre à partir duquel parleraient et écriraient de façon légitimée, puisqu’ils ont été légitimés par la position qu’ils occupent sur l’arbre du français, les écrivains français. Abdelkebir Khatibi, écrivain marocain de langue française, dans ses nombreux questionnements sur les conséquences des politiques linguistiques (coloniales) ressenties surtout par ceux qui ont été désignés sous le titre de “métèques”, fait aussi référence à la métaphore de l’arbre, métaphore qu’il emploie pour critiquer le principe d’unicité “phantasmatique” qui hanterait la littérature française elle-même. Selon Khatibi, on ne devrait pas parler de “la” littérature française, mais plutôt des littératures françaises au pluriel et de façon radicale, y compris racines et diversités de racines. On devrait interroger le français dans son principe d’identité: [...] comme la métaphore de l’arbre, ces différents idiomes fleuriraient, en quelque sorte transplantés, autour de ce modèle de référence, de ce principe d’identité que le poète Yves Bonnefoy définissait en tant que “règle qui tend à identifier réalité et raison, et permet de ne pas douter que le langage lui-même, dans sa structure, reflète avec précision cet Intelligible”. (qtd Bensmaïa 66) Ce que Khatibi met en question est l’obéissance à un modèle unificateur de langue et de littérature auquel doivent se soumettre tous ceux qui ne figurent pas dans la racine de l’arbre, puisqu’ils sont déjà disséminés sur beaucoup d’autres branches, ou mieux, d’autres idiomes. Si Khatibi évoque le poète Yves Bonnefoy, dans une citation où ce dernier laisse transparaître le “positivisme” de sa pensée (“réalité et raison confondues”), il le fait pour dénoncer le pouvoir de ce modèle si impérieux capable de représenter grâce à son langage, celui-ci compris comme l’équivalent de langue française, un idéal ou “l’idéal” de toute littérature. Devant un tel impératif, la langue et la littérature françaises, érigées en principe absolu d’un modèle à être suivi, on comprend pourquoi beaucoup d’écrivains maghrébins de langue française se sont souvent penchés sur les questions concernant la langue, plus précisément, la langue française à l’œuvre dans leurs écritures. L’interrogation sur l’inquiétante étrangeté de la langue anime beaucoup de débats et

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paraît dans une grande partie de la production littéraire francophone “post-coloniale” au Maghreb. D’autres questions se posent à partir de cette interrogation première sur la langue, notamment le questionnement du principe d’identité et des contours qui la dessinent: nombre de ces points concernent les notions d’origine, de nation, de nationalité, en somme, le statut de ce qui est en jeu, l’enjeu même, dans le parcours de n’importe quelle écriture. Le statut de la littérature dans son rapport direct avec la langue est la constante du livre Kafka: Pour une littérature mineure, de Deleuze et Guattari. Dans leur étude concernant la production littéraire de Kafka dans son contexte spécifique, à savoir une littérature de langue allemande directement liée à “la littérature juive de Varsovie ou de Prague”, Deleuze et Guattari développent le concept de “littératures mineures”. De cette façon, ils affirment que le problème de l’expression en jeu dans l’œuvre de Kafka ne se pose pas de manière “abstraite et universelle”, mais toujours dans son rapport avec les littératures dites mineures. Beaucoup de questions peuvent se dégager à partir de cette désignation de “littératures mineures”. On peut se demander, par exemple, ce que c’est qu’une littérature mineure. Dans quel sens la/une littérature peut s’adjectiver en mineure et majeure? Où situer la frontière entre le majeur et le mineur? Quel est le rôle de la langue dans l’expression de ces littératures (majeures ou mineures)? En effet, c’est le problème de la langue qui se pose pour Deleuze et Guattari. D’après les auteurs: “Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure” (29). Une telle expression désigne aussi, d’une manière plus élargie, “ [...] les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle que l’on appelle grande (ou établie)” (33). Si les affirmations qui considèrent l’existence d’une langue majeure et d’une autre mineure, ou, d’une langue majeure par rapport à une autre qui serait toujours et proportionnellement mineure, sont déjà problématiques en elles-mêmes (et entre elles), la question devient plus épineuse quand un fort coefficient de déterritorialisation affecte la langue dite mineure et se superpose à la “simple” différence entre une langue majeure et une langue mineure. D’après la logique de Deleuze et Guattari, s’établissent des jugements de valeur qui renvoient le problème (de la langue et de la littérature) à un modèle central de convergence de langue et de littérature. La notion de déterritorialisation implique celle de territorialisation, ce qui, dans une pensée constitutivement dialectique, évoque à son tour la déterritorialisation et nous permet, pour reprendre la métaphore de l’arbre, de penser qu’une littérature-racine prétend toujours être territorialisée, c’est-à-dire fixée sur un sol ferme, tandis que ses branches, les expressions littéraires déjà originairement disséminées, sont plus susceptibles de se plier aux vents dominants et même de se briser dans la tempête. Ce modèle qui vise à considérer la question du centre et, par conséquent, celle de la périphérie par et dans la racine, à territorialiser le modèle propre de l’origine, à l’origine, au détriment de sa mouvance est-il suffisant?

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Quelques chercheurs auraient vu dans l’approche de Deleuze et Guattari une belle façon de comprendre le rapport hiérarchisant entre les littératures francophones et la littérature française. D’autres, plus méfiants, même s’ils on trouvé l’idée attirante, se sont mis d’accord pour dire que, dans le but de “revaloriser” le mineur, une telle proposition finissait par ignorer “la douleur et l’angoisse” inhérentes à la condition de l’être-écrivain (Gauvin, “L’hospitalité” 75). On peut aussi se demander ce qui se donne à lire sous l’étiquette de mineur. Le mineur renvoie-t-il à la langue? à la politique? à l’identitaire? Comment délier ce mineur, transformé en langue (et/ou littérature), de la souffrance et de l’angoisse? La postface du livre Oran, langue morte, de Assia Djebar, s’intitule: “Le sang ne sèche pas dans la langue”. Pour parler de la douleur provoquée par l’amputation de la langue maternelle, dans un récit qui remémore la douleur de beaucoup de femmes, silencieuses et voilées, dans le contexte d’une Algérie dévastée par des vagues successives d’attaques terroristes, l’auteur suggère la fusion entre l’être-écriture et l’êtresouffrance. Si ne nous sommes pas que langue, se demande Djebar, ne serions-nous pas donc une sorte de sujet-langue-souffrance? De façon poétique, l’écrivain trouve une issue à des problèmes qui, d’un point de vue conceptuel, se seraient enfermés dans la dialectique aveuglante du dedans et du dehors, du majeur et du mineur, de la jouissance et de la douleur. “Le sang ne sèche pas dans la langue” renvoie à la métaphore de l’écriture poétique propre à signifier que dans l’impossible tâche d’écrire le sang, “l’encre”, ne sèche jamais parce que la langue permet à la parole de dire l’impossible de la douleur, l’impossible à être dit et l’impossible de l’inter-dit. Réda Bensmaïa, dans son article “La langue de l’étranger ou la francophonie barrée”, reprend le schéma proposé par Deleuze et Guattari dans le but d’analyser, luimême, la situation des écrivains maghrébins francophones. Pour ce faire, il suggère le remplacement du mot “allemand”, là où Kafka parle de la langue allemande, par le mot “français” et il affirme que l’impossibilité d’écrire dans une autre langue que le français (“l’impossibilité d’écrire autrement qu’en français” 67), représenterait pour de tels écrivains la marque d’une “limite” et d’une “distance” irréductibles devant lesquelles il ne leur resterait que la possibilité de “[...] fantasmer d’une ‘territorialité primitive’ maghrébine ou ‘Africaine’; une ‘territorialité’ qu’ils avaient du reste le sentiment de trahir constamment [...]” (67). C’est la question de la légitimité de pouvoir s’inscrire dans le territoire symbolique propre à un autre qui s’impose d’abord à celui qui écrit dans une langue qui n’est pas nécessairement sa langue maternelle. Le territoire acquiert le statut de “lieupropre” et la littérature qui y fleurit devient un signe incontestable d’appartenance et de fidélité linguistico-territoriale. S’il est admis que ce lieu-propre a été objet d’une élection, d’un choix et par là d’un désir d’accueil et d’enracinement dans un territoire symbolique prisé on peut se demander pourquoi la question de la nationalité (et des conséquences qui en découlent) est toujours et encore adressée aux écrivains et à ceux qui se consacrent à l’étude de la littérature.

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La nationalité est ce qui se définit intra-muros, dans l’espace d’une nation, d’un pays, et elle met en marche tout un système de valeurs qui vise à circonscrire les limites de ses frontières. La simple appropriation de ce lieu mythique si familièrement appelé territoire-nation ne suffit pas à effacer l’abîme qui se crée dans les limites de l’intra et de l’extra-muros. Dans l’entre du dedans et du dehors, du lieu de l’origine et de l’origine du lieu, il est encore question pour Khatibi d’interroger le “principe d’identité initial” de la littérature française, ce qui le mène à dire: Nous sommes réunis aujourd’hui sous le signe de la littérature française à laquelle nous avons été historiquement destinés. Littérature qui a été à l’origine [...] une sorte d’alliage entre un lexique latin, un lexique initial latin, et une syntaxe proprement française, proprement idiomatique et locale. C’est là une dualité, un agencement entre deux différences unifiées par la langue française; c’est là son principe d’identité initial, dans lequel nous sommes inscrits avec nos langues, nos idiomes, nos civilisations. (“Un étranger professionnel” 123) L’affirmation de Khatibi mérite d’être soulignée. En disant que les Maghrébins ont été historiquement destinés à la littérature française, l’auteur évoque le passéprésent, présent greffé de passé-futur, de l’histoire de la colonisation française au Maghreb, plus particulièrement, en ce qui concerne l’Algérie, le Maroc et la Tunisie. Si, d’un côté, la colonisation a acquis des couleurs différentes dans chacun de ces territoires en fonction des particularités locales et des intérêts français, d’un autre côté, un fait incontestable pour tous a été l’imposition de la langue française aux populations locales. C’est dans l’intersection de tous ces événements de langue et de littérature, de lieu et d’identité, de colonisation et de dissidence, que nous pouvons entreprendre la leçon du Monolinguisme de l’autre de Jacques Derrida et celle d’Amour Bilingue de Abdelkebir Khatibi. Il s’agit pour Derrida de faire appel à l’ami (Khatibi) et à l’histoire de sa bilangue. Pour l’un ainsi que pour l’autre, c’est toujours l’histoire de la langue (mais pas de n’importe quelle langue) qui occupe le devant de la scène: langue française, pour Derrida, unique et irremplaçable, sans laquelle il se sent perdu, “plus exilé que jamais” (“mon attachement invincible à un idiome français sans lequel je me sens perdu, plus exilé que jamais”, Fichus 23). Langue française pour Khatibi aussi, mais une langue partagée entre le propre et l’étranger, dans l’entre-deux, ou, d’après ses propres mots, l’entre-trois: Situation éminemment complexe, car la langue tierce, le français se substitue à la diglossie en se traduisant lui-même du français en français. Point nodal [...] et qui fait que bilinguisme interne à toute langue (celui du communicable à l’incommunicable, de la “prose” à la poésie) opère une

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séparation, un acte de scission, de différence qui ne cesse de se doubler et de se dédoubler. (“Incipits” 179) Le français se substitue à la diglossie existante entre l’arabe classique et le dialectal, mais dans l’acte d’une telle opération il porte en lui-même les marques de cette diglossie, car il (se) traduit du français en français, dénonçant par là l’idée selon laquelle le bilinguisme est un processus inhérent à toute langue, un processus qui instaure la scission, la séparation et la rupture au cœur de la langue, dans un mouvement qui ne cesse de se doubler et de se dédoubler. La situation est aussi complexe pour Derrida que pour Khatibi, car entre le monolinguisme de l’un et le bilinguisme de l’autre, c’est l’histoire de tous les mécanismes de contrôle colonial que l’on y voit affleurer. Si, pour Derrida, la langue n’appartient à personne et si, dans son cas spécifique, il n’y a pas de “langue maternelle autorisée” (Monolinguisme 57), tel qu’il l’affirme dans son propre texte (“car je n’ai jamais pu appeler le français, cette langue que je te parle, ‘ma langue maternelle’ ” [61]), Khatibi part d’une situation différente, quoiqu’il partage, d’une certaine façon et aussi de façon paradoxale, la pensée selon laquelle la langue n’appartient pas: “La langue n’appartient à personne, elle appartient à personne et sur personne je ne sais rien” (Amour Bilingue 61). Entre le fait de n’appartenir à personne et celui d’appartenir à quelqu’un, entre ne rien savoir sur personne et savoir quelque chose sur quelqu’un, entre un extrême et l’autre surgit l’abîme des langues, de la bi-langue et de la monolangue. Il s’agit, dans ce contexte, de redéfinir la problématique de l’opposition dualiste – langue des autres, le français du colonisateur vs. la langue à soi, l’arabe – qui a régi toute la production littéraire maghrébine dominante pendant et après la colonisation. Cette situation nous renvoie à la question fondamentale posée à Assia Djebar: “Pourquoi écrivez-vous en français?” Est-il possible de neutraliser cette opposition français-arabe, d’écrire dans l’entre-des-langues ou entre-les-langues? Peut-on aller d’une langue vers l’autre sans que l’on puisse dire comment et pourquoi? Pour expliquer cette entreprise du passage des langues, Khatibi en tant qu’excellent passeur dans ce domaine fait appel à la tradition des lettres quand il dit: “Une fois, j’ai lu un auteur bizarre: pour se débarrasser de son maître, il avait changé de langue. Coup de génie, cette mutation si rare!” (Amour Bilingue 127). Coup de génie aussi pour Khatibi qui ne cessera pas d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’“arabiser le français” ou de “franciser l’arabe”, mais simplement de reconnaître, dans le paradoxe de l’appartenance, ce qui advient à chacune de ces langues. La langue maternelle, ou ce que l’on peut appeler langue maternelle dans la multiplicité de parlers locaux, travaille dans la langue étrangère et vice-versa. C’est un double mouvement de reconnaissance: une langue plus l’autre, une langue dans l’autre, la rupture mais aussi la greffe; une intersection irréconciliable, et pourtant nécessaire, ce qui permet de dire l’abîme des langues et la possibilité même de son événement.

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Derrida, en avançant les deux propositions (contradictoires en elles-mêmes et entre elles-mêmes) qui servent de fil conducteur dans Le Monolinguisme de l’autre, c’est-àdire en affirmant que: “1. On ne parle jamais qu’une seule langue. / 2. On ne parle jamais une seule langue” (21), attire l’attention sur un problème que son ami Khatibi avait déjà soulevé, dans un ouvrage consacré aux questions référant au bilinguisme, c’est-à-dire celui de la problématique concernant la seconde proposition de son monolinguisme. Ainsi, encore dans un acte d’appel à l’ami et dans un geste de citation, on peut lire, chez Derrida, les mots de Khatibi: S’il n’y a pas (comme nous le disons après et avec d’autres) la langue, s’il n’y a pas de monolinguisme absolu, reste à cerner ce qu’est une langue maternelle dans sa division active, et ce qui se greffe entre cette langue et celle dite étrangère. Qui s’y greffe et qui s’y perd, ne revenant ni à l’une ni à l’autre: l’incommunicable. De la bi-langue, dans ses effets de parole et d’écriture [...]. (qtd. in Le Monolinguisme 22) Il y a une greffe entre le maternel et l’étranger, mais celle-ci se présente dès son origine comme une perte disséminée, comme un don qui s’est scindé avant même de se donner à l’autre; quelque chose s’y greffe tout en s’y perdant. Ce sont les effets du bilinguisme. “La langue étrangère donne d’une main et retire de l’autre” (“Incipits” 176), affirme Khatibi, profond connaisseur des chemins ambigus que prend le texte dans ses mouvements monolingues, bilingues et plurilingues. Au fond, il ne s’agit ni de monolinguisme, ni de bilinguisme, ni de plurilinguisme absolus, car c’est l’art de la dissémination, en tant que point de suture et rupture entre les langues, qui se dessine dans la trame du texte, d’un texte transplanté d’une langue vers l’autre, greffé de langues aussi autres. Cependant, dans l’effervescence d’une telle situation, Khatibi se demande encore: Mais où se noue la jouissance du plurilinguisme textuel [...]? Dès que le bilinguisme et le monolinguisme sont hantés par un dehors intraduisible, les auteurs font appel à des fragments d’autres langues, comme si le texte ne devait pas revenir à sa langue propre, et se multipliait vers une jouissance toujours plus écartée, et vers un ailleurs qui fait reculer l’indicible, le silence, la folie d’écrire et la confusion des langues dans leurs limites. Parler en langues est le récit de cette folie sous surveillance. (“Incipits” 180) Il y aurait donc jouissance d’“un dehors intraduisible” de l’autre dans la jouissance du texte, une jouissance extérieure au “propre”, disséminée entre le propre et l’impropre, le silence et la parole, le “dicible” et l’indicible, tout cela culminant dans la folie d’écrire, dans “la confusion des langues dans leurs limites”. On voit se dessiner

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dans cette écriture en langues une limite à la folie et à la confusion, une barre, un interdit au-delà duquel on ne peut plus errer. Il s’agit d’une folie sous surveillance au nom d’une écriture qui reste, malgré tout, dans une errance permanente. Les langues se confondent, elles changent de place et dans les effets de cette permutation il est possible de reconnaître une perturbation interne qui traverse tout le jeu d’une langue plus l’autre ou d’une langue moins l’autre. C’est dans l’entrelacement du “plus un” et du “moins un” que l’on peut se laisser aller dans la lecture du bilinguisme de Khatibi et du monolinguisme de Derrida. Dans ces histoires il y a un surplus et un manque, un excès et une absence. C’est dans ce sens que Derrida dit au début du Monolinguisme de l’autre: Mais dès, oui, dès l’ouverture de ce grand livre qu’est Amour bilingue, il y a une mère. Une seule. Quelle mère aussi. Celui qui parle à la première personne élève la voix depuis la langue de sa mère. Il évoque une langue d’origine qui l’a peut-être “perdu”, certes, lui, mais qu’il n’a pas perdue. Il garde ce qui l’a perdu. Et il gardait aussi, déjà, bien entendu, ce qu’il n’a pas perdu. Comme s’il pouvait en assurer le salut, fût-ce depuis sa propre perte. Il eut une seule mère et plus d’une mère, sans doute, mais il a bien eu sa langue maternelle, une langue maternelle, une seule langue maternelle plus une autre langue. Il peut alors dire “ma langue maternelle” sans laisser paraître, en surface, le moindre trouble. (64) L’un peut affirmer l’existence d’une mère et d’une langue maternelle, même s’il les a perdues (la mère et la langue); l’autre se voit privé de cette affirmation, puisque dans le destin réservé au sujet monolingue la mère ne peut pas y figurer, et si elle y figure, c’est toujours comme un manque (le manque d’un manque qui n’a pas eu lieu): le manque de la mère et de la langue maternelle. Cette histoire n’est pas oubliée par Derrida au moment de raconter sa propre histoire: Dans quelle langue écrire des mémoires dès lors qu’il n’y a pas eu de langue maternelle autorisée? Comment dire un “je me rappelle” qui vaille quand il faut inventer et sa langue et son je, les inventer en même temps, par-delà ce déferlement d’amnésie qu’a déchaîné le double interdit? (Le Monolinguisme 57) Dans les mémoires de ce récit (et dans ce récit comme l’histoire d’une mémoire) qui ne peut être raconté dès son origine que dans la langue de l’autre, une langue pour combler un manque qui ne comble rien, il manque donc une langue maternelle. Le supplément à l’origine du manque est le supplément comme invention, parce qu’il faut inventer une langue qui invente un “je”, ou, contrairement, inventer un “je” qui permette, à partir d’un certain lieu, d’inventer une langue. L’important est de se

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rappeler, de remémorer, en un mot, de se raconter. Et ce n’est pas toujours facile de rappeler (et de le rappeler à soi) ce qu’a été l’histoire de la colonisation française au Maghreb avec toutes ses déchirures, ses blessures, ses amputations et ses greffes. Il ne reste à l’écrivain, situé au carrefour de toutes ces histoires, que le recours à l’écriture de l’entre: de l’entre-les-langues, de l’entre-les-cultures, de l’entre-les-guerres; enfin, une écriture voisinant le dit et le non-dit, presque un entre de l’inter-dit, ou, pour reprendre une expression chère à Assia Djebar, il faudrait peut-être dire une écriture de “l’antre”, comme elle le suggère dans ses essais critiques, puisqu’elle choisit résolument cette aire de l’“entre” et des jeux de résonnances et de passages des langues, y compris l’anglais qui s’est ajouté aux langues dont elle a hérité: Ainsi, dans l’entre-deux-langues de mon titre, il y a d’abord “l’entre”, le between, mais pour faire un jeu de mots facile en français, si cet “entrebetween” devient “antre”, un antre – en anglais a cave – c’est-à-dire un ventre noir, une cave obscure, comment s’enfantera peu à peu un écrit pour les créateurs? (Ces Voix 33) Pour Djebar, en effet, dans ces histoires de manque et de surplus, d’absence et d’excès, les écrivain(e)s créateurs et créatrices doivent trouver, du fond de leur “antre” des mots pour dire l’inouï de leur situation; ils doivent enfanter d’admirables récits qui s’enfanteront eux-mêmes à force de séduction et de douleur. Et sur les traces de cet enfantement, d’un “ventre noir” et d’une “cave obscure”, la mère (une mère et peut-être plus d’une mère) parlera aussi. Si dans le dialogue Derrida/Khatibi les langues semblent se profiler entre la figuration et l’anéantissement d’un spectre de mère (et de langue maternelle), chez Assia Djebar, cette présence/absence de la mère (et de ses langues) fait entrée dans le récit par une voie avant tout corporelle. La voix de la mère se fait entendre lorsque l’écrivain se met à l’écoute du cri, des cris des femmes, car “enfin, la voix renvoie à la voix et le corps peut s’approcher du corps” (L’Amour, la fantasia 184). On voit donc se dessiner les contours d’une écriture qui désormais se voit nouée au corps, à ses mouvements, à son existence, à ses pulsions. De l’un au multiple, dans l’enjeu de l’entre-les-langues, dans “l’antre” de n’importe quel idiome, la narratrice de L’Amour, la fantasia précise qu’au-delà des trois langues que possèdent chaque fillette et chaque femme de sa génération, la langue du corps efface les distinctions d’âge et de condition sociale: Pour les fillettes et les jeunes filles de mon époque – peu avant que la terre natale secoue le joug colonial –, [...] nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant d’ahaner: le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nous soupirs vers Dieu étouffés, le libycoberbère quand nous imaginons retrouver les plus anciennes de nos

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idoles mères. La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, demeure celle du corps... (254) Mireille Calle-Gruber, dans un ouvrage intitulé Assia Djebar ou la résistance de l’écriture, a souligné cette primordialité des langues érigées en corps ou des corps devenus langues pour faire face à l’expression d’une parole (sacrée ou profane) qui se dit toujours “à plusieurs langues”. D’après elle, “en prenant par le corps des langues de narration, le récit [chez Djebar] s’emploie en fait à travailler l’écrivain au corps... ” (9). Dans une sorte de double travail de l’écriture où l’un se joue dans l’autre – la langue et le corps; le corps et l’écrivain – le récit s’engage dans un processus constant de traduction qui va de l’oral à l’écrit, du maternel à l’étranger, de l’étranger à l’autre, de l’autre au tout autre selon un mouvement qui, comme l’a si bien dit Khatibi, “ne cesse de se doubler et de se dédoubler” (“Incipits” 179). Djebar nous rappelle que sur les voies d’un impératif, il faut écrire au rythme de ces dédoublements et se rendre à la mouvance corporelle de la langue et de l’autre ou de l’autre langue dans toute sa différence: Cette langue que j’apprends nécessite un corps en posture, une mémoire qui y prend appui. [...]. Quand j’étudie ainsi, mon corps s’enroule, retrouve quelle secrète architecture de la cité et jusqu’à sa durée. Quand j’écris et lis la langue étrangère: il voyage, il va et vient dans l’espace subversif, malgré les voisins et les matrones soupçonneuses; pour peu, il s’envolerait! (L’Amour, la fantasia 260-61) Dans les métaphores qu’enchaîne Djebar, le corps semble s’enrouler, se plier sur lui-même, mais dans un mouvement paradoxal et “grâce” au contact de la langue étrangère “il voyage”, “il s’envole”, il échappe aux interdits jetés sur la voix et sur l’écrit allant et venant dans “l’espace subversif”. Ce corps transmué en écriture se déplace dans les secrets de la ville et dévoile les silences de la vie. Il se dit dans l’adversité de la langue puisque, dans ce contexte, la langue sera toujours “adverse”, car langue de l’adversaire d’autrefois. Cette langue est la langue de l’autre, la monolangue et la bi-langue, la langue du dehors et de l’ailleurs, “celle de la rupture et de la séparation” (Ces Voix 44-45). Mais cette langue est aussi celle qui permet à Djebar, comme à Khatibi et à Derrida, de dire l’im-possible de toute écriture. Dans le Monolinguisme de l’autre, Derrida suggérait qu’il fallait garder cette langue, la sauvegarder, la ramener au plus près de soi même si elle se faisait absente, distraite, éloignée; il fallait aussi “l’amadouer”, “la domestiquer” (84). Djebar choisit de lui donner sa voix et ses silences, de la passer à travers l’expérience et l’expression intimes du corps, le sien comme celui des femmes aux côtés de qui elle se met à l’écoute. Et de l’écoute de ces femmes, de leur voix et de leur langue (silencieuse), Djebar construit, en français, un récit qui traduit le silence de ceux et de celles qui ne peuvent

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pas se dire ou ne se font pas entendre. Elle reprend, en effet, les non-dits et les inter-dits de toute une génération qui s’est tue par la voix et la langue de l’arrivant, cet autre devenu (à demeure) conquérant. Devant les nuances d’une telle scène et les enjeux d’un tel scénario, il faut donc prendre ses distances, chercher son lieu (parfois en haut de la montagne) pour pouvoir reprendre le fil de ce(s) récit(s) et enfin le dire (ou l’écrire), comme nous le raconte la narratrice de L’Amour, la fantasia: J’ai accepté, petite mère, de te conduire jusqu’à ta ferme, en pleine montagne. [...] Là ta voix a poursuivi le récit. [...] Dire à mon tour. Transmettre ce qui a été dit, puis écrit. Propos d’il y a plus d’un siècle, comme ceux que nous échangeons aujourd’hui, nous, les femmes de la tribu. (234) D’après ces propos (“d’il y a plus d’un siècle”), la tâche de l’écrivain s’annonce devant l’impératif d’un double défi: celui de “transmettre” ce qui lui a été dit mais aussi, et de façon plus radicale, d’écrire, en un mot, de “traduire” dans une langue autre (toujours comme langue de l’autre) les mémoires racontées et maintes fois vécues. Dans ce sens, l’écriture d’Assia Djebar représente cet effort de remémoration des silences du passé, de récupération des nœuds de l’histoire et des événements de toute sorte, qu’ils soient individuels ou collectifs. Il s’agit pour l’auteure de se faire une place dans cette langue ou d’y trouver sa place, malgré les obstacles de l’histoire, car ce passé ne se concrétise qu’au fur et à mesure qu’il devient écriture. À son tour, cette concrétisation de l’écriture ne peut prendre corps que dans cette langue autre, en l’occurrence, le français, cette langue “vivante” qui reprend sa propre vie (une autre vie peut-être) au cours de l’écriture. C’est dans ce contexte que l’on peut appréhender la “pratique de l’écriture en langue étrangère” chez Assia Djebar: Comme si soudain la langue française avait des yeux, et qu’elle me les ait donnés pour voir dans la liberté, comme si la langue française aveuglait les mâles voyeurs de mon clan et qu’à ce prix, je puisse circuler, dégringoler toutes les rues, annexer le dehors pour mes compagnes cloîtrées, pour mes aïeules mortes bien avant le tombeau. Comme si... Dérision, chaque langue, je le sais, entasse dans le noir ses cimetières, ses poubelles, ses caniveaux; or devant l’ancien conquérant me voici à éclairer ses chrysanthèmes! (L’Amour, la fantasia 256) Mais souvent l’écrivaine est prise d’un sentiment ambigu devant les “lieux” de cette langue. Si d’un côté elle lui offre ses yeux de liberté (surtout aux “compagnes cloîtrées”), lui permet de s’ouvrir à l’extérieur, à la mondanité du dehors, d’un autre, cette langue porte toujours en elle-même (et malgré elle!) les marques noires d’un passé

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colonial jamais oublié et toujours réitéré grâce à l’écriture de cette langue. Dans ces trames paradoxales, de langue du dehors — le français — devient langue du dedans car elle récupère les voix silencieuses et permet de dire le secret de tant de femmes muettes et de tant d’hommes opprimés; de langue de l’ailleurs ce français devient langue de “l’ici” et du “maintenant” car l’écrivaine finit par se creuser une place dans les nombreux lieux de cette langue. Cette rencontre sous forme de “retrouvailles” ne va pas toujours sans poser de problèmes, ne se fait pas sans conflits ou turbulences, mais elle est passage obligé pour l’écrivain maghrébin de langue française. Dans ce travail d’écriture à l’encontre de cette langue, on trouve ce qu’on n’a pas perdu mais qui, depuis le départ, comme le souligne Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre (65), nous a toujours perdus. C’est une façon aporétique de concevoir le rapport à la langue de l’autre en tant que langue du colonisateur, mais c’est peut-être la seule issue envisageable pour ces écrivains pris dans cette mouvance de l’entre-les-langues et aussi de l’entre-les-lieux. La tâche de l’écriture, celle-ci conçue dans un espace de contradictions et de divergences, n’est pas des plus faciles, mais elle comporte de la richesse et de la souplesse dans sa propre dureté. En effet, l’histoire de l’écriture entre-les-langues est une opération de constant aller-retour, de renvois, de rencontre et de séparation. Mais elle est avant tout une histoire de tolérance car, comme nous le rappelle Jabès, il ne suffit pas de trouver ou de choisir son lieu, il faut encore qu’il nous tolère. Dans ce sens, “choisir” son lieu c’est inévitablement “choisir” sa langue, une langue capable de nous tolérer dans notre différence la plus radicale. Et cette “langue française” choisie ou héritée, imposée ou adoptée, est l’instrument qui permettra à Djebar de nous apprendre tout le temps qu´“écrire ne tue pas la voix” (L’Amour, la fantasia 285), mais, qu’au contraire, écrire “réveille” la voix de son ostracisme, de son silence et de ses oublis... L’écriture extériorise les cris de ces voix silencieuses, les fait parler dans l’entre-de-toutes-langues et de tous les lieux, même si, parfois, elle ne peut se faire entendre qu’en français, le seul lieu peut-être de son dire et de son écoute.

WORKS CITED Ben Jelloun, Tahar. “La cave de ma mémoire, le toit de ma maison sont des mots français.” Pour une littérature-monde. Coords. Michel Le Bris et Jean Rouaud. Paris: Gallimard, 2007. 113-124. Imprimé. Bensmaïa, Réda. “La langue de l’étranger ou la francophonie barrée.” Rue Descartes 37 (2002): 65-73. Imprimé. Calle-Gruber, Mireille. Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Paris: Maisonneuve et Larose, 2001. Imprimé.

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Deleuze, Gilles; Guattari, Félix. Kafka: Pour une littérature mineure. Paris: Minuit, 1975. Imprimé. Derrida, Jacques. De la Grammatologie. Paris: Minuit, 1967. Imprimé. ---. Le Monolinguisme de l’autre: Ou la prothèse d’origine. Paris: Galilée, 1996. Imprimé. ---. Fichus. Paris: Galilée, 2002. Imprimé. Djebar, Assia. L’Amour, la fantasia (1985). Paris: Albin Michel, 1995. Imprimé. ---. Oran, langue morte. Paris: Actes Sud, 1997. Imprimé. ---. Ces Voix qui m’assiègent…: En marge de ma francophonie. Paris: Albin Michel, 1999. Imprimé. Gauvin, Lise. “Littératures visibles et invisibles.” Études françaises 33.1 (1997): 111-113. Imprimé. ---. “L’hospitalité dans le langage ou la bi-langue de Khatibi.” Le dire de l’hospitalité. Coords. Lise Gauvin, Pierre L’Hérault et Alain Montandon. Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004. 73-86. Imprimé. Jabès, Edmond. Un Étranger avec, sous le bras, un livre de petit format. Paris: Gallimard, 1989. Imprimé. Khatibi, Abdelkebir. “Incipits.” Du bilinguisme. Collectif. Paris: Denoël, 1985. 171-195. Imprimé. ---. Amour Bilingue (1984). Casablanca: Ediff, 1992. Imprimé. ---. “Un étranger professionnel.” Études françaises 33.1 (1997):123-126. Imprimé. Robert, Paul. Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris: Dicorobert Inc, version: 2.1, 2001. CD-Rom.

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“La nuit de la langue perdue” : défaite et legs des mères dans Vaste est la prison d’Assia Djebar Michèle Vialet University of Cincinnati “À l’origine le geste d’écrire est lié à l’expérience de la disparition, au sentiment d’avoir perdu la clé du monde, d’avoir été jeté dehors” Hélène Cixous, “De la scène de l’inconscient à la scène de l’Histoire” “L’exercice de témoignage conduit à honorer le passé. Activement” Abdelkebir Khatibi, La Langue de l’autre (24)

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endant architectonique et épistémologique du roman du legs des pères qu’est L’Amour, la fantasia, le premier volume du projet de “Quatuor algérien” d’Assia Djebar, Vaste est la prison privilégie le legs des femmes mais, comme une photographie que l’on développe, cette primauté ne se révèle que lentement par couches successives d’accents, d’échos et de sillages entrecroisés des récits (Calle-Gruber, Donadey, Mortimer, Vialet, Zimra [“Writing”]). D’une structure en apparence éparse et dodécaphonique, le roman joue sur le rythme narratif et sur les points d’intersection de quatre chronotopes pour inviter et déjouer les tentatives de lecture suivie de la transmission du savoir des femmes.1 Il est cependant nécessaire de recourir à une telle lecture pour mettre en évidence une partie essentielle du legs féminin dans le roman, à savoir le rôle fondateur du meurtre de la mère (mort ou défaite symbolique infligée par l’époux ou par le père) dans l’accession de la fille au Les quatre chronotopes, au sens bakhtinien, que j’identifie sont les suivants: dans la “Première Partie”, chronotope social et psychologique du mariage en train de se briser de la narratrice; dans la “Deuxième Partie”, chronotope historique et linguistique dans les vignettes retraçant la polyglossie antique, pré-romaine, des territoires devenus l’Algérie; dans la “Troisième Partie”, chronotope familial et en écho à l’avancée de la colonisation et de la modernisation de l’Algérie pendant le vingtième siècle; et, pour finir, le chronotope de la guerre civile des années 1990 telle qu’elle interfère sur le plan existentiel et cognitif avec le projet d’écriture de la narratrice. 1

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langage des pères et, après un travail profond de réflexion sur cette cooptation colonialiste, au retour au langage maternel primordial. Le secret de ce legs est enfoui dans les profondeurs refoulées du désastre – la scène primitive de la mort de la mère – que la narratrice Isma débusque dans l’histoire de la vie de sa grand-mère et de sa mère, au hasard de quelques conversations. Mais à sa surprise, la remontée qu’elle entreprend dans les “trous de mémoire” aboutit dans sa découverte qu’elle aussi s’inscrit dans un même mouvement de matricide culturel. La narratrice prend en effet conscience que son déplacement dans l’aire de la recherche autobiographique et de l’écriture littéraire, dans l’aire même du langage et de la parole libre qui faisaient défaut à ses parentes, ne l’a pas davantage protégée de l’assujettissement des femmes par les structures patriarcales de la société algérienne. Très tôt ouverte au désir de la langue “des autres” (le français), et donc invitée, par complicité tacite avec l’ordre symbolique des pères, à désavouer le legs maternel, la narratrice découvre que ce qu’elle croyait avoir forgé comme parole libre de femme et d’écrivaine algérienne vole en éclats quand elle est, elle aussi, confrontée au désastre de la guerre civile, matricide généralisé, devenu fratricide à partir de 1992. La guerre civile révèle en effet le redoublement de la cible maternelle : le pays entier, l’Algérie que la langue identifie comme la mère-patrie, la mère primordiale, mais aussi, et avec une hargne plus pernicieuse encore, les mères, les femmes enceintes, les adolescentes nubiles, massacrées entre 1993 et 1999 pour avoir quelque peu osé s’imaginer en sujets modernes et, toutes proportions gardées, en partenaires égales des hommes.2 Assia Djebar utilise la recherche autobiographique et historico-culturelle de la narratrice pour mettre en scène la série de mouvements qui descelle les filles du “silence vorace” (Ces Voix 141) qu’elles ont adopté pour survivre et leur permet, grâce à la percée de ce mutisme, non seulement de retrouver dans leur mère abattue la fille qui avait été, elle aussi, pareillement coupée de l’amour maternel, mais aussi de conquérir le droit de parler et d’agir en leur propre nom. Le lien entre le deuil et la construction identitaire des filles dans et par le langage est en effet primordial. C’est là que les filles, rejetant la mère vaincue et les modes de vie et de savoirs qu’elle incarnait, s’auto-engendrent comme sujets décidés à exister et à s’imposer au respect de l’autre dans un langage qui participe de l’ordre patriarcal mais en refuse la complicité matricide. Le langage devient donc capacité de s’exprimer en sujet en temps et lieu voulus, et capacité de ne pas subir, sous la poussée du désir des hommes du milieu familial, la fonction mortifère dont il peut être investi. Priscilla Ringrose a bien souligné ce rapport intime entre langage et mort, un rapport qu’un certain nombre d’écrivains, notamment Hélène Cixous, Georges Perec, Paul Celan, reconnaissent, suivant en cela Sigmund Freud, comme fondateur du “geste d’écrire” (Cixous 19). Ringrose en situe la productivité dans le travail même de l’écrivaine algérienne: La guerre civile a d’abord décimé les hommes mais les femmes sont rapidement devenues les victimes principales, indirectement en tant que veuves ou orphelines de père ou de frères, et directement comme victimes des viols et des massacres perpétués en ville comme dans le pays entier. 2

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Like Cixous, Djebar’s starting-point is the association of language with death, although her reasons for making the association are very different. In Djebar’s case, this association is not made because of the relationship between patriarchal thought and the construction of language, where “la mort est toujours à l’œuvre”, but, as we will see, because of the relationship between what Lejeune calls “le présent de l’écriture” [the present time of the act of writing] and “le passé raconté par l’écriture” [the past recounted by the writing]. (101) Mon différent avec cette thèse réside dans l’interprétation des causes de l’association entre langage et mort. Je vais montrer que, contrairement à la thèse que défend Ringrose, c’est précisément le rapport entre la pensée patriarcale et l’élaboration du langage chez les filles après le meurtre de la mère, après le matricide réel ou culturel, qu’Assia Djebar problématise dans Vaste est la prison. Bien qu’ils soient intimement imbriqués dans le vécu des personnages et de la narratrice de Vaste est la prison, j’entends distinguer trois domaines de relations mèresfilles. En premier lieu, sur le plan des relations intergénérationnelles, je montrerai comment Isma reprise les déchirures qui ont isolé mères et filles les unes des autres. Sur le second plan, personnel et sexuel, la réévaluation du rapport à la mère et à la société nous permettra de voir la façon dont Isma regagne son identité de femme et s’accepte comme fille de sa mère, et non plus comme fille “sortante” de son père ou comme être androgyne. Le troisième domaine, identitaire, est celui de la réinsertion symbolique d’Isma dans la tribu berbère des Ben Menacer. Ce retour non à la langue maternelle, à la langue “lybique” “rebelle et fauve” de Jugurtha (Ces Voix 13), mais au savoir des mères, à leur langue de femmes et à l’expression poétique berbère, découle des deux transformations précédentes mais ce sont véritablement les premières années de la guerre civile (1992-99) et le deuil des amis et parents assassinés qui en précipitent la réalisation. Le roman localise ce retour aux savoirs ancestraux en faisant glisser l’emploi autobiographique du “je” d’Isma à la voix de l’écrivain elle-même. Ainsi, à travers le parcours d’Isma-Djebar qui est à la fois celui d’un désengagement et d’un réengagement avec le legs maternel dans une Algérie marquée par la colonisation française, Vaste est la prison devient l’autobiographie d’une femme en train de se décoloniser, pendant féminin algérien du premier roman maghrébin de la décolonisation, La Mémoire tatouée : Autobiographie d’un décolonisé d’Abdelkebir Khatibi. “La nuit de la langue perdue” et le désir de “la langue des autres” Vaste est la prison commence par le récit d’un deuil singulier et déterminant pour la narratrice: le deuil de l’espérance qui fondait son retour à la langue arabo-berbère de la mère, à la langue d’avant l’exil dans l’univers symbolique français du père. L’incident qui

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lui a brutalement signifié sa perte est l’usage du mot “l’e’dou”, c’est-à-dire “l’ennemi”, pour parler du mari, dans le hammam, entre femmes – dans ce cas les amies “opulentes” et sophistiquées de sa belle-mère (13-14). Pour la narratrice, entendre ce mot est à la fois découvrir l’inscription de la guerre des sexes dans la langue des femmes (et du coup constater l’irréductibilité de l’ethos féminin à celui des hommes) et voir éclater le fantasme nourricier dont elle avait jusqu'alors auréolé son retour à “la tendresse noire et chaude” (15), utérine, de l’arabe maternel. L’effet en est profond : “cette parole non de la haine, non, plutôt de la désespérance depuis longtemps gelée entre les sexes, ce mot donc installa en moi, dans son sillage, une pulsion dangereuse d’effacement…” (14-15, je souligne). Dépossédée de l’espoir de rentrer dans la matrice maternelle de la langue, la narratrice se retrouve “sans voix, et durant les quelques années qui s’écoulèrent ensuite, dépouillée, noyée dans un deuil de l’inconnu et de l’espoir” (14-15). La métaphore par laquelle elle désigne “le don de l’inconnue” qui a prononcé le mot “l’e’dou”, “l’écorchure dans l’oreille et le cœur”, souligne les effets physiques (auditifs) et affectifs immédiats de l’agression que les femmes ont inscrite dans leur langue. Mais la blessure va plus loin : elle déstabilise l’univers symbolique entier de la narratrice. Au lieu d’un retour par la langue à l’amour régénérateur maternel, “ce simple vocable, acerbe dans sa chair arabe, vrilla indéfiniment”, écrit-elle, “le fond de [s]on âme” (14). Les métaphores que la narratrice emploie traduisent l’amertume de la spoliation qu’elle ressent ainsi que la violence de la disparition de la langue maternelle comme lieu d’hospitalité, comme chezsoi: [L]a langue maternelle m’exhibait ses crocs, inscrivait en moi une fatale amertume… Dès lors, où trouver mes halliers, comment frayer un étroit corridor dans la tendresse noire et chaude, dont les secrets luisent, et les mots rutilants s’amoncellent? Ne me faudrait-il pas mendier, plongée dans la nuit de la langue perdue et de son cœur durci, comme en ce jour de hammam? (15, je souligne). C’est à cette brutale révélation que la narratrice fait remonter sa méfiance et son rejet de l’écriture qui, précise-t-elle, a duré presque “quinze ans”: “je me mis à me défier d’une écriture sans ombre. Elle séchait si vite! Je la jetai” (15).3 Comment comprendre cette désaffection de l’écriture? C’est que l’acte d’écrire tout à coup se révèle sans épaisseur ni valence, irrémédiablement détaché du fantasme de la chaleur matricielle des origines qui le fondait et qui permettait sa transposition en français. Reste de l’illusion du legs maternel ancestral, l’écriture commet une deuxième trahison. Croyant couler en français les palpitations de la vie, elle n’est que “mort”, “silence”, “linceul de sable ou de soie sur ce que l’on a connu piaffant, palpitant”(11). Don du père, l’écriture est deux Cette indication temporelle suggère que le texte liminaire sur lequel s’ouvre Vaste est la prison daterait de l’année 1988. 3

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fois coupée de la vie : de la “chair arabe” de la langue maternelle, mais aussi des savoirs secrets auxquels les femmes accrochent les lambeaux de leur endurance. Ici, Djebar rejoint la pensée théorique de Luce Irigaray. Dans “Le corps-à-corps avec la mère”, conférence présentée en 1980 lors du 5e congrès québécois sur la santé mentale et reprise dans Sexes et parentés, Luce Irigaray théorise l’immolation de la mère comme structure fondatrice des sociétés patriarcales. Elle définit le moment où est immolée la mère comme une prise de pouvoir par le père qui “surimpose” sur l’enfant “un univers de langue” paternelle: Le problème est que, refusant à la mère son pouvoir d’engendrement, voulant être le seul créateur, le Père, selon notre culture, surimpose au monde charnel archaïque un univers de langue et de symboles qui ne s’y enracine plus, sinon comme ce qui fait trou dans le ventre des femmes et au lieu de leur identité. Un pieu, un axe, est ainsi enfoncé dans la terre pour délimiter l’espace sacré dans beaucoup de traditions patriarcales. Il définit un lieu de rassemblement entre hommes fondé sur une immolation. Les femmes y sont éventuellement tolérées à titre d’assistantes non actives. De la fertilité de la terre, il est fait sacrifice pour délimiter l’horizon culturel de la langue paternelle, appelée, à tort, maternelle. Mais cela n’est pas dit. À l’oubli de la cicatrice du nombril, correspond un trou dans la texture de la langue. (26) Don du père certes, la langue du père, c’est-à-dire “la langue des autres”, le français, est déjà, bien avant la célèbre scène par laquelle commence L’amour, la fantasia, ce matin d’automne où le père l’emmène pour la première fois à l’école française, l’objet du désir de la fillette. En effet, une fois “plongée dans la nuit de la langue perdue et de son cœur durci”, la narratrice de Vaste est la prison est en mesure de réexaminer son élection du français. La remontée de la narratrice dans ses premiers souvenirs de la séduction française lui permet d’exhumer son désir, dès l’âge de trois ans, de “la langue des autres”. Dans le 4e mouvement de la troisième partie de Vaste est la prison, mouvement intitulé “ De la narratrice dans la nuit française”, Isma examine l’attrait de la langue française en relatant un souvenir qui place dans un contexte incontournable le récit qu’elle en avait donné dans le premier volume du projet de Quatuor, L’Amour, la fantasia (11). Isma y prend en effet acte de son propre et silencieux désir de “la langue des autres”. Ce souvenir fait ancre (et encre, si je peux me permettre l’homonymie révélatrice). Il remonte à l’étrange trouble qu’elle a vécu, “âgée de trois ans” (Vaste 264), lorsqu’elle se réveille, après une nuit agitée et bruyante de bombardements allemands en 1940 ou 1941, et découvre, couchés dans le lit de ses parents, ses voisins de palier,

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Maurice, un garçon de douze ans, et sa mère, institutrice française.4 Le souvenir auquel elle accède est “vivace”. L’épisode, dit-elle, “précéda mon entrée à l’école peut-être d’une année, ou de plus. Ce réveil autre. Le seul réveil de ma première enfance, qui me demeure soudain le plus vivace, mais oblique, dans une mobilité cherchant son fragile équilibre” (264). À mesure que la narratrice “réhabite” son souvenir (263), c’est son calme, son sentiment d’être “à la frontière, mais laquelle ?” qu’elle reconnaît : pas “d’effroi”, pas non plus “[l]’excitation d’un monde inconnu, d’une mère nouvelle” (263). La notion de “frontière” est soulignée plusieurs fois dans le chapitre. Au-delà de l’“effraction définitive, nocturne et irréparable” (261), la narratrice retient sa propre ouverture à une “transmutation” (262), à la “substitution” (263) : Or je restais là : ni effrayée ni spécialement excitée par l’aventure […] Je fermais les yeux. Je ne voulais voir personne. Je me sentais à la frontière, mais laquelle ? Un moment, j’allais avoir une mère française, un “frère” et pas “un frère”, son fils . . . Je fermai les yeux. Je dus rêver, j’en suis sûre, que j’allais à nouveau bondir dans ce grand lit, retrouver mes habitudes des dimanches, me presser contre la “dame”, entre elle et son fils, contre Maurice, entre mère et fils, eux mes parents, parlant français, respirant français. Cet instant, je le vécus, âgée de trois ans. (263-64) Le désir de la langue devient désir de l’air que respire et dont se nourrit la parole des “Français”. Isma qui s’efforce de se remémorer la fillette de trois ans qu’elle était analyse ainsi ses sentiments : “la nuit française devenait celle d’une transmutation : la mère et son garçon, eux, les ‘Français’, nos voisins de palier certes, mais aussi les représentants les plus proches de ‘l’autre monde’ pour moi, eux, … allongés là, à la place de mes parents !” (262). Le français s’était lové, invité improbable, dans le creux du lit des parents hospitaliers. Dans les souvenirs des bombardements allemands de l’Afrique du Nord pendant la seconde guerre mondiale qu’examine la narratrice, certains détails du récit des expéditions vers les abris sont importants, notamment l’excitation et le sentiment de protection offert par ces abris mais plus encore les efforts de la mère de parler français avec les autres réfugiés et de tenir “son rang” (256). Mais le second souvenir détaillé qui éclaire le mieux cette “nuit française”, en partie parce qu’il procède de ce réveil, est celui d’une journée de jeux dans le jardin de la maison. L’épisode met en scène la fillette dans toute la force de son désir de parler la langue de ce même garçon, Maurice. Avec le recul du temps et son travail d’anamnèse, Isma tente de cerner la paralysie silencieuse qui avait saisi la fillette qu’elle était, alors que, jouant dans le citronnier du jardin, elle voulait répondre au garçon de douze ans qui l’appelait à monter plus haut dans l’arbre : Dans son beau livre, Assia Djebar, Mireille Calle-Gruber a inclus une photographie provenant des archives d’Assia Djebar qui représente “Tahar et Bahia Imalhayène, avec leurs deux enfants et Maurice, le fils d’amis français” (Planche 3, s.p.). 4

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Le plus incompréhensible dans ma mémoire est que je revois cette scène de l’arbre, dépouillée de mots et de toute parole. Accompagnée d’aucun bruit : nul rire, nulle exclamation, pas la moindre répartie […] [C]’est sans nul doute ce gel des voix qui donne à l’image du garçon sa netteté, sa présence immuable. Je ne parlais donc pas français encore. Et le regard que je levais sur le sommet de l’arbre, sur le visage du garçon aux cheveux châtains, au sourire moqueur, était celui d’un silencieux désir informe, démuni à l’extrême car n’ayant aucune langue, même pas la plus fruste, pour s’y couler. (265-66, je souligne). Quelques mois plus tard,5 lorsque le père emmène sa fillette de quatre ans à l’école communale où il enseigne le français, sait-il que son enfant est déjà investie du désir de cette langue? A-t-il senti qu’elle a déjà franchi la frontière mentale de “l’autre monde” (262) et se rêve dorénavant en aval de cette privation “extrême” de “toute parole”, désireuse d’apprendre la langue de Maurice et de sa mère pour ne plus connaître de silence paralysant et, comme sa mère au sortir des abris, tenir sa place ? Quoique la narratrice privilégie l’interdit du premier désir sexué (“Dans ce silence-là de l’enfance, l’image de la tentation puérile, du premier jardin, du premier interdit, se dessine. Apparaît intense, paralysante” [266]), je retiens ce désir comme véhicule et masque du désir de parler la langue symbolique paternelle, le français. Les théories psychologiques nous permettent de voir dans le désir de l’enfant non seulement le désir de l’autre enfant (Maurice) mais aussi le désir du père, instituteur arabe en poste dans une école française, qui sert de médiateur au désir du pouvoir colonial. Au début du chapitre “4e mouvement: De la narratrice dans la nuit française”, la narratrice souligne la confluence des données familiales, coloniales et historiques (la seconde guerre mondiale) qui renforce la polarisation entre l’arabe et le français: “Comme si d’appartenir irrévocablement à la communauté familiale, dans un pays colonisé, et donc dichotomisé, cette appartenance-là allait connaître, en ma conscience de fillette tout à fait arabe, une sorte d’alarme” (253). Comme le note H. Adlai Murdoch à propos du conflit entre le français et l’arabe qui déchire la narratrice de L’Amour, la fantasia: “The struggle between the langue marâtre and the langue mère bespeaks the cultural dilemma produced by colonial appropriation and the imposition of colonial desire” (90). Explicitement paternaliste et patriarcal, le pouvoir colonial a pour vocation d’imposer l’étude du français pour dégager les enfants de l’influence des mères autochtones, non francophones, autrement dit, pour “interdire” et ”immoler” symboliquement la mère. En partie secrète, l’entrée de la fillette à l’école française reproduit ce sacrifice de la mère et La narratrice offre les précisions suivantes : “Je n’allais pas encore à l’école. Tous ces souvenirs se situent dans ma quatrième année, avant cet automne où mon père décide de me conduire à l’école maternelle” (266). 5

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l’étend à tout ce que ces heures d’école volent au couple mère-fille en savoirs, en paroles, en silences, en touchers, en rires, en gestes de tendresse ou d’agacement, en complicité, de part et d’autre. Derrière le gain apparent, supplément à proprement parler “inouï” de savoir et de liberté (la fillette va apprendre du père le même savoir que la quarantaine de garçons de l’école française), la défaite de la mère est double. La fillette, privée du monde des femmes, se transforme en fille du père, c’est-à-dire en fille qui “sort”, qui “lit”, qui “va ainsi dans les villes, nue”, non voilée, à côté de son père (278) et qui parle français. L’analogie avec la naissance d’Athéna, la déesse grecque de la sagesse et de la guerre, est révélatrice et présage la séduction du mythe de l’androgyne pour l’adolescente que deviendra la fillette, séduction sur laquelle je reviendrai dans un instant. Comme Athéna que le mythe grec fait naître de la tête de Zeus, Isma est une anomalie du point de vue de l’ordre patriarcal qui sait, pour ses propres fins, se permettre d’initier certaines de ses filles à sa langue. A treize ans donc, aux yeux des autres mères, Isma est une fille “sortante”, une fille de l’ordre des pères (284). La narratrice précise le danger que ce mot du dialecte maternel désigne. Alors qu’au masculin pluriel le mot kharidjines a des connotations positives (“amorce d’une aventure collective novatrice”), au féminin singulier, le mot “la ‘sortante’ […] n’annonce que le danger pur, rabaissé quelquefois en scandale gratuit” (284-85). Sa liberté épiée, la fillette devient un sujet exotique pour les siens, une étrangère. Humiliée à six ans dans sa pudeur par les filles aînées du caïd qui tâtent ses vêtements et la touchent pour savoir, à travers elle, ce que les Françaises “portent, comment elles s’attifent, en dessous!…” (286), elle se coupe de la cadette, sa compagne de jeux, et garde de cette curiosité enfantine un “recul instinctif, [une] appréhension rétive devant le moindre contact physique des cérémonies sociales les plus ordinaires” (286). Ces deux récits où la narratrice de Vaste est la prison plonge dans son désir précoce du français, désir médiatisé par le milieu familial et historique dans cette nuit que la narratrice nomme précisément “la nuit française”, ne permettent pas d’anticiper son futur désaveu de la langue maternelle lorsque, femme adulte, elle en découvre le “cœur durci” dans le vocable “l’e’dou”. Mais du point de vue de l’analyse du lien premier à la mère ils donnent à voir la projection négative de la culture patriarcale que la fillette intériorise et la valorisation positive du français comme parole, comme langue de communication et de désir. Coloniale, culturelle et patriarcale, la projection négative sur l’arabe maternel va de pair avec le meurtre symbolique de la mère, représenté dans le récit d’Isma par l’ouverture de l’enfant à la substitution des mères, la mère de Maurice contre la sienne. Cette projection négative résulte, comme le souligne justement Luce Irigaray dans sa réflexion sur la scotomisation (ou déni inconscient de la réalité) de la fonction maternelle, des efforts conjugués de la société patriarcale moderne, qu’elle soit coloniale comme c’est le cas dans l’Algérie du roman ou colonisatrice comme l’est encore la France au moment où écrit Irigaray: “L’ordre social, notre culture, la psychanalyse elle-même le veulent ainsi : la mère doit rester interdite, exclue. Le père interdit le corps-à-corps avec la mère” (26).

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“Une grâce” : l’androgynie Avec l’affirmation de la sexualité déjà pressentie et soulignée par la narratrice dans les deux épisodes avec Maurice, qu’advient-il des liens premiers à la mère dont elle s’était déjà détournée mimétiquement, séduite par l’ordre patriarcal, dès l’âge de trois ans ? Pour l’adolescente en train de devenir adulte, la nécessité de se créer un espace sûr, non sexué et désengagé de la servitude féminine représentée par la mère dont elle fuit la langue et le mode de vie, l’amène à se comporter en garçon manqué et à s’imaginer androgyne. Placée dans un entre-deux social et culturel des sexes défiant les paramètres des rôles traditionnels réservés aux garçons et aux filles arabes, la mettant en danger de perdition aux yeux des adultes et la rendant rebelle aux démonstrations d’affection des femmes (la narratrice réaffirme dans ce dégoût le rejet du maternel et du féminin), elle tente de résorber l’écart entre les valeurs communautaires traditionnelles et les conduites de sa vie par la fiction de l’androgynie. Se vêtir en pantalons, se mouvoir de façon spontanée comme les enfants avant la puberté ou comme les hommes, couper ses cheveux à la garçonne, constituent à la fois les signes et les moyens de son indépendance de mouvement, de pensée et de poursuite d’une carrière professionnelle. Ce choix stratégique, qui n’est pas dépourvu d’une fierté coquette en contradiction avec le but avoué, permet à la narratrice de s’imaginer évoluer dans la société algérienne en dehors des stéréotypes de genre et à l’abri des risques auxquels sont exposées les femmes non accompagnées. Telle que la narratrice la construit, son androgynie l’autorise à se croire invisible comme femme, dans un hors-champ de la chair sexuée et des tabous, libre de ses allées et venues. Dans la première partie de Vaste est la prison, lors de la partie de ping-pong avec l’Aimé, la jeune femme fantasme son invisibilité en tant que femme au point de revivre l’innocence de la pré-puberté : “désinvolte, insouciante, et l’absolu de la tranquillité, de te regarder dans cette légèreté d’être mon partenaire […] je me crois âgée de six ans, tu es mon compagnon de jeu” (35). Elle rapporte la joie avec laquelle elle a appris, bien après son mariage, qu’une tuberculose génitale contractée en bas âge, l’avait rendue stérile : “j’appris le verdict joyeusement : je serais donc merveilleusement stérile, disponible pour des enfants de cœur, doublement de cœur, et jamais de sang!” (313). Tout se passe comme si ce diagnostic tardif fondait son choix de se concevoir androgyne, c’est-à-dire hors cadre, hors des contraintes biologiques et sociales de vivre en femme, hors de la polarité femmes-hommes. Alors que beaucoup d’autres femmes en auraient souffert, la narratrice y trouve la réponse à ses vœux d’adolescente : Ainsi ai-je été allégée par cette nubilité qui me permettait de me concevoir aussi longtemps androgyne. Une grâce. Celle que j’évoquais, ignorante et l’esprit embrumé de lectures mystiques (pêle-mêle Claudel et Jalal al-Din Rûmi) le jour de mes quatorze ans. Tandis que fièrement,

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trop fièrement, j’inscrivais noir sur blanc mon projet de vie. “Jusqu’à trente ans!” (313) À l’occasion, le désir de paraître une androgyne se teinte d’équivoque lorsque la narratrice se prend à jouer des effets de surprise que crée son allure : “A trente-sept ans, j’en paraissais sans doute moins de trente : hanches minces, cheveux à la garçonne, fesses plates, si fière ce jour-là de ma silhouette androgyne. Le jeune homme avait perdu [son pari]. Je n’y pouvais rien, mais en le dépassant, je lui fis une grimace drôle. ‘Désolée !’ Je me savais, à cet instant, provocante” (47-48). L’ivresse de liberté de l’androgynie apparaît chez d’autres auteurs du Maghreb, notamment chez Abdelkebir Khatibi. Dans l’œuvre d’Assia Djebar, elle se révèle aussi dans le premier essai de Ces Voix qui m’assiègent…. Djebar avoue la jubilation que lui procurait, “assise sur le bord de la route, dans la poussière”, son illusion d’androgynie lors de la préparation du film La Nouba des femmes du Mont Chenoua: “Assise donc sur la route”, à même le sol, je crois que je vécus mon ivresse la plus rare : regarder en anonyme; même en jean, relever un genou, poser un coude sur ma jambe comme eux et oublier le temps en contemplant le défilé des passants, des fellahs, des conducteurs de mulets, et de quelques vélos… Ainsi à quarante ans, je retrouvais le monde paysan de mon enfance. Dans un statut non pas de voyeuse, mais d’androgyne croyant (ou m’illusionnant) m’être placée par miracle sur la ligne invisible qui ici séparait les sexes, dans ce pays ségrégué […] (20) On peut se demander dans quelle mesure le rêve d’androgynie est un procédé subconscient répandu qui permet à beaucoup de femmes et même d’hommes du Maghreb de se ré-inventer comme êtres humains en dehors du déterminisme biologique et sexuel, de se donner non seulement un espace et une temporalité hors des ethos masculin et féminin de la société maghrébine, mais plus fondamentalement de s’autoengendrer. On sait que les fantasmes d’androgynie transmuent l’impuissance en force positive et créatrice et subliment la reproduction issue de la parthénogenèse. Pour comprendre le rôle compensateur du mythe de l’androgyne dans Vaste est la prison, examinons la manière dont la narratrice, Isma, redécouvre son héritage généalogique et sa sexualité féminine. Dans ce roman, comme dans L’Amour, la fantasia, la grand-mère maternelle de la narratrice est représentée comme une femme dont le jugement et l’indépendance commandent le respect. Pourquoi, jeune adulte décidée à contrôler sa destinée, Isma ne voit-elle pas dans Lla Fatima un modèle d’indépendance personnelle et économique dont elle pourrait s’inspirer? Est-ce que la distance émotionnelle avec la grand-mère s’explique comme répétition du rejet de la mère ? Il est vrai que contrairement à la personnalité chaleureuse et ouverte de sa grand-mère

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paternelle, protectrice, “seconde mère” (287), l’ayant munie d’amulettes (“deux carrés et un triangle de soie”) contre “l’envie des autres,” la grand-mère maternelle ne sourit pas.6 Son “air sévère”, son “énergie amère” (303), son apparence parfois “terrible” (214, 303), gèlent ses manifestations de tendresse à son égard. Bien qu’elle soit fascinée comme ses cousins, et qu’ensemble ils s’efforcent de compenser leur réticence en l’appelant du doux nom de “mamané” (225), la fillette ne parvient pas à déchiffrer le “corps et la voix de la matrone hautaine” (L’Amour 165) et “virile” (Vaste 214, 303). Isma signalait déjà dans L’Amour, la fantasia (163-65) que lorsqu’elle était petite elle redoutait les fréquentes séances de “fureurs et de danses magiques” d’où la grand-mère ressortait “froide, maîtresse d’elle-même ensuite, comme de toute sa maison” (Vaste 303). Elle redoutait aussi le “ton âcre” et l’“étonnement méfiant” et désapprobateur avec lesquels l’aïeule scrutait son visage et détournait ses yeux d’elle pour protester devant sa fille : “Eh bien quoi, vous en ferez un garçon peut-être? ” (Vaste 304). Le rejet de la narratrice serait-il le rejet d’une féminité trop virile (rejet de la femme forte) ou la perception que sous la virilité de la grand-mère se cache sa défaite de femme (rejet de la femme vaincue)? Souvent imperceptible, même à quelqu’un de vigilant, le matricide culturel se prolonge tard dans la vie de la narratrice. En effet, quand Isma entend sa tante Malika lui parler du père Ferhani, elle est surprise de découvrir, à l’âge de quarante ans, qu’elle a ignoré “tout un pan de sa famille”, les parents de cette grand-mère insondable et en premier lieu le père de cette grand-mère: Mon esprit s’évada… je ne réussissais nullement à imaginer mon aïeul, sortant pour moi du noir : dans mon enfance n’avait compté, à travers le père de ma mère, donc le troisième mari de la grand-mère, que la généalogie de ce dernier, que le père du père de ma mère, en arrière que les pères des pères précédents comme si une seule branche avait été comprise, valorisante, héroïque, peut-être simplement parce que seule à avoir été transcrite dans l’écriture! (206-07) Isma est troublée par l’impasse qu’elle a faite sans y songer, naturellement. C’est alors qu’elle comprend en quoi la culture patriarcale est insidieuse, s’immisçant jusque dans les choix inconscients de la mémoire collective des familles, jusque dans sa propre conduite. En sujet aveugle et sourd aux privilèges des pères, elle a inconsciemment choisi de connaître les pères de l’héritage maternel et d’en délaisser les mères. Confrontée à sa propre discrimination mémorielle, elle, une femme cultivée qui a pris 6 La grand-mère paternelle est la seule personne que la narratrice reconnaît avoir pleurée : “Je n’ai pleuré qu’une mort, celle de ma grand-mère paternelle, la silencieuse; je l’ai pleurée en criant, en hurlant, tout en courant dans la rue la plus ancienne de Césarée… […] Je ne suis, en cet instant, que la fille de celle qui me tenait dans le froid et la nuit, qui m’embrassait en silence, qui n’osait parler devant les voisines françaises du village. Je suis d’abord la fille de cette tendresse muette, elle, l’aïeule que je percevais (pourquoi en souffrais-je) humble : humble et modeste…” (Vaste 288-89).

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fait et cause pour l’écoute des femmes et la pratique de la solidarité féminine, se demande avec gravité et étonnement : “Pourquoi […] la mémoire féminine en cercles concentriques, revient inlassablement aux pères, laisse dans l’ombre (et naturellement dans le silence du non-écrit) les véritables drames, les défaillances, la chute d’une femme?” (212). Pourquoi, en effet? Retrouvons-nous ici une des conséquences les plus persistantes du meurtre archaïque de la mère qu’une partie de la psychanalyse pose comme clef de voûte de nos sociétés ? On sait comment Luce Irigaray en particulier dénonce l’ubiquité du legs du matricide représenté dans notre mythologie par le meurtre impuni de Clytemnestre. Le matricide, parce qu’il reste impuni et pour ainsi dire évacué de notre conscience morale, est invisible, non-dit et donc impensable. Deuil de la langue et invention d’une parole à soi: Lla Fatima et Bahia Comment Lla Fatima et la mère de la narratrice surmontent-elles le meurtre de la mère qui les a emmurées dans le silence? Bien que Djebar revienne davantage au portrait de sa grand-mère en historienne dans Ces Voix qui m’assiègent … les deux chapitres qui lui sont consacrés dans le roman Vaste est la prison montrent la valeur symbolique du deuil de la langue. Au fil des essais réunis dans Ces Voix qui m’assiègent …, la romancière souligne que c’est sa grand-mère qui lui a appris l’histoire de la tribu (“elle se voudra pourtant pour moi – la fillette des veillées d’autrefois devant la braise – la transmetteuse, la parolière des hauts faits et gestes” [141]). L’aïeule raconte “avec persévérance chaque soir” les combats masculins. Soupçonnant que sa grand-mère se masquait derrière son rôle d’historienne, Djebar identifie sa stratégie subconsciente de survie comme une double “inversion”, inversion de “rôle sexuel” et inversion de la mémoire (141). Que recouvre cette double inversion? Est-ce qu’aux yeux de Djebar la virilité de la grand-mère tiendrait, en partie du moins, à ce qu’elle transmet la grande histoire des hommes au lieu de parler de la vie et de conter les légendes comme le font les grandsmères autour desquelles s’assoient les fillettes le soir sur les terrasses? Ou s’explique-telle, comme le souligne la narratrice de Vaste est la prison, par l’exemple de “décision [et d’] intelligence féminines” (226) qu’elle donne en se séparant de son troisième mari, volage et dépensier, pour veiller à l’intérêt des quatre enfants ? Quoi qu’il en soit, Isma voit enfin “s’adouci[r]” son aïeule quand elle devient sujet parlant “dans ce rôle, pour ce dire, pour ce fil doré”. Tout se passe comme si la grand-mère s’autorisait enfin, auprès de sa petite-fille attentive, à relâcher le silence qu’elle avait choisi pour survivre à l’immolation de sa mère. Dans la reconstruction de la narratrice, la vie de Lla Fatima témoigne de sa force de résilience en tant que fille, puis en tant qu’épouse et que mère de quatre enfants, et enfin, avant d’avoir quarante ans, en tant que femme qui demande la séparation de biens légale permise par la loi islamique d’avec son troisième mari (Vaste

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232-33).7 En faisant de sa petite-fille l’héritière de l’histoire orale de la tribu, la grandmère remplit le rôle de transmetteuse du savoir du groupe. Qu’en est-il de Bahia, la cadette de Lla Fatima et la mère d’Isma ? Alors que le silence de Lla Fatima, attribué à la “lucidité” précoce de l’adolescente, inspire autour d’elle une admiration, qui ira grandissante, pour son intelligence et sa maîtrise d’ellemême (226), la perte de voix qui rend Bahia aphone alarme parentes et proches dès les premiers jours. Seule, pendant un an, Lla Fatima se retient d’intervenir, mais : À l’anniversaire de la mort de Chérifa, ou peu après, Lla Fatima accepta de laisser sa dernière entre les mains d’une magicienne des environs qui, lui dit-on, savait comment libérer un vivant, une vivante, de la possession d’un aimé, d’une aimée des morts perpétuant le rapt “malgré la volonté de Dieu”… Malaisément, elle laissa sa fillette accompagner une vieille voisine, la conseillère. (238) Lla Fatima respecte-t-elle et protège-t-elle le deuil de sa fille parce qu’elle y reconnaît le deuil muet de sa propre mère, et qu’elle sait que c’est en elle, dans ce silence, dans cette aphonie stratégique de temporisation, que l’enfant trouvera la force de choisir entre la vie et la mort? Est-ce lucidité et “intelligence féminine” (226) de sa part? Est-ce sororité avec la fillette dans le silence ou acceptation par personne interposée du deuil autrefois refusé de sa mère? La narratrice ne s’attarde pas sur les raisons qui retiennent Lla Fatima mais elle souligne la joie de la maman qui “distribua des aumônes chaque matin de la semaine qui suivit” le retour de voix de Bahia. L’épisode éclaire la pulsion de mort qui est au cœur du deuil de Bahia : la fin de sa relation symbiotique avec Chérifa la place dans un entre-deux de la vie et de la mort, hors l’une et hors l’autre. Signifiant psycholinguistique de son désir de suivre la sœur dans la mort, l’effacement de la voix marque ce no man’s land où la vie cède à la séduction de la mort. Pour les parentes, tout se passe comme si la morte attirait vers elle la vivante, la détenait sous son empire. La sagesse populaire qui parle du “rapt” d’amour des vivants par les morts leur fait voir dans cet enlèvement une infraction à la volonté divine que l’intercession des saints de la famille peut restaurer. Est-ce cet argument qui persuade Lla Fatima de confier sa fille à la magicienne? Ou est-ce l’espoir entrevu de ramener sa fillette à la vie, c’est-à-dire à l’ordre des pères, non seulement des ancêtres de son père mais aussi des ancêtres d’el-Berkani, le père de Bahia? “Tu verras,” lui dit la voisine, “[la femme ermite] réussira, avec la volonté et la protection des saints de ta 7 Le texte précise que “deux ou trois ans après” la séparation de biens qu’a obtenue Lla Fatima en s’adressant au juge-cadi, comme le permet le droit musulman (225), Malek el-Berkani, le mari qu’elle quitte parce qu’il fréquente des danseuses la nuit décide de se remarier et lui “envoie la lettre de répudiation” (Vaste 233). Il est clair que l’initiative légale revient à Lla Fatima et que la lettre de répudiation du mari est une tentative, du moins à ses propres yeux, de sauver les apparences.

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lignée, d’Ahmed ou d’Abdallah et des deux Berkani, père et fils!…” (238). Car rentrer dans la vie, Lla Fatima le sait par expérience, c’est couper le lien muet, ombilical, avec la mère, c’est rompre avec la sororité primaire et entrer dans l’ordre de la maîtrise de soi à travers et par le langage – ce que fait précisément Bahia : “Le lendemain matin […] Bahia parla, doucement, comme si elle avait toujours été là, sans mélancolie: quelques mots sur la fraîcheur de l’air et sur l’éclat de la lumière” (238). Pourtant si le retour à la vie est retour à la parole, il n’est pas retour à la langue de la morte, à la langue des ancêtres. La langue de la morte, le berbère, reste le privilège du deuil, le lieu de la perte. On dirait que cette mise au tombeau du berbère donne à Bahia, pas à pas dans les trente ans qui suivent, le désir de s’ouvrir à la langue des autres, au français qu’étudie l’ami du frère, son futur mari, et qu’elle étudiera à son tour pour aller voir son fils détenu en tant que prisonnier politique en France. Dans Ces Voix qui m’assiègent…, Assia Djebar souligne le rôle régénérateur de l’aphasie de sa mère : Ma mère elle-même – pour revenir au roman Vaste est la prison – ne pouvait pas savoir que ce fut en fait grâce à cette longue année d’aphasie qu’elle mena à bien ensuite, plus tard, à la fois ses fuites et ses passages. Ses traversées. Sur cette perte vocale initiale – que l’on peut considérer comme le prix à payer à la sororité entrevue puis effacée – se greffa la force de ma mère en son début d’âge de femme : tourner le dos, enfant, au berbère, langue du père qui ne revient plus, aimer, jeune fille, le prétendant se présentant ses livres de français à la main, se hasarder ensuite à ne rien perdre de son statut de citadine choyée tout en amorçant le dialogue, en français, avec les voisines européennes… (145-46) Est-ce la décision courageuse de Lla Fatima d’appeler le médecin français pour sauver ses enfants qui donne à Bahia la toute première curiosité pour le français? Toujours est-il qu’elle apprivoise peu à peu cette langue qui n’est ni paternelle ni maternelle, mais langue de voisinage et d’école. Le tournant décisif parce que qualitatif et quantitatif a lieu lorsque, mère à son tour, elle se retrouve menacée de ne jamais revoir son fils détenu en France pendant la guerre d’indépendance. Sa responsabilité de mère face à l’adversité de la situation politique la transforme alors en femme d’une force aussi inattendue qu’inépuisable. Dans le même essai de Ces Voix, Djebar rend hommage au courage de sa mère qui a su vaincre ses peurs et les tabous de la pudeur féminine maghrébine: “La mère ensuite fut voyageuse : pour son fils incarcéré dans plusieurs des prisons de la France lointaine. Elle y alla par bateau, par train, par avion, gauche, élégante, avec un français oral de convenance et un secret en langue arabe dans son maintien et sa fierté raidie” (146). Réfléchissant au parcours de sa mère et au hasard qui lui fait découvrir ce parcours, la

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conférencière semble voir dans la mort symbolique de sa mère à six ans un équivalent de la descente aux enfers du mythe d’Orphée : Perte de la voix d’autrefois : dans cette brisure, dans cette durée sans mémoire, presque sans trace (sinon l’écho de ma quête ramenée par hasard), s’inscrit en fait la mobilité victorieuse de ma mère. Sa renaissance. Car elle désira sans doute ardemment persister à longer le royaume des ombres. Des ombres innocentes, disparues dans la lumière… (146) De la petite fille que la mort de la sœur-mère rend brusquement “orpheline de sœur” (235) à la mère qui obtient la permission de voir son fils dans les prisons de Metz et de Caen et refuse de se laisser décourager par les transferts et les mauvais traitements qu’on lui fait subir, la pulsion de mort fait place à une détermination irrévocable. Comme dans le mythe orphique dont la portée est si profonde en pays méditerranéens, le refus de survivre seul à la mort de l’être aimé sert de condition préalable à la renaissance : une renaissance non à la joie, mais à la parole, non au triomphe de la vie mais à la responsabilité. Bahia tire de sa victoire sur la pulsion de mort une détermination en apparence plus douce mais en réalité plus intrépide et plus radicale que ne l’a été celle de sa mère, Lla Fatima. Témoin de la mort de l’être qui lui était tout à un âge plus tendre que ne l’était sa mère au moment de l’effondrement maternel, le temps passé dans l’entre-deux de la mort l’a peut-être mieux servie à se réinventer dans la langue et dans la vie. Plutôt que de transformation, on est tenté de parler de métamorphose. Deuil de l’illusion d’une langue à soi Parallèlement à sa recherche sur Bahia qu’une année de deuil aphasique a mystérieusement fortifiée et peu à peu disposée à s’ouvrir au français, Isma s’efforce de définir et de situer sa propre trajectoire de fille, de femme et de mère dans la chaîne généalogique maternelle. Jalonné par ses études brillantes et son refus des formes ancestrales d’assujettissement à l’ordre patriarcal, son parcours de jeune fille et de jeune femme ne l’avait pas préparée à reconnaître que les mêmes forces sociales l’assujettissaient, elle aussi, la forçant, à partir d’octobre 1988, à chercher la volonté de survivre dans les exemples de vertu, au sens latin, de sa mère et de ses aïeules. Les deux axes selon lesquels Isma travaille et dépasse l’effet d’illusion de ses études et sa trajectoire professionnelle sont la différenciation sexuelle et l’héritage berbère. Dans le premier axe qui découle de la projection de la narratrice comme être androgyne est repérable dans la structure même de la première partie de Vaste est la prison, “L’effacement dans le cœur.” Le récit de la narratrice s’organise autour de sa lente mais irrésistible assomption de son corps de femme (la narratrice parle d’“allègement”)

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qui la ramène à l’écriture : “l’austérité de ma vie matérielle accentuait cet allègement; je me remis soudain à écrire, à la recherche de quelle ombre ou tanguant dans quel entredeux?” (113). Cette libération, qui fait place à la naissance d’un nouveau rapport à soi et à l’autre masculin, comprend plusieurs étapes : le divorce, le retour à Paris, un second mariage qui sera bref mais positif. L’accession au genre féminin que la narratrice localise dans sa relation imaginaire, au sens lacanien, avec la figure de l’Aimé (comme objet a) donne lieu à une vision très puissante de co-naissance. Dans l’imagerie sensorielle de la narratrice, le mouvement jubilatoire et réitéré d’expression d’amour engendre la vision d’une double scène de maternité où la narratrice est à la fois la mère qui “enfante” l’Aimé et l’enfant tout juste née qu’on a posée entre chemise et peau sur la poitrine de l’Aimé qui l’a mise au monde. Miroirs l’un de l’autre dans et par un regard amoureux, l’Aimé d’autrefois et la narratrice accèdent à la vie l’un par l’autre. De ce couple fraternel naissent un homme et une femme: Et cet homme, ni étranger ni en moi, comme soudain enfanté, quoique adulte, de moi; soudain moi tremblant contre sa poitrine, moi pelotonnée entre sa chemise et sa peau, moi tout entière contre le profil de son visage tanné par le soleil, moi sa voix vibrante dans mon cou, moi ses doigts contre ma joue, moi regardée par lui et aussitôt après, allant me contempler pour me voir par ses yeux dans le miroir, tenter de surprendre le visage qu’il venait de voir, comment il le voyait, ce “moi” étranger et autre, devenant pour la première fois moi à cet instant, précisément grâce à cette translation de la vision de l’autre. Lui ni étranger ni en moi, mais si près, le plus près possible de moi, sans me frôler, voulant pourtant m’atteindre et risquant de me toucher, l’homme me devenait le plus proche parent, il s’installait dans la vacance originelle, celle que les femmes de la tribu avaient saccagée autour de moi, dès mon enfance et avant ma nubilité, tandis que s’esquissait le premier pas de ma vacillante liberté. Lui mon plus proche; l’Aimé. (Vaste 116-17 je souligne) La force avec laquelle la narratrice nomme “vacance originelle” le vide du sujet, à la fois comme attente non satisfaite, manque à être, mais aussi comme disponibilité, qu’elle a ressentie pendant son enfance révèle la solitude et le désarroi identitaire de la fillette. La transgression de rôle sexuel (aller à l’école et “lire” sont associés au sexe masculin) a privé la fillette des repères traditionnels. Fille ou garçon ? Aucun regard ne le lui révèle. Il faudra à l’adulte cette aventure amoureuse platonique pour la rendre à sa féminitude et à la maternité symbolique. En réaffirmant la différence des sexes, la relation narcissique a permis de panser (et de penser) les blessures longtemps ouvertes chez la narratrice de sa dangereuse féminité de “sortante” comme de sa secrète aspiration à l’indistinction de l’androgynie. Près de la fin du roman, la narratrice

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confirme son retour à la chaîne généalogique des femmes en devenant véritablement mère : ainsi l’adoption met-elle fin à son refus stratégique et symbolique de la féminité et de la maternité. Le second axe selon lequel la narratrice se réinscrit sciemment dans la lignée maternelle de transmission de l’héritage ancestral est l’écriture de l’histoire.8 C’est son avènement comme écrivain dans le flux de transmission de la “parole plurielle des femmes”, en particulier de ce que Djebar appelle dans Ces voix “sa tonalité son ‘bruit’ le plus tenace, le plus profond… [là] où la voix rejoint la langue, en la portant, en lui donnant naissance!” (37). Qui dit généalogie – recherche des origines et des filiations – fait aussi entendre gynélogie car le mot résonne des deux racines qui le composent : gyné et logos. La remontée en généalogie est une remontée dans le logos du gynécée, dans le logos des femmes de la montagne, des femmes de la zaouia Beni Menacer, berceau, creuset, où le berbère est tenace et vivant. Les dames qui regardent la narratrice danser à treize ans et demi dans la maison des filles de Soliman déploraient le sacrifice culturel que les parents imposaient à leur fille, la narratrice : Elle danse … trop vivement, trop nerveusement, comment dire allègrement! Elle n’a pas encore compris : elle ne comprendra jamais car elle ne sera jamais de nos maisons, de nos prisons… Elle ne saura jamais que si le luth et la voix suraiguë de la pleureuse aveugle nous font lever et presque entrer en transes, c’est pour le deuil, le deuil masqué. (Vaste 278). L’aliénation identifiée par les dames est celle de la joie : “Elle danse … c’est vrai… mais quoi, elle dit sa joie de vivre; comme c’est étrange, d’où vient-elle? D’où sort-elle, vraiment, elle, l’étrangère?” (279). Etrange, oui, pour la culture berbère. Etrange puisqu’une mémoire ancestrale de près de trois mille ans a enseigné aux femmes l’étendue de la prison et la vanité d’espérer en être délivrée : “meqqwer lhebs, Vaste est la prison qui m’écrase! / D’où me viendras-tu, délivrance?”. Ainsi tout langage issu de leur corps, même le plus élémentaire mouvement de se lever au son d’une voix trop rauque ou d’un instrument trop dissonant pendant des rites funéraires, est l’expression d’un deuil plus profond, celui d’une liberté et d’une espérance de joie qui leur sont à jamais, semble-t-il, refusées. Cette privation constitue véritablement l’ethos des femmes de culture arabo-berbère des romans d’Assia Djebar. Ce qui est véritablement unheimlich, “étrangement famili[er] et proprement impropre” selon l’expression par laquelle Derrida rend le mot de Freud (55), c’est que ce soit une nouvelle tragédie nationale qui fasse revenir la narratrice, fille de la montagne, à la première des quatre langues des femmes – celle qu’elle ne possède pas, la langue de Jugurtha, la “lybique”, “celle du roc, la plus ancienne”, rebelle et fauve comme la décrit 8

Voir Calle-Gruber, Clerc, Gauvin.

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Djebar dans Ces Voix (13). Ce sont en effet les massacres d’octobre 1988 et les vagues d’assassinats de 1992-95 qui relient Isma – mais aussi la persona de l’écrivain qui prend son relais dans les dernières pages de Vaste est la prison puisque le “je” de l’écrivain dissout l’illusion du personnage d’Isma pour parler en tant que sujet de l’écriture – avec l’ethos arabo-berbère. Mue par un deuil déchirant, l’écrivain reconnaît ce don étrangement familier de l’improvisation funèbre qui sourd en elle à travers les tours et les détours de l’effacement de la langue berbère du savoir de sa mère. Ce serait par l’écoute de l’entrelangue et par l’accouchement, au sens socratique, de cette écoute dans sa pratique de cinéaste, dans laquelle Assia Djebar inscrit les assassinats de 1993-95 que nous pourrions montrer le retour de l’écrivain au gynécée matriciel arabo-berbère – un travail d’écoute attentive à faire. L’approche de la narratrice qui laisse ainsi tomber le masque est celle d’une ethnographe qui écoute attentivement le féminin arabo-berbère. C’est au cours de son enquête et à travers l’aventure de son écriture de la généalogie familiale qu’elle confronte le besoin de trouver un point d’équilibre de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Mais alors que sa mère et son aïeule ont choisi de taire les “voix ensevelies”, la narratrice fait de l’exhumation de ces voix la matière de son écriture. C’est en ce sens, me semblet-il, qu’il faut comprendre l’affirmation, citée plus haut, de Priscilla Ringrose sur la primauté du lien entre “le présent de l’écriture” et le “passé raconté par l’écriture”. En travaillant la langue mais aussi en renonçant à l’illusion qu’écrire c’est se dégager de la complicité des filles au meurtre de la mère par l’ordre patriarcal et colonial – une illusion parallèle en bien des points à l’illusion de l’androgynie – Isma retourne au groupe qu’elle reconnaît comme sien, celui des femmes de sa généalogie maternelle. Ce retour scelle une prise de conscience qui peut être conçue comme l’itinéraire d’une femme qui se décolonise, un itinéraire nécessairement très différent, en raison du heurt de l’ethos féminin et de l’ethos masculin au Maghreb, du parcours de décolonisation mentale qui organise le premier roman autobiographique d’Abdelkebir Khatibi, La Mémoire tatouée, mais un itinéraire parallèle dans son analyse culturelle de la séduction du français dans le monde scolaire colonial algérien entre les deux guerres mondiales et de l’aval de cette séduction pendant et après la guerre d’indépendance. Isma et, après qu’elle prend le relais de la narration, la persona littéraire d’Assia Djebar, découvre que le legs des femmes du Maghreb, legs dont elle s’était longtemps détournée parce qu’il reposait, croyait-elle, sur une reddition répétée et inconditionnelle des femmes, consiste au contraire en un effort tenace de réconcilier le mal, la violence et les trahisons de la vie quotidienne avec l’expérience du féminin et du sacré transmise par des générations de femmes d’Algérie. Cet effort tenace s’enracine dans la volonté des filles de survivre au matricide symbolique ou réel en forgeant une fidélité à soi dans et travers un langage qui commande le respect au sein de la famille comme au sein de la ville. C’est en ce sens que dans Vaste est la prison le rapport intime entre langage et mort résulte de l’association que les filles font entre l’organisation sociale patriarcale et la nécessité de se construire dans et par le langage pour survivre.

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Contre la désespérance En tant que retour au savoir méconnu et rejeté des femmes, savoir, langue et ethos, en particulier à celui de la mère, l’effort de mémoire de la narratrice de Vaste est la prison se porte sur l’horizon de “la première lueur” du désir de s’appartenir en tant que femme (fille, épouse ou mère) et d’entrer dans le circuit du langage. Dans son livre d’essais, Ces Voix qui m’assiègent…, Assia Djebar insiste sur son désir d’accéder aux tréfonds de soi, avant l’inscription des premiers souvenirs : “se souvenir certes, et malgré soi : non du passé, mais de l’avant-mémoire, de l’aube avant la première aube, avant la nuit des nuits, avant” (138). Si on accepte la théorie d’Irigaray, un des moments de structuration de l’avant-mémoire est la séparation d’avec la mère. Il s’agit donc de remonter aux sensations et aux ambiguïtés qui entourent le rapport à la mère. C’est précisément ce que fait Djebar dans Vaste est la prison à partir de l’événement fondateur de la construction identitaire des filles : le meurtre réel ou symbolique de la mère, autrement dit, la mort de la mère ou la mort de la langue et du système de valeurs de la mère. Pour Lla Fatima et pour Bahia, la grand-mère et la mère de la narratrice, la remontée en mémoire restaure leur perception primordiale de la condamnation à mort, toujours déjà inscrite, du maternel et du féminin (fille ou épouse) et leur volonté taciturne et tenace d’engager leur survie, après le matricide, dans la conquête d’une voix propre qui leur permette de s’abriter du matricide toujours déjà inscrit dans le tissu de la société. Isma, quant à elle, fait l’anamnèse du refoulement du maternel sur lequel s’est bâtie sa vie de femme émancipée, et explore les tenants et les aboutissants de sa complicité souterraine, participant du système de pensée patriarcal (pré-colonial et colonial), au meurtre symbolique de la mère, meurtre préparé dès sa tendre enfance à partir du “désir silencieux” de la langue française qu’elle reconstruit autour de “la nuit française” et consommé, à son insu, dans certains aspects de sa vie de femme et d’écrivain. A vrai dire, c’est véritablement la recherche de la langue des femmes, recherche gynélogique plutôt que généalogique, que le roman représente qui amorce l’anamnèse de la narratrice et son retour au legs maternel. L’analyse que conduit la narratrice de l’“imperceptible glissement” qui “s’opéra en [elle], âgée de trois ans” lors des bombardements allemands lui permet de comprendre, d’éclairer et de lever “la nuit française” dans laquelle elle s’était un matin éveillée, portée par le désir implicite du père et de la mère, eux-mêmes agis par les réalités de l’Algérie française avant et pendant la seconde guerre mondiale. Mais cette réhabilitation du legs maternel s’accompagne aussi, de façon critique pour sa construction identitaire, en tant que narratrice mais aussi en tant qu’écrivain, du rejet de l’Algérie comme figure maternelle ou féminine. Le dernier chapitre du roman, “Le sang de l’écriture – Final –”, révèle que la narratrice perçoit distinctement le matricide latent inscrit dans la métaphore nationaliste (à la fois commune, poétique et littéraire) qui fait de l’Algérie la terre-mère. Mais, dans la perspective de mon analyse, sa

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recherche de mots nouveaux s’avère en cours d’élaboration et du coup reste en deçà de l’espoir qu’elle porte. Bien que la narratrice abjecte le pouvoir mortifère du langage qui féminise le pays et les enjeux du politique moderne, elle laisse la virulence de son émoi esquisser d’autres métaphores, en particulier animales, pour désigner l’Algérie que se disputent, au centre des combats, les vivants et les morts : “Au centre, que faire sinon être happée par le monstre Algérie – et ne l’appelez plus femme, peut être goule, ou vorace centauresse surgie de quels abysses, non, même pas ‘femme sauvage’” (345). Il n’en ressort pas moins qu’en dénonçant les désignations de l’Algérie comme mère-patrie ou comme figure féminisée, la narratrice expose au grand jour l’abus de langage perpétré au nom de l’état par le pouvoir. Détournés de leur sens et de leur valeur d’expression dans la langue commune, les mots échappent au sujet qui voudrait témoigner du matricide et dénoncer l’imposture verbale : Écrire comment ? Non en quelle langue, ni en quel alphabet . . . […] Écrire, les morts d’aujourd’hui désirent écrire : or, avec le sang, comment écrire ? […] Comment inscrire traces avec un sang qui coule, ou qui vient juste de couler ? (346) Le désengagement de la narratrice par rapport au pouvoir qui nomme n’est pas un geste matricide mimétique. C’est sa sortie hors de la vision du monde patriarcal, hors de la logique du matricide qu’il impose à travers sa commande de la langue et des figures de discours. Tel le silence stratégique qui permet à Fatima de survivre au matricide perpétué par le père mais entériné par l’ordre patriarcal que les femmes se sentent forcées d’accepter, l’impuissance révoltée d’Isma-Djebar en quête d’une langue pour écrire est le préambule d’une recherche d’un langage nouveau capable d’ouvrir à la narratrice-écrivain un terrain de parole où elle peut tenir sa place en tant que femme algérienne moderne, décolonisée et dénationalisée. Décolonisée parce qu’elle reconnaît et configure son désir du français au sein de la polarisation créée par la situation coloniale et familiale au début de la seconde guerre mondiale, et dénationalisée parce qu’elle a appris que l’avenir de l’Algérie n’exige ni solidarité ni complicité au discours nationaliste matricide, mais a besoin au contraire de distanciation et de rejet. Avec ce rejet se lève, selon ma lecture, “la nuit de la langue perdue et de son cœur durci” dans laquelle “les crocs” de l’arabe des femmes au hammam avaient précipité la narratrice. Instrument du matricide primordial, mais aussi lieu de la riposte secrète des femmes, la langue paternelle, si les femmes s’en approprient des usages servant à leur survie et au respect de leur dignité, peut être l’outil de négociation de leur autonomie.

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S’il est vrai que la décision du père d’emmener sa fillette de quatre ans à l’école française scinde à jamais l’univers de la narratrice djebarienne en deux zones de langue, de culture, d’ethos qui sont parallèles mais quasiment imperméables, c’est aussi vrai que la furie des années de sang (la décennie des années 90) relève, au sens de Jacques Derrida, cette fracture et la surpasse, lui faisant reconnaître son héritage féminin pluriel : en tant que fille de sa mère et héritière des femmes de son lignage, en tant que femme-mère et enfin en tant que voix poétique berbère. La dimension poétique vers laquelle se tourne la narratrice en réaction au désastre politique lui permet de s’imaginer en être de parole, “hors les langues,” hors “les fureurs de l’autodévoration collective,” ainsi qu’Assia Djebar l’écrit à la fin de son récit Le Blanc de l’Algérie quelques mois après avoir fini de rédiger Vaste est la prison, dans et par une construction identitaire comprise comme maîtrise du “dedans de la parole” (275-76). Cette maîtrise qui est rendue possible par le retour vers la langue symboliquement primaire de la mère permet une revendication symbolique de la mère, une revendication qui repense, surmonte et refuse le matricide.9

WORKS CITED Calle-Gruber, Mireille. Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Regards d’un écrivain d’Algérie. Paris : Maisonneuve & Larose, 2001. Imprimé. ---. Dir. Assia Djebar. Nomade entre les murs…Pour une poétique transfrontalière. Paris : Maisonneuve et Larose, 2005. Imprimé. Cixous, Hélène. “De la scène de l’inconscient à la scène de l’Histoire.” Hélène Cixous, chemins d’une écriture. Ed. Françoise van Rossum-Guyon. Paris, 1990. 15-34. Imprimé. Clerc, Jeanne-Marie. “De l’expérience du désert à l’écriture fugitive.” Assia Djebar. Nomade entre les murs…Pour une poétique transfrontalière. Ed. Mireille Calle-Gruber. Paris : Maisonneuve et Larose, 2005. 161-69. Imprimé. Derrida, Jacques. Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine. Paris : Galilée, 1996. Imprimé. Djebar, Assia. L’Amour, la fantasia. Paris: J-C. Lattès, 1985. Casablanca: Eddif, 1992. Paris: Albin Michel, 1995. Prix de l'Amitié Franco-Arabe 1985. Fantasia: An Algerian Cavalcade (L’amour, la fantasia). Trans. Dorothy S. Blair. London: Quartet, 1987. Portsmouth, NH: Heinemann, 1993. Imprimé. ---. Vaste est la prison. Paris: Albin Michel, 1995. Prix Maurice-Maerterlinck (Bruxelles) 1995. Imprimé. ---. Ces Voix qui m'assiègent ... en marge de ma francophonie. Paris: Albin Michel, 1999. Print. Je remercie chaleureusement les étudiants de maîtrise et de doctorat qui ont pris à cœur d’entrer en dialogue avec les textes d’Assia Djebar. Je remercie aussi vivement les lecteurs anonymes dont les commentaires m’ont permis de peaufiner mon analyse. 9

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---. Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1995. Imprimé. Donadey, Anne. Recasting Postcolonialism: Women Writing Between Worlds. Portsmouth, NH: Heinemann, 2001. Imprimé. Gauvin. Lise. “Assia au pays du langage.” Assia Djebar. Nomade entre les murs…Pour une poétique transfrontalière. Ed. Mireille Calle-Gruber. Paris :Maisonneuve et Larose, 2005. 219-29. Imprimé. Irigaray, Luce. Sexes et parentés. Paris : Minuit, 1987. Imprimé. Khatibi, Abdelkebir. Penser le Maghreb. Rabat: Société des Editeurs Réunis, 1993. Imprimé. ---. La Mémoire tatouée. Autobiographie d’un décolonisé. Paris : Denoël, 1982. Imprimé. ---. La Langue de l’autre. New York : Les Mains secrètes, 1999. Imprimé. Mortimer, Mildred. “Assia Djebar’s Algerian Quartet: A Study in Fragmented Autobiography.” Research in African Literatures 28.2 (1997): 102-17. Imprimé. Murdoch, H. Adlai. “Rewriting Writing: Identity, Exile and Renewal in Assia Djebar's L'Amour, la fantasia.” Post/Colonial Conditions: Exiles, Migrations, and Nomadisms, Volume 1. Ed. Françoise Lionnet and Ronnie Scharfman. Spec. Issue of Yale French Studies 83 (1993): 71-92. Imprimé. Ringrose, Priscilla. Assia Djebar. In Dialogue with Feminisms. Amsterdam-New York: Rodopi, 2006. Imprimé. Vialet, Michèle. “Filles et mères dans Vaste est la prison : un ethos de survie.” Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Regards d’un écrivain d’Algérie. Ed. Mireille Calle-Gruber. Paris : Maisonneuve & Larose, 2001. 261-66. Imprimé. Zimra, Clarisse. “Writing Women: The Novels of Assia Djebar.” Sub-Stance: A Review of Theory and Literary Criticism 21:3 (1992): 68-84. Imprimé. ---. “Disorienting the Subject in Djebar’s L'amour, la fantasia.” Yale French Studies 87 (1995): 149-70. Imprimé.

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Entre l’Algérie et la France : Saisies des seuils culturel et racial dans L’Amour, la fantasia et Vaste est la prison Irene Ivantcheva-Merjanska University of Cincinnati

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ssia Djebar, écrivaine algérienne qui a perdu le berbère, langue de ses aïeules maternelles, qui parle mais ne peut écrire en arabe, la langue de son père, a été élue en 2005, à l’âge de 69 ans, membre de l’Académie française pour sa contribution à la littérature maghrébine d’expression française, c’est-à-dire pour sa maîtrise remarquable de la langue française. Ce qui frappe le lecteur attentif des textes djebariens c’est la présence immuable d’un sujet existentiel, d’un être humain au carrefour de trois langues et cultures, berbère, arabe, et française, ce qui est précisément le cas de leur auteure. Comme le remarque Clarisse Zimra dans la postface de Women of Algiers in their Apartment (1992): “[Djebar’s] entire corpus grapples with issues attending the passage from colonial to postcolonial culture: the definition of a national literature, the debate over cultural authenticity, the problematic question of language, and the textual inscription of a female subject within the patriarchal background” (163). En ce qui concerne la problématique de l’identité à travers la langue, la critique cherche chez Djebar des implications politiques, esthétiques et psychanalytiques. Priscilla Ringrose, par exemple, fournit dans son étude des analyses détaillées sur les manières à travers lesquelles le roman de Djebar incarne la chora, le concept sémiotique de Julia Kristeva dans La Révolution du langage poétique (1974), et reflète le sujet scindé (split subject). Selon Michael O’Riley ce type de sujet scindé peut être compris par le paradigme de la “hauntology”: “For Derrida [In Specters of Marx], the neologism “hauntology,” uncovers the space between being and absence. Djebar’s work can be seen to use this space between being and absence to uncover the dynamics of the haunting memories of warfare lodged within the Algerian nation” (36). Dans son article “Between Sound and Fury: Assia Djebar’s Poectics of l’entre-deux-langue,” Michèle Vialet souligne comme un trait définitif de l’œuvre djebarienne “the centrality of thinking Algeria’s history and culture through ‘l’entre-deux-langues’” (151).

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En outre, Mildred Mortimer commente le début du long voyage ambigu de Djebar envers la langue de l’autre dans ces termes: The day that Assia Djebar’s father, a teacher in French colonial educational system, first escorted his daughter to school –“a little Arab girl going to school for the first time, one autumn morning, walking hand in hand with her father” [Mortimer quotes the famous opening of L’Amour, la fantasia: “Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père.”] – he set her on a bilingual and bicultural journey, albeit an ambiguous one, that freed her from the female enclosure (149). L’investigation de la problématique de l’identité à travers la langue/ les langues est l’une des préoccupations majeures de l’œuvre de Djebar et celle qui m’intéresse dans cette étude. Je distinguerai deux mouvements principaux vers la langue de l’autre, c’està-dire le français : le premier mouvement étant la racialisation de la langue et le deuxième, son contrepoint, la déracialisation. Ce double processus idéologique appliqué à la langue doit être compris dans une perspective épistémologique égalisant la langue et la race. C’est une perspective qui a été explicite au XIXe siècle et continue d’être en vigueur même aujourd’hui dans les milieux qui n’appartiennent pas au déconstructivisme universitaire. C’est-à-dire qu’on continue à se fixer dans un épistème établi par Ernest Renan et sa conception de la “race linguistique” selon la définition de Tzvetan Todorov dans son ouvrage Nous et les autres.1 Cette attitude d’ailleurs n’est pas propre à la culture française, dans une période comme celle du XIXe siècle, lorsque la pensée continentale cherchait comment définir la nation par rapport à l’ethnie, à la langue, au patrimoine, etc. Un exemple transatlantique de l’attitude qui consiste à entendre la citoyenneté comme la maîtrise de la langue du pays où on réside parait dans l’œuvre de l’anthropologue Margaret Mead, lorsque dans son article “One World – but Which Language?,” elle analyse la situation monolinguistique dominante aux ÉtatsUnis.2

1 Gérard Lenclud dans son article “L'universel et le relatif ” commente la position interprétative de Todorov par rapport à Renan, Taine et Le Bon: “La race ‘linguistique’ de Renan ou la race ‘historique’ de Taine et de Le Bon préparent la voie au différentialisme culturaliste moderne, cet ‘habillage tactique du racisme inégalitaire’ (Taguieff 1987). Todorov déchiffre chez tous, selon des modalités différentes mais convergentes, une rupture décisive d'avec l'universalisme des Lumières au profit d'une attitude à la fois relativiste et ethnocentrique, fondée sur l'hypothèse d'un déterminisme inexorable de la race.” 2 Margaret Mead dans son article “One World – but Which Language?” explique le rapport entre la langue et la citoyenneté/ nationalité aux Etats-Unis d’Amérique: “…It is possible that Americans may play a decisive role in what happens. We have had a very special relationship to foreign languages ever since English won out over all the languages of other colonists, and, later, of immigrants who came to this country […] Native speakers of English were freed from the necessity of ever having to learn another

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Il importe de préciser que je tente ici de démontrer la compréhension de la racialisation notamment dans la perspective de Renan qui lie étroitement la race et la langue. Je suivrai aussi la ligne de pensée d’Albert Memmi qui définit le racisme dans son œuvre majeure sur ce sujet (Le Racisme). J’utiliserai les termes racialisation et déracialisation comme concepts dérivés de sa théorie. Par conséquent nous entendrons par racialisation un mouvement sémantique aux effets idéologiques, un mouvement par lequel la différence est valorisée négativement. Inversement, par déracialisation nous entendrons un mouvement par lequel un sujet “non raciste” perçoit positivement la différence et la traite comme une altérité, autrement dit, une autre expression du même. L’hypothèse que je soutiens est que ces deux mouvements créent deux types d’espaces: des espaces utopiques et des espaces hétérotopiques dans le sens que Michel Foucault donne à ces termes dans son essai “Of Other Spaces: Utopias and Heterotopias.”3 Dans language and all others broke the ties to the past by giving up their native tongue. Adequate English became a symbol of full citizenship.” (15) Dans le même article, l’anthropologue américain propose l’adoption d’une langue universelle et pose aussi la question quelle langue faut-il choisir pour construire une “civilisation partagée”: “In time, this is also what a universal secondary language must carry for the peoples of the whole world – the significance of worldwide talking with one another within a shared civilization. If we choose as a secondary language the natural language of a small, politically unimportant, non-European literate people, we could accomplish our several purposes.” (18) Clairement, dans ses réflexions Mead fait références à la langue et au pouvoir, à ses implications politiques, lorsqu’ elle suggère que la langue universelle secondaire doit être non Blanche, non Européenne, sans quoi on aurait un contexte qui serait semblable à celui de la colonisation. La langue, selon Mead, pourrait être un lieu neutre, c’est-à-dire un lieu hors de l’espace politique, mais à condition qu’on la purifie de ses valeurs idéologiques, accumulées pendant son histoire. Cette assertion de Mead peut être prise en considération par rapport à ce que Djebar fait en cherchant par son écriture la “zone neutre.” 3 Les définitions que Foucault donne aux espaces utopiques et aux espaces hétérotopiques sont les suivantes: “…These spaces, which are in rapport in some way with all others, and yet contradict them, are of two general types. First of all, the utopias. These are arrangements which have no real space. Arrangements which have a general relationship of direct or inverse analogy with the real space of society. They represent society itself brought to perfection, or its reverse, and in any case utopias are spaces that are by their very essence fundamentally unreal. There also exist, and this is probably true for all cultures and all civilizations, real and effective spaces which are outlined in the very institution of society, but which constitute a sort of counterarrangement, of effectively realized utopia, in which all the real arrangements, all the other real arrangements that can be found within society, are at one and the same time represented, challenged and overturned: a sort of place that lies outside all places and yet is actually localizable. In contrast to the utopias, these places which are absolutely other with respect to all the arrangements that they reflect and of which they speak might be described as heterotopias. Between these two, I would then set that sort of mixed experience which partakes of the qualities of both types of location, the mirror. It is, after all, a utopia, in that, in that it is a place without place. In it, I see myself where I am not, in an unreal space that opens up potentially beyond its surface; there I am visible to myself, allowing me to look at myself where I do not exist: utopia of the mirror. At the same time, we are dealing with a heterotopia. The mirror really

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les espaces utopiques des textes de Djebar, plus particulièrement dans l’espace de l’utopie du miroir, tel qu’il est défini par Foucault, se manifeste le processus de déracialisation, tandis que les espaces hétérotopiques déclenchent le processus d’assujettissement à travers la langue du colonisateur. Introduit et analysé par Louis Althusser dans “Ideology interpellates individuals as subjects,” ce processus d’assujettissement s’accompagne dans l’œuvre de Djebar de pulsions révolutionnaires typiques de la littérature mineure. On sait que Deleuze et Guattari ont forgé le terme de littérature mineure pour analyser l’œuvre de Franz Kafka, qui, comme Djebar, se trouvait entre plusieurs cultures et langues, bien que son œuvre ait été écrite dans la langue officielle de l’empire des Habsbourg. En somme, sur le plan théorique j’emprunte certains concepts à Althusser (l’interpellation et l’assujettissement), à Deleuze et Guattari (la littérature mineure et la hiérarchie des langues dans les sociétés multilingues), à Foucault (lieux utopiques et hétérotopiques), et à Albert Memmi (sa définition du racisme). Grâce à ce métissage, je propose d’analyser certains passages des romans L’Amour, la fantasia (1985) et Vaste est la prison (1995) d’Assia Djebar dans lesquels l’écrivaine traite de la problématique de la langue de l’autre (le français) et de sa relation aux autres langues qui sont les siennes, l’arabe et le berbère. Dans les passages choisis pour la présente analyse (le chapitre “Mon père écrit à ma mère” de L’Amour, la fantasia; les chapitres “De la mère en voyageuse” et “La stèle et les flammes” de Vaste et la prison) la narratrice n’est pas le personnage principal: elle s’y trouve dans la position de la fille de sa mère, ou bien d’un témoin qui évoque et reconstitue un passé mythique de la communauté arabo-berbère. Ce type de comportement narratif de Djebar est décrit par Vialet comme un “exercice de mémoire” (2005, 261). Cette position de scribe et de spectateur (du passé et du présent, ce qui crée des hétérotopies du temps dans le sens foucaldien du terme)4 dans les passages choisis met en évidence l’importance de la problématique de la langue, de l’identité et de la race. Pour Djebar il en résulte une quête du non-lieu – le non-lieu du scribe exilé qui fait de l’exil son identité. C’est précisément l’écriture qui devient cet espace, son espace à elle, un espace qui représente un lieu parfois utopique par sa pureté, mais aussi un lieu capable, par ses dimensions, d’accueillir beaucoup de sites et de chronotopes, donc, un lieu hétérotopique. Car, en fin de compte, Djebar s’exile et se réfugie dans son écriture, dans son utopie/ hétérotopie du miroir, qui se fait en français. Dans son essai “Écrire dans la langue de l’autre,” Djebar définit son écriture comme une “extraterritorialité” (44). Elle admet que le français, longtemps langue adversaire, est devenu une “maison d’accueil” pour elle, en précisant que “… enfin, j’ai fait le geste augural de franchir moimême le seuil, moi librement et non plus subissant une situation de colonisation” (44).

exists and has a kind of come-back effect on the place that I occupy: starting from it, in fact. I find myself absent from the place where I am, in that I see myself in there” (352). 4 Voir, toujours chez Foucault: “… there are the heterotopias of time which accumulate ad infinitum, such as museums and libraries” (355).

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Les mouvements d’appartenance et de non-appartenance, de racialisation et de déracialisation et leurs manifestations dans les textes djebariens font partie de la recherche identitaire de l’écrivaine, qui passe par une recherche typologique. J’emploie l’expression recherche typologique dans le sens où la situation postcoloniale se caractérise par certains traits parmi lesquels se trouve celui du “je” scindé, car forcé de devenir nomade transculturel. C’est une recherche qui se concrétise et s’individualise sans cesse dans l’œuvre de la première dame de la littérature maghrébine d’expression française et se manifeste comme un “je” hybride, scindé car à la fois interpellé, assujetti et révolutionnaire: un “je” du seuil linguistique et culturel, dont le synonyme est un entre-deux. C’est un entre-deux, placé entre la littérature mineure et la littérature de l’“autre” (donc majeure), entre le passé et le présent et par conséquent entre le chronotope du hic et nunc et le chronotope de l’ailleurs et du jadis. La métaphore du “seuil,” qui existe dans le répertoire d’images de Djebar, porte une lourde charge dans son discours inaugural à l’Académie française en 2006 lorsque l’écrivaine explique ses rapports avec le français. Elle y décrit un mouvement vers l’espace de l’autre qui est devenu le sien. Ce mouvement est perçu et défini clairement par des dimensions de l’utopie, ce que Djebar appelle “mon utopie,” donc une utopie personnelle: La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même; tempo de ma respiration, au jour le jour: ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil. (n.p.) L’écrivaine amplifie cette métaphore d’une façon idéologique en utilisant par rapport à la langue française le pronom possessif “la vôtre” qui, mis en apposition, fait ressortir la notion d'altérité car la notion de ce qui est “le vôtre” s’oppose par présuppositions au sens linguistique de ce qui est “le mien.” De plus, le mot “votre” se répète presque anaphoriquement deux fois (votre seuil, votre langue) dans ce passage assez court. Dans cette étude je me concentre d’abord sur le chapitre “Mon père écrit à ma mère” de L’Amour, la fantasia car ce chapitre peut être lu selon les deux perspectives de racialisation et de déracialisation définies plus tôt. Je commencerai donc par la déracialisation, en faisant une lecture “utopique” privilégiant ainsi la non valorisation de la différence, ou plutôt l’effacement de la différence entre une femme algérienne et une femme française. Cela est un mouvement d’ordre fondamental car il s’agit de renverser et de réterritorialiser les attitudes socioculturelles historiques qui durent depuis des siècles. C’est une lecture utopique parce qu’elle fait ressortir un type d’idéologie dans le texte de Djebar qui ignore les frontières culturelles. Ce mouvement est aussi un mouvement de rapprochement des deux rives de la Méditerranée (Djebar utilise cette image dans Ces Voix…) qui s’effectue grâce au français et à son emploi par un couple

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algérien éduqué, les parents de la narratrice, avec laquelle Djebar a conclu un certain “pacte autobiographique” pour reprendre le terme de Philippe Lejeune. Dans ce chapitre la narratrice raconte un épisode de la vie de sa mère qui met en évidence son rapport à la langue française ainsi que sa francisation progressive. Après quelques années de mariage, cette femme (appelée par la narratrice “ma mère”) a commencé à apprendre le français, mouvement épistémologique qui la mène à transformer son attitude envers son mari. La jeune épouse cesse alors de se référer à celui-ci par le pronom “lui” selon l’usage des femmes de la culture algérienne traditionnelle, et commence à utiliser le prénom de son mari. Quant à lui, le mari, Algérien et instituteur de français, il commence à s’adresser à son épouse par son nom officiel de femme mariée, précédé du titre “Madame” et à lui écrire des cartes postales lorsqu’il est loin d’elle. Comme la narratrice l’indique, l'acte d’inscrire sur la carte le nom de son épouse dans ce contexte socio-historique est un changement dramatique: La révolution était manifestée: mon père de sa propre écriture, et sur une carte qui allait voyager de ville en ville, qui aller passer sous tant et tant de regards masculins, y compris pour finir celui du facteur de notre village, un facteur musulman de surcroît, mon père donc avait osé écrire le nom de sa femme qu’il avait désignée à la manière occidentale: “Madame untel … ”; or, tout autochtone, pauvre et riche, n'évoquait femme et enfants que par le biais de cette vague périphrase : “la maison.” (57) Selon Memmi, la structure du racisme inclut le placement d’une valeur négative sur ceux qui sont différents. Cette valorisation négative est ensuite élevée en une généralisation employée comme instrument de légitimation de la subordination d’un groupe par un autre. Pour récapituler le point de vue de Memmi sur le racisme, il serait possible de le définir comme la création d’une hétérophobia valorisée. Le cas de la mère de la narratrice représente un excellent exemple de l'attitude contraire, à savoir, celle de l’heterophilia. Djebar refuse de racialiser la langue, autrement dit de lui donner une valeur négative. Elle exécute plutôt le mouvement opposé celui de la déracialisation de la langue française et la représente comme digne d’admiration car le français est perçu comme un instrument de libération. Dans ce contexte, la valeur symbolique de l'appellation “Madame” par le mari qui s’adresse à la mère de la narratrice déclenche le processus de libération. “Madame,” ce mot écrit sur la carte postale, devient une manifestation de l’émancipation de l’épouse grâce au discours français du mari. Ce chapitre devient ainsi très important pour l’aspect idéologique du roman car il montre l’une des manières possibles de traiter du problème de la langue de l'autre par le mouvement de la déracialisation. Par ailleurs, si on considère les notions d’interpellation et d’assujettissement, cet épisode pourrait être lu à travers la perspective de la création d’un espace hétérotopique, ce qui permettrait d’examiner comment le

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pouvoir travaille par et à travers la langue. Pour étudier l’idéologie cachée sous l’adresse du mari à son épouse il faut se référer à Louis Althusser qui a décrit comment derrière toute langue se cache une idéologie qui nous appelle, qui nous assujettit. Dans le système théorique d’Althusser “appeler” est en effet synonyme d’“interpeller.” Par ce processus l’individu devient sujet, un sujet “libre” dans le sens où c’est un sujet libre d’obéir. Ainsi, l’appellation de la mère de la narratrice que le père désigne sous le nom “Madame” peut être interprétée non seulement comme une libération au sein du système algérien mais aussi (et de façon plus convaincante) comme interpellation par un autre système, celui du colonisateur. Le processus d’assujettissement au français fonctionne ici comme une métonymie de la France et de sa mission civilisatrice (colonisatrice). La mère qui parle français et qui est nommée d’une manière occidentale par son époux devient en fait un bon sujet de l’empire colonial français.5 Anne Donadey formule le rapport entre l’impossibilité de parler et l’espace post-colonial dans les termes suivants: “Djebar’s entire work reflects the impossibility of letting the ‘Other’ woman [the subaltern in Spivak’s terms] speak outside of the circulation of power, especially in a postcolonial context” (209-10). Cela se manifeste clairement dans le chapitre “De la mère en voyageuse” de Vaste est la prison, dans la scène où la mère de la narratrice (la mère qui est la même femme arabe décrite dans le chapitre “Mon père écrit à ma mère” de L’Amour, la fantasia) rend visite à son fils à la prison de Metz. Pendant la visite cette femme est appelée “Madame,” mais cette fois-ci par le directeur de la prison. Dans “Of Other Spaces: Utopias and Heterotopias” Michel Foucault interprète l’espace de la prison comme un site hétérotopique où l’on entre après certains rites de purification: Heterotopias always presuppose a system of opening and closing that both isolates them and makes them penetrable at one at the same time. Usually, one does not get into heterotopian location by one’s own will. Either one is forced, as in the case of the barracks or the prison, or one must submit to rites of purification. One can only enter by special permission and after one has completed a certain number of gestures. (355) En quoi consiste donc la purification de la mère avant qu’elle n’arrive en France ainsi que dans la ville de Metz où son fils est emprisonné pour des raisons politiques comme ennemi de la Métropole? Pour avoir accès à ce lieu symbolique et réel du pouvoir punitif du colonisateur la mère voyageuse arabe s’est purifiée en s’efforçant d’effacer ses origines raciales, en se déguisant en femme européenne et en apprenant la langue de l’autre, c’est-à-dire en se déracialisant sur le plan linguistique. Ces actions de la J’emploie ici “empire” dans le sens colonial et non dans le sens historique précis puisque la France est alors, et depuis septembre 1870, une république. 5

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mère comme celles des rites de purification doivent s’effectuer avant de franchir le seuil de la prison. Or, le seuil est une notion très importante, dans l’analyse idéologique des textes de Djebar. Cette purification est représentée donc pour le lecteur par le regard de Selim, le fils, détenu comme prisonnier politique, qui perçoit la métamorphose extérieure de la femme-mère, qu’il connaissait: “Quand elle s’habille ainsi, comme une Parisienne, avec des gestes empruntés, à cause de ces habits, de ces manches courtes, du col pensionnaire, de toutes ces couleurs lilas et rose fuchsia … elle devient une jeune fille!” (192) Selon le jugement de Selim, la mère après la purification, est devenue plus belle et plus jeune, mais elle a perdu quelque chose de son identité algérienne, quelque chose qui représentait un état d’imperfection par rapport aux normes érigées par la purification. Après avoir franchi le seuil de la prison et après avoir été autorisée à rencontrer son fils, notamment grâce à cette métamorphose, la mère se calme. Son identité, en termes de langue et de gestes, redevient telle qu’elle était avant la purification. L’exercice de purification à l’origine de la métamorphose se révèle superficiel, mais il “expose” cependant sa fragilité: Peut-être parce que, seule avec lui, elle a pu se livrer en mots arabes. Qui lui ont redonné, peu à peu, armure et convenance… Son air, son ton, jusqu'à ses gestes de citadine traditionnelle de là-bas (“ses gestes de la maison”, se dit doucement Selim), tout est revenu, malgré l’allure des vêtements français qui la fragilisent, qui certes l’embellissent, mais qui aussi l’exposent […] (192) Ce qui vient de la langue et de la culture française est perçu plutôt comme imposé, comme un “malgré” auquel on ne peut échapper autrement que par la révolte, laquelle est justement la raison de la détention de Selim dans la prison de Metz, “dans cette France à eux où les prisons sont pleines des camarades de son fils” (196). Plus tard dans cet épisode, la mère et son fils sont autorisés à rester quelques instants seuls dans le cabinet du directeur de la prison. Après avoir ordonné à Selim d’embrasser sa mère (une forme directe d’interpellation), le directeur de la prison laisse la porte ouverte. Quoiqu’apparemment libres de s’entretenir, mère et fils se sentent sous surveillance. Le seuil de la porte du bureau du directeur n’est pas un limes suffisant. Le fils commence alors à parler en arabe, bien conscient du caractère clandestin, insurgent de cet entretien dérobé : Il lui dit, a voix basse, en arabe : - Ils ont laissé la porte ouverte ! Il a un ton de mis en garde. Si le directeur entre dans son dos, qu’il ne les trouve pas ainsi tous deux, confiants et se parlant en arabe. (193)

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Refusant de prendre des risques, la mère continue en français, ce qui permet à Selim de remarquer secrètement que “Son français est correct désormais, presque sans accent” (194). La narratrice qui fait l’analyse de ce qui se passe commence à utiliser le conditionnel pour souligner le fait que Selim, même très étonné du progrès de sa mère dans la langue d’Autrui, décide de se taire, probablement guidé par son orgueil nationaliste: “Il pourrait le lui dire; il sait que cela lui ferait plaisir, à la jeune mère qui vient de loin. Il s’attendrit; mais il se tait” (194). La pause de l’intonation dans la phrase, mise en évidence par la ponctuation choisie, un point-virgule, souligne la signification de ce qui se passe, en fait un spectacle ambigu et tragique entre une mère et un fils, emprisonné pour avoir aimé son pays plus que “son” colonisateur. En observant l’apparence de Selim, la mère de son côté pense avec raison qu’ “il veut avoir l’air d’un “vrai Arabe,” d’un de ses cousins à peine descendus de la zaouïa montagnarde !... ” (194). À chacun sa métamorphose, métamorphose à laquelle la colonisation oblige. Quand le directeur se dresse sur le pas de la porte, “Selim dit tout bas, en arabe: - Au revoir, mère” (194). Djebar choisit d’employer le mot “mère,” qui est plus proche par sa connotation d’une appellation arabe, une appellation pleine de dignité et de respect, au lieu de l’appellation plus française de “maman.” Quant à la mère, elle utilise l’arabe pour exprimer sa tendresse que le français ne peut pas transmettre: “Enfin, d’un coup, les phrases retenues en elle, les mots arabes, les mots de tendresse sortent, fusent” (192). C’est l’“aphasie amoureuse” que le français produit chez les protagonistes de Djebar et que John Erickson commente dans son analyse sur la problématique de la langue dans L’Amour, la fantasia ainsi: “Moreover, with French she experienced ‘aphasia of love’ (‘aphasie amoureuse’), an inability to express intimacy, which she could do only in her mother tongue. She had described herself earlier as seeking her mother’s tongue’s ‘rich vocabulary of love,’ of which she had been deprived” (317). Dans son comportement révolutionnaire, Selim refuse l’idée même que sa mère et lui s’embrassent devant les ennemis: “devant le directeur et les gardiens derrière” (194). Voilà pourquoi à un certain moment, à la fin de leur rencontre, Selim commence à parler une autre langue, une troisième langue, langue de non-lieu, celle du corps, pour prévenir sa mère et la sommer de se maîtriser devant les Français. “Il prend l’air sévère: Reprends ton calme! Semble-t-il dire, devant eux ! Eux ! ” (194). Ici la notion d’ennemi est mise en évidence de façon emphatique par le double emploi du pronom accentué “eux” et sa connotation d’aliénation. La mère dit adieu à son fils en arabe, la seule intimité qu’ils se permettent. Toutefois, dans de telles circonstances, cela vaut plus qu’une embrassade. Cette scène de visite à la prison est une illustration parfaite de la conclusion théorétique que H. Aldai Murdoch fait dans son étude sur Djebar à propos de la lutte des langues et de l’ambiguïté du sujet parlant qu’elle engendre: “At this juncture, the subject’s ambiguity is encoded discursively. The struggle between the langue marâtre and the langue mère bespeaks the cultural dilemma produced by colonial appropriation and the imposition of colonial desire” (90). Dans le contexte idéologique

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il est intéressant de noter que, cette fois-ci, le directeur interpelle la mère du prisonnier en la nommant toujours “madame” et en lui donnant l’ordre de prendre congé de son fils: “Il faut dire au revoir à votre fils, madame!…” (195). Ainsi la scène de la rencontre mère-fils dans la prison est encadrée non seulement par la présence des gardes et du directeur, mais aussi par les deux interpellations que le directeur adresse tour à tour au prisonnier et à sa visiteuse. La présence du pouvoir, de l’état avec ses appareils de punition, domine et englobe le monde de l’individu. Ni la mère ni le fils ne peuvent y échapper. Même si le directeur est une personne compréhensive, la machine, l’appareil de l’État, marche par elle-même, poussée par la loi de l’interpellation, comprise dans le sens large. La figure légèrement personnalisée du directeur est placée dans ce rôle symbolique par le contexte social que la narratrice explore en profondeur. Sa fonction de fonctionnaire de l’état colonial fait de lui, qu’il le veuille ou non, un raciste au sens traditionnel de la première moitié du XXe siècle. La notion de racisme est introduite ici par les mots d’une chaîne sémantique qui comprend “ethnologue,” “observe,” “une Mauresque,” “en dévisageant”: “Elle, debout, les bras ballants. Le directeur s’est assis, l’observe comme au début: une attention presque d’ethnologue, “une Mauresque, cette jeune femme si bien habillée ”? Il a pensé cette phrase, tout en la dévisageant ” (195). Le racisme du XIXe siècle continue même après la deuxième guerre mondiale. En effet, les analyses racistes du XIXe siècle, parfois confortées par l’engouement pour les études ethnographiques et l’attrait de l’exotisme, continuent à imprégner de leur approche et de leur vocabulaire soi-disant scientifiques les attitudes des Français envers les Algériens et les autres peuples colonisés. Tzvetan Todorov montre bien les mécanismes de ce “racialisme” (“Race and Racism” et Nous et les Autres). Contrepoint du français, dans le même paradigme racialisant, la langue arabe dans cette scène de visite à la prison est représentée comme le monde de la tendresse, de la maison, de l’intimité. Elle y crée mentalement la perception d’une terre imaginaire qui reconstitue la terre natale, restaure son aura à travers l’harmonie des sons même qui chantent à nouveau comme ils chantaient autrefois, au pays, dans les veines de la mère et du fils. Rappelons-nous encore une fois les lignes suivantes: “Enfin, d’un coup, les phrases retenues en elle, les mots arabes, les mots de tendresse sortent, fusent” (192). H. Aldai Murdoch cite la définition d’Eric Cheyfitz de son ouvrage The Poetics of Imperialism pour faire ressortir le rapport fondamental entre la langue, la race et la culture qui est particulièrement valable chez Djebar: “[…] whether implicit or explicit, there appears to have been a close connection between language and racial, or cultural, identity… The notion of what is human… is intimately tied to the question of linguistic difference” (90-91). Dans cet épisode l’alternance entre les langues, entre les différences linguistiques et culturelles du français et de l’arabe, s’effectue plusieurs fois selon la situation émotionnelle et ses implications politiques. Car la scène est dominée par le pouvoir en vigueur, pouvoir qui contrôle l’espace, celui de la prison en l’occurrence. Cette alternance des mouvements s’en manifeste d’autant plus comme une pulsation entre racialisation et déracialisation. La mère prétend se déracialiser pour avoir accès à la

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prison; le directeur de la prison reconnaît ses efforts et accepte sa métamorphose comme réussie. Ces deux mouvements, de racialisation et déracialisation, s’interrogent l’un l’autre et créent un espace hétérotopique où on les perçoit comme juxtaposés. Ainsi l’apogée du chapitre “De la mère en voyageuse” dans Vaste est la prison montre comment le régime du pouvoir s’impose sur le régime de la langue. Il montre également un troisième mouvement, révolutionnaire, insurgent, celui qu’un détenu peut effectuer sur la langue d’Autrui. Dans ce cas, une langue, l’arabe devient le refuge, l’espace intime tandis que la langue de l’autre, celle du pouvoir, est simplement l’instrument servant de mot de passe. Par cette scène Djebar met la langue aussi en relation avec un système culturel vestimentaire et gestuel (la conduite et les manières empruntées de la mère). Une fois la culture adversaire apprise, la mère a accès à son fils prisonnier. Cela veut dire que l’individu comprend lui-même (comme la mère de Selim) l’importance d’être appelé/ interpellé par le système pour y avoir accès. En répondant à la question : où a-t-on accès au système ?, on avance vers l’ironie stridente caractérisant le postcolonial. La scène revêt ainsi une importance accrue du fait qu’elle présente l’individu comme conscient de l’idéologie de la langue, de ses usages, et de ses modes d’emploi. Le troisième lieu et la dernière étape d’investigation dans mon étude se concentre sur les enjeux de la racialisation / déracialisation dans la partie consacrée à la stèle de Dougga dans Vaste est la prison. La stèle, en tant que site du passé provoque dans le lecteur une sensation de vertige parce que c’est, en quelque sorte, un musée, des archives, que Djebar en tant qu’écrivaine et historienne étale et arrange devant nous. Selon la définition de Foucault, il nous faut aussi interpréter la stèle comme espace hétérotopique. En fait, l’hétéroglossie manifeste le mouvement de racialisation de la langue. Cette hétéroglossie est apparente sur la stèle mais elle est aussi très visible pendant son inauguration puisque plusieurs langues y sont juxtaposées sans pour autant se laisser appréhender dans un mouvement de synthèse. Les notables de Dougga font cercle autour des stèles en double alphabet. - Bilingues, nous avons voulu les inscriptions bilingues, précise le chef de l’équipe technique, un nommé Atban. Chacun des assistants n’oublie pas que Masinissa autrefois a décrété le punique langue officielle dans son royaume, mais quel réconfort de se retrouver enfin entre soi, parlant la langue ancestrale que l’on creuse cette fois à égalité sur la pierre. (153) Massinissa (238-148 avant J.-C.) est le roi qui unifie la Numidie en utilisant la langue de l’ennemi (Carthage). Cet emprunt n’empêche pourtant pas Massinissa de s’allier aux Romains contre Carthage et de contribuer à la chute de la ville, ce que Djebar fait rapporter par Micipsa, le fils de Massinissa, dans les termes suivants: “la destruction

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totale de la plus grande métropole de la terre” (153). Un peu plus tôt, le texte évoque Massinissa comme “[celui] qui a permis aux Romains de vaincre tout à fait, dans l’ultime sursaut, Carthage” (151). L’inauguration de la stèle bilingue se fait après l’hommage au grand Massinissa. Le fait que Jugurtha lit l’inscription “dans la langues des Autres,” puis “dans la langue des Ancêtres” est marquant car Djebar utilise la figure de Jugurtha pour évoquer un passé mythopoïétique qui doit rappeler la lutte de ce chef numide contre la pénétration romaine à la fin du IIe siècle avant J.C. (154). Donc Massinissa lutte contre Carthage et Jugurtha défend la terre de ces Ancêtres, les Berbères, contre les envahisseurs romains. Dans ce contexte historique il n’est pas possible d’interpréter la stèle avec les inscriptions bilingues (punique et berbère), ni l’inauguration de celle-ci en trois langues (le punique, le berbère et le latin) comme une synthèse. Il s’agit au contraire d’une guerre des langues qui est un autre aspect de la guerre réelle. Par conséquent, l’inauguration de la stèle montre plus clairement la guerre linguistique; de plus, si on remarque que l’inauguration se fait en trois langues, on comprend comment cette cérémonie illustre la hiérarchie sociale du moment historique. Dans Kafka. Pour une littérature mineure Deleuze et Guattari se servent du modèle tetralinguistique d’Henri Gobard. Dans ce modèle il s’agit de : [...] la langue vernaculaire, maternelle ou territorial, de communauté rurale ou d’origine rurale; la langue véhiculaire, urbaine, étatique et même mondial, langue de société, d’échange commercial, de transmission bureaucratique, etc., langue de première déterritorialisation; la langue référentiaire, langue de sens et de culture, opérant une reterritorialisation culturelle; la langue mythique, à l’horizon des cultures, et de réterritorialisation spirituelle ou religieuse. (44) Pour reprendre les termes de Gobard, la hiérarchie que révèle l’inauguration de la stèle de Dougga, le berbère est “la langue vernaculaire [qui] est ici”; le punique est à la fois la langue “véhiculaire, partout” et “référentiaire, là-bas” (Deleuze et Guattari 44). Le latin, lui, se présente comme “la langue de l’avenir,” ce que Djebar met en évidence: Deux ou trois de la municipalité de Dougga entament des discours: le premier, avec une aisance ostensoir, en punique (c’est évident, il fait ses études à Carthage, il en est fier encore); le deuxième, d’allure plus râblée, intervient en berbère, avec comme un confort retrouvé du laisser-aller, de la chaleur d’être “entre soi.” Et c’est le troisième, le plus jeune […] qui termine par une hâtive conclusion… en latin, “la langue de l’avenir” a-t-il dû se dire. (153-54) Pour ma recherche sur la langue et ses effets racialistes représentés par Djebar, il s’agit de relever une autre remarque pertinente de Deleuze et Guattari: “... la distribution

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de ces langues varie d’un groupe à un autre, et pour un même groupe, d’une époque à une autre (le latin fut longtemps en Europe langue véhiculaire, avant de devenir référentiaire, puis mythique; l’anglais, langue véhiculaire mondiale aujourd’hui” (44). Au moment où la narratrice relate l’inauguration de la stèle de Dougga, “la langue vernaculaire qui est ici” est l’arabe; le français est devenu à la fois “véhiculaire” et “référentiaire” tandis que le berbère a pris le statut de langue “mythique, au-delà.”6 C’est-à-dire qu’à cause du temps où se situe l’écriture de son roman, la narratrice possède une optique adéquate qui lui permet de représenter le processus de la reterritorialisation culturelle que sa terre natale subit depuis la nuit des temps. Dans son commentaire d’un autre épisode de Vaste est la prison, Michèle Vialet montre une intuition presque identique envers la langue et sa perte. Il s’agit de l’épisode de la mort de Cherifa (dans l’épidémie de typhus de 1924), la “sœur-mère” de la petite Bahia; choc à la suite duquel Bahia cesse de parler. Dans son interprétation, la critique s’approche de la notion deleuzienne de langue mythique, mais privilégie la valeur émotive et psychologique du berbère dans le développement de la fillette. Langue mythique ou langue symbolique, la fonction du berbère reste la même. Son aphonie durera un an. Lorsqu’elle recommence à parler, elle ne parle plus du tout berbère, la langue des conversations et des jeux qu’elle partageait avec sa sœur [...] l’aphonie et plus tard l’oublie du berbère marquaient le lieu et le moment de la mort de Cherifa, comme s’ils s’érigeaient en cénotaphe de la sœur, dénotant à la fois sa mort (le tombeau) et l’absence du langage symbolique. (“Filles et mères” 265) Il existe donc un parallélisme profond entre ce type de cénotaphe et celui dont fait partie la stèle de Dougga laquelle est offerte par les notables de Dougga en 138 avant J.C. “pour commémorer le deuxième anniversaire de la mort du grand Massinissa” (151). L’histoire de la stèle de Dougga permet à Djebar d’insérer dans son récit, qui lie comme un fleuve le passé et le présent, deux figures emblématiques, celle de Jugurtha et celle de Polybe. Ces figures fonctionnent autant comme des masques de Djebar que comme des symboles importants. En tant que symboles, Jugurtha et Polybe échappent au passé révolu pour prendre une valeur active dans l’avenir de l’Algérie mais aussi dans l’avenir de l’écriture en exil. Jugurtha est la figure à travers laquelle Djebar voit et représente, par une sorte de poussée esthétique, la force et la beauté tragique du passé qui se répète à nouveau, dans le présent, avec la fatalité du destin. Aujourd’hui comme hier, la terre de Jugurtha reste victime d’une hétéroglossie insurmontable qui éclate dans la violence du politique et se consume dans la révolte et la guerre. L’autre figure emblématique, celle de Polybe, fonctionne davantage comme le symbole de l’avenir de l’écriture en exil. On sait que Polybe est un écrivain grec pris en otage par les Romains 6

Voir une interprétation un peu différente de ce modèle de Gobard dans Bensmaïa, 16-18.

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en 166 avant J.-C. Détenu pendant dix-sept ans, il sera témoin de la défaite de la Grèce, marquée par le sac romain de Corinthe, et plus tard de la destruction complète de Carthage. Sous la plume de Djebar qui s’identifie comme étant “l’humble narratrice d’aujourd’hui,” Polybe devient le site de l’écriture en tant que non-lieu. Écrivain, scribe et spectateur, déraciné, prisonnier, en exil, Polybe est la figure parfaite de la situation d’hétéroglossie. Mais pour Djebar, il semble qu’il soit la figure d’une résolution utopique de l’hétéroglossie. La question qui poursuit Djebar comme écrivaine postcoloniale est celle de savoir comment échapper à l’interpellation brutale par le politique qui déchire l’Algérie et l’enjoint à ne pas écrire dans la langue de l’autre qui est malgré tout sa seule langue d’écriture. Le fait que Polybe écrit en grec, dans sa langue à lui, et non en latin, langue de ceux qui ont conquis son pays et qui le détiennent en captivité, n’empêche pas Djebar d’ériger l’historien prisonnier comme emblème du non-lieu de l’écriture au-delà de l’interpellation. Les lignes qu’elle lui consacre révèlent la profondeur et la passion de sa recherche identitaire, recherche qui aboutit au non-lieu. Or moi, l’humble narratrice d’aujourd’hui, je dis […] que l’écriture de Polybe, nourrie à tant de chutes concomitantes […], que cette écriture, inscrite dans une langue certes maternelle, mais épousée par les esprits cultivés de l’Occident d’alors, court sur les tablettes, polygame !...Polybe, en traçant dans le troisième alphabet le compte de sa vie… Polybe, presque malgré lui, renversait l’envers de toute résistance – celle que signifierait une langue de poésie. Pour lui, en effet, l’écriture de l’histoire est l’écriture d’abord… Lui qui devrait être fidèle aux siens, justifie, console et tente de se consoler: surtout, voici qu’il brouille les points de vue, que son écriture s’installe au centre même d’un étrange triangle de la destruction, dans une zone neutre qu’il découvre… Polybe, l’écrivain déporté, de retour, au soir de sa vie, à la terre natale, s’aperçoit qu’il n’a plus ni terre ni même de pays (celui-ci enchaîné et soumis), simplement une langue dont la beauté le réchauffe, qui lui sert à éclairer ses ennemis d’hier devenus ses alliés. (158-59) Si l’on transpose Polybe, cette figure de l’écrivain en exil, sur le texte de l’ars poetica de Djebar, Ces voix qui m’assiègent, la formule de Clarisse Zimra peut nous aider à mieux comprendre la particularité de l’espace identitaire que Djebar-écrivaine choisit et que son écriture représente, l’utopie du miroir transculturel: Ces voix shows the writer repositioning herself no longer with regard to a local or national audience but, rather with regard to an international one.[…] She also pays equal homage to an intriguing, or rather,

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transnational roster: Camus, Beckett, Ionesco, Leiris, Kafka, Blanchot, Zambrano, Pasolini, Michaux, Duras, Kandinsky, Pessoa, Yourcenar, Labes, Chédid, Levinas, Arendt, all thinkers astride several cultures and spatio-temporal experiences, and voluntary “passeurs” (215), they are, in the ambivalence of the French term, those who pass/trespass across borders and smuggle in those who cannot. Thus, they are not so much deterritorialized (to use the Deleuze-Guattari concept) as aterritorialized, the better invest the only space that is fully theirs: writing. In so doing, Djebar refuses to be pinned down inside any one literary schools or any one set of borders: national, ethnic, religious, even gendered. So that one might imagine that, in such stubborn company, Djebar may have vaulted over the confines of the postcolonial altogether. (“Hearing voices” 152) Cette tâche de l’écrivain en exil de chercher le non-lieu, la “zone neutre,” est sans aucun doute un travail de déterritorialisation et de reterritorialisation, ce qui lui donne un aspect révolutionnaire. Cela se manifeste non seulement au niveau thématique mais aussi dans les expérimentations que Djebar fait par et dans la langue. En écrivant comme elle le fait, à travers ses expérimentations, Djebar place ses textes à côté de la grande littérature de l’autre, la française, et représente un exemple par excellence de ce que Réda Bensmaïa, en suivant Khatibi, appelle “professional stranger,” “translators”(134).7 Dans l’utopie du miroir de l’écriture de Djebar, il est possible de voir comment la littérature mineure s’arrête au seuil de la grande littérature de l’autre pour transgresser, en faisant de soi une nouvelle stèle de Dougga, un espace hétérotopique qui retentit dans le monde, grâce au français. Le type de littérature qui se réalise dans les romans de Djebar est celui qui enseigne au monde, par la terreur et la pitié, la problématique postcoloniale tout en la dépassant. Écrits par une ex-colonisée pour nous faire comprendre, à nous, ex-colonisés et ex-colonisateurs, que l’autre existe et cherche le non-lieu de l’entre-deux pour construire un monde différent du passé colonial et du présent postcolonial, les romans djebariens travaillent précisément l’espace qui se situe au-delà de l’interpellation. L’être colonisé, prisonnier, n’existe pas seulement en tant qu’interpellé par le pouvoir qui le détient: il y échappe dans la recherche du non-lieu et devient libre grâce à l’art de l’écriture. Djebar utilise les mouvements de racialisation et de déracialisation de la langue pour les mettre en situation d’interrogation infinie. C’est Lorsqu’il brode autour de la notion de Khatibi de “professional traveler” dans son essai “Nationalisme et internationalisme littéraire,” Bensmaia donne la définition de l’écrivain bilingue qui est importante aussi dans le cas de Djebar: “The bi-langue writer is above all someone who, because he or she lives between at least two languages, two borders, and thus two different ethos, can no longer be a single history, people, or country, but is instead a passenger – or perhaps, better yet, a frontier runner (passeur) – of space-time that, while it is the product of artistic creation, is not for all that a simple creation of myth.” (124-25) 7

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une “résistance de l’écriture” (selon le titre de Mireille Calle-Gruber) dans laquelle l’identité s’exprime, se perd, se cherche et se retrouve. Clarisse Zimra, en caractérisant la position de Djebar sur le français dans un entretien non publié commente: “the language of the colonizer was no longer an issue for her” (“Disorienting the Subject” 151). Ce commentaire se base sur l’explication qu’a fournie Djebar: “…en écrivant L’Amour, la fantasia, j’ai définitivement réglé mes comptes avec la langue française. Les peintres furent mes intercesseurs” (“Disorienting the Subject” 151). En reprenant l’appellation “intercesseurs,” Zimra fait une analyse qui approfondit notre compréhension de cette problématique djebarienne: The term “intercessor,” one who intervenes with someone as well as on behalf of someone else, shifts simultaneously in opposite directions through ambivalent registers: either that of an accredited, trusted mediator who speaks for someone, or, perhaps one who, secretly and speciously, presumes to speak “instead of” those who cannot, or may not, speak to themselves. The deployment of the term thus invests the liminal, transgressive space where subjectivity is to be negotiated, as well as the space where it may find itself infinitely (re)negotiable. (“Disorienting”151) Dans le chapitre “L’écriture de l’expatriation” de Ces voix Djebar interprète la renégociation de l’éloignement de son pays à la fois comme un don et comme un sacrifice “offert par moi-même à mon écriture et la liberté de celle-ci“ (206-07). Cette conviction reflète une utopie personnelle qui a besoin de repenser et de réinterpréter le mouvement vers la langue de l’autre comme un élan vers la liberté. En même temps l’écrivaine reste pleinement consciente d’avoir sacrifié sa patrie à son écriture. C’est pourquoi dans les manifestes poétiques de Djebar l’écriture devient la patrie, même s’il s’agit d’une écriture qui s’exécute dans la langue de l’adversaire. Le résultat de ce paradoxe tragique qui marque l’être d’écrivaine de Djebar est un “je” scindé qui se dresse sur le seuil de l’entre-deux de l’Algérie et de la France pour que soit sans cesse thématisé dans ses œuvres, écrites en français. WORKS CITED Althusser, Louis. “Ideology Interpellates Individuals as Subjects.” Identity: a Reader. Eds. Paul du Gay, Jessica Evans, and Peter Redman. London: Sage Publications, 2000, 31-43. Imprimé. Bensmaïa, Réda. Experimental Nations, or, the Invention of the Maghreb. Trans. Alyson Waters. Princeton, N.J: Princeton University Press, 2003. Imprimé.

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L’Écriture d’Assia Djebar: De l’Expatriation à la Transnation Hafid Gafaïti Texas Tech University

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a démarche des écrivains algériens contemporains est basée sur un rapport conscient au texte et, pour la plupart d’entre eux, tout en s’appuyant sur le réel et le projet autobiographique qui lui est souvent consubstantiel, elle les dépasse. Par cette médiation, en dernière instance esthétique, leur littérature repose la question essentielle de l’écriture. Comme le souligne Jacques Derrida à partir d’une réflexion sur la littérature et la philosophie en tant qu’interrogation décisive basée sur l’œuvre de Maurice Blanchot: Quand M. Blanchot écrit: “L’homme est-il capable d’une interrogation radicale, c'est-à-dire, enfin de compte, l’homme est-il capable de littérature ?”, on pourrait aussi bien dire, à partir d'une certaine pensée de la vie, “incapable”, une fois sur les deux. Sauf à admettre que la littérature pure est la non-littérature, ou la mort elle-même. La question sur l’origine du livre, l’interrogation absolue, l’interrogation sur toutes les interrogations possibles, l’“interrogation de Dieu” n'appartiendra jamais à aucun livre. À moins qu’elle ne s’oublie elle-même dans l'articulation de sa mémoire, dans le temps de l’interrogation, dans le temps et la tradition de sa phrase, et que la mémoire de soi, syntaxe la reliant à soi, n’en fasse une affirmation déguisée. Déjà un livre de question s’éloignant de son origine. (116) Comme beaucoup d’autres écrivains postmodernes, les écrivains algériens postcoloniaux confrontent ce type de questions de manière encore plus aiguë aujourd’hui. La situation à la source de la crise socioculturelle en Algérie dans les années quatre-vingt-dix a eu plusieurs conséquences, dont certaines peuvent être, au premier abord, considérées comme paradoxales. Pour beaucoup de citoyens ordinaires, ainsi que pour un grand nombre d’intellectuels et d’écrivains, elle a donné lieu à une phase active de remise en question du discours officiel qui avait jusque-là dominé tant les institutions gouvernementales et les appareils d’état que la société dans son ensemble. Elle a également eu pour résultat d’inciter à l’autocritique, mais aussi à l’ouverture vers l’autre. Finalement, elle semble avoir donné lieu à une plus grande liberté de l’individu vis-à-vis

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de lui-même et de ce qu’il y a de plus profond et humain en chacun. Dans le domaine littéraire, on peut voir que ces événements ont bouleversé les écrivains en même temps qu’ils ont changé leur regard. Dans le contexte meurtrier de la violence politique et de la guerre civile en Algérie des années 1980-2000, l’œuvre de Djebar suit deux tendances fondamentales et apparemment opposées, mais qui en réalité se complètent. D’un côté, elle décrit de près les conflits structurels de son pays et, en s’appuyant simultanément sur l’Histoire comme discipline et le roman comme forme, en dévoile la genèse et le sens par-delà l’horreur et la douleur d’accepter un réel inacceptable et indicible. D’un autre côté, elle se libère de plus en plus du carcan idéologique qui avait longtemps lourdement retenu la plupart des écrivains maghrébins et empêché leur parole de se déployer sans une part d’autocensure. En effet, de la même manière que d’autres écrivains, poètes, artistes et intellectuels dans le sens le plus général du terme, Assia Djebar s’exprime désormais sans tenir compte du fardeau ancien qu’était le discours nationaliste forçant en quelque sorte le sujet postcolonial à, non seulement respecter, mais à s’inscrire dans le cadre de la loi et du dire de la “tribu”. Dans La Femme sans sépulture, par exemple, la romancière revient à l’exploration du rapport entre la condition des femmes et l’Histoire. De la même manière que dans tous ses textes, et plus précisément dans l’entreprise inaugurée avec Femmes d’Alger dans leur appartement et poursuivie avec L’Amour, la fantasia, dans ce livre qui navigue entre le récit historique et la fiction, elle se penche sur le destin de ces oubliées du mythe national algérien, c’est-à-dire les femmes. Faisant une pause par rapport à l’immédiateté du présent et de la tragédie de la crise sociopolitique de l’Algérie sur laquelle elle s’est concentrée dans Le Blanc de l’Algérie, elle repart sur les traces de ces Algériennes qui ont contribué de manière significative à la lutte pour la libération de leur pays. Dans ce texte à mi-chemin entre l’enquête historique et le récit romanesque, Assia Djebar reprend en fait un projet initié dans Femmes d’Alger dans leur appartement. Celui-ci concernait le récit de la vie d’une héroïne de la lutte de libération nationale à laquelle le film que Djebar tournait en 1976 et qu’elle acheva en 1978 fut dédié et à laquelle elle consacra une de ses nouvelles. Dans la perspective des efforts d’Assia Djebar d’écrire une littérature éclairée par une réévaluation de l’Histoire au-delà des clichés et des stéréotypes, Le Blanc de l’Algérie et les textes qui le suivent constituent une contribution significative à une nouvelle représentation des Algériens par eux-mêmes et pour eux-mêmes, ainsi que des autres, et de leurs rapports avec les autres. Dans ce sens, le propos de ces textes est de transcender les structures de l’opposition et du conflit qui ont marqué pendant longtemps la vision et les discours de nombre d’écrivains maghrébins et du ‘TiersMonde’ en général. En effet, si Abdelkebir Khatibi a été un des pionniers qui ont travaillé à une formulation différente du rapport entre le Maghreb et la France en particulier et de la relation entre le monde arabo-musulman et l’Occident en général (38), il est rejoint en cela par Assia Djebar qui, dans Femmes d’Alger dans leur appartement et

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L’Amour, la fantasia déjà, ainsi qu’à des niveaux et à des degrés différents dans les textes qui ont suivi, mais peut-être plus particulièrement et avec plus de force, de manière philosophiquement et analytiquement plus systématique, et de plus en plus explicitement, à partir de L’Amour, la fantasia, tente de sortir de la rhétorique de l’Identité et de la Différence. Ainsi, méditant sur sa pratique d’écrivain, avec comme arrière-plan crépusculaire la crise profonde que d’aucuns appellent “guerre civile” et comme horizon une errance forcée, dans un chapitre de Ces voix qui m’assiègent intitulé “L’écriture dans l’expatriation”, Assia Djebar écrit: Aussi, disons-le fermement, dans un monde qui tend à s’installer comme Islam politique, être écrivain, être né pour l’écriture (c’est-à-dire, en somme dans l’ijtihad exercer sa volonté de comprendre, d’interpréter, de rechercher dans l’effort et le mouvement de la pensée),1 être donc ainsi écrivain pour la trace, pour la vertu de la trace, c’est évidemment, depuis dix ans au moins, et pour cinquante ans encore, être voué à l’expatriation ; le plus vraisemblable avenir pour beaucoup sera d’écrire dans l’expatriation. (216) Il est important de noter qu’Assia Djebar ne parle pas d’exil, mais d’expatriation. Différence de taille dans un contexte socio-historique précis et dans un champ où la notion d’exil est marquée par l’ambiguïté et comporte des sens multiples. C’est-à-dire qu’il n’est pas question ici de l’exil comme notion littéraire ou comme cosmopolitisme plus ou moins choisi. Il s’agit ici de départ obligé, de rupture nécessaire pour raison de survie. À partir de là, l’écrivain ne peut plus prétendre faire partie de ceux qui le poussent au départ, à l’expatriation, alors même que le désir demeure de sauvegarder le lien ombilical avec son pays, son peuple. Dans ce sens, s’il ne peut plus être le porteparole de sa communauté, l’écrivain en devient, dans le même mouvement, la conscience et la mauvaise conscience, au sens sartrien du terme. Dans des textes entre le roman et l’essai, déconstruisant l’avènement de l’Islam politique et la barbarie intégriste qui l’a accompagné dans une Algérie déjà déstructurée par 132 ans de colonisation française et quarante années de dictature militaire et soidisant socialiste, Assia Djebar dénonce la répression aveugle et systématique qui menace de disparition de la culture et de la littérature de son pays. Ce faisant, la romancière souligne le rôle particulier des intellectuels et écrivains pour les décrire et, de ce fait, peut-être les préserver en un mouvement de mort où le deuil de l’expression perpétue la 1 Il est important de relever ici que le mot “Ijtihad” ne doit pas être confondu avec “Jihad” comme l’on a trop souvent et trop facilement tendance à le faire en Occident. Le concept de “Ijtihad” en arabe, et par extension dans la théologie musulmane, signifie d’abord et essentiellement ascèse et discipline dans la recherche du savoir et effort dans le processus de compréhension des phénomènes de l’univers, de la réalité humaine et des questions spirituelles.

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vie. Paradoxe évident et contradiction extrême dans la mesure où ceux qui sont victimes d’expatriation participent au procès de la mémoire et du témoignage ainsi qu’au processus de sauvegarde d’une culture agonisante et d’identités en sursis. Le massacre des innocents fait saigner la langue et les mots de l’écrivain dans un tracé unique, sans distance ni frein. Ainsi le réel et le tragique redéfinissent-ils la pratique de celui ou celle qui, même sommé(e) de partir, de tourner le dos, de renoncer, d’oublier, et de se condamner à l’absence. De choix, il n’y en a pas dans un continuum de la violence fratricide à la généalogie lointaine et de l’obligation du témoignage, de la nécessité de la dénonciation, de l’urgence de l’arpentage, de l’ascèse et la vérité de l’écriture. Dans Ces voix qui m’assiègent, dans le poème sur le terrible massacre de Raïs et Bentalha, comme dans tout le livre et dans son œuvre entière – depuis La Soif où jeune romancière débutante elle n’en portait pas moins une parole révolutionnaire en imposant l’amour et le corps féminin au sein d’un discours soi-disant révolutionnaire, mais uniquement masculin, qui les avait bannis, jusqu’aux textes qu’elles nous donnent aujourd’hui –, la romancière réaffirme le pouvoir des mots. Même dans l’absence et le corps d’une nation dont elle est déshéritée, elle continue d’écrire à partir de la nécessité de la vie. Cependant, cette démarche de courage, de lutte et de survie transforme le projet initial d’une œuvre conçue ou, du moins, voulue dans la plénitude d’une communauté ensemble imaginée en une entreprise autre, endeuillée, déterritorialisée et, selon les termes de la romancière, “expatriée”. En effet, cette perspective est magistralement exprimée dans le passage-poème qui clôture Ces voix qui m’assiègent, livre-essai, livre-témoignage, livre-poème dont le titre éloquent donne une mesure de la vitalité et de la vérité du moment actuel et immensément vivant de l’écriture d’Assia Djebar. Les contextes socioculturels au centre de l’œuvre d’Assia Djebar semblent privilégier les traditions orales, mais les traditions écrites sont également – fût-ce de façon différente – essentielles. En effet, dans la culture arabo-musulmane, le corps est inscrit dans le texte à partir de la naissance. Ainsi, un nouveau-né prenant une gorgée d’un bol où on a infusé les saintes écritures tracées à l’aide d’une encre végétale “boit” littéralement les passages sacrés du Coran. Jacques Lacan nous a permis de donner une nouvelle interprétation à ce genre de rituel. Selon lui, ce type de rite de passage marque le statut du nourrisson comme objet de la loi paternelle dans la mesure où les normes sociales se fondent sur la Loi (autrement dit la règle du père, selon la conception lacanienne) et parce que le pouvoir social s’incarne toujours par le biais de l’écrit (Lacan 566). Dans cette perspective, aux filles et aux femmes qui cherchent à remettre en cause ces normes patriarcales et qui se voient elles-mêmes comme sujets de leur destin et actrices de l’Histoire plutôt que comme objets de la loi paternelle, la maîtrise de l’écriture permet d’accéder au pouvoir. Ce phénomène est particulièrement vrai chez “les peuples du Livre”, désignation par laquelle les musulmans se décrivent en même temps qu’ils caractérisent

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toute la communauté abrahamique, c’est-à-dire les tenants du judaïsme, du christianisme et de l’islam. Dans cette mesure, mais aussi au vu de la transformation du statut des femmes dans l’Algérie postcoloniale, une lecture approfondie de l’œuvre d’Assia Djebar, doublée d’une analyse socio-historique sérieuse, contredit totalement le discours critique dominant, tant en Europe qu’aux États-Unis, sur l’oralité dans sa production. Aujourd’hui, au Maghreb, et dans le monde arabe de manière générale, les femmes savent que l’écriture constitue une source essentielle de pouvoir à l’intérieur de la société. L’éducation a toujours fait partie des ressources les plus importantes de leur lutte contre le patriarcat. Dans ce sens, il faut être extrêmement prudent au sujet des nombreuses lectures orientalistes, exotiques, paternalistes, et “maternalistes”, de certains aspects, non seulement des productions de Djebar, mais également de celles de la plupart des écrivains maghrébins et francophones en général. En vérité, bien que, dans une certaine mesure, la romancière cherche systématiquement à établir l’autorité des femmes à travers l’affirmation de la dimension orale de la culture traditionnelle algérienne, comme je le soutiendrai moi-même dans les pages suivantes, elle enracine en même temps tout aussi systématiquement son discours dans la tradition écrite de la culture maghrébine, qui est tout aussi puissante que la tradition orale. Ceci est on ne peut plus évident si l’on considère la centralité de l’écriture comme thème dans son œuvre. En effet, une analyse attentive de l’œuvre de Djebar, complétée par le commentaire de l’auteure, met l’accent sur sa dimension autobiographique mais, dès le début, son travail inscrit également l’individu dans un cadre social et historique spécifique. Dans cette perspective, la quête de l’identité ne peut se concevoir qu’à travers, d’une part, sa propre situation dans le contexte socioculturel et, d’autre part, dans la structure de l’Histoire globale. Dans son œuvre, le “je” s’écrit du point de vue d’une femme à la recherche de son “moi” dans une société basée sur l’oppression de toutes les femmes. De ce fait, la narratrice du texte djebarien associe sa lutte à la résistance des femmes de sa tribu en particulier et des femmes arabes en général. Tous les romans de Djebar sont thématiquement centrés sur les femmes qui se désengagent du monde traditionnel du patriarcat et de la domination des femmes par les hommes. De ce point de vue, le sujet incarne une expression et un message qui ne sont pas seulement personnels mais également collectifs. En vérité, dans la seconde période littéraire de cette romancière, inaugurée par Femmes d’Alger dans leur appartement, il est clair que la narration n’émane pas d’un “je” autobiographique que le lecteur est tenté de lier à l’auteure elle-même, la célèbre romancière algérienne Assia Djebar. Si dans sa première période, Djebar a réexaminé son propre passé afin de l’intégrer à sa propre réalité, dans des œuvres telles que L’Amour, la fantasia, elle tente de retracer la destinée d’une jeune femme algérienne qui est difficile à distinguer des autres femmes algériennes. Elle développe systématiquement à travers son œuvre cette perspective élargie et la renforce par des structures narratives qui réduisent

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progressivement la domination du “je” autobiographique afin d’exprimer les voix anonymes des femmes qui ont fait l’Algérie. L’intérêt de Djebar pour les histoires et les identités collectives problématise également l’idée précise d’autobiographie et met au défi l’insistance du genre sur le “je” transcendant (plutôt illusoire). Il explique également la pluralité des voix narratives dans le roman, souligne les dimensions essentiellement intertextuelles de l’Histoire, ainsi que le rôle décisif des histoires orales et souvent anonymes dans la propre autobiographie de l’auteure, et plus généralement dans les histoires populaires de l’Algérie. Ainsi, Le Blanc de l’Algérie commence exactement là où s’achève Vaste est la prison, de sorte que l’établissement d’une séparation formelle entre les deux textes serait artificiel dans la mesure où, d’une part, ils font tous deux partie de l’œuvre de l’écrivain conçue consciemment et concrètement comme totalité dans le cadre de son projet littéraire et que, d’autre part, existe clairement entre les deux textes, publiés respectivement en 1995 et 1996, une continuité thématique, structurelle et discursive. Le Blanc de l’Algérie donne la mesure profonde de la nouvelle tragédie de l’Algérie et véhicule les questionnements auxquels ses écrivains sont désormais confrontés. En même temps, il approfondit l’exploration de la relation entre la littérature, la violence et la mort, un aspect important de l’œuvre de Djebar. En conséquence, il est probable que ce roman conservera une place particulière dans l’ensemble de la production d’Assia Djebar. Il s’agit, d’une part, d’un texte dicté par son propre sens du devoir d’écrire au sujet d’un ensemble de conditions particulièrement horribles. D’autre part, il paraît répéter et véhiculer les interrogations qui traversent autant ses textes de fiction, sa production cinématographique, ses essais que son œuvre poétique et dramatique. En vérité, bien que le ton de ce texte communique le sens de l’urgence et de l’immédiateté de la réponse de Djebar aux crises politiques, identitaires et culturelles de l’Algérie contemporaine, il n’en fait pas moins partie de la totalité cohérente constituée par son œuvre. En d’autres termes, bien que sa forme soit différente de la structure romanesque de ses œuvres précédentes, cet ouvrage véhicule les préoccupations constantes de la romancière et soulève les questions que cette remarquable romancière et exigeante historienne a sans cesse abordées. Le lecteur retrouve au cœur des romans de Djebar une préoccupation constante par la relation entre l’individu et la société, le statut des femmes et l’importance de l’Histoire dans la production d’un discours significatif qui ne soit pas limité au passé ou basé sur une sorte de construction mythique. Ces préoccupations ont été liées entre elles par le rôle de l’écriture, à la fois du fait de sa nature comme discipline en soi, du fait de sa place dans la construction de l’identité de l’individu et de la mémoire collective et de son statut en tant que base même de la culture. La différence, cependant, est que dans Le Blanc de l’Algérie, pour les transcender, la romancière s’est radicalement éloignée des limites autobiographiques qui ont constitué le cadre de plusieurs de ses romans ou textes de genres différents. Avec ce livre, elle semble s’engager directement, non seulement vis-à-vis d’elle-même, de son peuple et du sort de

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son pays, mais également par rapport au principe même de résistance et de liberté incarné par l’écriture: Il m’a souvent semblé que, dans une Algérie de plus en plus fragmentée culturellement (où la ségrégation sexuelle de la tradition a accentué les verrous), toute parole de nécessité s’ébréchait avant même de se trouver, à la lueur tremblante de sa seule quête... Je ne suis pourtant mue que par cette exigence-là, d’une parole devant l’imminence du désastre. L’écriture et son urgence. L’écriture pour dire l’Algérie qui vacille et pour laquelle d’aucuns préparent déjà le blanc linceul. (272) Djebar affirme plus que jamais dans ce roman la fonction fondamentale de la littérature et de la responsabilité de l’intellectuel dans un monde où le savoir a été déclaré socialement et politiquement dangereux et devant être supprimé. La force de son entreprise réside, d’une part, dans sa résistance aux tentations faciles de la théorie pour la théorie dans laquelle beaucoup ont voluptueusement sombré et, d’autre part, dans sa capacité à enchevêtrer des réactions extrêmement personnelles et une exploration sans ménagements de l’histoire récente de l’Algérie. Djebar n’a pas tenté de séparer son pays et son écriture comme si elles constituaient deux sphères indépendantes. Là aussi, contrairement à beaucoup, elle ne veut pas écrire sur l’Algérie parce que dans sa vision l’écriture constitue un élément décisif dans la constitution d’une culture, l’âme même d’une communauté. Dans ce sens, dans le cadre profondément douloureux de son texte, elle ne conçoit pas les morts comme objet de son autorité scripturale. Cette conception est développée plus loin dans l’idée que dans le conflit extraordinaire dont sont victimes l’Algérie et les Algériens, l’écriture et la violence sont tous structurellement liées: Le blanc de l’écriture, dans une Algérie non traduite ? Pour l’instant, l’Algérie de la douleur, sans écriture ; pour l’instant, une Algérie sangécriture, hélas! Comment dès lors porter le deuil de nos amis, de nos confrères, sans auparavant avoir cherché à comprendre le pourquoi des funérailles d’hier, celles de l’utopie algérienne ? Blanc d’une aube qui fut souillée. (275) Dans Le Contrat naturel, Michel Serres explique que Hobbes “… se trompe d’une ère entière, quand il appelle guerre de tous contre tous l’état qui précède le contrat” (Serres 31) et que la violence vient de la répression de l’expression de la différence. Dans ces circonstances et puisque l’expression est interdite dans la sphère publique, elle

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se doit d’occuper l’écriture. Écrire devient le moyen d’échapper à l’exil de sa propre société et de sa culture ; elle devient le lieu de la mémoire et de la survie: Dans la brillance de ce désert-là, dans le retrait de l’écriture en quête d’une langue hors les langues, en s’appliquant à effacer ardemment en soi toutes les fureurs de l’autodévoration collective, retrouver un “dedans de la parole” qui, seul, demeure notre patrie féconde. (275-76) L’exploration entreprise dans Le Blanc de l’Algérie avec la méditation sur le sort des écrivains et le statut de la littérature constitue une sorte de pèlerinage, de retour aux sources. Assia Djebar tente de se situer dans cette tourmente historique et s’efforce de trouver un moyen de donner un sens à sa vie qui s’identifie à l’écriture en tant que fondation ontologique. En somme, confrontée à la question douloureuse de l’exil, de ce qu’elle nomme plus précisément “l’expatriation”, comme nous l’avons vu, ayant en partie perdu son pays, elle tente de le recréer. Dans la même perspective, Mohamed Dib, l’écrivain pour lequel Assia Djebar a une grande admiration et avec l’œuvre duquel elle partage une grande communauté d’intérêt, formule des questions et développe des champs d’écriture, de recherches et une vision qui peuvent contribuer à nous aider à mieux lire et appréhender le projet djebarien. Dans L’Arbre à dires, un de ses derniers et fulgurants ouvrages, méditant sur les multiples formes de l’exil et des possibilités de son sens pour les écrivains et partageant, autant par son vécu que par son art, dans une large mesure la conception djebarienne de l’écriture de l’“expatriation”, Mohamed Dib écrit: Tout déplacés et transplantés qu’ils soient et la plupart du temps doublement: d’un paysage dans un autre et d’une langue dans une autre, leur malheur leur profite, pour ainsi dire, au moins par le fait que l’expatriation les rapproche d’eux-mêmes, leur aiguise les sens. Cette déchirure oblige en eux le créateur à regarder plus au fond l’enfer caché en l’homme. L’art et la littérature y gagnent toujours, la malchance finit par devenir une chance. Et la solitude où l’artiste pourrait craindre d’être confiné, elle ne serait pas, ailleurs, plus poussée que dans le plus petit bout de terroir originel. (66-67) Confronté à la mort, l’être humain tente de survivre à travers la mémoire, c’est-à-dire le point où l’écriture rencontre l’Histoire. L’itinéraire généalogique et historique se double dans l’œuvre d’Assia Djebar d’un itinéraire dont le but est de restaurer la réalité de l’Histoire, la voix des femmes et les identités multiples de sa nation. Depuis La Soif, son premier roman paru il y a un demi-siècle, Assia Djebar a voulu asseoir la parole et promouvoir le statut des femmes dans la sphère publique. De tout temps, son combat principal a été de réclamer la justice pour les femmes algériennes et arabes d’abord, ainsi

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que de placer les voix des femmes du monde entier au cœur de l’humanité. De ce fait, Assia Djebar fut une des premières à rompre avec le monolithisme chauvin et le conformisme opportuniste qui avaient caractérisé nombre de publications parues aussi bien pendant la période coloniale qu’à l’ère postcoloniale. Ce n’est pas par hasard qu’elle fut une des premières à être traitée de “réactionnaire” par les idéologues marxisants et à être accusée d’absence de nationalisme par les conservateurs. En prônant la nécessité de faire entendre les voix des femmes, en concentrant son œuvre sur l’exploration de la genèse, des racines et des causes de leur aliénation et en mettant en avant leur parole contre la répression des traditions, de l’archaïsme social et de la domination patriarcale, Assia Djebar a constamment porté la contradiction au sein, non seulement de la littérature, mais aussi de l’idéologie et de la culture qui ont structuré les fondements mêmes de l’Algérie indépendante.2 Dans cette mesure, avec des textes tels que Les Alouettes naïves, Femmes d’Alger dans leur appartement et L’Amour, la fantasia elle a contribué de manière significative à la déconstruction du discours officiel et du fanatisme obscurantiste dominés par les valeurs conservatrices et patriarcales. Avec ses derniers textes surgis des braises de la guerre inter-algérienne, elle a également dénoncé les dangers du monolithisme socioculturel et travaillé à dévoiler le processus de falsification de l’histoire de son pays. De la même manière, plongeant dans les arcanes de l’Histoire en se faisant archéologue des rapports complexes entre l’Algérie et la France, elle a été une de ceux, parmi les premiers, à prendre le courage de sortir du manichéisme identitaire et d’un pseudo-nationalisme conformiste et facile pour décrire les relations complexes et multiples qui ont lié les peuples algérien et français. Ainsi, en situant sa parole depuis l’intérieur de cette Algérie réprimée, cloîtrée et mise sous silence qu’est la femme et en appuyant sa lutte sur la solidarité des autres femmes de par le monde, Assia Djebar a toujours inscrit sa voix dans une dimension transnationale. De même, tout en critiquant les soubassements de la domination du monde occidental dans ses rapports avec l’Algérie et les autres pays du Tiers-Monde, la romancière n’a jamais hésité à s’approprier ses valeurs positives et sa culture ouverte sur les autres et le monde. Contrairement à beaucoup d’autres écrivains et intellectuels maghrébins constamment divisés dans leur rapport à cet autre soi-même qu’est l’Occidental, Assia Djebar n’a pas hésité à s’approprier ses instruments, tels que le roman et la langue française qu’elle écrit et renouvelle, pour exprimer sa liberté. Elle a aussi constamment revendiqué ses valeurs humanistes pour les associer à une tradition africaine, berbère et arabo-musulmane fondée sur la tolérance et le respect de l’autre. Au moment où elle met à nu les zones cachées de l’histoire de son pays meurtri et pleure le destin de l’écrivain et de l’intellectuel algérien assassiné, mis en demeure de se taire ou de s’exiler, insulté par les siens et contraint à s’expatrier, Assia Djebar n’en Il convient de noter ici que cette perspective est à l’image du discours tiers-mondiste qui a marqué de nombreux pays et systèmes politiques après la décolonisation. 2

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réclame pas moins le droit pour celui-ci de faire partie de cette communauté transnationale à partir de laquelle, malgré toutes les contraintes et les limitations, sa voix continue à se lancer et sa parole à être dirigée vers son propre peuple. Tel est le sens que je perçois dans l’évolution de l’œuvre de cette romancière qui revendique la berbérité de son peuple mais aussi ses héritages multiples depuis l’aube de son histoire. Tel est le fil d’Ariane que je retrouve dans ses textes où le destin féminin libère l’individu de la tyrannie de la société tout en l’obligeant à assumer sa diversité. Le dépassement de l’identité close se fait par l’inscription dans une tradition, non plus seulement arabo-musulmane, mais également berbère et occidentale et dans une culture qu’Assia Djebar revendique comme abrahamique et transnationale. Il se fait aussi au nom de la femme qui réconcilie enfin entièrement l’Algérie avec elle-même et l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur. WORKS CITED Derrida, Jacques. L’Écriture et la différence. Paris: Seuil, 1967. Imprimé. Dib, Mohamed. L’Arbre à dires. Paris: Albin Michel, 1998. Imprimé. Djebar, Assia. La Femme sans sépulture. Paris: Albin Michel, 2002. Imprimé. ---. Ces voix qui m’assiègent. Paris: Albin Michel, 1999. Imprimé. ---. Le Blanc de l’Algérie. Paris: Albin Michel, 1996. Imprimé. ---. Vaste est la prison. Paris: Albin Michel, 1995. Imprimé. ---. L'Amour, la fantasia. Paris: Jean-Claude Lattès, 1985. Rééd. Albin Michel, 1995. Imprimé. ---. Femmes d'Alger dans leur appartement. Paris: Editions des Femmes, 1980. Imprimé. ---. Les Alouettes naïves. Paris: Juliard, 1967. Imprimé. ---. La Soif. Paris: Juliard, 1957. Imprimé. Khatibi, Abdelkebir. Maghreb Pluriel. Paris: Denoël, 1983. Imprimé. Lacan, Jacques. Écrits. Paris: Le Seuil, 1966. Imprimé. Serres, Michel. Le Contrat naturel. Paris: François Bourin, 1990. Rééd. Flammarion, 1999. Imprimé.

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“Homeland beyond Homelands” Reinventing Algeria through a Transnational Literary Community. Assia Djebar’s Le Blanc de l’Algérie Alexandra Gueydan-Turek Swarthmore College

D’autres parlent de l’Algérie, la décrivent, l’interpellent […] D’autres savent, ou s’interrogent […] D’autres écrivent “sur” l’Algérie, sur son malheur fertile, sur ses monstres réapparus. Moi, je me suis simplement retrouvée, dans ces pages avec quelques amis. Moi, j’ai décidé de me rapprocher d’eux, de la frontière […]. (Le Blanc de l’Algérie 231-232) [Some speak of Algeria, describe it, and question it […] Others know, or ask themselves […] Yet Others write “on” Algeria, on her fertile misfortune, on her reappeared monsters. I, on the other hand, I have simply found myself, among these pages with a few friends. Me, I decided to bring myself closer to them, to the border […].1

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n Algeria, the decade-long civil war of the 1990’s provided the setting for the emergence of what critics have termed “écriture d’urgence,” a literature which thematically relies on “un désastre de chair humaine, corps démembrés, cris des suppliciés” [a disaster of human flesh, dismembered corpses, and cries of the tortured ones] (Mokhtari 31). Algerian critic Rachid Mokhtari has noted that the polemic surrounding this literature stems from the fact that its main project is to testify to horror through a raw rendering of gruesome realities, transforming the writer into a “vampire-writer” (27-31). While attempting to provide a testimony to the occulted violence that plagued Algeria and offering a way to document what Benjamin Stora has termed the “invisible war” (8-9), this type of literature runs the risk of re-producing and Assia Djebar, Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1995. All translations are mine unless otherwise noted. The English translation of the book is Algerian White, trans. David Kelley and Marjolin De Jager. New York: Seven Stories Press, 2001. 1

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repeating the traumatic events it first intended to cope with. Through primarily descriptive narrations characterized by their lack of literary quality, such works seem to feed into the obsession of the Western colonial unconscious with the ex-colonized violence. Returning to Mokhtari’s metaphor, this literature could be construed as preying on the grief of a society, transforming bloodshed into a pure literary commodity, or worse, a pseudo-ethnographical artifact, and placing the writer among the perpetrators rather than the victims it initially intended to represent. Concurrent with the “littérature d’urgence,” another type of fetishizing discourse of mourning existed in Algeria. Over the past thirty years, the government of the FLN (Front de Libération National) had developed an all-encompassing discourse that erased individual experience and identity for the benefit of the uniformity of a national myth. Enforced through a policy of Arabization, this official discourse tried to deny the cultural diversity intrinsic to Algeria, simultaneously effacing both gender and ethnical minorities from public discourse. In addition, this nationalistic discourse exploited the martyrs of the War of Liberation for its own means: epic narrations and flowery language “gloss[ed] over and reshape[d] the indignity of the final moments” into a grandiloquent vision of the Nation’s history (Hiddleston 10). And, although this official rhetoric was first identified only with those who perished fighting against colonialism, it would soon propagate and become the only accepted rhetoric to commemorate death itself. Thus, all commemorations of the dead were to be mediated by an official discourse and then reincorporated into a nationalistic, unitary and monumental framework (4-8). Published in 1995, Djebar’s seminal work on Algeria’s civil war, Le Blanc de l’Algérie, seemingly assumes the same project of witnessing the sufferings of the Algerian people, yet it does so in a drastically different manner. Written in the wake of the tragic death of three of her closest friends – the psychiatrist Mahfoud Boucebci, the sociologist M'Hamed Boukhobza, and the dramatist Abdelkader Alloula – and with the constant image of Algeria’s political turmoil in mind, Djebar’s narrative attempts to recount the events that led to the disappearance of Algerian writers and intellectuals between the war of independence and the present day – not just murders, but also the accidents and illnesses. Yet, although Djebar’s oeuvre seeks to bear witness to their disappearance, her text privileges an ethical rather than an historical approach. Djebar’s narrative struggles to create an alternative commemorative discourse which is neither a horrific narrative recalling the “littérature d’urgence,” nor an overtly memorializing discourse reminiscent of the official nationalist rhetoric. As illustrated by the title of her narrative, Djebar’s liturgy inscribes itself as a counterpoint to the vampiric narratives Mokhtari described: she prefers the color white to the traditional blood red; she favors aporia and “absolute silence” to the realistic descriptions of violence. As many critics have already noted, the color white evokes at once the death shroud (and the absence of those who have past), the silencing of the victims’ voices and the obliteration of the crime, at once the blankness of the page to write and the anticipation of the words that

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will fill it.2 Simultaneously inscribing and effacing death within the text, Djebar’s poetics of white seeks to lend a voice to those who are absent without imposing her own upon them. In so doing, she explores the very possibility of restitution within testimonial literature and repeatedly questions the boundaries of her own language. Indeed, as she denounces official burials and the celebratory and formalized speeches that characterize them, she suggests that language itself runs the risk of reburying the dead, plunging them further than before, into complete oblivion: Dans cet oubli là : oubli de l’oubli même sous les mots des éloges publics, des hommages collectifs, des souvenirs mis en scènes. […] Non; je dis non à toutes les cérémonies: celles de l’Adieu, celles de la piété, celles du chagrin qui prête sa propre douceur, celles de la consolation. (Le Blanc 61) Of that oblivion: oblivion of oblivion, even beneath the words of the public eulogies, collective tributes, dramatized memories […] No; I say no to all ceremonies: those of farewell, those of pity, those of chagrin which seek their own comforts, those of consolation. Of course, Djebar’s own writing is not completely immune to this type of elegiac language, and as she is particularly aware that her poetics might foster the very same epistemological violence she is trying to deconstruct, she states that she must speak but wonders “Mais dans quelle langue?” [But in what language?] (Le Blanc 61). Foreseeing that her own words might be prone to similar reclamation, she invokes Dante’s De vulgari eloquentia in order to situate her own rejection of a tongue-tied idiom for a more intimate and less precious language as analogous to Dante’s rejection of Latin in favor of the vernacular. Djebar does not appropriate Dante by rote, however; she subtly diverts his phrasing to focus on the disjunction he has constructed in the phrases “le vulgaire illustre” and “l’éloquence vulgaire,” to bring attention to the fine line that her language must tread. Dante, although a significant writer, is only one among many who Djebar has turned to in order to find the right language and tread this line. Of these multiple instances let us, for the moment, concentrate on those instrumental in the definition of her poetic enterprise and related to her constant recourse to “white,” which she explains through Kandinsky’s words in the last section of her text entitled “Écrire le blanc de l’Algérie.” 2 On that topic, Benjamin Stora explains that the main characteristic of Algeria’s civil war is the “erasure of the tragedy” [l’effacement des lieux de la tragédie] (8) through the complex network of State and self-censorship, the ineffability of the traumatic events, and the aporia of the language. However, in keeping with the name given to the years of the civil war, “la décennie noire,” [the black decade], Stora views this process as a blackout rather than a whitening (11-46). For further analyses of the white as a central metaphor in Djebar’s text, see the excellent studies of Elizabeth Fallaize and John Erickson.

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Je ne peux pour ma part exprimer mon malaise d’écrivain et d’Algérienne que par référence à cette couleur, ou plutôt à cette non couleur. “Le blanc sur notre âme, agit comme le silence absolu” disait Kandinsky. Me voici, par ce rappel de la peinture abstraite, en train d’amorcer un discours en quelque sorte déporté. (Le Blanc 241) As for me, I can only express my discomfort as a writer and an Algerian woman through the reference to this color, or rather this non-color. “White on our soul works like an absolute silence” said Kandinsky. Here I am, by this reminder of abstract painting, beginning a somewhat displaced discourse. Elizabeth Fallaize has commented on Djebar’s recourse to this pictorial discourse and described it as at best an ambivalent gesture: according to Fallaize, while this quotation attempts to compensate for the aporia of language, it also serves as an acknowledgement of the very limits of her enterprise and a reminder of her precarious position, exiled from Algeria [“un discours en quelque sorte déporté”]. Yet, what Fallaize has failed to emphasize is the importance of the recourse to Kandinsky’s quotation as a continuation of Djebar’s own voice. Besides the original thematic treatment, Djebar stages textual heterogeneity on a discursive and structural level, constantly returning to other writers’ words inside and outside the procession. Besides the nineteen intellectuals of the procession whose oeuvres are referenced more or less directly in the text, one can also find epigraphs from Western writers such as Jean Genet, Jacques Berque or Dante; excerpts of other Algerian writers’ elegiac texts about their fellow intellectuals (138); and even words from the deceased themselves commemorating their colleagues and friends (153). Djebar insists that the summoning of other writers and intellectuals be at the heart of the new literary ethos she sets out to establish: rather than writing “about” and “on” Algeria, one has to write “near it” (Le Blanc 263). This concern responds to Gayatri Chakravorty Spivak’s axiomatic question “Can the Subaltern Speak?” posed in her seminal 1988 essay, where she acknowledged the epistemological violence inherent in the silencing of the “subaltern” by both colonial and local patriarchal powers.3 Spivak identifies this same epistemological violence in postcolonial academic discourse which, rather than debunking, reinscribes a totalizing collective identity of the subaltern to a heterogeneous people. Answering unequivocally the question of her title, Spivak states that indeed there is no space from which the subaltern can speak as, for it to be heard, 3 The figure of the silent subaltern is exemplified in Spivak’s work by the discourse on the practice of sati, the ritual of widow burning. Both the colonial discourse which considers the widow as the brown victim who needs saving from the benevolent white intellectual, and the nativist stand which describes her as a willing participant to the ritual and a supporter of local traditions speak for the subaltern woman, appropriating her voice and participating in its erasure.

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the subaltern discursive practice must remain dependent on and over-determined by “the narrative sanction granted to the colonial subject in dominant groups” (287). While Spivak’s essay rightfully emphasizes the subtle and ongoing negotiation of agency that takes place whenever the subaltern is speaking, I would question whether her statement itself denies the oppressed subject the capacity to self-represent effectively, thus perpetuating the silencing of the subaltern. Along with Bart Moore-Gilbert, one notices how Spivak pays “little attention to the process by which the subaltern’s ‘coming to voice’ might be achieved. Spivak often speaks to deny the (self-)liberating personal and political trajectories” (106). By contrast, Djebar gives greater attention to avoiding any ventriloquizing act through this lexical and ethical shift from “écrire sur” to “écrire à côté.”4 Privileging emancipatory possibilities over the potential associated with epistemological violence, Djebar’s imaginative and discursive encounter outside of any essential identitarian assignation is further asserted in the above quotation through the use of Kandinsky’s direct discourse. Critics who have previously commented on the intrusion of other writer’s voices have systematically linked it to the concept of haunting, and defined Djebar’s Le Blanc de l’Algérie as a writing inhabited by the dead (O’Riley, Fallaize and Hiddleston). Without discounting this reading, I would like to offer an alternate and concomitant interpretation. I will argue that Djebar’s intertextual practice not only conveys the trace left over by the deceased writers, it also exposes the limits of Algeria’s monolithic cultural identity through the multiplicity of the text’s literary references. I will demonstrate how it maps out a space of engagement through which Algeria as a nation is redefined within a complex transnational cultural network. The system of epigraphs employed by Djebar in her texts constitutes one of the foremost devices through which she mediates the voices of these writers. Most notable among her epigraphs, the words of Kateb Yacine and Albert Camus serve to frame the narration: Hâtez-vous de mourir, après vous parlerez en ancêtres... (Kateb Yacine, dans L’oeuvre en fragments) Haste yourself to die, then you will speak like an ancestor… Si j'avais le pouvoir de donner une voix à la solitude et à l'angoisse de chacun d'entre nous, c'est avec cette voix que je m'adresserais à vous. (Albert Camus, dans une conférence, le 22.1.56). Until recently, Djebar – in a similar fashion to Spivak – emphasized the importance of retracing the silencing historical process to which oppressed women had been subjected in Algeria. The particular attention devoted to gendered subaltern, however, gave way to a more balanced perspective after the Algerian Quartet, with some attention paid to the erasure of accounts from Algerian male which differed from dominant historiography, such as in La Disparition de la langue française (2006). 4

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If I had the power to give voice to the solitude and anguish of everyone of us, it is with this voice that I would speak to you. (Quoted in Le Blanc 9) Both epigraphs qualify the narrator’s voice as ambiguous: Kateb’s longing for death to free one’s voice is at best ironic, while Camus’s 1956 statement wishing to “give voice to [the] solitude and anguish” of the Algerian people acknowledges the very limits of this enterprise through the use of an hypothetical formula. In both cases, it is as if speaking under the auspices of the civil war had rendered the writer’s voice devoid of the representational power traditionally associated with it. Her subsequent collection of essays, Ces voix qui m’assiègent, however, imbues these epigraphs with new meaning. As the title of this collection indicates, Djebar is preoccupied with transmitting the importance of polyphonic voices so that the multicultural aspects of her identity will not be lost. In a chapter entitled “Tout doit-il disparaître ? ” [Must everything disappear?], where she laments on the transient nature of things and the seemingly inevitable disappearance of the richness of Algeria’s cultural past, Djebar frames her response with yet another epigraph: Cette voix qui parle… Elle sort de moi, elle me remplit, elle clame contre mes murs, elle n’est pas la mienne, je ne peux pas l’arrêter, je ne peux pas l’empêcher de me déchirer, de m’assiéger. Elle n’est pas la mienne, je n’en ai pas, je n’ai pas de voix et je dois parler, c’est tout ce que je sais, c’est autour de cela qu’il faut tourner, c’est à propos de cela qu’il faut parler, avec cette voix qui n’est pas la mienne, mais qui ne peut être que la mienne puisqu’ il n’y a que moi. (Beckett quoted in Ces voix qui m’assiègent 95) This voice that speaks… It comes out of me, it fills me, it clamors against my wall, it is not mine, I cannot stop it, I cannot prevent it from tearing me apart me from besieging me. It is not mine, I do not have one, I have no voice and yet I must speak, it is all I know, it is around this that we must revolve, it is about this that we must speak, with this voice that is not mine, but that can only be mine since there is no one here but me. As Inge Boer has convincingly demonstrated, this excerpt from Samuel Beckett’s L’Innommable (1953) introduces the narrator’s voice as “a voice that assaults the subject, a voice that is separated from her but not leaving her alone, is first and foremost to be interpreted as the voice of trauma” (62). She explains that Djebar’s convocation of other writers’ works and words remains ambiguous: it is not so much a

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voluntarily employed literary device as it is a manifestation of the subject’s fracturing – an outward sign of the dissolution of boundaries of the self. Its resolution with other writers’ voices helps to offset the incommensurability and the foreignness of the violent events represented. Beside the shared sense of alienation that is conveyed through Beckett’s quotation and Djebar’s haunted narration, traced convincingly by Boer throughout Djebar’s text, I would argue that what matters most is the interweaving of voices forged by Djebar with her epigraph. To the questions “why write during the civil war?” and “what remains once the nation has disappeared?” the networks of writers convoked through Djebar’s intertextual practices seem to provide a viable answer. In other words, in the face of the adversity and the dissolution of certainty that accompany the civil war, this multiplicity of voices not only provides a safe home for her writing, but also creates an alternative space to that of the nation-state torn apart by the civil war. In Le Blanc de l’Algérie, this multiplication of voices is exemplified by the use of Albert Camus’s epigraph at the opening of the book and his life story at the start of the narration, alongside the life stories of Frantz Fanon, Mouloud Feraoun and Jean Amrouche. One cannot help but be surprised by Camus’s inclusion into Djebar’s Pantheon of “Algerian writers,” in light of the controversy surrounding Camus’s political identity at the time. Following Edward Said’s reading of L’Étranger as a byproduct of the colonial unconscious and Mouloud Feraoun’s earlier criticism of Camus’s ambiguous position toward colonialism,5 many intellectuals had rejected Camus in favor of Fanon. And although Camus remained a prominent interlocutor of Algerian intellectuals between 1962 and 1995 – if only an implicit and unspoken one – Djebar was among the first to overtly reaffirm Camus’s role in the national literary canon and to rescue him from the margins of Algerian texts into the narration itself.6 Elizabeth Fallaize has written in detail about the significance of Camus’s status within Djebar’s text: And in forming her procession, she opens it not only with one of Algeria’s most famous writers, but with a pied noir. This [constitutes a] reversed form of inclusion, in which the margin of the former colonized includes the colonial centre. (59-60) One can also mention Albert Memmi’s condemnation of the figure of the pied-noir in his Portrait du colonisé (1972) which is irreconcilable with Camus’s plea in favor of his own settler community. For further reading on the topic, see Debra Kelly’s article. 6 In light of the recent polemic surrounding the celebration of Camus’s 50th death anniversary, one can still wonder about Camus’s status within Algerian Letters. In March 2010, plans were made to honor Camus by sending a cultural “Caravan” in Algeria, but this celebratory gesture was met with resistance by some intellectuals and prompted a debate unresolved to this day, about whether Camus should still be read, and if so, whether he should be read as part of a colonial or an Algerian canon (See Sara Kharfi). 5

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In this respect, the framing of the text by Camus’s quotation, the quotation’s repetition within the text (121) and its positioning alongside Kateb Yacine indicate a fundamental departure from the practice of her predecessors. Djebar encourages us to reshape our understanding of the conventional definition of the community of Algerian writers and of Camus’s Algerianity in particular. Although she does not set out to rehabilitate Camus per se, her convocation implicitly challenges the public attacks he has endured. Furthermore, in choosing an excerpt from Camus’s 1956 “An Appeal for a Civilian Truce in Algeria,” in which Camus argued for the absolute refusal of acts of terrorism and the resumption of peaceful negotiations, Djebar prefigures the fact that Camus’s plea would become a rallying point among intellectuals in the late 1990’s, during Algeria’s civil war, in a collective effort to stop violence against civilians. Redrawing the political lines that demarcate the canon is hardly new; writers such as Emmanuel Roblès and Jean Pélégri, both members of the École d’Alger, had already questioned the correlation between the nationality of a writer and the labeling of his literary production. In “Les signes et les lieux,” Pélégri takes issue with the simplistic vision that divided Algeria’s pre-independence literary production between colonized/colonizer, which had de facto classified all pied-noir writers as colonialist enthusiasts. In his essay, Pélégri confronts the political definition of identity, where a homeland is defined by restrictive criteria such as race, religion and language with an inclusive definition born in the literary realm: L’appartenance littéraire et spirituelle à un pays ne relève pas nécessairement du sang, des origines, de la consonance d’un nom, et pas d’avantage de critères pseudo-nationalistes […]. En art, […] l’appartenance ne peut se définir que par la façon dont une réalité a été vécue, sentie, intériorisée et formulée. (18) One’s literary and spiritual belonging to a country does not necessarily coincide with one’s blood, one’s origins, and the resonance of one’s name, nor is it defined by pseudo-nationalistic criteria […]. In art, […] belonging can only be defined by the way in which reality has been lived, felt, internalized and transcribed. Here, Pélégri emphasizes the singularity of art as one that always already exhausts traditional definitions of belonging, and that effectively moves beyond essential categories. To illustrate this point, Pélégri redraws Algeria’s literary Pantheon so that writers such as Isabelle Eberhardt become integral to the “patrimoine algérien” (18). Pélégri goes even further by rethinking the process of emergence of traditionally

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acclaimed Algerian artists like Kateb Yacine and Mohammed Dib, and retraces their aesthetic and political engagement to their European predecessors.7 Djebar’s epigraphic use of Camus’s text alongside Kateb Yacine’s, I argue, allows us to reconsider the conventional definition of Algerian literature and to challenge it. As Judith Still and Michael Worton have pointed out, quoting previous writers does not merely echo their words, in the same way that allusion does not simply parrot the referenced meaning. At the very least, these practices indicate a debt to a preceding tradition, which can, in turn, be either legitimized or questioned (Worton 12; Genette 134). In that sense, the literary corpus that serves as a text’s intertext is no different from the Foucauldian archive8 insofar as it creates a space that distinguishes between works and authors chosen to be remembered and those who are simply silenced. But, whereas the discursive space of the Foucauldian archives enables one to achieve and assert cultural hegemony, postcolonial critics have specifically defined intertextual practices as a disruptive literary practice, one that allows the postcolonial author to “write back” and challenges institutional literary and linguistic hierarchies (Donadey 29-31).9 In keeping with this understanding, Djebar’s epigraphic use of Camus’s text reincorporates the traditionally labeled “French” writer into the Algerian corpus, thus blurring the border between the French and Algerian literary canon. Once this border has been blurred and Camus has been brought into the space of her work, Djebar uses him to denounce the daily violence and evoke an improbable peace. Despite the harsh context of her discourse, Djebar envisions an idealized version of the setting for Camus’s 1956 plea, where she describes an unlikely fraternization of Muslim nationalists and French liberals in the audience, a fraternization that implicitly erases both political and national boundaries between Algeria and France (115). Djebar goes even as far as to embody colonial Algeria through the figure of Camus, and thus

7 To read further on the reframing of Algerian literature by writers such as Pélégri, Roblès and Camus, see Bernard Aresu’s excellent article “Albert Camus, European-Algerian Writing, and the Aporia of Identity.” 8 In L’Archéologie du savoir (1969), Foucault defines the archive as a discursive space and a site of symbolic power. According to Foucault, beyond the archive as a real physical space where knowledge is neutrally stored and preserved looms a site of discrimination and domination. Indeed, through its content, the archive imposes what can be said and what has to be silenced (129). For the purpose of this study, I would like to broaden the definition given by Foucault so as to include the references to the literary canon that pervade fictional works. 9 Assia Djebar’s Quartet has encouraged a critical move to link intertextuality, as a mainly poetic and compositional practice, with the ethical imperative of postcolonial writers to address and respond to an earlier text from the colonial period within their own works. For example, in her study of these novels, Anne Donadey has established parallels between intertextuality and multilingual practice: intertextuality, which designates a more or less demarcated interpenetration of different texts, favors the interweaving of different voices and registers, and ultimately the incorporation of different languages present in translation. And, just as intertextual practices become a strategy to overwrite the silencing of the oppressed in colonial texts, so the multilingual aspects participate in the debunking of normative French.

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reshapes the conventional allegory of Algeria as a violated woman into that of a wise old man at peace: Camus, vieil homme: cela paraît aussi peu imaginable que la métaphore Algérie, en adulte sage, apaisé, tourné enfin vers la vie, la vie ordinaire…Ainsi, l’Algérie en homme, en homme de paix, dans une dignité rétablie est-ce impensable ? (110 emphasis is Djebar’s) Camus, an old man: this seems as hardly conceivable as the metaphor of Algeria as a wise and peaceful adult, finally looking toward life, ordinary life…Thus, Algeria as a man, a man of peace, in a reestablished dignity, is this really unthinkable? The image of a peaceful Algeria is simultaneously summoned and distanced by the unrealistically utopian vision of a post-independence Camus who would have survived his 1960 car accident and become a national icon. Informed by Jacques Derrida’s hauntology, Camus’s presence hovering over Djebar’s text was to be interpreted as a remnant of Algeria’s colonial trauma, allowing the fundamental ambivalence of the scene to translate the impossible negotiation out of this (post)colonial conflict. However, far from limiting itself to the vision of an eternally delayed French-Algerian fraternity – an echo of postcolonial theory – the peculiar use of Camus frames Algerian writers and literature on a broader canvas: Camus’s identity becomes a foundation for a notion of an inclusive algérianité and for the redrawing of the cultural borders of the nation in crisis. This movement beyond the postcolonial dialectic is even more apparent in the essay version of the book, which was presented in 1993 in front of the Strasbourg International Parliament of writers (Zimra 152). There, in the capital of Europe, a city that Djebar was later to represent in her novel Les Nuits de Strasbourg (1997) as a transnational “ville-refuge” for intellectuals whose lives were being threatened, Djebar first reclaimed Camus’s legacy. The deliberate choice of this political setting served to displace Djebar’s literary allegiance, as Camus became less an emblem of tumultuous postcolonial French-Algerian relations than a symbol of the movement that was to remap Algeria as transnational through a network of lateral references, what Djebar has termed Alsalgérie (Les Nuits de Strasbourg 353). In Ces voix qui m’assiègent, Djebar even goes further, compounding references to Camus with those of a transnational coterie comprised, among others, Derrida, Kafka, Pessoa, Chédid, Levinas, and Arendt. More generally, intertexuality also testifies to the circulation of cultural production that was suppressed during the civil war, and re-asserts Algerian identity and culture as inherently unstable and always subject to reinterpretation. Jacques Berque’s epigraph to the last and final chapter of Le Blanc de l’Algérie bears witness to this practice. This quotation, taken from a missive that the Algerian-born French Islamologue addressed to Djebar a few days before his disappearance, echoes Djebar’s aggravation with the civil war. In his letter, Berque links the violence of the civil war to the idea of

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imprisonment in a tradition of repression and destruction, and implicitly traces the civil war’s violence to French colonial politics in Algeria.10 Most interestingly, he does so through a direct reference to Djebar’s 1995 novel, Vaste est la prison. His final words read: “Oui, vaste est la prison algérienne” [Yes, so vast is the Algerian prison] (Le Blanc 231), ever so sightly modifying Djebar’s title which was inspired by a traditional Berber song: “‘Vaste est la prison qui m’écrase’, ‘Meqqwer Ihebs iy inyan.’” This epigraph thus asks the reader to navigate between at least four literary contexts: the original Berber song, Djebar’s rereading of it in her novel, Berque’s reading of Djebar’s novel in the light of the civil war and Djebar’s echoing of Berque. In this, the narration draws a subtle link between the civil war, with Algeria’s strict Arabization and rigid monolingual policy which gradually led to the suppression of Berber dialects, and the subsequent flight of Francophone writers. Recalling earlier scenes depicting the funerals of Kateb Yacine and Mahfoud Boucebci, Berque’s mise-en-abyme of Djebar’s earlier text foregrounds a celebration of linguistic diversity, which is expressly contrasted with the institutional demands of monolingualism. At Kateb Yacine’s funeral, for example, the Imam’s prayer in classical Arabic is interrupted by the outcries of the crowd in both dialectal Arabic and Berber, a multilingual depiction which inverts the nationalist perception of Yacine as the quintessential father of the literary notion of a unified Algeria through his novel Nedjma (Salhi). From his burial ground, he is resurrected as a dramaturge who fought in the last years of his life to promote dialectal Arabic through his plays, and an intellectual who conceived of a plural and inclusive nation like that which Djebar honors. Although Djebar never formally incorporates languages other than French within the narration, her polyphonic writing, composed of multiple quotations of deceased writers and interjections of anonymous voices into official commemorations, effectively mimics the linguistic character of otherness, and adequately mediates Algeria’s multilingual reality. Consequentially, Djebar’s articulation of “the white of Algeria” as its untold plurality implicitly redraws the network of associations between the diverse literary contexts invoked as one would redraw a map of Algeria, transgressing geopolitical and symbolic borders of the Algerian nation as they have been established by the monolithic

10 Parallels between the War of Liberation and the civil war of the 90s are hinted at through the narrative’s interplay between the deceased intellectuals of the 1950s and those of the 1990s. This parallel is never truly argued. It thus runs the risk of reproducing the French phantasm which understands the civil war and Islamism as part of an endless Algerian cycle of violence which could never be rationally explained. Djebar is not alone in this endeavor. As Benjamin Stora suggests, the main parallels between the war of Liberation and the civil war of the 90s were driven by “la persistence des préjugés et des stéréotypes” [the persistence of prejudices and stereotypes]. (65). Here, I would also take issue with Berque’s discourse in his letter to Djebar and its inclusion within the text: his use of the terms “origine” and “destin” seem to posit violence in Algeria as something almost pathological to Algerians, thus exempting the reader from further analysis of the role played by the colonial legacy.

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definition of Algerianness, and calling for the conceptualization of an inclusive and transnational community. There are also ontological implications which result from the network of texts and voices Djebar deploys in her narration. The interpenetration of multiple writers’ voices, I would argue, creates a renewed conception of subjectivity where ideas need not be absolute and terms are not necessarily fixed and polarized. Building on Freud’s concept of inter-subjectivity and Kristeva’s concept of inter-textuality, Laurent Milesi has noted that such a discursive practice shifts the conception of an oeuvre, from a closed and full structure written by a self-sufficient and totalized subject, to a plural text, produced by multifaceted and decentered subjects who are the “sum of multiple productivities” and whose quotation creates as many zones of contact (10). Le Blanc de l’Algérie’s writing strategies thus allow for the examination of Algerian postcolonial identity as a continuing construction articulated by multiple disparate subjectivities. Djebar’s intertextual literary practice thus privileges the vision of a postcolonial writer “en movement,” passing across literary and geopolitical borders. While one can rightfully interpret Algeria’s white as the sign of what Emily Apter has termed “a nation of literary exclusion” (97), I would argue that one cannot exclude its more positive textual counterpart: Djebar’s vision of writing Algeria’s white as a site of togetherness which collapses conventional binary oppositions such as North/South, French/Algerian, Colonizer/ colonized, Arab/Berber, etc. In other words, it is the imminence of the cultural homogenization of Algeria in the aftermath of Independence which prompted Djebar to rethink writing as a refuge from the implosion of the geopolitical national space. She concludes her text by expressing her yearning for a renewed conception of writing as a deterritorialized space: Dans la brillance de ce désert-là, dans le retrait de l'écriture en quête d'une langue hors les langues, en s'appliquant à effacer ardemment en soi toutes les fureurs de l'autodévoration collective, retrouver un « dedans de la parole » qui, seul, demeure notre patrie féconde. (Le Blanc 275-276) In the brilliance of this desert, in the safe harbor of writing in quest of a language beyond languages, by trying fiercely to obliterate all the furies of the collective self-devouring in oneself, finding "the word within" again that, alone, remains our fertile homeland This passage summons “une langue hors les langues” (Le Blanc 275), a language that would exist outside all labels and national categorizations known to us, and thus escape the type of political recuperations that threatened French, the colonial idiom, and Arabic, that imposed on the emerging nation. In contrast to these idioms, this language “beyond languages” appears to be intimate and singular; it comes from “within,” and permits authors to escape the collective frenzy of homogeneity. Yet, paradoxically, it does not preclude all types of communal belongings, but rather provides – if we are to

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continue Djebar’s play on word – une patrie hors les patries, a homeland located beyond existing homelands, a fluid space of belonging without fixed borders and exclusive membership, which is nevertheless constituted of plural singularities. This renewed conception of community, I would argue, calls to mind Jean-Luc Nancy’s concept of “being singular plural.” In his book Être singulier pluriel (1996), Nancy delineates a new type of community which is always in a state of flux – becoming, dissembling and reforming – and as such is linked to the temporal and, more importantly, to the ephemeral. Although it allows for singularities to be taken into account, “being” has little value by itself: “The outside is inside […] Being in touch is what makes us “us,” and there is no other secret to discover or bury this touching itself, behind the “with” of coexistence” (13). In other words, not unlike Djebar’s imaginary nation of writers brought together by the interweaving of their voices and quotations, the community is a collection of singularities, formed within and informed by a relational discourse, where heterogeneity is a constitutive facet of its being. Mirrored within the narration through each writer’s voice and restituted words, this community of writers’ “singular plurality” is etched on the page with each quotation mark, and each reference. Of course, whether a text can provide a viable site of resistance to political turmoil and extreme violence is still a vexed question. As the power of a deterritorialized community and its corresponding linguistic quest remains limited to the space of the text and does not actually have any practical consequences, Djebar’s writing risks becoming an impotent gesture trivializing Algeria’s hardship. Although it may not matter to the oppressor whether or not a writer’s work subverts his oppression, there is indisputably social and aesthetical value in the exploration of such a vision, despite its fragility and limitations. Djebar’s writing, conceived as a site of displacement for a pacified transnational identity, is further complicated by her own positioning as an “exiled”11 and a migrant writer. Her transnational discursive practice is mirrored by her cosmopolitan life: biographically—as an Algerian woman living between Paris and New York, and intellectually—as a French trained historian and now a scholar holding a literature chair in New York and a seat in the Académie française. Given its main imperative to protect and promote standard French, while concurrently legislating on aesthetical deviations from the linguistic norms, the Académie is considered today to be among the most linguistically normative institutions and situates itself at the forefront of the battle for French cultural sanctity.12 Djebar’s presence there brings us back to I use the word “exiled” for a lack of a better one. Although Djebar has never lived as a true political exile, she was unable to return freely to Algeria during the 1990’s. This combined with her much discussed linguistic and cultural exile into French brings Djebar to define herself as an “exile” in Ces voix qui m’assiègent (11). 12 While Djebar’s membership in the Académie certainly demonstrates an official sanction of her literary worthiness, thus marking her as having paradoxically become a “mainstream writer,” and testifies to a larger movement that promotes Francophone literature as a renewed medium for the dissemination of the French language outside the Hexagon, it also brings into sharp focus “the great unresolved arc of France’s Algerian adventure.” (Murdoch 15) Indeed, Djebar’s election was portrayed in the media as a 11

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Spivak’s questioning of the epistemological violence which results from the very positioning of whoever produces knowledge in a postcolonial context. One could hypothesize that Djebar’s privileged situation creates a distanced vantage point, from which her description of the cries of the civil war victims might ring hollow.13 Spivak treats exactly this concern in “Echo”, where she extends her previous investigation by scrutinizing privileged intellectuals writing from cosmopolitan centers with oeuvres focusing on the representation of oppressed people in their respective countries. According to Spivak, women writers such as Djebar who are “world travelers,” are utterly empowered by their mobility in comparison to women still residing in Algeria; still, Spivak sees them as invariably struggling with “various structures inherited from colonialism” (30). Spivak’s pessimistic view leads her to conclude that the ethical challenges that arose from social stratification, cultural hierarchies, and other forms of privilege can never be completely overcome by such writers. This is not to say, however, that we should universally read such works with an eye to their colonial tendencies; Spivak herself warns us against the simplification that would lead us to consider that the finding of a voice automatically implies its co-optation by the hegemonic order (MooreGilbert 107). Spivak’s primary concern is thus the acute awareness of the limitation set by one’s own privileged position as a speaker, and the continual struggle for the writer to grapple with this ethical challenge. To this limitation, one might add a second one: that which is imposed by the literary and sociological expectations of the readership. How and to what extent, we might ask, is a specific text shaped by its targeting of a presumed audience? Considering that most of the Francophone literary output is produced from and consumed by the Western world, Djebar’s complex positioning is extremely pertinent to these debates, as her newly acquired membership in the Académie française and her position in American way to highlight the reconciliation – and thus paradoxically the on-going struggle – of France’s official memory and the national trauma associated with Algeria’s independence in 1962. 13 A similar concern regarding Djebar’s oeuvre has already been voiced by Marnia Lazreg. In The Eloquence of Silence, Lazreg criticizes Djebar’s adoption of global feminism to discuss the status of women in Algeria in her earlier texts, a perspective that articulates the predicament of a unified and decontextualized feminine community, identifying it with the widespread tendency to view the Islamic world as a homogenized patriarchy invariably violent toward women. Historically, such generalizations have been instrumentalized to reinforce neo-imperialism by imposing Western normative standards on women from emerging countries without encompassing their own specific culture and status in society. Furthermore, it takes away all notions of ‘native’ agency. According to Lazreg, such limits translate in Djebar’s systematic rejection of Algerian tradition and the practice of Islam which “turns [her female characters] into pitiful, empty-headed puppets” (201). In this perspective, Lazreg speaks of Djebar as an “anti-native” Westernized writer, whose criticism of the position of Algerian woman in Islam reeks of colonial nostalgia. While I would agree with Lazreg’s cautioning against Western feminism’s tendency to generalization when it comes to understanding the varying status of women in Islam, I would take issue with her characterization of Djebar’s writing as oppressive. Lazreg’s reading of Djebar’s work is not only limited by her singular focus on Djebar’s earlier work, but also by her assumption that anything except a “nativist” portrayal should be deemed elitist.

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academia seems to predestine her work to be read by a largely Western public.14 Peter Hitchcock’s analysis of the culture industry, and more generally of strains of commodity aesthetics from the Maghrebi to the Caribbean literature, has deeply problematized the links between the production and commodity markets: “despite imagination’s centrality,” explains Hitchcock, “its cognitive force is dependent upon the myriad structures of power, production, and reproduction” (2). Ultimately, just as Djebar’s treatment of transnational voices is indebted to the need to reconfigure the Algerian nation during its time of crisis, so also is it indebted to the very academic trend of cultural exchange in which it is born (23). It would be naïve to think that Djebar’s literary production can ever fully escape this commodification of Francophone literature, postcolonial theory, and transnationalism. Yet, she is acutely aware of these pitfalls, and while she does not directly address the extent to which her novel plays to the expectation of her Western public, she actively contests the labels imposed on her literature by critics and publishers alike, and constantly objects to being cast as the exemplary Arabe de service. In Ces voix qui m’assiègent.., Djebar expresses the fact that she refuses to allow her literary work to be forced into a purely socio-political feminist discourse by the dominant Western reading practice, concurrently acknowledging that such politicized reading is the cornerstone of her own literary success: “Ce qu’ils n’aimaient pas en lui, c’était l’Algérien.” Justement, je souris à cet Algérien-là, moi qu’on accueille de si loin et dans une université prestigieuse parce qu’écrivain, parce que femme et parce qu’algérienne: je note à mon tour en contrepoint: “ce qu’ils reconnaissent en moi, c’est l’Algérienne.” Ce qu’ils reconnaissent? Rectifions: “Ce qu’ils espèrent de moi, c’est l’Algérie-femme.” (224) “What they did not like in him was the Algerian.” Just so. I smile at that Algerian, I who is being welcomed from so far away at a prestigious university, as writer, as woman, as Algerian: in my turn, I note, as a counterpoint: what they recognize in me is the Algerian.” What they recognize, really? Let’s rectify: “What they are expecting of me is Woman-Algeria.15 This tendency is reinforced by the fact that her texts in Algeria do not appear as favored as those of other writers, such as Maïssa Bey. This might be due to the confluence of several factors: the quasi-complete absence of a distribution circuit making the cost of imported books prohibitive, and the fact that, contrary to Djebar who publishes only in the Hexagon, Bey copublishes her texts in France (éditions de l’Aube) and in Algeria (éditions Barzakh). One can also mention Bey’s direct involvement with her local readership, via the promotion of female literacy in Algeria, by the Association “Paroles et Ecriture” which she co-founded, and in particular the opening of a library in Sidi Bel-Abbès, when Djebar herself has not returned to Algeria in the past decades. 15 I borrow this translation from Clarisse Zimra, 151. 14

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To denounce and avoid the representational limitations today’s postcolonial writers are faced with, Djebar has recourse once again to Camus and his expressed alienation from the intellectual marketplace in his posthumous novel, Le Premier homme. She notes that, just as Camus remains a constant colonial suspect for many contemporary critics, her own identity is often reduced to embody all Algerian women with the usual attendant clichés. By quoting Camus, adopting his voice and finally duplicating his words in the feminine, Djebar reveals herself to be a Protean figure as well, and consciously deconstructs the straightjacketing imposed by both the French metropolitan literary market and postcolonial studies on Algerian writers as ‘native informant.’ In conclusion, one may choose to read Djebar’s Le Blanc de l’Algérie with attention to her questioning of the power of the act of writing following the extreme violence of the civil war, an interpretation which reads the color white as emblematic of the complex relationship implied by the utterance of such thoughts in the language of the old colonizer. However, should one choose to read Le Blanc de l’Algérie in this way, one must also cultivate an understanding of what Djebar accomplishes through her writing alone. Her reappropriation of other writers cannot be solely explained through the lens of postcolonial criticism, and begs for an alternate and yet inclusive reading. Actively reading, interpreting, explaining, and exposing the words of those she has invoked, Djebar’s textual polyphony signals, above all, the need to rethink the Algerian nation. Epigraphs, quotations and paraphrases mark a ceaseless desire to displace her narrative consciousness into others’ oeuvres, which are conceived as points of contact with alterity. Djebar’s intertext thus becomes a language beyond languages, a writing near/with writings and a space beyond restrictive geopolitical borders. WORKS CITED Apter, Emily. The Translation Zone: a New Comparative Literature. Princeton: Princeton University Press, 2006. Print. Aresu, Bernard. “Albert Camus, European-Algerian Writing, and the Aporia of Identity.” in Albert Camus, précurseur méditerranéen d’hier et d’aujourd’hui, (dir) Alek Baylee Toumi. New York: Peter Lang, 2009, 45-60. Print. Boer, Inge. Uncertain Territories: Boundaries in Cultural Analysis. New York: Rodopi, 2006. Print. Camus, Albert. “Conférence, le 22 janvier 1956.” in Chroniques algériennes, 1939-58 : Actuelles III. Paris : Gallimard, 2002, 181. Print. Djebar, Assia. Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1995. Print. ---. Les Nuits de Strasbourg. Paris : Actes Sud, 1997. Print. ---. Vaste est la prison. Paris: Albin Michel, 1995. Print. ---. Ces voix qui m’assiègent. Paris: Albin Michel, 1999. Print.

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Retour sur les lieux de (la) mémoire ; surgissement(s), murmure(s) et étouffement(s) de langue(s) dans La Disparition de la langue française d’Assia Djebar Carla Calargé Florida Atlantic University

A

l’automne 1991, Berkane revient en Algérie après vingt ans d’exil en France. Irrépressible, son bonheur de retrouver les lieux de son enfance envahit les premières pages de La Disparition de la langue française (Djebar 2003). Pourtant, la décision de Berkane, prise sur un coup de tête, quelques temps plus tôt en France, passe outre le contexte socio-politique algérien. En effet, la guerre civile fomente et le pays couve un profond malaise dont la magnitude de l’éruption prochaine ne peut s’expliquer que par la violence du refoulé relatif à la guerre de libération. Dans une Algérie en crise, où les gouvernements successifs ont cultivé une culture de la lutte armée doublée d’un silence officiel couvrant des pans entiers de la guerre d’indépendance, Berkane retourne donc sur les lieux de son enfance et de sa jeunesse. Commencent alors à surgir des images du passé, des chapitres d’une histoire personnelle mise en veilleuse pendant longtemps, et d’autres, de différentes strates de l’histoire du pays, des musiques, des souvenirs, des parfums, mais surtout des mots, des inflexions de voix, la tendre chaleur de la langue de la mère, celle plus âcre de la rue, et la nécessité de savoir naviguer dans l’espace de l’a/entre-deux-langues. Lorsqu’en 2003 Assia Djebar publie La Disparition de la langue française la guerre civile algérienne est officiellement terminée. Pourtant malgré (ou peut-être à cause de) l’amnistie, et pareille aux corps de tous les disparus qui n’ont jamais été retrouvés, la vérité reste élusive, inaccessible, introuvable : qui sont les véritables responsables de ces années d’atrocité et de sang, à qui ont-elle profité et surtout, ont-elle réellement pris fin ? Comment dès lors dire l’horreur de ce qui a vraiment eu lieu et comment raconter le cauchemar quand le silence officiel pèse sur le passé récent réveillant des souvenirs d’autres silences plus profondément enfouis dans la mémoire. Comment raconter la violence de la guerre, et d’abord, dans quelle(s) langue(s) ?

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Dans cette étude je propose d’explorer les rapports qu’entretient le personnage principal avec les différentes langues qui surgissent dans le roman. L’examen de ces rapports servira à analyser le rôle des intellectuels comme porteurs-de-langues et celui de l’écriture comme substitut à leurs corps lorsqu’ils ne sont plus là. Je tenterai alors de répondre à quelques questions pouvant être soulevées par le titre comme celles de définir les raisons qui déclenchent ou causent la disparition de la langue française, de savoir si cette langue est nécessairement vouée à l’effacement et de trouver s’il est possible de combler le vide que provoque cette disparition. Le passé, l’amour, l’écriture et la langue française Dans son ouvrage Ces voix qui m’assiègent. En marge de ma francophonie… Assia Djebar réfléchit sur le processus de l’écriture en ces termes : “[…] écrire, c’est s’arrêter vraiment, c’est déceler, tâter, se mettre à reconnaître les premières limites, même ténues, d’un territoire à reconquérir” (203-04). A l’automne 1991, Berkane revient en Algérie pour écrire, reconquérir le territoire, l’espace et l’imaginaire qu’il a quittés il y a 20 ans. Se bousculent dans son esprit des sentiments et des images dont il se laisse jouir : l’émerveillement et la béatitude de retrouver sa terre natale, le délice de savourer une après-midi au soleil en face de la mer, et le bonheur de se savoir chez lui où il fait bon vivre, où il se remet à vivre. De suite, l’écriture se place au cœur de l’histoire : après vingt ans de silence, Berkane ré-apprivoise les mots. Sa voix, longtemps silencieuse, réclame la parole, assume la narration et par moments, écrit le roman. Car Berkane prend le temps de “s’arrêter vraiment” : il démissionne de son travail en France et s’installe dans son appartement algérien en face de la mer sans autre but que d’explorer le territoire de l’écriture, de laisser venir les mots et de les coucher sur la feuille blanche. L’écriture devient alors un hymne à la vie déniant la parole aux multiples manifestations de la violence. Situé à la veille d’une guerre civile qui fera plus de cent mille morts et dont Berkane sera l’une des premières victimes, le roman de Djebar célèbre en effet la beauté, la douceur et le plaisir de vivre : si le lecteur comprend, à travers les commentaires de certains personnages, que la situation est explosive, pour Berkane, ce qui importe c’est le goût des poissons grillés, les différentes nuances du bleu du ciel ou la saveur du corps féminin (Maryse ou Nadjia) tel qu’il le recrée de mémoire. Et même lorsque le protagoniste disparaîtra, probablement kidnappé ou tué par un groupe armé, la narration changera de focalisation pour omettre le récit de la violence qui lui est faite pour dénier à celle-ci un espace symbolique d’expression. Dans son étude sur l’œuvre de l’écrivaine, Mireille Calle-Gruber avance à juste titre, que “le silence est constitutif dans l’œuvre d’Assia Djebar” (7). Nulle part ailleurs cette affirmation n’est peut-être aussi bien illustrée que dans le roman que j’analyse. Car le silence soudain de Berkane ne dit pas seulement sa disparition physique et la violence qu’il a subie, il signifie également l’interruption brutale de son histoire (celle qu’il rédigeait aussi bien que celle qu’il vivait), la fin prématurée du récit qu’il écrivait des

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évènements auxquels il avait participés lors de la guerre d’indépendance et le silence de sa voix qui narrait en français ce qu’il avait vécu dans le pluriel des langues de l’Algérie. Mais surtout, ce silence raconte la violence faite à sa tentative de recoller les morceaux de son moi algérien éclaté : car s’il est vrai qu’au cœur du récit de Berkane s’inscrivent les souvenirs pendant si longtemps refoulés de la guerre de libération, il n’en demeure pas moins que c’est la violence de tout ce passé mal assumé, mal compris et mal étudié qui sera à la base de sa disparition lorsque, taraudé par le désir de revisiter le camp de prisonniers où il avait été détenu en 1962, il disparaît sur les traces de son passé. Toujours est-il que lorsqu’il revient en Algérie au début du roman, et pendant les premiers mois qu’il passe sur sa terre natale, Berkane savoure pleinement ses retrouvailles avec les lieux de son enfance. Dans le dépouillement de l’appartement où il vit, la langue française, seule maîtresse des lieux pendant les vingt dernières années passées en France, cède la place à une profusion de langues. Pourtant le français ne disparaît qu’en apparence car, bien que Berkane respire, bavarde, se souvient et rêve en arabe algérien (entrecoupé par quelques mots kabyles, français et autres), la langue qu’il choisit pour écrire est – et ne peut être – que le français. En ce sens, Berkane est pareil à Djebar elle-même qui affirmait dans un discours prononcé en 2000 après avoir reçu le “Prix pour la Paix” décerné par les éditeurs et libraires allemands: “J’écris donc, et en français, langue de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle” ( “Idiome de l'exil” 9). Le français donc, langue d’écriture car langue de la pensée. Mais pour qu’il puisse être l’une et l’autre, il faut que le français puisse s’effacer, perdre l’arrogance de son passé colonial, se détacher de son pacte exclusif avec la nation, pour enfin se mettre à l’écoute, traduire, reproduire et transcrire la multiplicité des langues caractérisant la culture algérienne. Aussi est-il possible d’avancer que la disparition de la langue française est d’abord disparition de la langue de la colonisation, de la langue comme symbole et arme dont s’est servie la colonisation pour humilier les langues “indigènes”, les exclure des milieux scolaires et ne leur accorder que des statuts de subalternes sans dignité. Le français de Berkane est différent de ce système linguistique longtemps haï car synonyme de violence. C’est une langue parmi d’autres, égale à toutes les autres qui bruissent dans le quotidien du Maghreb, une langue qui sait se taire pour laisser surgir d’autres langues, celle de la rue, dure et virile, celle de la mère, toute en tendresse, celle du Coran, pleine de poésie, et celle de Jugurtha irréductible et résistante. Une langue, capable de parler “tout-contre” les autres langues, d’en véhiculer les sons, les musiques, la beauté et l’expérience, une langue française, capable d’inscrire l’identité dans le texte non comme un héritage exclusif mais plutôt comme le produit d’une multiplicité d’appartenances et de cultures. Une langue inclusive, en somme, qui finit par dire et transcrire, au travers de son alphabet latin, les mots arabes de l’amour ou de la tendresse : “ya khti” ou “habibi”.

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C’est ainsi que la langue devient un territoire qu’on habite et l’écriture, le procédé qui permet, comme le dit si bien Djebar, “de recréer dans la langue […] le mouvement irrépressible du ‘corps au dehors’” ( “Idiome de l'exil” 11). Car pour Berkane, l’écriture provient d’abord du libre mouvement de son corps dans l’espace, de son besoin de sortir, de bouger et de visiter des lieux. Dans ce sens, le protagoniste est un reflet fidèle de l’écrivaine pour qui l’arrivée dans la langue française a d’abord été synonyme d’accès à l’espace interdit de la rue. En effet, c’est grâce à l’entêtement de son père que la jeune Assia a pu sortir du harem, marcher seule dans la rue, pour aller à l’école pour apprendre à lire. Aussi le rapport à la langue française se fait-il d’abord dans le silence d’une marche solitaire qui traverse l’espace de l’entre-deux séparant les quartiers arabes des quartiers français. Cette marche vers la langue est donc synonyme de l’expression du corps en mouvement, libre dans l’espace. Mais cette marche est aussi un continuel va-et-vient, “un tangage” selon Djebar, entre-deux-langues. C’est ce qui explique que Djebar considère la langue non seulement comme moyen de communication, mais aussi comme “moyen de transformation” dans la mesure où l’écrivaine affirme pratiquer l’écriture comme une aventure (Ces voix 42). Pour Berkane, cette aventure s’opèrera presque en sens inverse : le français qui était pour lui, pendant ses 20 ans d’exil en France, la langue de l’ici et du maintenant sans pour autant cesser d’être la langue du dehors car jamais langue de l’amour et du sentiment, ce français devient, en Algérie, langue de l’absence et de l’ailleurs alors que s’effectue pour le protagoniste le voyage de retour dans la langue maternelle. Paradoxalement toutefois, le français, comme langue choisie de l’écriture se met à jouer, en Algérie, le rôle de maison d’accueil, sorte de réceptacle aux souvenirs longtemps enfouis dans les plis de la mémoire du protagoniste. Autrement dit, la langue française – parce que langue de l’écriture – devient une sorte d’espace secret et intime aménagé au cœur de l’espace algérien, espace où s’exprime librement une mémoire affective, réveillée par le retour de Berkane sur les lieux de son enfance. Cette aventure linguistique trouve son répondant dans l’architecture même du roman. Le lecteur quelque peu attentif ne manque pas de remarquer les changements des procédés discursifs : le constant “tangage” entre énonciation et narration marque le passage entre le roman proprement dit, le journal et le roman dans le roman (ou récit dans le roman pour respecter l’indication générique donnée par Berkane à son œuvre). Et lorsque Berkane disparaîtra et que sa voix ne viendra plus interrompre la narration, celle-ci assumera entièrement la fin de l’histoire : la troisième partie du roman étant divisée en trois parties, le lecteur accompagnera les trois personnages les plus proches de Berkane dans leur désespoir, leur résignation et leur deuil. Driss, son frère, Maryse la compagne française qu’il a longtemps aimée et Nadjia, son nouvel amour comprendront tour à tour que Berkane ne reviendra plus. Or, si l’on convient que le récit qu’écrivait Berkane représentait une sorte d’espace linguistique intime aménagé en français à l’intérieur du quotidien algérien, la disparition physique du protagoniste et le silence définitif de sa voix, signifient la disparition plutôt brutale du français de l’espace algérien, kidnappé et violenté par des

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meurtriers, fanatiques d’une religion instrumentalisée pour des fins politiques. La disparition de la langue française devient alors l’indicateur de la disparition progressive d’une écriture de résistance contre, et de dénonciation de, l’oppression du pouvoir, de la manipulation des masses et de la victimisation des intellectuels. “Nous, écrivains d’Algérie, nous sommes en train de disparaître, et nos écrits de témoignages avec nous” (245) : tel est le bilan que trace Djebar à la fin de son ouvrage Ces voix qui m’assiègent. Bilan lourd d’un problème resté entier pour l’écrivaine ; celui de savoir “comment élucider la complexité d’un réel meurtrier et contradictoire dans [son] pays, nation au bord de la fracture intérieure ?” (246). C’est parce qu’il tentait d’élucider cette complexité que Berkane disparaît, justement parce qu’il était lancé dans une entreprise de revisitation critique du passé, de sa propre histoire ainsi que de l’histoire du pays à laquelle la sienne est inextricablement tressée. Par conséquent, la langue française comme langue d’écriture représente une nécessité pour l’écrivain (beaucoup plus qu’un choix) dans la mesure où elle pallie à l’impossibilité de la langue arabe d’être le véhicule du changement, de la critique sociale et de la résolution de la crise identitaire. Presque au milieu du roman, Berkane raconte à Nadjia quelques souvenirs de son incarcération, quelques mois avant l’indépendance, dans un camp de détention de l’armée française. L’un des souvenirs sert alors de prétexte à une réflexion sur l’absence, en arabe, d’un équivalent au mot “la c”. L’anecdote racontée de la confusion faite de ce mot avec le mot “l’a d” sert à montrer, de manière quelque peut directe, le glissement qui risque d’avoir lieu, si cette carence linguistique n’est pas comblée en arabe. Pourtant, contrairement à ce que certains blogs affirment sur l’internet, le synonyme arabe du mot “la c” existe. Il s’agit de “‘elmani” dont la racine n’est autre que “ ‘-l-m” (laquelle se traduit par “savoir” ou “science”). Ce qui est donc absent en arabe ce n’est pas le signe lui-même mais son utilisation courante de sorte que le signe (ainsi que son référent) fassent partie du quotidien et du vécu des Algériens. Par ailleurs, il est intéressant de noter que les considérations linguistiques autour de la laïcité s’inscrivent, dans le roman, dans une réflexion, plus large sur la pauvreté de la culture politique des détenus, lesquels représentent un bon échantillon de la société algérienne de la post-indépendance. Le commentaire de Berkane assure d’ailleurs le lien entre l’évocation de ce souvenir et l’histoire de la dispute de Nadjia avec le chauffeur de taxi qui lui “assurait que, dans un mois, toutes les femmes du pays seraient, de gré ou de force, ‘décemment vêtues’” (165). On comprend dès lors que la revisitation du passé soit pour le protagoniste (et surtout pour Djebar) une nécessité pour comprendre la crise actuelle que traverse le pays et le glissement d’une bonne partie de sa population dans l’intégrisme. C’est ce qui explique les fréquents retours en arrière opérés par Berkane aussi bien que par Nadjia pour raconter des chapitres de l’histoire personnelle en rapport avec la guerre de libération. Le lecteur comprend alors que la violence ne s’exerçait pas seulement entre les deux camps algériens et français, mais aussi à l’intérieur même du camp algérien, entre membres du M.N.A et ceux du F.L.N, entre

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membres du F.L.N et citoyens, ainsi qu’entre les membres d’une même famille (le père et le fils, le fils aîné et le plus jeune)… Cette violence structurelle que les pouvoirs en place après l’indépendance utilisent manipulent et transforment en une “culture de guerre” (Stora 38) semble donc être à la base de la violence, plus récente des années 90. Et c’est précisément le rôle de l’intellectuel(le), de l’écrivain(e) de ramener à la lumière ce qui était ignoré, ou comme l’écrit Djebar, “Peut-être qu’un écrivain fait d’abord cela : ramener toujours ce qui est enterré, ce qui est enfermé, l’ombre si longtemps engloutie dans les mots de la langue… Ramener l’obscur à la lumière” (Ces voix 48-49). C’est dans ce sens qu’il faut expliquer la fascination qu’éprouve Berkane vis-à-vis de l’Algérie d’avant 1830. À Alger, face à la mosquée el-Ketchaoua, Berkane se prend donc à souhaiter avoir été archéologue pour pouvoir “exhumer” des pierres de dessous la place octogonale construite par les Français, sur le “cimetière” de mosquées, palais et maisons détruites après la conquête d’Alger. Or ce rappel de la violence faite, par les Français, à la beauté et au raffinement de l’architecture algérienne est tout de suite prolongé par une réflexion sur la violence, plus récente car contemporaine, perpétrée par le gouvernement algérien contre cette même architecture. Est alors dénoncé le soi-disant programme de modernisation de la ville auquel on a cru bon adjoindre “des monuments de commémoration pour nos héros dans un style d’un néoréalisme stalinien hideux !” (79-80). C’est à ce moment que l’espace textuel devient le substitut de l’espace géographique dans la mesure où il permet un travail d’exhumation des différentes strates du passé afin d’en déchiffrer le sens, ce, pour mieux comprendre le présent. Or l’espace textuel, on l’a vu, ne peut être que français, mais le français n’est plus la langue de l’autre, du colonisateur et de la violence. Au contraire, le français est conçu comme une “langue de la parole” prise et accordée, une langue de la quête d’une “langue hors les langues” (Ces voix 209). L’écriture – en français – devient par suite le moyen de ramener, dans le présent un passé qui n’a jamais pu passer, de le raconter, de l’examiner, mais surtout, de le penser/anser pour qu’il cesse de saigner. Elle devient également le moyen de ramener dans la langue ceux qui ne sont plus, ceux qu’on a oubliés, occultés et confinés au silence en leur donnant une voix et un espace d’expression (comme les grands-parents de Nadjia qui racontent leur propre histoire). L’écriture représente alors l’espace de l’anamnèse, celui de la résistance et du refus d’oublier, ou comme le dit si bien Djebar elle-même : “Ecrire c’est tenter de fixer, de rêver, de maintenir un ciel de mémoire” (Ces voix 209). La disparition de la langue française : l’échec de l’évasion “Mon écriture romanesque est en rapport constant avec un présent, je ne dirais pas toujours de tragédie mais de drame” déclare Assia Djebar dans une interview accordée à Lise Gauvin en 1997 (18). L’écrivaine ajoute que ses derniers textes ont été rédigés dans l’urgence de confronter le risque d’éclatement que courait l’Algérie dans les

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années 90, le déchainement d’une violence qui semblait incontrôlable, ainsi que la perte soudaine d’amis et de parents, assassinés par des intégristes, fous de Dieu. En 2003, lorsque paraît La Disparition de la langue française, le pays est beaucoup plus calme, la lutte armée est presque terminée et l’armée a déclaré victoire. Paradoxalement pourtant, aucun des problèmes à la base du conflit n’est résolu. De plus, l’amnistie accordée aux islamistes en échange de leur reddition, tout en les réinsérant impunément dans le tissu social algérien (et donc en gardant intactes les assises du problème islamiste dans le pays) a bloqué la démarche de la justice, paralysé le dévoilement de la vérité et empêché que ne s’effectue un travail de réconciliation nationale. Parallèlement, l’impunité des assassins laisse prévoir que la violence est loin d’être éradiquée et qu’une confrontation armée n’est que partie remise. Le passage sous silence de ce chapitre sanglant de l’histoire algérienne se conforme en fait à un schéma traditionnel qui, depuis 1830 emprisonne non seulement l’Algérie mais aussi la France dans les structures d’un passé dont le refoulé n’en finit pas de resurgir. La question qui se pose alors devient celle de savoir si dans de telles conditions, il est possible de dépasser, ou même d’ignorer le continuel “drame” du présent pour opérer, au niveau individuel, un travail d’anamnèse qui revisite le passé et réconcilie, une fois pour toutes, les fragments du moi éclaté. En d’autres termes, le travail d’anamnèse peut-il réussir s’il se fait uniquement au niveau individuel sans que n’ait lieu parallèlement, au niveau national et collectif, une entreprise de revisitation du passé ? Est-il possible de réconcilier les fragments du moi individuel si le moi national demeure parcellé ? C’est, me semble-t-il, dans une telle aventure qu’essaie de s’embarquer Berkane. Aveugle à la violence qui se déchaîne autour de lui, il tente d’opérer une sorte de “pacification” interne qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la réaction de Djebar ellemême lors de la rédaction de Vaste est la prison lorsqu’elle “[s’]enferme dans [son] appartement et pendant trois mois [fait sa] propre anamnèse” (Gauvin 18). Malheureusement, force est de constater que ce sont justement ses efforts de revisiter (les lieux de) son passé qui constituent, pour le personnage, la cause directe de sa disparition. En d’autres termes, la paix est impossible à atteindre en Algérie si elle demeure un effort personnel. Or, en l’absence d’un projet national et collectif qui (re)pense/panse le passé, et dans le constat de l’échec d’un tel effort s’il est mené au niveau de l’individu, la seule issue qui semble subsister serait celle de trouver un tiersespace de l’hybridité qui permette de transcender la binarité du couple France-Algérie, une sorte de tiers-pays à l’image de l’ “Alsagérie” que Djebar invente (Rosello 795). Ce tiers-espace, tel que décrit par Bhabha “enables other positions to emerge. This third space displaces the histories that constitute it, and sets up new structures of authority, new political initiatives, which are inadequately understood through received wisdom” (211). Dans ce qui suit, je m’attacherai à examiner la nécessité et la possibilité de l’existence du tiers-espace comme ultime solution permettant (mais est-ce possible ?) de dépasser le tandem franco-algérien pour qu’il soit enfin possible de vivre sans tiraillements et de parvenir à un territoire des langues plus serein et plus fécond.

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Lors du colloque “Algérie-France : regards croisés”, Etienne Balibar entame sa communication par une question provocatrice qu’il choisit comme titre de son essai : “Algérie, France : une ou deux nations ?” L’argument principal du philosophe peut être condensé en une figure métaphorique à laquelle il fait appel pour décrire la frontière franco-algérienne : “une frontière non-entière, ce que les géomètres contemporains appellent une ‘fractale’” (76) d’où la conclusion que “l’Algérie et la France, prises ensemble, ne font pas deux, mais quelque chose comme un et demi, comme si chacune d’entre elles, dans leur addition, contribuait toujours déjà pour une part de l’autre” (76). Le caractère inachevé de la scission entre les deux pays se trouve ainsi être à la base de l’impossibilité de leur rencontre puisqu’au départ, ils n’existent pas comme deux entités entières et autonomes. Par conséquent, l’image de cette fractale pourrait expliquer une grande partie des efforts de Berkane qui, en France aussi bien qu’en Algérie, essaie vainement de séparer en lui les deux “ensembles” qui le constituent. Pour s’en convaincre il suffit d’examiner deux passages du roman. Le premier passage est celui relatif à la rencontre du père du protagoniste (Si Saïd) avec le directeur de l’école de son fils. On est en 1952 et Berkane est renvoyé de l’établissement pour avoir dessiné le drapeau algérien. Il est sommé de n’y revenir que accompagné de son père. Le lendemain donc, Si Saïd se rend chez le directeur, vêtu comme un “cavalier turc, […] un chef caïd ou agha” (61). Le passage qui suit illustre de manière révélatrice le concept de “fractale” ou de “frontière non entière” présenté par Balibar. Ridiculisé pour son “accoutrement” par le directeur, Si Saïd force le respect de ce dernier en évoquant son service dans l’armée française pendant la deuxième guerre mondiale au cours de laquelle il avait “participé à la libération de Paris, à la libération de Strasbourg” entre autres (64). Le directeur quant à lui, le narrateur se hâte de le préciser, s’était fait réformer. Ainsi, le personnage qui, dans le contexte de l’Algérie française, se veut gardien et défenseur de la République avait lâchement choisi d’éviter de combattre pour sa patrie alors qu’elle était occupée par les Allemands, tandis que Si Saïd, dont le fils est accusé de trahir la France (Si Saïd lui-même est tout aussi nationaliste) combattait dans la division Leclerc pour la libération de la mère-patrie. Comment dès lors pouvoir décider lequel des deux hommes est plus fidèle à la France ? Lequel est un véritable patriote ? Ou, tout au moins, lequel est mieux placé pour décider de la légitimité d’une Algérie française ? Le deuxième passage qui montre l’impossibilité de tracer une frontière nette et complète séparant une fois pour toutes l’Algérie de la France se rapporte à la manière de nommer les sites historiques, les rues et les places publiques à Alger. Est-il utile ici de rappeler ici toute l’importance et la valeur symboliques qui s’attachent à l’acte de nommer ? En décidant d’aller à Alger pour développer les photographies qu’il a prises quelques jours plus tôt, Berkane doit se rendre place des Martyrs où se trouve le studio du photographe Amar. Il précise alors qu’il continue d’appeler cette place “place du Cheval, comme si, aux premiers jours de l’indépendance, l’été 62, la statue équestre du prince d’Orléans n’avait pas été déboulonnée par une foule enthousiaste…” (La

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Disparition… 37). Autrement dit, malgré les trente ans d’indépendance du pays, Berkane continue d’appeler cette place par le nom qui était le sien avant 1962. Or, “Place du Cheval” était l’appellation que lui avait octroyée le peuple algérois tandis que le nom officiel du lieu était “Place du gouvernement”. Il s’agit également de préciser que le nom originel de l’endroit était celui de Jenina d’El Djezaïr, Jenina-jardin transformé quelques années après la prise d’Alger en “un cimetière de mosquées, de palais, de maisons…” (78). C’est pourquoi, à chaque fois que Berkane y revient, des images de tous ces passés ressurgissent dans son esprit, de sorte que la laideur présente des monuments aux morts qui y sont érigés s’inscrit dans une continuité de tentatives ensevelissant la beauté initiale du site. Les noms arabes, français, français dits en arabes ou arabes traduits en français finissent ainsi par signifier la même chose, à savoir l’histoire d’une violence continuelle, perpétrée contre la beauté et la poésie des lieux. Seul échappe à ce procédé d’enlaidissement le nom originel (d’avant la colonisation) de Jenina transcrit en italiques, et donné sans équivalent français dans le texte. Mais ce nom est à tout jamais perdu du fait qu’il est impossible de réintégrer le temps d’avant le déchirement causé par la colonisation. C’est donc sous l’angle d’une frontière non complète qu’il faut examiner le rapport de Berkane aux deux langues, arabe et française. Cette constatation reste vraie, me semble-t-il, lorsqu’il s’agit pour le protagoniste d’exprimer l’amour. Les mots arabes de la tendresse, consignés en italique dans le texte, dans un alphabet qui n’est pas le leur, au milieu d’une langue qui n’est pas la leur, représentent sur la page, la trace concrète du constant tangage linguistique, mais encore de l’impossibilité pour Berkane d’atteindre un état de plénitude qui unisse une fois pour toutes, l’oral et l’écrit, l’arabe et le français. En France, le protagoniste est atteint d’une sorte d’ “aphasie amoureuse” (Lionnet 342) et ne peut exprimer son amour pour Maryse dans la langue de sa houma : “il m’arrivait de m’attrister que tu ne puisses, à l’instant où nos sens s’embrasaient, me parler en ma première langue” (24). En Algérie, Maryse absente, et malgré sa nostalgie et le manque qu’il ressent du fait de son éloignement, il tire du plaisir au maniement de sa langue maternelle, de son “dialecte sain et sauf et qui lentement se déplie, se revivifie au risque d’effacer [la] présence [de Maryse], de [lui] faire accepter [son] absence” (30-31). La chair des mots arabes peut-elle ainsi se substituer à celle de la compagne française ? La réponse est loin d’être simple puisque la jouissance linguistique de Berkane prend lieu au travers des mots arabes (prononcés et entendus) alors que l’acte d’écrire se fait et ne peut se faire autrement qu’en français. Paradoxalement toutefois, Berkane est conscient de la potentielle traitrise des mots écrits. Il précise en effet, qu’à douze ans il a perdu la foi dans le caractère sacré de l’écriture lorsqu’il a lu, dans le journal, le mensonge inventé par les autorités françaises pour justifier l’assassinat de son oncle. Comment dès lors faire confiance à l’écrit puisqu’il risque de consigner pour toujours le travestissement de la vérité ? D’ailleurs, faut-il nécessairement associer l’écrit avec le français et l’oral avec l’Algérie ? Djebar elle-même semble remettre en question

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une telle dichotomie du fait qu’elle reconnaît que “la culture arabe repose sur l’enseignement (et donc l’Écriture lue et recopiée) du Livre” (Ces voix 75). Le dilemme du nécessaire passage de l’oral à l’écrit et de l’arabe au français est illustré dans le récit fait de la première nuit passée avec Nadjia. Berkane commente sa propre transcription de l’histoire de son amante en ces termes : “je saisis, j’encercle son récit, sa mémoire dévidée, en mots arabes que j’inscris, moi, en mots français, sur ma table, alors que…” (124). La veille, Nadjia avait commencé à raconter son histoire en français, et ce n’est que sur l’injonction de Berkane qu’elle est passée à l’arabe : “Raconte-la-moi, ton histoire, mais en arabe !” (113). Car justement, selon le protagoniste, dans le dialecte arabe “on tutoie, ni tendrement, ni familièrement ; on tutoie : c’est tout !” (113). Raconter en arabe permet ainsi aux deux personnages de gommer la distance établie par le vouvoiement qu’appelle le français, d’installer une certaine proximité entre eux deux, et de se mouvoir dans un espace naturel aucunement cérémonieux dans lequel peuvent s’échanger les confidences. Cependant, le passage à l’écriture recrée la distance effacée en arabe, en rétablissant le vouvoiement (115, 119, 125, 132). Il faut attendre la fin de l’histoire de Nadjia, et l’invitation que lui fait Berkane d’aller chez lui pour que soit définitivement choisi le tutoiement dans le texte français. Comment, dès lors, se fier aux mots du texte français puisqu’ils ne sont même pas capables de rendre la véritable distance qui existe entre les deux amants ? Comment se fier à l’écriture, voire, au roman lui-même ? Pourtant le recours à l’arabe ne peut pas être une solution non plus. En effet, l’utilisation de cette langue n’est pas sans être problématique du fait qu’elle a été en quelque sorte kidnappée par les islamistes et transformée en une langue “convulsive, dérangée, et qui […] semble déviée” (157). Les considérations faites plus haut sur l’(in)existence d’un équivalent, en arabe, du mot “laïc” ou celles développées plus loin dans le roman à propos du mot “mes’oul” [responsable] (156), tout en soulevant la question du degré d’importance de l’existence d’une culture politique à la création et au développement d’une jeune nation, n’en appellent pas moins une autre réflexion, à savoir, celle de l’examen des contextes socio-historiques ayant empêché la floraison d’une telle culture dans les pays arabes – et par conséquent, en Algérie. La longue période de domination turco-ottomane qui a plongé le monde arabo-musulman dans un long sommeil culturel a été relayée à partir de 1830 par une autre domination, européenne cette fois (française en Algérie), qui n’a pas été moins opposée au réveil de ces peuples. Alors que l’Orient, depuis la chute de Grenade (1492), commençait à vivre une longue période de décadence et de médiocrité culturelle, l’Europe, elle, entamait un réveil de titan qui allait la propulser jusqu’aux confins du monde. Ce faisant, et grâce à la pensée des Lumières, elle inventait des concepts nouveaux et inouïs comme ceux de “nation”, de “citoyen”, de “laïcité”, ce qui ne l’empêchait pas pour autant d’établir une hiérarchisation des races, d’orientaliser l’Orient et d’accumuler la plus prodigieuse concentration de capital de tous les temps grâce à l’annexion systématique des terres, à l’appropriation de leurs ressources et à l’exploitation des peuples conquis.

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Aussi devient-il de plus en plus difficile de faire table rase des violences inhérentes au passé franco-algérien d’autant plus qu’elles sont, à beaucoup d’égards, constitutives des horreurs du présent. C’est pourquoi, me semble-t-il, Berkane disparaît en cherchant à reconstituer un chapitre de son adolescence : sa disparition serait l’indice de l’impossibilité de faire le deuil d’un passé qui continue à vivre dans le présent, voire qui empêche de vivre dans le présent et qui, en même temps, arrête la vie du présent. Berkane représente une sorte de Casbah qui a enduré et subi les violences du père, du frère aîné (membre actif du F.L.N) aussi bien que celles de la colonisation française à travers le maître d’école puis des parachutistes tortionnaires. En lui, s’entassent les souvenirs-pierres des moments-édifices d’un passé-cimetière. Son drame provient du fait qu’il n’a pas compris que malgré toute sa bonne volonté, il lui est impossible d’exhumer les pierres de l’ancienne Djenina parce que les quartiers de la vieille ville arabe “se sont mués quasiment en non-lieux de vie, en aires d’abandon et de dénuement, en un espace marqué par une dégradation funeste !” (85), c’est à dire qu’il lui est impossible de retrouver la pureté du moment originel, ou même d’en faire le deuil, puisque justement, le passé continue à ne pas passer et qu’il est par suite impossible de tracer une frontière complète entre ce passé et le présent. Dans le constat de l’échec d’une quelconque tentative de concilier et de rassembler les morceaux épars de son identité, reste une seule voie possible: celle de la fuite en avant dont il est possible de retrouver le schéma dans toute l’œuvre de Djebar. La Disparition de la langue Française ne fait pas exception dans ce sens puisque le roman se termine sur la lettre de Nadjia, écrite et postée de Padoue. Curieusement pourtant, Nadjia va réussir (du moins temporairement) dans sa quête d’un “homeland”, d’une patrie du cœur, d’un espace hybride dans lequel elle se sente chez elle et qui n’étouffe aucun des éléments disparates constitutifs de son identité. Après une longue errance, elle se (re)trouve à la fin du roman en Italie, à Padoue, au milieu des livres d’Erasme. Il est important de noter que le roman se clôt sur le chapitre qui porte pour titre le nom de la jeune femme, nom dont la prononciation n’est pas sans rappeler la célèbre œuvre de Breton (la différence orthographique est inaperçue à l’ouïe). Rappelons ici que l’incipit du roman de Breton qui pose la question ambiguë de savoir “Qui suis-je ?” double la question ontologique par une autre en rapport avec l’espace, l’errance et la quête d’une entité sans cesse fuyante. Or, le chapitre consacré par Djebar à Nadjia est le dernier de la troisième partie. Celle-ci commence par une épigraphe qui pose la question de savoir si “la patrie, c’est l’endroit où l’on n’est pas ?...” (245), ce à quoi une deuxième épigraphe ne répond que partiellement en trois mots “Homeless at home”. “Homeless at home” suggère l’impossibilité d’être “at home” en France ou en Algérie (Nadjia possède deux passeports) du fait du caractère incomplet de la frontière qui sépare les deux pays. D’où la nécessité de trouver un tiers-espace comme solution au dilemme, un espace d’avant le couple France-Algérie, d’avant la destruction de la Jenina, et d’avant le long sommeil de la culture arabe. Un lieu qui serait un espace d’inclusion, d’ouverture, et d’hybridité, territoire des langues où l’on est à la fois soi et autre, où l’on

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est enfin chez soi quand on est chez l’autre et où l’on accepte l’autre en soi. Cet espace, pour Nadjia serait l’Andalousie d’avant la reconquête espagnole. La question qui se pose alors serait de savoir comment faire une translation spatio-temporelle de l’Andalousie pour qu’elle puisse exister dans l’ici et le présent de la protagoniste. Les errances de la jeune femme après qu’elle quitte Berkane pourraient nous renseigner dans ce sens : l’évocation de Beyrouth et de l’Alexandrie seraient les indicateurs de sa quête de villes cosmopolites, lieux où se croisent cultures, langues et civilisations diverses, lieux féconds où se matérialise “the possibility of producing a culture which both articulates difference and lives with it” (Bhabha 212). Or après la guerre qui l’a ravagée pendant 15 ans, Beyrouth est une “ville défigurée” (La Disparition … 282) alors qu’Alexandrie a perdu son cosmopolitanisme après son aventure nassérienne. Reste donc Padoue que Nadjia décrit comme étant “à la fois l’Orient et l’Italie” (283), tout en n’étant ni la France ni l’Algérie. En d’autres termes, Padoue serait cette “Alsagérie” rêvée qui ne poserait pas le problème des frontières incomplètes et des passés non pansés. Dans sa fuite en avant, Nadjia aurait tranché le nœud gordien qui la maintenait prisonnière des filets des histoires personnelle, collective et bi-nationale, filets dont l’intrication risquait de l’étouffer. En choisissant Padoue comme terre d’accueil et non d’exil elle tourne le dos à la France aussi bien qu’à l’Algérie sans pour autant renier l’héritage des deux pays: “Si la terre n’est pas, en effet, ‘le noyau du monde’, notre pays n’est, lui, qu’un couloir, qu’un tout petit passage entre l’Andalousie perdue et mythique et tout l’ailleurs possible” (290). Le franchissement de ce pas radical signe alors la disparition définitive de la langue française de l’univers de Nadjia. Mais cette disparition n’est nullement traumatique puisqu’elle cède la place à un univers symbolique, une sorte d’Andalousie qui transcende les dualités. La fin de La Disparition de la langue française laisse penser que Nadjia a trouvé et qu’elle nous offre le remède au déchirement provoqué par le tandem France-Algérie. Pourtant la solution présentée, si elle semble bien convenir à la protagoniste, pourrait ne pas opérer dans le cas de l’écrivaine elle-même qui, depuis la publication de son roman n’en a pas moins continué à contribuer à la visibilité (et non à la disparition) de cette langue française en rejoignant d’une part, l’académie franaise et en publiant, d’autre part, de nouveaux romans. Contrairement à son personnage qui affirme avoir finalement cessé de se sentir “homeless at home» Djebar continue à pratiquer (une écriture de) la fuite en avant et à chercher un endroit qu’elle puisse enfin considérer comme “home”. Il faut se demander toutefois si, pour elle, cet endroit existe ailleurs que dans l’écriture, voire si, au-delà des déchirements et du tangage, ce n’est justement pas dans l’entre/antre-deux-langues et l’entre/antre-deux-pays qu’elle est le plus chez elle…

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L’Herméneutique de la voix dans l’écriture d’Assia Djebar Otilia Baraboi University of Washington

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ans Ces voix qui m’assiègent (1999), Assia Djebar médite sur la condition de l’écrivain “francophone” en général, en accordant un intérêt particulier aux multiples façons dont elle-même perçoit la mission de la lettre écrite. Silencieuse, insinuante, sa “parole plurielle” (74) tient d’une pratique oppositionnelle subtile qui se propose de déstabiliser le pouvoir patriarcal jusque dans ses fondements phono-centriques et phallocentriques,1 afin de réarranger les paramètres de notre vision de la langue. Prenant comme point de départ ce recueil d’essais, ainsi que l’un de ses romans les moins étudiés, La Disparition de la langue française (2003),2 cet article analyse le caractère polyphonique de l’écriture de Djebar en accord avec une phénoménologie de la voix où se dessine ce que la critique postcoloniale a identifié comme le “troisième espace” d’une conscience de soi révolutionnaire. Dans Methodologies of the Oppressed (2000),3 Chela Sandoval plaide notamment pour la consolidation d’un nouvel espace de la dissidence intellectuelle, un

1 Il s’agit ici d’une référence à la critique de la métaphysique développée par Derrida dans La Voix et le Phénomène (1967) ou dans La Dissémination (1972). 2 La Disparition de la langue française a surtout fait l’objet des études centrées sur la mémoire traumatique de la torture, dans la lignée du livre de Michael O’Riley, Postcolonial Haunting and Victimization: Assia Djebar's New Novels (2007), ou de quelques articles sur l’exil comme “Exil, Errance et Nomadisme dans La Disparition de la langue française d'Assia Djebar.” par Nicole Aas-Rouxpari et Krista Sarin ou “The Language of Exile: Haunting Desires in Djebar's La Disparition de la langue française.” par Ana de Medeiros, paru dans le volume collectif Exile Cultures, Misplaced Identities (2008). En hiver 2008, L’Esprit Créateur dédie un numéro exclusif à Assia Djebar, sous la direction d’Anne Donadey. Alors que les critiques réunis traitent de l’importance de la voix dans des textes comme L’Amour, la Fantasia, Ces voix qui m’assiègent ou Vaste est la prison, le roman dont on vous propose l’analyse n’est pas abordé sous cet angle. 3 Prenant comme point de départ la perspective de Fredric Jameson sur la spécificité postmoderne d’une conscience de soi “colonisée” par la logique consumériste du capitalisme tardif, Chela Sandoval ne s’emploie pas moins à lui opposer des stratégies discursives d’émancipation ou de décolonisation, articulées par des penseurs poststructuralistes et anticolonialistes comme Roland Barthes, Franz Fanon, Jacques Derrida ou Michel Foucault, ayant inspiré la naissance des études postcoloniales dans le monde anglo-américain dans les années 90.

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“cyberspace”,4 où les relations interhumaines puissent se reconfigurer en dehors des visions manichéistes du monde du type colonisé / colonisateur, homme / femme, le même / l’autre. La logique interne qui gouverne cette topographie transformative est conforme à une valorisation de l’eros en tant qu’énergie créatrice, désir de langage et de discours, ainsi que de mise en relation de plusieurs récits de la différence. Afin de mieux saisir le caractère heuristique de cette force discursive, Sandoval parle d’une “herméneutique de l’amour”5 par laquelle elle entend l’art d’interpréter, de comprendre et de changer les mécanismes internes de la conscience de soi, dans l’esprit de l’empathie et de la souveraineté intellectuelle. Dans cet article, il s’agira en l’occurrence d’explorer les textes susmentionnés d’Assia Djebar afin de montrer comment le topos de la voix met à l’œuvre une double herméneutique. Premièrement, lorsqu’elle est associée à un univers de discours spécifiquement féminin, la voix constitue une stratégie herméneutique de l’amour qui abolit la pensée dichotomique et instaure au cœur de l’ordre patriarcal un dispositif sémiotique de la pluralité et de l’entente. Deuxièmement, le travail de la voix peut se nouer à une herméneutique de la haine qui cherche à se faire l’instrument du monolinguisme et de l’intolérance institutionnalisés. Dans les deux cas, l’herméneutique de la voix expose la structure ambivalente de la langue, avec son potentiel créateur d’un côté, lorsqu’il s’agit de reconstruire la mémoire brisée du protagoniste principal de La Disparition de la langue française, ou de l’autre, avec sa force destructive, mise au service du fondamentalisme religieux, dans le même roman. Les racines de l’herméneutique de l’amour initiée par le dispositif de la voix chez Djebar sont à trouver dans Ces voix qui m’assiègent. La forme plurielle du nom “voix” et la signification militaire du verbe “assiéger” tracent les contours d’un autoportrait de l’écrivaine en tant qu’agent catalyseur de diverses énergies discursives plus ou moins hostiles, plus ou moins difficiles à maîtriser et à amadouer par le mot juste. Plusieurs imaginaires d’une seule langue se conjuguent à l’intérieur de l’écriture djebarienne: le français comme “voile” sur les multiples identités des femmes arabes et berbères dont elle est l’héritière et le porte parole, le français comme voix publique donnée aux femmes soumises à l’ordre patriarcal, mais aussi le français comme trace du pouvoir colonial. Lorsqu’elle se demande “Ne suis-je pas écrivain tout court ?” (27) par rapport à 4 “The differential maneuvering required here is a sleight of consciousness that activates a new space: a cyberspace, where the transcultural, transgendered, transsexual, transnational leaps necessary to the play of effective stratagems of oppositional praxis can begin” (62). 5 Ainsi que le montre la définition ci-dessous, le terme est inspiré par l’œuvre de Roland Barthes, notamment Le Plaisir du texte (1973) et Fragments d’un discours amoureux (1977): “The act of falling in love can thus function as a ‘punctum’, that which breaks through social narratives to permit a bleeding, meanings unanchored and moving away from their traditional moorings - in what, Barthes writes, brings about a gentle ‘hemorrhage of being’ (12). This is why, for Bathes, this form of romantic love, combined with risk and courage, can make anything possible. In A Lover’s Discourse Barthes extends his definition of the ‘third’, ‘zero’ (19), and ‘obtuse’ (222) meanings - all terms that reach toward the same differential place of possibility without which no other meaning can find its own life. It is love that can access and guide our theoretical and political ‘movidas’- revolutionary maneuvers toward decolonized being” (140).

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son statut dans la Francophonie, Djebar remet en cause, à juste titre, le brouillage entre être et paraître qui advient avec l’usage des catégorisations identitaires ou critiques. A ses yeux, la littérature entière repose sur un dépaysement fondamentalement politique, car tout écrivain marque la langue d’expression, qu’elle soit maternelle ou d’adoption, d’un “irrésistible déplacement” (27). Cette remarque n’est pas sans rappeler la célèbre définition du style chez Proust, reprise par Gilles Deleuze dans Critique et clinique (1993):6 se forger un style signifie écrire dans sa langue maternelle comme si c’était dans une langue étrangère. Tout au rebours, chez Djebar, il s’agit d’écrire en français, la langue “adverse” qu’elle associe à l’éducation coloniale, mais aussi au père,7 comme si c’était le champ d’entrecroisement de plusieurs langues maternelles. La spectralité des autres langues et parlers qui assiègent l’écriture djebarienne font “délirer” (Deleuze 9) le français standard, tout en consolidant un art poétique centré sur l’idée de dynamisme structurel et de musicalité propres à l’herméneutique de la voix. La fluidité formelle qui constitue la marque distinctive de l’écriture djbarienne, avec sa prédilection pour la phrase entrecoupée, la fragmentation, la ponctuation aérée et le hiatus, a inspiré Muriel Walker à invoquer “une tornade qui aspire tout” (49) pour décrire l’effet étourdissant de sa prose. Ainsi que Deleuze l’avait remarqué pour Proust, penser le style dans les paramètres de la voix signifie reconnaître au fond de la langue cette pulsion énergétique déstabilisante qui fait vibrer l’écriture et hypnotise le lecteur avec sa sonorité inquiétante. Dans son article “Ces voix au fil de soi(e) : le détour du poétique” sur la genèse de Ces voix qui m’assiègent, Françoise Lionnet met aussi en lumière le caractère envoûtant autoréférentiel de la poétique djebarienne. Ce recueil d’essais représente à la base la thèse de doctorat d’Assia Djebar, soutenue en 1999 à l’Université Paul ValéryMontpellier III, sous un titre bien exhaustif: “Le Roman maghrébin francophone : Entre les langues et les cultures : quarante ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997”. Djebar avait en effet placé le poème “Entre corps et voix” qui ouvre Ces voix, à la fin de sa thèse, en guise de conclusion. L’interchangeabilité de l’introduction et de la conclusion met en abyme la dynamique circulaire de l’écriture djebarienne, avec son tourbillon de juxtapositions linguistiques, thématiques et stylistiques. Lionnet nous fait remarquer à juste titre que si dans Ces voix Djebar s’emploie à fournir une introduction à 6 “Le problème d’écrire : l’écrivain, comme dit Proust, invente dans la langue une nouvelle langue, une langue étrangère en quelque sorte. Il met à jour de nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques. Il entraîne la langue hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. Mais aussi le problème d’écrire ne se sépare pas d’un problème de voir et d’entendre : en effet, quand une autre langue se crée dans la langue, c’est le langage tout entier qui tend vers une limite ‘asyntaxique’, ‘agrammaticale’, ou qui communique avec son propre dehors. La limite n’est pas en dehors du langage, elle en est le dehors : elle est faite de visions et d’auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles” (9). 7 Pour une discussion plus approfondie de l’opposition entre la langue “du père” instituteur et la langue “de la mère”, associée à l’oralité, aux rythmes arabo-berbères, il faudrait consulter l’article de Muriel Walker, “Femme d’écriture française : la francographie djebarienne.” L’Esprit Créateur, Winter 2008: 47-55.

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son recueil, cela n’est pas sans miner les exigences de précision et de rigidité structurelle généralement requises par les codes du discours académique. A travers une forme poétique mise en page de façon décentrée et ponctuée d’espaces blancs irréguliers, le paysage scripturaire de Djebar illustre le souffle de l’apnée musicale, la valse saccadée des deux directions opposées – de gauche à droite et de droite à gauche – dans lesquelles s’écrivent les langues de sa double culture. L’aspect visuel du poème témoigne du frisson de transe qui traverse en filigrane son ossature thématique centrée autour de l’idée de quête de la voie/voix d’écrivain. Djebar explore les plis de la matière pour en extraire le principe créateur, le secret de la première mouvance sonore du mot vers l’ordre visible. A la fois ombre, vent, chuchotement, cri, hurlement, et finalement silence, la voix sevrée du langage annonce le texte à venir. C’est ainsi que le corps de l’écrivaine se trouve sublimé et mis en relation avec la glossolalie des voix de toutes ses ancêtres femmes: Ce corps s’en va sur le chemin / par les sentiers de hasard / et c’est alors la voix / la voix / de ce corps naviguant / muet jusque-là, yeux élargis / la voix des ombres sororales aussi/ feuilles au vent / cette voix double qui chuchote / qui murmure / qui roucoule / et coule / liquide, languide, ne tarit pas / la voix sans force / ou à corps et à cris / la voix hurlante / ou à peine véhémente / infatigable certes / inaltérable / un flux sans nulle source / de moi des autres / des femmes mortes / de ma cadette tout près / voix de ma fille vacillante / ou si forte / ma voix multiple / qui soulève ce corps / le porte haut / l’envahit, le bouscule, le tire, l’emplit / entre corps et voix / ainsi va, cernée, encerclée, mais elle va/ mon écriture (12-13). Le topos du désert (11) qui ouvre le poème devient graduellement peuplé d’une série d’images évoquant un autre espace initiatique, la forêt. Le motif du vent qui anime le feuillage, et balaye “les sentiers du hasard”, fait écho au mouvement en spirale du sable et renforce la thématique de la déambulation, du corps à la dérive, réduit à la substance fuyante de la voix. Le corps de l’écrivaine constitue une sorte de boîte acoustique où résonnent les sons indiscernables de la nature, ainsi que le silence vibrant des mères, des sœurs et des filles mortes ou pas encore nées. Ce qui résulte de cette solidarité transgénérationnelle est une synchronicité sonore qui s’installe entre la vie et la mort pour tracer les contours d’une conscience de soi souveraine, libérée des a priori. D’abord “double” et ensuite “multiple”, le crescendo en intensité de la voix crée un tempo ascensionnel, “un flux sans nulle source” (13) qui transcende non seulement les lois gravitationnelles, mais aussi le culte des origines dans le monde patriarcal. Métaphore de l’imagination créative, la voix représente ici l’essor d’une transformation sociale spécifiquement féminine. A la différence d’une riche tradition critique et philosophique ayant placé la voix exclusivement du côté du Père, de Dieu ou

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du Logos, et donc par extension, du pouvoir institutionnalisé en général, la vision de Djebar nous rappelle la consubstantialité inquiétante de la voix avec d’autres types de discours sous le signe de l’irrationnel et du mystère féminin : l’oracle, la prophétesse, la sirène, la sainte, l’hystérique, la vieille du village, la sorcière, la pleureuse, etc. Ces figures mettent en évidence la force subversive avec laquelle la voix féminine est à même de renverser les lois de la Cité. Dans A Voice and Nothing More (2006), Mladen Dolar retrace notamment l’évolution historique de la pensée sur la voix, à partir de l’antiquité jusqu’à notre époque, en accordant un intérêt particulier à son potentiel performatif 8 et aux formes d’autorité qu’elle incarne.9 Il arrive à la conclusion que le dénominateur commun des divers discours métaphysiques sur la voix est à chercher dans sa force anarchique et négative – dans la mesure où la négativité se pose en termes de force de changement et de mouvance – ou pour le dire autrement, selon le modèle hégélien de l’Aufhebung, lorsqu’il est question de nier pour affirmer ou de nier et d’affirmer simultanément. Néanmoins, ce qui importe dans l’économie d’ensemble de notre analyse, c’est moins la négativité générique associée à la voix que son imaginaire profondément marqué par un univers de discours féminin. Il suffit à cet égard de rappeler toute une pensée qui met en évidence la consubstantialité de la musique avec l’aspect féminin de la création.10 Au 8 “The voice seems to possess the power to turn words into acts; the mere vocalization endows words with a ritual efficacy, the passage from articulation to vocalization is like a passage à l’acte, a passage to action and an exertion of authority; it is as if the mere addition of the voice could represent the originary form of performativity” (55). 9 Dolar a raison de nous rappeler que selon la critique du phonocentrisme développée par Derrida, la voix se trouve représentée surtout en termes de présence de soi et de transparence, et non pas en termes de négativité, de deuil ou d’absence. La voix chez Derrida est déstabilisée par l’écriture, voire par un Logos dépositaire de la trace ou du résidu d’une compactibilité sonore idéalisée. Tout au rebours, chez Lacan, la voix s’impose comme une figure de l’irréductible et corollairement, comme obstacle même à la présence de soi. Cette vision du phonocentrisme est plus complexe que celle de Derrida où l’altérité est uniquement localisée du côté du discours écrit : “So, if for Derrida, the essence of the voice lies in auto-affection and self-transparency, as opposed to the trace, the rest, the alterity, and so on, for Lacan this is where the problem starts. The deconstructive turn tends to deprive the voice of its ineradicable ambiguity by reducing it to the ground of (self)-presence, while the Lacanian account tries to disentangle from its core the object as an interior obstacle to (self)-presence. This object embodies the very impossibility of attaining auto-affection; it introduces a scission, a rupture in the middle of the full presence, and refers to a void – but a void which is not simply a lack, an empty space; it is a void in which the voice comes to resonate” (Dolar 42). 10 Dolar traite brièvement de cet aspect: “[…] music, and in particular, the voice, should not stray away from words which endow it with sense; as soon as it departs from its textual anchorage, the voice becomes senseless and threatening – all the more so because of its seductive and intoxicating powers. Furthermore, the voice beyond sense is self-evidently equated with femininity, whereas the text, the instance of signification, is in its simple paradigmatic opposition on the side of masculinity. (Some four thousand years later Wagner will write in a famous letter to Liszt: ‘Die Musik ist ein Weib’, music is a woman.) The voice beyond words is a senseless attractive force, although in itself it is empty and frivolous. The dichotomy of voice and logos is already in place” (43).

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premier abord, ce que la musique et la femme ont en commun, c’est leur existence gouvernée par le flou et l’insaisissable, contrairement à l’illusion de la stabilité formelle ayant édifié le Logos. Ensuite, selon l’analyse de l’imaginaire de l’eau chez Gaston Bachelard,11 ces deux hypostases féminines de la création s’entrecroisent en raison de leur appartenance à un symbolisme aquatique, pour désigner le principe de fluidification au fond du désir de communication et de transcendance, plutôt que la communication proprement dite. Conforme à ce principe de fluidification, l’herméneutique de la voix chez Djebar sert à sublimer les limites de sa langue d’expression dite “cartésienne”, réputée pour son attachement aux dogmes de la grammaire, ainsi que pour son culte de la clarté.12 Pour ce faire, elle ne fait pas taire en français la glossolalie de ses autres parlers hérités d’un univers féminin privé, sinon caché. Loin d’être un bâillon aux voix qui se laissent entendre à travers sa “parole plurielle” (74), le français de Djebar réactualise l’idée d’une langue ancestrale commune, ancrée dans le plaisir corporel de la communication et du mouvement sonore vers l’Autre, délivrée du corset de la civilisation, de la nation et de la culture. Centré sur la voix et conforme à “l’herméneutique de l’amour” théorisée par Chela Sandoval, l’art poétique de Djebar se propose de transformer le monde en reconfigurant nos visions restrictives de la langue. Lorsqu’elles sont rattachées à la nation ou à la religion, les langues perdent leur enracinement dans le corps, et donc dans le principe fondateur de la condition humaine, s’ouvrant ainsi aux idéologies de toutes sortes où l’Autre devient une simple abstraction, ou pire encore, un objet de haine. Au contraire, lorsque la langue est vue d’abord en termes de sons et d’affect, elle est plus difficilement convertible en instrument d’exclusion ou en arme politique. C’est au niveau de la voix que s’affirme l’étroite correspondance entre la langue et le pouvoir sur laquelle reposent les théories de la performativité sociale, dans la lignée de la méthodologie développée par Pierre Bourdieu.13 Dans Ces voix, Djebar examine les enjeux politiques de sa visibilité sur la scène littéraire mondiale en tant que “francophone voice”.14 Recourir à l’anglais pour définir son activité publique n’est pas “[…] la liquidité est, d’après nous, le désir même de langage. Le langage veut couler. Il coule naturellement” (210). 12 Pour une lecture démystifiante des mythes fondateurs de la langue française, il faudrait consulter l’excellente étude d’Henri Meschonnic, De la langue française, Essai sur une clarté obscure (1997). 13 Dans une interview avec Terry Eagleton, parue dans Mapping Ideology (1994), ce dernier revisite sa définition du “pouvoir symbolique” de la langue (Langage et pouvoir symbolique, 2001) en termes d’idéologie intériorisée, assimilée à notre insu, cependant manifeste, et donc dépistable, au niveau d’un corps déstabilisé par des symptômes comme la voix tremblante ou le bégaiement. 14 “[…] je ne suis pas vraiment une francophone voice, si je le suis, dans mon activité publique, c’est comme universitaire, ce serait quelques fois comme commentatrice de mon travail, de mes textes. […] Je suis, sans nul doute, une femme d’éducation française, en langue française, du temps de l’Algérie colonisée, et si j’ajoute aussitôt ‘d’éducation française’ et de sensibilité algérienne, ou arabo-berbère, ou même musulmane, lorsque l’islam est vécu comme une culture, plus encore que comme une foi et une pratique, alors je suis bien une ‘femme francophone’ dans mon activité intellectuelle et critique” (26). 11

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sans opérer comme un clin d’œil à la réception et à sa carrière universitaire aux EtatsUnis où ont pris naissance les “Francophone Studies”. Tout en se montrant consciente de la place centrale que son œuvre occupe au sein de cette discipline, l’écrivaine revendique néanmoins une position en marge de la grille d’interprétation postcoloniale. L’étiquette de “francophone”, bien que nécessaire à la fonction sociale de l’auteur femme maghrébine, serait susceptible de simplifier les enjeux de son appartenance à la communauté mondiale de la langue française, ainsi que sa vision pluridimensionnelle de la langue en général.15 Dans La Disparition de la langue française, sous l’arrière-fond de la montée au pouvoir des fondamentalistes en Algérie, Djebar continue à explorer l’ambivalence de la langue en tant qu’agent d’un pouvoir oppressif ou bien, en tant que voie vers l’émancipation. A l’arabe des femmes encourageant l’amour, le double sens et le sousentendu, Djebar oppose l’arabe des fondamentalistes qui dévie le potentiel poétique propre à l’expression féminine en faveur d’un monolinguisme de la haine et du refus de la cohabitation avec les autres langues, parlers et discours. Il n’est pas dépourvu d’importance que ce soit à travers l’un de ses personnages féminins, Nadjia, que Djebar nous met en garde contre les dangers de l’éventuelle “islamisation” de la parole publique. Dans l’extrait suivant Nadjia s’adresse à son interlocuteur Berkane, le héros principal du roman, rentré en Algérie après vingt ans d’exil en France: Mais les autres, de l’autre côté, les fanatiques, as-tu senti leur fureur verbale, la haine dans leurs vociférations ? Leur langue arabe, moi qui ai étudié l’arabe littéraire, celui de la poésie, celui de la Nahda et des romans contemporains, moi qui parle plusieurs dialectes des pays du Moyen Orient où j’ai séjourné, je ne reconnais pas cet arabe d’ici. C’est une langue convulsive, dérangée, et qui me semble déviée ! Ce parler n’a rien à voir avec la langue de ma grand-mère, avec ses mots tendres. […] La langue de nos femmes est une langue d’amour et de vivacité quand elles soupirent, et même quand elles prient : c’est une langue pour les chants, avec des mots à double sens, dans l’ironie et la demi-amertume (157). Nadjia condamne le monolinguisme institutionnalisé dans un pays traditionnellement multilingue. A la voix publique et patriarcale, devenue “convulsive”, “dérangée”, “déviée”, gouvernée par une herméneutique de la haine, elle oppose la A l’égard de Ces voix, Clarisse Zimra montre avec un certain aplomb comment Djebar, malgré sa décision initiale de répondre à la demande de ses lecteurs et collègues de l’Amérique du Nord, surtout du Québec, de définir sa place au sein de la Francophonie, dénonce néanmoins la perspective postcoloniale associée à ce terme. Omniprésent sur le continent américain, cet usage est bien trop étroit pour rendre justice aux affinités profondes que Djebar ressent avec des auteurs d’expression française d’origines diverses, à l’instar de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Beckett, Ionesco, etc. (“Hearing Voices, or, Who You Calling Postcolonial? The Evolution.” Research in African Studies, 149-159) 15

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langue de sa grand-mère, “avec ses mots tendres”, tenant de la sphère privée, et la langue des femmes en général, dépositaire d’une politique souterraine de l’affect, de l’amour, de l’ironie, du plaisir de communiquer tout simplement, d’être en relation et non pas en opposition avec le monde. C’est dans ce paragraphe que se dessine le courtcircuitage entre amour et haine qui alimente l’herméneutique ambivalente de la voix dans ce roman. Nadjia est confrontée à la “fureur verbale” des fondamentalistes religieux à la radio, dans un taxi qu’elle s’empresse de quitter afin de montrer sa désapprobation. Le pouvoir performatif de la voix acousmatique, c'est-à-dire dépourvue de visage, que Nadjia entend à la radio, constitue l’arme parfaite de consolidation et de dissémination du discours islamiste. Selon Mladen Dolar, lorsqu’elle s’emploie dans la sphère publique, la voix acousmatique représente un organe de surveillance extrêmement efficace (A Voice and Nothing More, 59-71). Œil et bouche hypnotique de la nouvelle Loi, Logos monolingue du pouvoir totalitaire, il s’agit d’un instrument idéal pour la manipulation des masses. Affolé par la demande de Nadjia d’éteindre la radio, le chauffeur de taxi lui demande de descendre et lui fait remarquer avec dépit que le jour où ses leaders spirituels prendront le pouvoir, les femmes devront s’habiller “décemment” (160). C’est vraisemblablement l’habit de Nadjia qui le pousse à faire cette remarque, “trop décolleté” à ses yeux, car découvrant la base du cou. Nadjia perçoit ce commentaire comme un acte d’agression contre sa liberté, un signe avant-coureur d’une série d’autres mesures contre les droits des femmes. En outre, la juxtaposition entre la voix des leaders fondamentalistes et celle du chauffeur en proie à ses désirs sexuels aguichés par la soi-disant nudité honteuse de Nadjia, expose la violence verbale comme une expérience symbolique, similaire à un viol, car le corps de la femme en ressort terni et coupable en même temps. Après vingt ans d’exil, Berkane découvre en rentrant un arabe insaisissable, scindé entre le souvenir de la douceur du parler maternel et les discours véhéments du nationalisme religieux. Le voyage de retour dans son pays natal est initié non seulement pour retrouver une terre familière, mais surtout par le désir d’y chercher une langue d’écriture. Cette langue devrait rendre sonore et intelligible la voix silencieuse de l’œuvre à venir, ressentie par tous les écrivains. Cependant, Berkane a tort de croire que le retour chez lui pourrait l’aider à mieux entendre la voix qui l’habite, à l’exorciser et à l’isoler dans un livre. Il choisit de rester sourd aux discours haineux proférés par certains de ses compatriotes et préfère entendre uniquement l’arabe rassurant de sa famille proche ou l’arabe d’Oran de son amante Nadjia. Le fait que Nadjia attire son attention sur ce qui est en train de se passer sur la scène politique du pays met en lumière le topos de la femme prophétesse, la voyante, la Cassandre. Cependant, Berkane affiche une insouciance déconcertante devant le “bruit” d’une langue sortie de ses gonds par la “fureur verbale” (157) des islamistes. Il se bouche les oreilles pour faire taire non seulement la voix de la nouvelle Loi annoncée par les hauts parleurs de la propagande

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religieuse, mais aussi la voix clairvoyante de son amante. Sourd à la crise du sens au niveau de la collectivité, il n’entend pas non plus, au fond de l’intuition de son œuvre à venir, la voix inquiétante de sa propre mort, de la disparition future de son corps, probablement enlevé par les fondamentalistes. Instrument de la création et de la mise à mort en même temps, l’herméneutique de la voix met en scène le leurre ancien du chant des sirènes. A la fin du livre on retrouve la voiture de Berkane vide dans la campagne algérienne. Son corps disparu inspire le titre du roman, tout en dénonçant par extension la suppression de l’intelligentsia francophone en Algérie. En même temps, Berkane laisse derrière lui un roman autobiographique, “L’Adolescent”, qui constitue le témoignage de ses expériences de la torture pendant la guerre d’indépendance au début des années 60. A l’être corporel, et donc mortel, se substitue l’être immortalisé par l’écriture. La chair est ainsi sublimée par le signe. Ce qui est ici souligné, c’est l’entrecroisement souterrain entre le désir d’écrire et le désir d’imaginer ou de vivre sa propre mort. Dans Ces voix, Djebar a également articulé l’étroite liaison entre le désir de langage et le désir de mort, discernable dans l’accouplement du phonème “écrit” ou “cri” avec la terminaison “vain” ou “vaine” : Bien sûr, un écrit de femme / écrit-vaine… Désir soudain d’une écriture pour laquelle le pianiste n’a pas besoin d’appuyer sur la pédale, juste un frôlement du doigt – chez Bartok ou chez Ravel : le son disparaît et demeure. […] La vanité d’écri-vaine donc, d’ “écrivain” au féminin, ce serait cela, cette curiosité de la limite, de l’effacement, de la mort, bien sûr ? (62). Centrée autour de l’image de la vanité, représentée exhaustivement au cours des siècles dans la culture occidentale par une série de personnages ayant sombré dans la mélancolie devant le crâne jaunâtre de quelque anonyme semblable, la méditation de Djebar porte sur la vacuité de la condition humaine en général. Le sort de son personnage Berkane est donc le sien, en dépit de toute différence charnelle qui les sépare et que le mutisme blanc du squelette ne connaît pas. Si dans ses premiers romans Djebar avait assumé un certain militantisme en donnant la parole de préférence à des personnages de femmes, dans ce roman plus récent, le choix d’un protagoniste mâle n’est vraisemblablement pas sans indiquer une évolution de la mission de sa lettre écrite. Tout comme dans Le Blanc d’Algérie (1995), où elle avait fait le deuil de nombreux de ses amis écrivains, certains disparus par une mort naturelle, quoique tragique, et d’autres pour avoir été victimes d’assassinats politiques, Djebar dénonce la vulnérabilité de l’être humain confronté au potentiel meurtrier des discours de la haine, sans égard pour les différences de race, de sexe, de religion, d’appartenances nationales ou autres.

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C’est ainsi que dans La Disparition, elle revisite l’histoire pour nous rappeler l’interchangeabilité diachronique des catégories comme celles de victime / bourreau, colonisé / colonisateur, “celui qu’on frappe / celui qui frappe” (241). L’exode et les assassinats politiques des intellectuels francophones dans l’Algérie moderne réactualisent le drame vécu par la communauté musulmane au Moyen-Âge en Espagne, lorsque l’arabe était la cause de la haine interethnique initiée par des chrétiens que l’on pourrait voir comme “fondamentalistes”, si l’on utilise le lexique de nos jours : “Ainsi, comme l’arabe avait ensuite disparu dans l’Espagne des Rois très Catholiques – ceux-ci aidés vigoureusement par l’Inquisition –, est-ce que soudain c’était la langue française qui allait disparaître ‘là-bas’?” (271) – c’est-à-dire, en Algérie. La mise en abyme de la persécution des francophones en terre algérienne avec la persécution d’antan des arabophones en terre européenne invite à une interprétation plus nuancée du potentiel fondamentaliste de toutes les religions. Ce qui importe, c’est le seul fait de ne jamais obscurcir l’ancrage de la langue dans le corps et dans la voix, au profit d’une prolongation abstraite dans la religion, la nation ou la race. Dans des circonstances historiques exceptionnelles, même le rattachement organique que l’on pense ressentir par rapport à notre langue maternelle peut nourrir le germe d’un fondamentalisme quelconque. Dans Le Monolinguisme de l’Autre, Derrida démystifie notamment le fondement idéologique d’une telle construction identitaire. A ses yeux, toute langue maternelle est à même de devenir “folle” (103), lorsqu’elle devient l’instrument du pouvoir. Tel est le cas de l’arabe “convulsif” et “dévié” des fondamentalistes dans le roman de Djebar. Qui plus est, l’auteur semble vouloir suggérer qu’il faudrait se restreindre d’avoir une confiance démesurée dans le pouvoir de signification de la langue maternelle, surtout lorsqu’il s’agit de reconstituer la mémoire d’un traumatisme. Vraisemblablement faisant écho au propre choix de Djebar d’écrire dans la langue “adverse”, le protagoniste du roman retrouve sa mémoire et sa voix d’écriture en français, et non pas dans l’arabe de sa mère. Suivant un mouvement homéopathique judicieux, Berkane rédige le récit qui le hante dans la langue de ses anciens tortionnaires. Pendant les vingt ans d’exil en France et tout au long de son histoire d’amour avec son amante française, Marise, il n’avait pas réussi à parler des séances d’interrogatoire et de torture qu’il avait subies dans sa jeunesse. Dans “L’Adolescent”, cet épisode fondateur est structuré autour d’une scène clé qui met en abyme son sombrement dans le mutisme. Imminente, la torture est annoncée par une musique classique – “du Beethoven ou du Wagner” (218) –, que le jeune Berkane n’arrive pas à identifier. “Inculte” et sans aucune expérience de vie, il n’aurait été à même de reconnaître que “le luth de sa mère et un peu la guitare” (219). Ce qui nous frappe d’emblée, c’est la confrontation de deux types de musique, de deux types de voix, en l’occurrence. Le luth ou la guitare tiennent de l’univers privé de la mère, officiant entre les murs de la maison une musique douce, poussant à la contemplation. En revanche, la musique retentissante et monumentale diffusée par les hauts parleurs du centre de

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détention, appelle l’individu à se joindre à la collectivité. L’ignorance en matière de musique classique chez le jeune Berkane symbolise tout compte fait son immaturité politique. En écho à son “analphabétisme” politique16 d’antan, Berkane se déclare, vingt ans plus tard, “analphabète” du corps de son amante Nadjia. Lors d’une scène d’amour, Berkane établit la correspondance entre son ignorance du corps de l’amante – “[…] je suis un analphabète de ton corps” (143) – et l’anéantissement que cette connaissance pourrait ramener.17 Ainsi, le désir de transcendance de l’être s’accomplit à la fois dans l’apprentissage de la langue politique du corps abstrait de la mère-nation, ainsi que dans l’apprentissage de l’idiolecte affectif de la personne aimée. Berkane se souvient de la torture à la fois comme d’une expérience négative de la transcendance du corps et comme d’un moment d’extase. Afin d’éradiquer tout indice sonore d’une humanité bafouée, au moment où Berkane veut crier sa douleur les tortionnaires lui versent du sable dans la bouche. On a affaire ici à un enterrement symbolique de sa voix, à un étouffement de l’organe qui réclame le droit fondamental à la vie. Il importe que cette mise au silence soit accomplie avec la substance même qui fait le désert, le sable, et par extension, le cadre mythique de l’ascèse. C’est dans le désert qu’on cherchait autrefois à oublier la tonalité de sa propre voix, désormais désengagée de la volonté de communication avec les autres et devenue le champ de résonnance des voix d’une conscience assiégée par le silence assourdissant des dunes. Souvenons-nous que dans “Entre corps et voix”, Djebar invoque le motif initiatique du “sable ancestral” (11) qu’elle a dû traverser à son tour pendant ses dix années d’éloignement de la littérature. Il n’est pas dépourvu d’intérêt que pour Berkane aussi, “l’offrande du sable fin” lors de l’expérience fondatrice de la torture, ait instauré une longue période d’égarement dans un espace de vacuité existentielle : “Au cours des décennies suivantes, ce fut cette seule image, je dirais, de ‘l’offrande du sable fin’, qui remontait et qui flottait dans ma mémoire, comme une composition, presque irréelle, de chorégraphie” (223). Selon Françoise Lionnet le motif du sable est étroitement lié à celui de la voix en raison de leur correspondance commune avec le désert, et par extension, avec tout espace de la prise de conscience (“Ces voix au fil de soi(e) : le détour du poétique”, 114). Animés par la même “chorégraphie” “irréelle” du désir de transcendance, le sable et la voix mettent en scène une dialectique du vouloir-dire, du vouloir-devenir propre à l’herméneutique de l’amour.

Il s’agit ici d’une formule que Berkane avait utilisée pour décrire un débat avec ses camarades de prison sur l’impossibilité de traduire l’adjectif “laïc” en arabe : “Mais la laïcité ? Un vide, un nonconcept, chez chacun de nous, dans ce champ et, je dois l’avouer, un vide aussi dans ma tête d’alors ! A seize ans, en entrant dans ce camp du Maréchal, j’étais un analphabète politiquement” (164). 17 “Te connaître jusque dans la fatigue, il me faut tous les souvenirs puisque je t’ai trouvée, non retrouvée, petite sœur, je t’ai rencontrée alors que tu vas partir, tu es la passante, tu deviendras mon fantôme, où allons-nous, quand allons-nous…” (143). 16

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Une fois Berkane rentré au pays natal, la mise au silence qui avait initié son ascèse intérieure commence à se dissiper et à donner naissance au désir de raconter le traumatisme fondateur de la torture. Pour ce faire, le protagoniste a dû d’abord ancrer, dans le présent du texte, une mémoire “irréelle” flottant dans une histoire aliénée. Le désir de mémoire, de cohérence discursive face à la crise du sens, se conjugue avec le désir de l’Autre féminin, toujours absent, toujours insaisissable, fuyant. Suite à ses nuits d’amour avec Nadjia, qu’il appelle de manière suggestive “la visiteuse”, Berkane retrouve sa voix d’écriture. Contrairement aux discours de la haine basés sur l’idée d’une mèrenation unique, cruelle, exigeant la vie de ses fils, au nom de laquelle il a été torturé, la voix de la femme aimée est à même de guérir et d’arrêter le mouvement centrifuge de la mémoire brisée du traumatisme. Plus encore, la poursuite de la voix intime qui fait le souffle de l’écriture chez Berkane opère en parallèle avec le désir de rassembler le triptyque des présences féminines les plus importantes dans sa vie : sa mère décédée, l’amante française restée dans la métropole et l’amante algérienne rentrée en Europe. Cependant, la quête de ce corps féminin tripartite : mère, amante et “sœur” (comme il avait pris l’habitude d’appeler Nadjia), reste manifestement nouée au travail de deuil, de fragmentation. Intimement structurés en accord avec une négativité ou une force de transformation que nous avons retracée à une certaine pensée philosophique sur la voix, le discours amoureux et le désir de discours ou de mémoire se nourrissent, de toute évidence, du fantasme commun de redevenir entiers, d’abolir les distances qui nous séparent de l’objet du désir. D’une consistance fantomatique, à la fois présence et absence de l’être aimé dans le discours amoureux, la voix est un personnage en soi dans ce roman. Les sonorités du français, de l’arabe et du parler de la mère de Berkane se côtoient et se confrontent selon une dynamique tantôt guerrière, tantôt complémentaire. Ce tangage linguistique est amplifié à l’extérieur par le bruit des vagues d’une mer dont Berkane avait gardé le souvenir pendant l’exil : De retour, soupiré-je dans la langue de la mère (au lieu du berbère, le dialecte arabe d’el Djazira), je suis de retour et la Méditerrané me fait face, j’entends le clapotis des vagues au-dessus de ma terrasse, oui, je suis à demeure, “que le Prophète et ses épouses, comme s’exclamaient les femmes de ma famille, me contemplent, et me pardonnent mes péchés !” Tout bruissant des éclats de voix de ma mère disparue, mais vivante en moi (15). La voix est le résidu de l’être aimé, le concentré du souvenir de sa présence. Inscrite dans la chair de Berkane, la voix de la mère se superpose au bruit des vagues de la mer. L’homophonie qui s’accomplit au niveau de la voix s’installe dans l’intervalle de la différence orthographique des deux mots pour mieux assurer leur fusion sonore et sémantique. Ce faisant, ce qui est mis en lumière – c’est le rattachement commun à un

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univers aquatique et rythmique associé à l’idée de renaissance. Chez Berkane, le désir de la mer-mère est surdéterminé par le désir du corps de ses amantes, un corps où la résonnance de leurs langues maternelles respectives – le français de Marise et l’arabe oranien de Nadjia – tisse le discours érotique de l’absence de l’être aimé : Evoquer mon amour qui subsiste, qui renaît, face à la mer qui, chaque nuit, murmure en vagues lentes et répétées, comme si elle allait se glisser au-dessous de ma couche. […] Marise-Marylse, te dire que mon amour se gonfle à présent par la séparation même et dans l’étirement de ce retour. En même temps, mon désir de toi devient marée haute dans cette absence voulue et pourtant si lourde… (25). Berkane ressent le désir de l’être aimé à l’instar d’un courant vibrant aux rythmes montants et descendants de la vaste étendue d’eau. L’appel des profondeurs de la mer – le tangage des vagues et le tangage du langage – sont autant d’images qui font penser à l’hypnose de l’abîme dans le discours amoureux chez Barthes.18 Pour ce dernier, l’être qui aime “s’abîme” (15), se met à mort symboliquement dans la quête d’un objet de désir insaisissable. Suivant ce même mouvement de chute vers l’Autre absent, Berkane découvre la “zone zéro” de la table rase au soubassement de tout acte créateur.19 Plus qu’une extase ou qu’un abandon à la dérive sur la surface liquide des contenus sans formes, il s’agit d’une expérience sonore atemporelle où les échos du discours à venir se laissent entendre sans médiation. Ainsi, avant d’entamer son roman autobiographique, Berkane se sensibilise-t-il graduellement à la voix qui nourrit à la fois son désir de discours et son désir de l’Autre féminin: “Une voix perdue ressurgit, elle crie, elle me tire hors de moi, et si j’écris pour te la dire, cette voix dérangeante et obscure, c’est pour comprendre le pourquoi de cet effroi rallumé dans le noir” (27). Il s’agit somme toute d’une sonorité transcendantale qui invite soit à l’incursion dans son propre enfer, et dans sa propre mémoire, soit à la découverte d’une topographie familière dans l’inquiétante étrangeté qu’est l’être aimé.

18 “L’abîme est un moment d’hypnose. Une suggestion qui agit, qui me commande de m’évanouir sans me tuer. De là, peut-être, la douceur de l’abîme : je n’y ai aucune responsabilité, l’acte (de mourir) ne m’incombe pas : je me confie, je me transfère (à qui ? à Dieu, à la Nature, à tout, sauf à l’autre)” (16). 19 Chela Sandoval y voit la matérialisation d’un espace régénérateur du langage, délivré des dispositifs discursifs de la différence et de la distanciation de l’Autre en raison de sa supposée opacité culturelle, raciale, de sexe, de religion, etc : “Differential consciousness is described as the zero degree of meaning, counternarrative, utopia/no-place, the abyss, amor en Aztlán, soul. It is accessed through varying passages that can include the differential form of social movement, the methodology of the oppressed, poetry, the transitive proverb, oppositional pastiche, coatlicue, the middle voice. These puncta release consciousness from its grounding in dominant language and narrative to experience the meanings that lie in the zero degree of power - of differential consciousness” (146).

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Méditant sur le travail de la mémoire dans sa propre œuvre, Djebar l’associe aussi à la voix d’une femme, ainsi qu’elle l’avait entendue dans le chant d’une comédienne : “La mémoire est une voix de femme, / nuit après nuit / nous l’étranglons / sous le lit / d’un sommeil de plomb ! ” (Ces voix, 47). La complicité sémantique établie entre la mémoire et la voix de femme nous pousse à interpréter l’action métaphorique du verbe “étrangler” comme le passage sous silence, nocturne et répété, d’une instance discursive qui titille l’imagination dans le régime diurne. Il en va de même pour La Disparition où la voix occupe au sein de l’art poétique djebarien la place d’un personnage en soi, agent d’une force d’exploration des territoires vierges de la connaissance de soi. Ainsi Djebar aligne-t-elle le désir de discours avec un “travail d’exhumation, de déterrement de ‘l’autre de la langue’».20 Pour déconcertante qu’elle soit, la formule de “l’autre de la langue” ne renvoie pas moins, de nouveau, à ce troisième espace de l’altérité qu’est la voix où les contours nationaux et culturels de l’être se liquéfient pour engendrer une pratique révolutionnaire de la communication en profondeur, en dehors des configurations sociopolitiques et linguistiques de la subjectivité. Ce mouvement est celui d’une perpétuelle traduction, car la langue de l’autre aimé, au lieu de nous tenir à l’écart avec son timbre étranger, nous devient familière, semblable à un chez soi rassurant, quoique inattendu. Dans La Disparition, c’est sans doute en accord avec cette poétique de la fluidification translinguistique qu’après avoir parcouru le roman de Berkane, son amante Marise ressent à son tour le poids du deuil, mélangé au plaisir de prononcer l’arabe maternel de son amant disparu : “Ma houma, comme il disait. C’est le seul mot arabe que Marise sache prononcer: houma! Elle a appris à rendre le ‘h’ aspiré; elle peut même s’exclamer: ‘Ya ouled el houma!’ exactement comme Berkane le disait! Comme il le dira quand il reviendra: ‘O enfants de mon quartier!’” (278). De la même façon que Berkane l’avait rencontrée en français, Marise retrouve Berkane post mortem dans sa langue maternelle, dans les inflexions orales d’un arabe de l’amour, radicalement opposé à l’arabe de la haine des fondamentalistes, fait de “bruits” et de “fureur” (157). En conclusion, dans ce roman de Djebar, tout comme dans les essais de l’écrivaine, l’herméneutique ambivalente de la voix met à l’œuvre l’enchevêtrement fondateur entre le désir de langage ou de discours, l’amour et la mort. La langue est ainsi repensée en dehors des catégories restrictives nationales, autour d’un noyau organique spécifiquement féminin où l’écriture et la prise de parole sont des actes performatifs de transformation sociale, de naissance et de destruction, de mise à mort et de resurgissement créateur en même temps.

20 “Ai-je pu faire sentir ce que fut pour moi ce travail d’exhumation, de déterrement de ‘l’autre de la langue’? Peut-être qu’un écrivain fait d’abord cela : ramener toujours ce qui est enterré, ce qui est enfermé, l’ombre si longtemps engloutie dans les mots de la langue… Ramener l’obscur à la lumière” (“Ecrire dans la Langue de l’Autre.” Ces voix, 48- 49).

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OTILIA BARABOI

WORKS CITED Bachelard, Gaston. L'Eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière. Paris: José Corti, 1942. Imprimé. Barthes, Roland. Fragments d’un discours amoureux. Paris: Éditions du Seuil, 1977. Print. ---. Le Plaisir du texte. Paris: Éditions du Seuil, 1973. Imprimé. Bourdieu, Pierre, Terry Eagleton. “Doxa and Common Life: An Interview.” in Mapping Ideology. Ed. Z!iz!ek, Slavoj. London; New York: Verso, 1994. 265-277. Imprimé. Deleuze, Gilles. Critique et clinique. Paris: Minuit, 1993. Imprimé. Derrida, Jacques. La Dissémination. Paris: Éditions du Seuil, 1972. Imprimé. ---. La Voix et le Phénomène. Paris: Presses Universitaires de France, 1967. Imprimé. ---. Le Monolinguisme de l'Autre, ou, La prothe!se d'origine. Paris: Galilée, 1996. Imprimé. Djebar, Assia. Ces voix qui m'assiègent. Paris: Albin-Michel, 1999. Imprimé. ---. La Disparition de la langue française. Paris: Albin Michel, 2003. Imprimé. Dolar, Mladen. A Voice and Nothing More. Cambridge: MIT Press, 2006. Imprimé. Lionnet, Françoise. “Ces voix au fil de soi(e): le détour du poétique.” L’Esprit Créateur. 48.4 (Winter 2008): 104-116. Imprimé. Meschonnic, Henri. De la langue franc!aise : Essai sur une clarté obscure. Paris: Hachette, 1997. Imprimé.

Sandoval, Chela. Methodologies of the Oppressed. Minneapolis, London: University of Minnesota Press, 2000. Imprimé. Walker, Muriel. “Femme d’écriture française : la francographie djebarienne.” L’Esprit Créateur. Volume 48.4 (Winter 2008): 47-55. Imprimé. Zimra, Clarisse. “Hearing Voices, or, Who You Calling Postcolonial? The Evolution.” Research in African Literature. 35.4 (2004): 149-159. Imprimé.

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Assia Djebar’s Women and Their Multiform Love Anna Rocca Salem State University

When feelings are involved –when individuals feel as opposed to think they are committed—and when those feelings are infused with self-reflexive truths as well as some sort of moral authority, actions become fully politicized. Patricia Hill Collins (Fighting Words 244) Love is, after all, language-less, needing greater faculties and facilities than language can offer; love does not forgo language but perhaps works to create a language that is less crippled by mastery, something subtler, more intimate and precise, more clean. Kevin E. Quashie (Black Women, Identity, and Cultural Theory 170-71)

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rom Femmes d’Alger dans leur appartement until her last work, Nulle part dans la

maison de mon père, the impact of French colonization on Algerian society, particularly on Algerian women, will progressively become Djebar’s analytical framework within which she explores human relationships. The latter emerge from multilayered interactions where the emotional sphere is inevitably forged by the social and the historical one. First and foremost, female characters usually have the courage and vital force to break social inertia and traditions and to experiment alternative ways of connecting with themselves and with people around them. Standing out against Algerian society’s stagnation and manifested in different forms, such as dignity, affection, attachment, passion, pleasure, tenderness, solidarity, charity, devotion or self-connection, the female energy often unfolds in terms of love, moving towards connection and belonging. The underpinning of all these types is the female characters’ life force reaching out and creating alternative forms of bonding. The latter undermine both the introjected colonial system of dichotomized

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relationships and the internalized self-hatred and fragmentation that often come with colonial reality. In this essay, I will analyze in particular the meaning of love as interrelatedness, as it manifests in “La nuit du récit de Fatima,” a story added to the 2002 edition of Femmes d’Alger dans leur appartement, and love as self-connection as expressed in Nulle part dans la maison de mon père. This choice comes from the desire to show how this “rapport fondateur” that Djebar’s writing maintains with grief and death implies a parallel movement towards love and connection.1 Because “La nuit du récit de Fatima” was published twenty-two years after the first edition of Femmes d’Alger, it is interesting to see how different Djebar’s approach is to the relationship between women, past memories and war. Moreover, although in Nulle part dans la maison de mon père, to use Mireille Calle-Gruber’s words, “on peut mesurer la peine de l’écriture,” one can also witness a self-reflection on internalized self-hatred that becomes the manifesto of selfcompassion and love (13). In this context, I will use the word ‘love’ to describe a multiform life force that moves female characters to connect over fear, alienation and opposition; sometimes towards self-understanding, and most of the time toward compassion and relatedness. If love, and above all romantic love, has been a recurrent theme of literature throughout the past ages, this century has also brought a renewed interest in understanding the nature of it. From very different perspectives, disciplines such as social psychology, philosophy, literary criticism, gender studies, sociology, theology and evolutionary biology are inquiring about definitions of love and its multidisciplinary intersections and impacts. Because love has the characteristic of being both largely recognized as a ‘universal’ emotion and locally influenced by social codes, it takes different forms and needs to be understood in its cultural and historical context. The scenario becomes more complicated in colonial and postcolonial societies as well as in conditions of exile and migration. In these situations, people’s original values and emotions are subjected to confrontation with the new ones and often to reinterpretations, revisions and adjustments. Concerning love, in 2000, bell hooks underlines how: “Affection is only one ingredient of love. To truly love we must learn to mix various ingredients—care, affection, recognition, respect, commitment, and trust, as well as honest and open communication” (5). She also notices the following: “In popular culture love is always the stuff of fantasy. Maybe this is why men have done most of the theorizing about love. Fantasy has primarily been their domain, both in the sphere of cultural production and in everyday life. Male fantasy is seen as something that can create reality, whereas female fantasy is regarded as pure escape” (xxiii). Hooks’ attention to this preconceived idea that male fantasy is the only one able to create reality is crucial to the understanding In the “Introduction” of L’Esprit Créateur 48, 4 (2008), Anne Donadey underlines how Mireille Calle-Gruber, Carine Bourget, Françoise Lionnet as well as herself, all stress in their articles: “le rapport fondateur que l’écriture djebarienne entretient avec le deuil et la mort” (3). 1

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of past and present difficulties for women to link female’s nurturing love to social transformation. In addition, the relationship between love and women is a controversial terrain that has been historically manipulated by religious and political forces. Traditionally and empirically, because of maternity, love for women is bound to selfsacrifice, altruism and self-denial. Understanding how love could be misused or misread when referred to women, Kevin Quashie underlines: “love, like language, is a conundrum especially because its predominant social narrative limits women’s agency, demanding selflessness and thwarting self-achievement” (171). Although the thinking in terms of self-achievement is a privilege of women benefiting from geographical location or class, we can surely state that: first, love is politically charged and gender connoted; and second, for women love seems to collide with self, and above all with self-respect, a topic dramatically revealed, as we will see, in Djebar’s last autobiographical work. Furthermore, women’s lack of self-respect interferes with the possibility of creating female bonds and solidarity, a notion often problematic in Assia Djebar. In 1979, at the Second Sex Conference in New York, Audre Lorde brilliantly stated that it is only within the patriarchal frame that limited interpretations of women’s nurturing and love are validated and enforced. In that conference, criticizing the absence of papers on lesbians and ‘Third World’ women’s mutuality, interdependence and shared-support systems, she emphasized the following: Yet it is only in the patriarchal model of nurturance that women ‘who attempt to emancipate themselves pay perhaps too high a price for the results,’ as this paper states. For women, the need and desire to nurture each other is not pathological but redemptive, and it is within that knowledge that our real power is rediscovered. It is this real connection which is so feared by a patriarchal world. Only within a patriarchal structure is maternity the only social power open to women. Interdependency between women is the way to a freedom which allows the I to be, not in order to be used, but in order to be creative.2 (111) In this passage, it is paramount for Lorde to subtract the female “need and desire to nurture each other” from the patriarchal system of interpretation and evaluation. In so doing, what the patriarchy constructs as a form of female physical or mental disease, which needs to be feared, can be reevaluated as a source of power, the power of women (re)gaining possession of themselves and of their most intimate desire: to be authentically connected. This knowledge allows women to unfold all their potential in society. In the essay “Uses of the Erotic as Power,” Lorde will further 2 Originally presented during the Second Sex Conference in New York in 1979 with the title “The Personal and the Political Panel,” this article has then been published in 1984 in Sister Outsider and titled “The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House.”

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develop the meaning of female “real power.”3 Going beyond patriarchal and religious interpretations of maternity as a reproductive act feeding their exploitative systems, “real connection” and “social power” need to be understood as care and support for the growth and development of both the self and the other. Finally, because of the authenticity of this connection, the transformation from “the I to be” will be possible, which is to say the revolution from isolation to the recognition of reciprocal needs and the conversion from passivity to self-awareness. Real connection will eventually make possible the implementation of social and political change on the base of interdependency, the latter nowadays recognized as the most intrinsic necessity for global societies’ survival. Since Lorde’s presentation, constructive discussions among women around the world, leading to the development of transnational movements, have followed. At the end of the ’90s, recalling Lorde’s words about feelings that arouse women to action, Patricia Hill Collins believes that: “Ideas that engage this deep love, caring and commitment can energize people and move them to struggle” (243). However, she also expresses concern about the capitalist marketplace’s manipulation of women’s erotic power, for this has been and still is routinely sexualized and “the strength of deeply felt love” also “feared” (243). Associating fear, love and connection, hooks reminds us that on a personal level: “When we choose to love we choose to move against fear – against alienation and separation” (93). To this end, one of the most prominent issues discussed among women in the last thirty years is how to conceive and construct forms of solidarity and connection at the base of women’s diversities, in order to impact society. In 2002, Chandra Talpade Mohanty revises her most famous article “Under Western Eyes” and rethinks feminist solidarity in terms of “a political as well as ethical goal” that needs to be defined “in terms of mutuality, accountability and the recognition of common interests” (3, 7).4 In 2005, continuing from Lorde, Jacqui Alexander further explains the meaning of both connection and interdependency in societies that have been colonized. She states that the practice of decolonization succeeds whenever it is able to envision a space of connection and belonging that transcends federations, nations, communities, groups and families. This space can only be found in a sacred and spiritual connection and interdependency that is within us but that transcends the individual. Understanding how to relate to and evolve in interdependency is then the most successful path for social transformation and emotional healing, that “can subvert and ultimately displace the pain of dismemberment” (281-82). Sister Outsider, 53-59. Concerning this topic, see Chandra Talpade Mohanty. Feminism Without Borders. Decolonizing Theory, Practicing Solidarity. Durham & London : Duke University Press, 2003, and in particular ch. 9, “’Under Western Eyes’ Revisited: Feminist Solidarity through Anticapitalist Struggles,” originally published in Signs: Journal of Women in Culture and Society vol. 28 no. 2 (2002): 499-535. 3 4

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In 2006, commenting on women’s solidarity, Jane Hiddleston notices the similarities between Nawal El Saadawi’s notion of solidarity, stressing: “the need for a unity created over and above particular differences,” and Assia Djebar’s “‘feminist’ project” locating: “common experiences while also stressing dissimilarities, conflicts and differences. Complicity and solidarity between women is reflected at the same time as disidentification and dissent” (85, 88). If solidarity in Djebar does not translate into an unproblematic sorority, as Hiddleston underlines, the attention then should be on the multiplicity and varieties of solidarities that the author uncovers. In both “La nuit du récit de Fatima” and Nulle part solidarity takes a step forward toward nurturing and supporting self and other: in the first, it moves towards love as interconnectedness and interdependence between men and women, in the second, toward love as selfconnection. Love as Interrelatedness: “La nuit du récit de Fatima” I am incomplete and unreal without other women. I am profoundly dependent on others without having to be their subordinate, their slave, their servant. María Lugones (Pilgrimages/Peregrinajes 83) As has already been remarked, in Femmes d’Alger dans leur appartement women’s solidarity expresses itself as both dialogue and oral transmission among different generations of women. In addition, as the author emphasizes in the Ouverture, “La nuit du récit de Fatima” has the central role of supporting and enlightening solidarity among women: “Ce récit le plus récent, placé juste après l’ouverture du recueil, je souhaiterais qu’il soit comme une lampe sur ce seuil, pour éclairer la solidarité de toute parole féminine, notre survie” (10). Asking Assia Djebar about the reediting of Femmes d’Alger, Carine Bourget reports that the reason for the 2002 edition originated from the new publishing company’s request to ameliorate the quality of the old paperback edition by also adding an unpublished short story, which Djebar wrote in 2000 (92). Without discounting the Ouverture variations that Bourget analyzes in detail to notice how, twenty years later, Djebar’s tone is much more pessimistic, the added story’s purpose offers a more nurturing way of talking about past traumas and solidarity (94). First of all, that uneasiness of recalling traumatic experiences from the war and the resulting fragmentation of the narrative structure that Hiddleston punctuates, gives way here to a narrative-thread the unifies all characters in their effort and willingness to tell the story (61-63). In addition, although the recalling of traumatic past creates anxiety, and for this reason is often displaced and told by somebody else that witnessed it, narrators clearly refuse to evoke past violence or loss and choose to remember events fostering love and connection. A third element of interest is that both colonial internalized self-fragmentation and female subjugation to patriarchal rules surface in

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narrators’ consciousness and are sublimated in some way through irony. Last, the whole story is about interconnectedness and reciprocity. In “La nuit du récit de Fatima,” Fatima begins recalling the circumstances of her parents first encounter. At the end of World War I, after fighting in the French army, Algerian Toumi comes back home. He meets the young Arbia and asks her brothers to marry her but these last refute the offer. With the blessing of Arbia’s mother Magdouda, Toumi and Arbia decide to escape. Arbia will be repudiated and forbidden to see her mother again. One year later she will conceive Fatima. Longing for a son that will never come, when Arbia’s brother Hassan, now a widower, asks her for help with his son Ali, she is very happy to accept. Arbia’s decision will make it possible to see her mother again and to be reconnected to her family, after four years of separation. Fatima thus grows up with Ali, and when she is fourteen, her father Toumi marries her to thirty-five year-old officer Kacem. One year later, in 1936, Fatima gets pregnant. In the same year, Ali abruptly leaves home to secretly join the navy; Fatima thus decides to give her first son Mohammed to her mother as a gift, to console her of Ali’s loss. Fatima’s narration ends with her second son Nadir’s birth in 1941. Her daughter-in-law Anissa continues the narration describing the departure of her mother Taos to the Balearic Islands after Algerian independence, her encounter with Nadir at the university and her announcement to Fatima of her pregnancy. To be able to finish her studies, Anissa decides to accept Fatima’s help for taking care of her daughter Meriem. As the relationship between Nadir and Anissa starts to deteriorate, in spite of Nadir’s opposition, Anissa decides to secretly leave Algeria with Meriem and to reach her mother in the Balearic Islands. The narration in itself is the string that creates bonds among characters. It takes figuratively the shape of a thread –“le premier fil” – that later on becomes a silver and at times ebony thread glowing in the night; this last image functioning as a metaphor of a shining tie marking existence in connection (13, 33).5 This short story is structured in five chapters. Spanning at least over two nights, the first four chapters, “Le rapt,” “Le petit frère,” “L’école” and “L’enfant à donner,” are told by Fatima to Anissa, her young daughter-in-law. During these four narrations Fatima is not the only one recounting. Her father Toumi and her mother Arbia, the latter narrating to Fatima and Ali the story of their grandmother Magdouda, intervene in it. At the end of the fourth narration there is a clear caesura punctuated by: a change in time, the dawn approaches, Anissa’s introduction of herself and her annunciation to take over the narration from Fatima: “Mais c’est à mon tour de plonger, non dans le récit, plutôt dans une confession ordinaire” (39, 40). About the transition from “récit” to “confession ordinaire,” one can speculate that it marks the passage from international historical events into private ones. It can also stand as a metaphor of the change from an historical period with stronger political One cannot avoid seeing the association between this glowing thread and the image of the “lampe” shading light on solidarity, referred to “La nuit du récit de Fatima” in the Ouverture (10). 5

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activism, ideals, and expectations to one the post-independent characterized by the stagnation of Algerian society, which makes a story ordinary. After this caesura one expects Anissa to take charge of the narration; instead Nadir starts recalling his memories about the first time he met his brother Mohammed. We learn that Nadir, during Fatima’s recounting, has always been asleep and physically close to the two women; he then awakes at dawn to take over his mother’s narration: “à cet instant, Fatima rentre, constate que Nadir la relaie dans la narration du passé” (42). In the fifth part, “L’enfant à donner de nouveau?,” after Nadir’s reminiscence, Anissa recounts the last year of her relationship with Nadir from the time Meriem was born until their departure. The bond the narration generates is so tight and deep that it brings discomfort to both Fatima and Anissa, these last repeating: “le récit est exigeant,” to accentuate the responsibility deriving from it (33, 45). Fatima feels at times caught and swallowed up by the narration while Anissa has the impression of being squeezed and imprisoned by it (26, 45). In addition, as soon as Fatima’s memories bring back her misfortunes, anxiety comes back in the form of sticky bats or crows’ wings she needs to fight to keep the story going (33-34). Nonetheless and despite this uneasiness, both women continue their narration and help each other to carry it on: when Fatima progressively loses energies and interest in continuing her story, Anissa will take over. This time it is Anissa sharing her memories with Fatima by introducing her mother Taos and some details about how she met her son Nadir. By remembering her deceased brother Mohammed, Nadir too contributes to the narration and establishes a nurturing bond with him, his mother and his spouse. Nadir retells his story in the cozy atmosphere of an early morning in her mother’s house, surrounded by the love of Fatima and his pregnant wife Anissa. Warm honey donuts that Fatima expressly prepares for him add to the sheltered setting. As soon as Nadir starts to approach his traumatic memory Anissa will take over his narration: “La suite, conclut-il car il ne veut plus advancer dans ce passé, tu la connais, Anissa!” (44).6 If for all characters the thread of the narration constitutes the trace of their existence in connection, the story in itself is a gift of trust that nourishes and transforms one another. The narrator, by telling her story, reaffirms bonding and affiliation and the listener, by receiving the story, begins to feel connected. Both create an enduring legacy witnessing interconnectedness over loss. In this context, interconnection means also interdependency because without helping each other and being in the presence of the other the narration would probably end. Furthermore, even though no character in this novel is exempt from grief, each of them decides to stress past events nourishing their connection, which is also why Fatima ends her narration in 1941 and Anissa starts hers after the independence. The From Anissa we know that as a combatant during the Algerian resistance, Nadir had been wounded and probably witnessed his brother’s death fighting in the maquis; he then spent the rest of the war of independence in the infamous Barberousse prison in Algiers. 6

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first episode Fatima chose to narrate, announced by a somber title, Le rapt, and an equally somber introduction, “par quoi commencer de mes malheurs,” surprises for it uncovers her parents’ story of love (13). In their first encounter she describes, ironically, the power of the gaze, usually associated in Djebar’s work to voyeurism, possession, power an objectification, it expresses here equality and correspondence between Toumi and Arbia and irreversible attraction and love at first sight: “Ils se regardèrent dans les yeux . . . Ils s’étaient reconnus . . . et ils se fixaient longuement” (16-17). Despite her family’s repudiation, Arbia will have the blessing of Magdouda, which will strengthen the connection between mother and daughter. Mother-daughter’s bond is the leitmotiv of this novel: from Magdouda to Arbia it will continue between Arbia and Fatima as well as between Anissa and her mother Taos. In addition, at the core of “La nuit du récit de Fatima,” and under very different circumstances, there are two episodes emphasizing interdependence and a sense of communal reciprocity. In the first, Hassan, no longer able to look after his son Ali, asks his sister to take care of him, confident that Arbia will love Ali as if he was her own son. Toumi and Arbia’s consensual decision to keep Ali will increase cohesion and trust among members of the two families; it will make possible the transformation of Hassan who now respects and values his sister, the reconciliation of the two families, the reunion of Magdouda and Arbia and the enhancement of trust, respect and love among all of them. The episode of Toumi coming back home and hearing the desperate crying of little baby Ali for the first time is a perfect example. Following that cry, he reaches the room and sees ‘the’ scene: surrounded by Hassan’s two little sons playing together, his wife Arbia sits on the floor holding on her lap Ali and softly reassuring him with a tireless and patient voice; close to Arbia is her mother Magdouda, who she has not seen in four years, and both women are softened up by the joy of their reunion and the presence of these children. Remembering that picture of harmony, peace and love, Toumi recalls his own emotions of tenderness and twice repeats: “‘J’ai senti mon cœur bondir’!” (24). In the second episode, Fatima gives her first son Mohammed to her mother Arbia to console her of Ali’s loss. At age fifteen, Fatima offers Mohammed as a pure gift of love, unconditioned and only motivated by the desire of making her mother happy again: “je pensais sincèrement qu’ainsi, cela lui comblerait le vide laissé par mon frère Ali” (35). As time goes by, Fatima’s desire to support and nurture her mother will prevail and prevent her from asking Mohammed back. Anissa’s discomfort in giving Meriem to the care of her mother-in-law Fatima needs to be analyzed from a different perspective. Anissa’s insistence on parental duties – “Toi et Moi, nous sommes, nous, les responsables de notre enfant!” (50) – and her progressive anxiety toward patriarchal codes, marks a transition to a different historical period, after independence, where old values are questioned and new ones are hard to apply. Finally, in some way through irony, both Nadir and Fatima are able to sublimate their painful recollections. Anissa, in describing Nadir says: “Il utilise toujours un ton

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ironique jusqu’à sembler provocateur, surtout quand il rappelle des souvenirs, toujours par fragments, de son temps du maquis comme de celui de la prison,” and Fatima pursues: “—Nadir, c’est pour cela qu’on l’aime! . . . Il tourne tout en plaisanterie, surtout quand on risque d’être noyé par le chagrin !” (41-42). Many times Fatima uses irony to distance herself from patriarchal traditions such as her mother’s desire for a son or the paternal decision to marry her at 14 (19, 33). Nadir laughs bitterly describing himself as a product of the colonial alienation (43). Finally, the whole story is about interconnectedness, and reciprocity: besides the mother-daughter bond, one can witness the father-daughter tie between Toumi and Fatima, and the mother-son connection between Arbia and Mohammed as well as between Fatima and Nadir. Love as Self-Connection: Nulle part dans la maison de mon père Truth as ritual encountering, a continued practice of self-regard and clarity, a perception, a discernment, an analysis and response, a process that any human body can and must engage. Kevin E. Quashie (Black Women, Identity, and Cultural Theory 173) Toutes ces années derrière toi, tu vieillis ou seulement tu avances, seule, à tâtons, intrépide ou superbement ignorante. Ignorante de tout, sauf de tes pulsions. Assia Djebar (Nulle part dans la maison de mon père 394) Djebar’s last work, Nulle part dans la maison de mon père, exceeds every expectation in terms of both autobiography and political engagement. Previously introduced in L’Amour, la fantasia, the narrator recasts her attempted suicide at age seventeen, contextualizing it now in all its social and political complexity (129-130). Declaring to be also the author and the reader of herself, the narrator witnesses and denounces her internalized self-hatred as the effect of multilayered and intermingled processes of patriarchal oppression. By revealing the interconnections between the paternalistic colonial order, the Algerian patriarchal society, the paternal condemnation, and her suicide attempt, she lucidly displays the devastating social effects of hate on women. On the one hand, the novel dramatically represents the idea of no return and placelessness for the narrator and by extension, for Algerian women; on the other hand, by exposing her deeper feelings and her most vulnerable self, the narrator’s process of self-discovery becomes also one of self-connection from where to restart building a more truthful self. Generally, in Djebar’s work, the concept of home as origin and belonging is problematic and that one of home as a safe place is almost absent. Female characters often start to define their identity elsewhere or in their back and forth between their country and the outside. They are usually characterized by a necessity of escaping, a

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propelling life force reacting against their societal passivity and stagnation. In search of something that they do not know yet, the character of the fugitive uses the foreign space to understand herself, out of reach of the gaze of her compatriots and the oppressive traditions. Between the space of New York and Paris, in this autobiography too, the narrator is in search of something that the reader will understand at the very end of the novel: she is looking for the reason(s) why she attempted suicide. By revisiting all her past, the narrator progressively makes the reader understand how at the core of both her life and her generation, there is a dichotomous perception of reality, mirroring an equally internal opposition. In the narrative, the rupture is metaphorically represented by a section in italics, the Intermède [Interlude] that stands in the table of contents on its own, without any numeration. It is there to mark a split or a pause, to indicate a difference with what goes before and after. It is there to denote a refusal of integration. One can read: Qui dit que la ‘colonie’, c’est forcément un terrain vierge où s’installent et s’aventurent des pionniers-impatients de construire à vide, à neuf et pour tous ? Non, la colonie c’est d’abord un monde divisé en deux : ‘nous qui construisons parce que nous avons détruit’ (pas tout, mais presque tout !) et ‘ce qui reste d’avant’ (avant nous et avant nos destructions, nos combats traînant dans leur sillage un souvenir supposé glorieux). ‘Cela’ nous regarde, anonyme, depuis l’‘avant’- car le Temps s’est fracturé, il y a une durée, une histoire pour les uns, une autre pour les autres. (35) Because of the colonizer’s initial act of negation of the colonized, negation symbolized by the invention of the colony as an empty space to invade, an irreversible rupture happens between the colonized and his homeland. The idea of colony as untouched and uncontaminated space, where indigenous people are invisible presences, is the base upon which the colonizer’s practice of irresponsibility is formed. The colonizer’s irresponsibility leaves the colonized with the burden of its consequences. For this reason, the colonized is automatically situated in a context of self-destruction. He destroys and alienates himself sustained by the illusion of having to reclaim a masculine idea of past glory and heroism. In reality, this past, the ruins of today, becomes anonymous, without name. For the link between the colonized and his own past has been severed by the first act of negation of the colonizer. Since then, the rupture is permanent because the value of time has changed: it is no longer indefinite; it now has duration with a beginning and an end. Time is now history with a dichotomous value for the two parties. The narration continues: “Depuis l’‘avant’ et pour plus tard, pour ceux qui ne seront les enfants ni des uns ni des autres… La colonie est un monde sans héritiers, sans héritage. Les enfants des deux bords ne vivront pas dans la maison de leurs pères !” (35). In a colony there are neither heirs nor heritage, that is to say a future and a past, because the colony tears off every bond the indigenous has. The psychological split between the child and his homeland

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starts as a spatial rupture. The child’s heritage will thus be one of resentment, amnesia and desire to run away. The colony’s devastating outcomes affect all realities: “La colonie, la division elle l’enfante : elle est inscrite dans son corps, chacun des sexes est divisé, chacun de sa postérité est-écartelé, chacun de ses cadavres ou de ses aînés est renié !” (35). The verb ‘enfanter,’ to give birth to, which evokes the image of a mother that creates and feeds her children, reveals the dark side of a mother reproducing divisions, hatred, death and madness. Division infiltrates as a poison first, as lack of understanding between men and women, that is to say within families and couples; then, it penetrates as oppression between generations, in terms of lineage and future; lastly, at the social level as alienation and denial among human beings. Little by little, in a circular motion, after the colonial system, the narrator attacks the Algerian patriarchal order, namely her own father. In Djebar’s autobiography as well as in her interviews, one of the most recurrent themes is one of her gratitude towards her father, allowing her to study and to go into the public space unveiled. Already present in both Vaste est la Prison and Ombre Sultane, in Nulle part dans la maison de mon père the cracks on the idealized figure of the father-liberator and the father-emancipator break out.7 Progressively, new aspects of his personality emerge, such as violence, harshness, severity, mistrust and bigotry toward his daughter, helping the reader to understand the self-destructive dynamics that colonization put in motion. In the previous autobiographical works, the recurrent image of the daughter going to school hand in hand with her father, symbolizing the daughter’s complicity, love, respect, gratitude and emancipation, here is absent. Going home from school, the father let her daughter walk in front of him, because in his village an Arab man is not supposed to show tenderness: “Il me laisse marcher toute seule, en le précédant. Il ne me prend pas la main . . . . Je marche les yeux baissés. . . . moi devant, en jupe plissée, et lui derrière” (86, 88). There is no recrimination or accusation in her tone, but a progressive understanding of the self-denial process: Je me demande : est-ce que toute société de femmes vouées à l’enfermement ne se retrouve pas condamnée d’abord de l’intérieur des divisions inéluctablement aiguisées par une rivalité entre prisonnières semblables ?... Ou est-ce là que se dissipe ce rêve : l’amour paternel … à l’image, dans notre culture islamique, du Prophète, qui n’eut que des filles (… la dernière, seule à lui survivre, se retrouvant dépossédée de l’héritage paternel, en souffrira au point d’en mourir. Je pourrais presque l’entendre soupirer, à mi-voix : ‘Nulle part, hélas, nulle part dans la maison de mon père !’). (207) Different versions of the same paternal rage’s episode against the daughter recur in Vaste est la prison (265) and Ombre sultane (145-148). 7

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In this passage, to the division caused by colonization, the narrator adds the internal one between women, whose rivalry originates from religious and patriarchal codes reinforcing each other reciprocally. What women share is oppression and lack of freedom that put them one against the other and further alienate them from both their men and their own country. This situation clearly recalls Nawal El Saadawi’s question in 2006, at The Seventh International Conference of Arab Women Solidarity Association, when she asks her audience: “When a woman is her own enemy, what can we do?” (24). To this question El Saadawi answers by reaffirming values like solidarity as well as women’s awareness and creativity: To fight against neocolonialism and fundamentalist movements, women must join hands, think and act together, and network. To mitigate or overcome their differences, women need awareness, a true consciousness, creativity, and inventiveness … We women and men at this conference are united in our opposition to the antagonism between East and West, between South and North, and among whites, coloreds, and blacks that we have inherited from colonial history. We reject the idea that there is no meeting ground for women and men … We believe that change is the essence of life, that our creativity and social action will re-create our world. (26, 31) Because of El Saadawi’s stress on solidarity based on diversity, although she does not explain what she means by ‘awareness,’ one can infer that it stands for understanding of both self and differences. In addition, awareness and consciousness could also be related with women’s knowledge of historical and political systems of oppressions and exploitation. Awareness and consciousness find their perfect complementariness in creativity and inventiveness, the latter to be applied in society as tools for alternative perspectives, perceptions and solutions. Undoubtedly, Nulle part dans la maison de mon père is a novel about female awareness. From the moment the narrator observes a picture of herself at seventeen, close to her first boyfriend who will become her husband and abuser, she notices how her expression lacks life and her smile is absent and vague. In a progression of anamnesis, recollection, and re-patching fragments of memories together, she associates her paternal repression – paternal understood here in the larger sense of father-patriarch – to her real father and to death and thus reenacts her suicide attempt. In so doing, she eventually arrives to her first truth: “Je me suis engloutie à force de m’être tue” (385). This silence within herself is the first sign of neglect of herself, of her feelings and needs, which will feed the germ of self-denial. Once the narrator’s introspective journey is concluded, one can start seeing how behind her personal self-denial stands that of

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Algerian women, and behind this latter that of Algerian men, whose patriarchal and religious systems’ rigidity helps them to also survive against the colonizer’s first disavowal: all linked, all accomplices and partners in crime. Eventually, the narrator’s process of self-discovery becomes one of self-connection from where to restart building a more truthful self. At the end of the novel, the final space of silence, which is a space of contemplation and meditation on herself and her past, becomes also her place of connection: “Enfin le silence. Enfin toi seule et ta mémoire ouverte!” (398). Finally, the novel is about love and creativity, too. The chapter titled “Lettres dites ‘d’amour,’” describes the first letters exchanged between the narrator and her first boyfriend, letters already introduced in L’Amour, la fantasia (71-76). Differently from the latter, where the narrator’s stress was on the cultural transgression of communicating with a man and receiving a letter from him, one can find here what the narrator envisions as love. To start with, the title ironically introduces cultural differences in expressing and conceiving love, differences that are first perceived in terms of sounds and rhythms between languages. To the French translation of the first Arabic poetry that Tarik sends her, the narrator thus reacts: “je me mis à lire, le cœur battant, les vers en arabe … Je parcourus aussi la traduction française … Après quoi s’insinua en moi une légère insatisfaction” (285). Later on, difference takes the shape of discrepancies between Tarik and her way of conceiving love. She is disappointed because of his poetry’s choice: she finds el Khansa’s verses boring and her style comparable to that of an inconsolable mourner. Rather than associating love to grief, she imagines it as an authentic and physical expression of lyrical emotion, and thus explains to Tarik why she likes the Mu’allaqat: “Les Mo’allaquats, ces odes célèbres, se déployaient, elles, avec un lyrisme que j’imaginais pur ou sensuel et, me disais-je, avec un romantisme qui … parlait d’amour, d’un amour absolu: cette inspiration qui avait fleuri ensuite en Andalousie avait influencé la poésie des troubadours et ‘l’amour courtois’ du Moyen Age occidental ” (286).8 The cultural reference to the Mu’allaqat serves two functions. First of all, the Mu’allaqat is pre-Islamic, which allows the narrator to place the ‘pure’ love before the advent of Islamism, which also means before the beginning of the dichotomization East/West. Second of all, by underlining how these poems historically influenced troubadour poetry and inspired the western medieval tradition of courtly love, she brings attention to the autonomous development of the notion of love for those who consider this subject and romance as an imported European expression. In the end, of the last poem Tarik sent, the narrator memorizes two verses in particular, verses that she will fervently repeats for days, in both Arabic and French: “Et que donner aujourd’hui ne t’empêche pas, Demain, de donner !” (287). The act of donating as a repetitive act that does not require anything in return is the perfect metaphor of what she means as love. The so-called Mu’allaqat, which means The Suspended, is the name of a group of seven preIslamic Arabic poems. The name comes from the fact they were suspended on the walls of the Kaaba in Mecca during annual fairs. 8

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Moreover, the function of gift as an expression of relationship, friendship and gratitude implicitly strengthens the bonds between lovers and by extension among human beings. In conclusion, Djebar’s characterization of human relationships is politically and historically framed within the context of French colonization’s consequences on Algerian society. Human emotions and actions can be triggered here by internalized schemas of dichotomous representations of reality. Despite these conditions, female characters often express their vital forces in terms of love, by reaching out and choosing to connect over fear, alienation and opposition. In fact, if Djebar’s work habitually deals with grief and death, it also engages with love and connection. Expressing women’s solidarity but not limited to, love as a multiform life force moves female protagonists towards the creation of new forms of bonding and being in relationship with others. By analyzing both “La nuit du récit de Fatima” and Nulle part dans la maison de mon père, one can find powerful messages related to love as interrelatedness in the first, and as selfconnection in the second. In “La nuit du récit de Fatima,” in spite of war’s traumatic memories mirroring self fragmentation, characters find a different way of both retelling their stories and dealing with them. Thanks to their will to be connected and to help each other witnessing their life’s story, the thread of the narration constitutes the trace of their existence in connection. In Nulle part dans la maison de mon père, readers are invited to participate in the narrator’s self-reflective journey during which she understands one paramount truth: she forgot herself by silencing her inner desires and needs. By exposing her feelings and her vulnerability, the narrator acknowledges her self-denial, because of internalized self-hatred. This process leads her to a personal space of self-connection from where she can envision a more truthful self. In both works, the configuration of alternative love bonds subverts the rigidity of oppositional relationships and suspends the repetition of internalized processes of self-hatred. WORKS CITED Alexander, Jacqui M. Pedagogies of Crossing. Durham: Duke U P, 2005. Print. Bourget, Carine. “La Réédition de Femmes d’Alger dans leur appartement.” L’Esprit Créateur 48.4 (2008): 92–103. Print. Calle-Gruber, Mireille. “Écrire de main morte ou l’art de la césure chez Assia Djebar.” L’Esprit Créateur 48. 4 (2008): 5–14. Print. Collins, Patricia H. Fighting Words. Black Women and the Search for Justice. Minneapolis: U of Minnesota P, 1998. Print. Djebar, Assia. Nulle part dans la maison de mon père. Paris: Fayard, 2007. Print. ---. Femmes d’Alger dans leur appartement. 2nd ed. Paris: Albin Michel, 2002. Print. ---. L’Amour, la fantasia. 2nd ed. Paris: Albin Michel, 1995. Print ---. Vaste est la prison. Paris: Albin Michel, 1994. Print. ---. Ombre sultane. Paris: J.-C. Lattès, 1987. Print.

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Hiddleston, Jane. Assia Djebar. Out of Algeria. Liverpool: Liverpool U P, 2006. Print. Hooks, Bell. All About Love. New Visions. New York: William Morrow & Company, 2000. Print. Lorde, Audre. Sister Outsider. Berkeley: the Crossing Press, 1984. Print. Lugones, María. Pilgrimages/Peregrinajes. Lanham: Rowman & Littlefield Publishers, 2003. Print. Mohanty, Chandra Talpade. Feminism Without Borders. Decolonizing Theory, Practicing Solidarity. Durham & London: Duke UP, 2003. Print. Quashie, Kevin E. Black Women, Identity, and Cultural Theory: (Un)Becoming The Subject. New Jersey: Rutgers UP, 2004. Print. Saadawi El, Nawal. “The Seventh International AWSA Conference. Rationale and the Way Forward.” Meridians: Feminisms, Race, Transnationalism 6.2 (2006): 22-32. Print.

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Trespasser across Perilous Ways: Assia Djebar, Woman Writer Clarisse Zimra

Southern Illinois University1

I

n Spring 1957 a shy young woman who had yet to turn twenty was on her way to a meeting with René Julliard, whose press was considering her first novel and had asked her to select a pseudonym. Worried that she would also be too easily recognized in the requisite photo that might land on the book cover, she had just cut her hair to change her appearance. Still trying to decide to spare her honorable Muslim family and her stern father the shame of her writing, she listened as the fiancé who had accompanied her recited the ninety-nine attributes by which a good Muslim should invoke the divine. Djebar/djebbar /djébar, the tenth name she chose, suggested the forceful intransigence of an absolute God appealed to her, “and,” she added, “in Arabic, the sound was so beautiful…”2 The decision to publish had already got her expelled from the prestigious École Normale Supérieure and banned from taking her qualifying exams. This might have finished her education forever – or, at least, destroyed the promising future as an academic star to which her elite French schooling destined her – had not General De Gaulle eventually reinstated her. Exactly half a century later, a mandarin among mandarins, this former colonial subject would be inducted into the center of imperial power, the Académie française. And it would be the same symbolic father figure of the humble primary school-teacher who had, upon her tenth birthday, accompanied her to a French school for the first time, that she would evoke to accompany her in her induction in a remarkably modest gesture: “A quoi me sert aujourd’hui ma langue 1 I wish to thank the Taft Research Center at the University of Cincinnati, Richard Harknett, the Chair of the Faculty Board at the time, and Michèle Vialet, the Convener of the Research Seminar on Assia Djebar, for inviting me as Taft Research Fellow on residency to further my analysis of Assia Djebar’s works. 2 The variety of spelling bespoke her hesitations, the diacritic making it appear more French, the double B spelling of a stressed tonal accent, less so. Since her return to writing with the 1980 short-story collection, the simpler version has prevailed. These remarks come from my private exchanges with the writer while working on the American translation of her third novel, Les Enfants du nouveau monde (Children of the New World. Trans. M de Jager, NY: The Feminist Press 2005). A re-issue of her fourth novel, Les Alouettes naïves (Arles: Actes Sud, 1997) uses the picture on its cover.

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française … Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père” [Of what use is my French language to me today? … After all, I have merely been expanding on my father’s work] (Assia Djebar: Littérature 416).3 But the daughter of the humble schoolteacher had achieved much more. By the time she agreed to play the academic game, producing the requisite work for the doctorate granted her in 2000 by the University of Montpellier, what she submitted had little to do, stylistically or structurally, with an academic exercise. Ignoring the chronology required by the genre (thèse d’état), she grouped selected essays around the most salient debates that have marked her work; particularly, the tussle between “forme” and “fond” that has all along raised the vexed question of her linguistic medium, the private challenge of what she once called “her booty of war”.4 If scholars rejoiced at the opportunity to find, at long last, many of the writer’s scattered analytical writings under a single cover, Djebar, for her part, equally welcomed the opportunity to meditate upon half a century of writing. The resulting volume, Ces Voix qui m’assiègent, simultaneously published in Paris and Montreal,5 with different types and covers in deference to a different public, demonstrated that her literary project had always been driven by an aesthetic quest. She never lost sight of her poetics even as her work became increasingly weighted down by the internecine political wars that continued to plague her country, turmoil to which she has increasingly felt obligated to respond. Her belief in a morally centered universe and her private pride in a morally centered oeuvre constitute the personal subtext that drives the Academy discourse. With an homage to the father who had made “the escape from the harem” possible – the famous phrase opening her 1989 Quinzaine Littéraire piece6– her induction was, for her, an opportunity to situate herself in a very long line of artists, writers, philosophers, from Apuleius to Zamparo, ethics-driven intellectual thinkers for whom France was not necessarily the be all and end all. “vraiment une femme qui sait dire non…” Although she opens her Academy speech with requisite formulae of modesty, in a venue presided over by the immortal ghosts of four centuries of high cultural elitism, The discourse is easily found on the Academy website. It has now been added as the very welcome appendix to the 2010 Cerisy proceedings, Assia Djebar: Littérature et transmission. All translations are mine unless specified otherwise. 4 Further evidence of her independent mind, the book version of the doctoral thesis showed even more disregard for academic protocols. See Françoise Lionnet, “Ces voix au fil de soi(e): le détour du poétique,” in Assia Djebar: Littérature (23-36). 5 Ces Voix qui m’assiègent. Paris: Albin Michel, 1999 and Ces Voix qui m’assiègent … en marge de ma francophonie. Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1999. My page references are to the Montréal version. 6 “Du français comme du butin” Quinzaine littéraire (1989) is included in Ces Voix (69-72). 3

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she immediately dictates the terms of engagement by reclaiming the booty of war. First, as a shared medium, “la langue française, la vôtre devenue la mienne” [your langage, become mine] (Assia Djebar: Littérature 414); next, as now rightfully hers: “depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre” [or decades now, this language has ceased to be for me the language of the Other] (416). Here vibrates the vanishing echo of the adversarial challenge she had used, “decades ago,” in the 1985 Le Clézio interview, “Écrire dans la langue adverse.”7 Elegantly scholarly toward the shared heritage of the West and its larger than life figures, evoking Virgil’s descent alongside Dante as spectral mentors, she nevertheless selects out for herself an eighteenth-century maverick, Encyclopedist Diderot, precisely because he never made it to the Académie: “qui ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne” [Denis Diderot who, unlike Voltaire, was never an Academician but whose ghost shall be for me, I feel it, a protective shade] (403). Subtly, but wittily in step with this decidedly unconventional character whom the Academy shunned, a fellow writer whose protection is here invoked, this is a true Djebarian move whereby she implies that, like Diderot, she owes allegiance to no one but herself. This self-staging performance earns her the grudging admiration of fellow academician Pierre-Jean Rémy formally sponsoring her that day, for whom, he said, she has remained “the woman who knows how to say ‘no’,” self-possessed and proud, even while facing thirty-nine living Immortels.8 For, ever since cardinal Richelieu created it in 1635, the forty-strong aeropagus has been charged with promoting the best and brightest that French culture may offer the world; and to preserve, above all, the purity of the national language. As its official site spells it, it is a highly selective, largely male club of “founding members of the genius of France,” one whose election (by secret ballot only) cannot be rescinded: “Elle offre une image fidèle du talent, de l’intelligence, de la culture, de l’imagination littéraire et scientifique qui fondent le génie de la France. La qualité d’académicien est une dignité inamovible. Nul ne peut démissionner de l’Académie française” [It offers a faithful image of the talent, intelligence, culture, literary and scientific imagination that are the foundations of the genius of France. The title of academician is a permanent honor. No one may resign from the Académie française].9 But if the new elect graciously accepted the mandate, well aware that, to date, she was only the fifth woman so blessed, she 7

Title of the interview published in Contemporary French Civilization 9.2 (Spring-Summer 1985):

230-43. 8 Académie’s site Rémy’s speech introducing her states: “Vous ne pouvez pas faire autrement. Vous êtes vraiment une femme qui sait dire non” [You can’t help it. You are truly a woman who knows how to say no]. He may have been re-reading her Frankfurt Peace Prize speech. 9 Membership is a maximum of forty Immortals. Marguerite Yourcenar, the first woman ever selected in 1980, had died in 1987. Djebar happens to greatly admire L’Oeuvre au noir, a literary jewel [véritable bijou littéraire] (Ces Voix 213). Danielle Sallenave was elected as the sixth Immortelle in 2011.

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nevertheless immediately displaced the honor to a much larger perspective, thereby instantly deconstructing its centripetal pull. Her inspiration has to do with Diderot’s 1751 Lettre sur les sourds-muets (Letter on the Deaf Mutes), one that she suggests as a parable for any writer’s position, her own included. The feeling of belonging, yet not belonging completely yields a felicitously kinetic metaphor: “Il m’a semblé, écrit le philosophe en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans. Je lui emprunte cette perspective d’approche” [It seemed to me, so writes the philosopher, that one had to be simultaneously inside and outside. I shall borrow his methodological perspective] (203).10 And since, according to protocol, she must first pay homage to jurist Georges Vedel whom she has just been elected to replace, she highlights in him a thinker astride several cultures and languages, “avec des racines si authentiquement populaires, qui impliquent aussi le double parler, la langue du grand poète Frédéric Mistral, ‘langue d’oc’ [l’on disait ‘le patois’], encore palpitante sous le français, appris à l’école de la IIIe République” [with roots so authentically grounded in the folk they imply a dual language, that of Frederic Mistral, the great poet, the ‘langue d’oc’ – Occitan language – they used to call a “patois,” still rustling under the French he learned in the schools of the Third Republic] (Assia Djebar: Littérature 404).11 If the learned reference to Diderot yields a cross-cultural paradigm, her reference to Georges Vedel’s authentic folk roots, “presque symboliquement, dès l’origine, de part et d’autre du droit. Diderot dirait ‘à la fois au-dehors et au-dedans !’ [almost symbolically by their origins on either side of the law, as Diderot might put it, “simultaneously inside and outside”] (Assia Djebar: Littérature 414) delivers an emotionally charged relationship with French, his dominant language but not his first. We are thereby reminded that French is not Djebar’s native tongue either and that for her, as well, a missing subterranean birth language rustles under the Algerian dialectal Arabic of her youth and the polished French of her academic career: the Berber she cannot speak to which she paid poignant homage in accepting the 2000 Frankfurt Peace Prize: Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinéa, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus 10 I unpack the Encyclopedist’s debate on language further in the forthcoming “Still Besieged by Voices: Djebar’s Poetics of the Threshold” in Postcolonial Poetics, Ed. Jane Hiddleston. Liverpool: Liverpool University Press, 2011. 109-28; and touch upon its consequences for Djebar’s self-reading in my contribution to the Assia Djebar: Littérature volume, “Transhumance du sens dans l’oeuvre de Djebar” (83-99). 11 This evocation of primary origins that shall re-orient an entire future resonates with her own. This son has fulfilled the spiritual legacy of his forefathers, as will the Algerian daughter in the oft-quoted vignette that opens Fantasia, a little girl on her first school day, her hand in the father’s hand.

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haut l’esprit de résistance contre l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente et que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis “non”: comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain. Langue, dirais-je, de l’irréductibilité. (9) Furthermore, I believe that my core language, the language of the entire Maghreb, [by which] I mean to say, the Berber language of Antinea, queen of the Touaregs among whom matriarchy long reigned, the language of Jugurtha that nurtured to the highest degree the spirit of resistance against Rome’s Empire, this very language, therefore, that I cannot forget, whose rhythm is forever present within me and yet (one) that I cannot speak is the very form wherein, in spite of myself yet within myself, I say ‘no’: no as a woman, and above all, it seems to me, no through my long lasting effort as a writer… Language, I would say, of the irreducible.12 In debating the mental nature of human language, Diderot argued that the tight cause-and-effect linearity of French syntax – unlike languages wherein a different word order prevails – must of necessity reflect the workings of the human brain since all conceptual thinking had to be linear, a neat circular (if not circuitous) reasoning. France’s cultural supremacy thus followed “rationally” its linguistic power. But the Encyclopedist and his peers failed to verify whether meaning preceded reason, whether sense precedes order, how cause-effect syntax might exist without visual or aural input (and, like the chicken and the egg, who/what might come first). Hence, the unsolvable conundrum presented by deaf and mute people. The debate was rendered intractable by the ideological war between Ancients and Moderns. In no uncertain hegemonic terms Rivarol, winner of King Frederick’s competition, settles it: “French syntax is incorruptible. ... What is not French is not clear” (66).13 As Djebar reminds fellow Academicians, although her “classical” French schooling required her to master Greek and Latin, she was thrice refused permission to study Arabic. It was not part of the official cursus. As a road to knowledge, it did not exist. It was not linear. Contrapuntally, her Academy speech launches itself into a much wider epistemological world. She calls upon Rabelais, whose Pantagruel insisted that Arabic and Hebrew were indispensable languages of knowledge to call oneself educated; who learned from the Persian polyglot philosopher Ibn Sina, whom the West calls Avicenne, 12 13

One version can be found at http://www.cairn.info/revue-etudes-2001-9-page-235.htm. With emphasis in the original.

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not only the scientific lore the West had forgotten but, as well, an irreverent curiosity for a mental life larger than its geographic borders. She thus asserts allegiance to a much older, much larger intellectual imaginaire, one presided over by spectral presences that are not anchored in Europe: a heady list from Algerian-born and multi-lingual Berber Apuleius of Madaura, who invents the episodic novel; Carthage-born Tertullian, the woman-hater; the Andalusian-trained, father of history Ibn Khaldun of “Ifriqiyah;” Ibn Battouta, the fearless traveler from Tangiers; Ibn Rochd, the exegetical commentator of Aritstotle; and many others who belong to all of us: “ces grand auteurs font partie de notre patrimoine” [they are the core group of our common heritage] (Assia Djebar: Littérature 415). At the end of this long evocation, among those who have built “our patrimony,” she singles out Augustine of Tagaste (now Algeria’s Souk-Ahras), like her a Berber nursling of Empire. It is a very personal choice at a time when twentieth-century Algeria has yet to recover from the internecine wars that have decimated many of her own friends. The subject of the projected fourth volume of the Quatuor, Saint-Augustine dies wracked by despair in a decimated native land (hers and his), Barbarians at the gate: “Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les Vandales” [Thirteen years later, in 431, he will die in Hippo, to which the Vandals have laid siege] (415). In her darkest private moments, Djebar, who has not returned home since 1990, envisions for herself a comparable fate. The death scene with which she will open volume four is for her the foundational moment when History shifts, when a once refined and cultured Orient is suddenly over-run by a bloodthirsty and power-mad Occident. For over twenty long years, in Djebar’s very own native city of Caesarea/Cherchell, the good bishop fought those whom she pointedly calls “les Intégristes chrétiens de son temps” [the Christian Fundamentalists of his time] (Assia Djebar: Littérature 415), Donatist sectarians against whom he could not prevail. In aligning these intractables of the fifth century with the current so-called “intégristes” of the twentieth (“intégristes,” the preferred Algerian term for Islamic fundamentalists), Djebar is asking us to ponder the civil war that raged in her native land for over ten years throughout the 1990s, led to the public assassination of one president (Mohammed Boudiaf, a colonial war hero, in 1992), left well over two hundred thousand “disappeared,”14 and may yet, she fears, flare up again for another ten. In her 1992 keynote speech to the Strasbourg Parliament of Writers, Djebar had insisted that all writers should feel responsible for these innocent civilian victims. To them, and to the personal friends and relatives shot, throat-slashed or vanished, she has devoted at 14 The first deliberate targets were Western-trained intellectuals, such as writers, artists, journalists, school-teachers. By the end of the 1990s, large-scale massacres became routine. Gruesome pictures made it to the media for the butchery in Raïs (29 August 1997), and Bentalha (23 September 1997), hinterland villages on which Djebar has written the moving dirge-like poem, “Raïs, Bentalha.” For a bilingual version, see “Dissident Algeria,” special issue of Research in African Literatures (Fall 1999): 7-14.

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least three works: Loin de Médine (1991), Le Blanc de l’Algérie (1995), and Oran langue morte (1997) “to demonstrate to the Islamists that Islam was not theirs exclusively,” calling Loin de Médine “this book that answers back” (“When the Past Answers Our Present” 116; emphasis hers). A fourth text, Les Nuits de Strasbourg (1997), is in clear dialogue with this ethical imperative. A fifth, La Disparition de la langue française (2003), yet returns to it, to retrace the obsessive vicious circle that connects France’s gory colonial conquest and the first bloodletting of the 1830s to the self-immolation of 1990s. Mourning her civilian dead, she writes the aftermath in blood, “j’écris l’après” because “le sang ne sèche pas sur la langue”15 her corpus now a threnody. St. Augustine’s death is thus a highly private self-referential choice for the Quatuor in progress. Some may find her position a bit too “Orientalized,” because too easily aligned along Fukuyama’s historically scripted “clash of civilizations,” driven by the binary simplifications that rustles through the “non-dits” of her Academy discourse. Given her well-known borrowings from Delacroix, Fromentin, Flaubert, as well as Picasso, all the Orientalist “intercessors” who have, she has said, given her back her absent and silent history, this is imitation with a vengeance. For, with this self-possessed performance,16 this Orientalized native is sending us back the mirror image we had held up to her. As she bluntly reminds her listeners: “Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie” [ladies and gentlemen, colonialism, as it was lived daily by our ancestors, has been one long open sore] (Assia Djebar: Littérature 412). The nursling of Empire is behaving as though it is her moral right to Orientalize the West: “Il y a une autre Histoire.” [There is / there must be another way to historicize] (412). This was a right long disputed to her. si vous êtes ainsi interpellée! This de-orientlizing ideological thrust is still unmistakable two centuries after Diderot made his stand. As Ces Voix had already made very clear, in its multiple analytical references over the years to a very large spread of visible writers alongside those invisible ancestors she now honors in the Academic speech, Djebar has always cast her writerly net with little concern for the conventional limits of time or space or political ideology or cultural identity or assigned labels. Defining her writer’s place on her own terms has been the steady purpose of a career now spanning well over fifty years. 15 “Le sang ne sèche pas sur la langue” is the title to the post-face of the collection of short stories dealing with the civil war, Oran, langue morte. 16 Djebar wrote, acted and directed plays in Paris throughout the seventies. In 2000, she wrote the libretto, directed and produced the operatic version of Loin de Médine, “Filles d’Ishmaël,” twice staged and performed in Italy. You might say she comes by the self-performing semiotics of her corpus naturally.

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Asked to ponder her entry into literature, she whimsically reflects on the critical assumptions she has never quite been able to shake off, that she must justify her right to be a writer. Defiantly, she parses her answer: “L’écrivain est parfois interrogé comme en justice. Pourquoi écrivez-vous en français? Si vous êtes ainsi interpellée, c’est bien sûr pour rappeler que vous venez d’ailleurs” [The writer is sometimes asked/interrogated, as if in a court of law: ‘Why do you write in French?’ If you are thus interrogated, it is of course to remind you that you come from somewhere else] (Ces Voix 7). The adverbial aside “bien sûr,” (of course, naturally, evidently) caustically stirs the unquiet waters of her own long accomplishments. As early as the first novels, including probably the near-finished and abandoned historical novel, hundreds of pages long, that she says she “lost because it was not good enough,” she has been pigeon-holed and she has fought against labels on both sides of the Mediterranean, defending throughout her writing her right to claim her own style, her own literary models, her own space. If she once expressed her early impatience at being compared to young Françoise Sagan for her first novel, La Soif (1957), a dismissive kinship Jean Déjeux was only too happy to propagate, she has mellowed, delighting in the fact that, sketched with elegant control in a delicately nuanced style, La Soif, has not aged a day, shows not even by a wrinkle: “Il n’a pas pris de rides” (Le Clézio 234).17 Forty-five years later, in a question and answer moment for the 2001 meeting of the African Literature Association in Richmond, where I was to introduce her as the key-note speaker, she praised its sober texture, its finely etched psychology, and above all “a deliberately minimalist composition that I had hoped should remind readers of La Bruyère. It was something I had conceived on the model of a neo-classic tragedy in the Racinian mode” (Personal interview).18 Pretty tall order for a Sagan soufflé. This assessment echoed the rich and complex references she has cited in our 1992 interview for Women of Algiers, Claudel, Mallarmé, Rivière, the early Gide, all those “neo-classic” puritans of style she was reading while writing. According to her German publishers, La Soif was also the work of hers that had sold the most copies by the time she was to receive the 2000 Frankfurt Peace Prize. Indeed, La Soif (written in 1956 and published in 1957) and Les Impatients (written in 1957 and published in 1958) were composed within a year of each other, and 17 Her 1983 phrase to Le Clézio is echoed in Mimi Mortimer’s 1988 question as to its relevance, “il n’a pas vieilli” (it has not aged), in Research in African Literatures (198). The two interviews exhibit a remarkable congruence of purpose and vocabulary, including in their use of architectural similes: “Je construis d’abord” [first, I construct], a remark embroidered anew during the Yale symposium on “Algeria, Forty Years Later” (2002). Not so coincidentally, the main female character of her first film, La Nouba (1979), trained as an architect, tells her wheel-chair-bound husband, “I’ve always wanted to build transparent houses” [j’ai toujours voulu construire des maisons transparentes]. An obvious metaphor for their disintegrating marriage it describes, as well, the collapsing socialist paradise once promised by a revolution for which Leïla was jailed and tortured. 18 Quoting from my private notes and a private copy of a videotape Assia Djebar agreed to on that day.

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at a dizzying speed. Both novels follow the slow disintegration of semi-westernized Muslim couples unhinged by a modernity to which men and women aspire with equal “thirst,” but unequal success with which they soon grow “impatient.” Young middleclass people seduce each other in a desultory effort to escape the existential boredom that consumes their days. Very young women move about unveiled and unchaperoned, they smoke, they drink, they even travel alone, but this illusory “escape from the harem” is foiled by young men who would unveil them yet allow them neither autonomy nor agency. As Fanon would eventually uncover, the practice of the veil, whether allegorical or real, was always-already a gendered political choice that had neither to do with female desire nor with religious convictions.19 A more patient reading would have noticed that they lived painfully divided lives in a clearly segregated colonial system (even if, by that time, Algeria was no longer legally a “colony”), a separate yet non-equal system that was just as responsible for their demise as their own ill-conceived modernity. With a measure of ambivalence, the writer often presented them in early interviews as “exercices de style.” When queried, she could claim them to be deliberately unconnected to her private life – a-autobiographical, as it were: “j’écris pour me cacher” [I write to hide myself].20 They were lauded or condemned for much the same reasons on both sides of the Mediterranean sea: their intimistic mode. Their intense first-person close-ups covered a too narrowly circumscribed psychological area, for which bourgeois selfindulgence they were duly attacked by the social realist proponents of the new Algeria as well as by its moral guardians. That is, they were judged with regards to their presumed biographical “fit” between text and writer. On such failings, Jean Déjeux, a Catholic priest who deemed her works immoral, and Mohammed Lacheraf, a party apparatchik who found them devoid of the sufferings of the people, suddenly were in eerie agreement. As I attempted to demonstrate, a more interesting fit obtained in the obvious mirroring effect between the two novels. Thematically as well as structurally, La Soif (1957) nestled inside Les Impatients (1958), each the mirror object of the other in theme, plot, structure; and, ideologically, in the spatial play of the modern, open “French” quarters as opposed to the enclosures of the traditional Moorish house in the “Arab” quarter. Unfolding further all of the sub-textual “non-dits” of La Soif, Les Impatients offered both a looking back and a looking forward that simultaneously pitted the flaws of the traditional culture against the consequences of a blind leap into modernity. Critics Fanon’s very famous and oft-quoted “L’Algérie se dévoile” (“Algeria Unveiled” chapter in A Dying Colonialism. Trans. H. Chevalier (Grove 1967), written in 1958-59 for the aptly titled L’An Cinq de la reévolution algérienne perhaps too optimistically, misreads the political coding of the veil and all but fetishizes its practice. 20 She expostulates in our interview appended to the American version of Femmes d’Alger (“Women’s Memory Spans Centuries” 159-86). I developed the contention (and its critics) in “Écrire comme on se voile: La première venue à l’écriture d’Assia Djebar” (79-90). 19

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who found the writer’s cultural politics wanting, had simply not read closely enough. Closer to the mark, Djebar would several years later, in the 1988 interview, speak of “a fit of rigor and precision” (203). Yet, a genderized political sub-text was clearly in the service of a developing poetics in “half-breed” heroines who preferred their Muslim relatives to their French ones; who felt more at home and at peace within the ancestral Moorish house of their birth; and who thrilled to the guttural sounds of the primal language that inflected the local dialect, a Berber hardly ever spoken but always remembered, as if pouring from a private echo-chamber. This was the missing limb, this aching nostalgia for an original language that would eventually drive Djebar’s filmic experiments and stamp the finished poetics of the Quatuor. From the beginning, therefore, the gender question (bemoaning the audacity of this too young, too unsupervised, too unchaste female) and the language question (writing for the greater glory of the colonial master) fused and confused Djebar’s critics, who erected them as the coded landmarks whereby her works should be measured, regardless of what she might be trying to accomplish. That is, they denied a writer’s right to develop her own poetics. Moroccan linguist-philosopher-writer, Abdelkebir Khatibi, was the only one to sound a much different sub-text; to argue that painting such an erotic canvas was, for these times, just as revolutionary in a repressive society as a good blood-and-gore anti-colonial war story (Khatibi 60-65). What the critics failed to see was that an original, incremental poetics was being developed, step-by-step, theme by theme, structure by structure, novel by novel. It would take Djebar four very fine novels to find her way into the tight intertextual architecture that she now claims as her own,21 and the filming of two very original films, to find her voice. And it would take, as she has said, the travails of the project she calls “Quatuor algérien,” (the upper case is hers) to make peace with her medium and perhaps, with her exiled self: “Le terrain a glissé sous vos pas. Vous avez à comprendre, alors que vous auriez dû le savoir dès le début – que votre seul véritable territoire était bien la langue et non la terre” [the earth has shifted under you, whereas you should have suspected it from the beginning – known that your one true territory was the language rather than the (native) land] (Ces Voix 215).22 It was Fantasia, she believes, who freed her: “Mais enfin, j’ai fait le geste augural de franchir moi-même le seuil, moi librement et non plus subissant une situation de colonisation” [But finally, I was able to perform the augural step of crossing the threshold by myself, freely, no longer suffering a colonized condition] (Ces Voix 44). Here is the quiet taking stock, a writer’s pride out of which the inaugural Academy speech would be born; to state without having to put it too bluntly, I am who I am and 21 Developing a position examined with the graduate Taft seminar, I attempt to follow the challenging directions developed with my Cincinnati students in “Transhumance du sens” (Assia Djebar: Littérature 383-99), who pushed and prodded and wonderfully challenged this investigation. The credit is theirs. Any factual or interpretative failing is entirely mine. 22 Keynote speech to the 1995 Munster conference on Romance literatures.

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I write as I write. je commence à m’affronter avec la tradition For there had always been a clear moral center in all of her works, as she has herself pointed out, in the tightly scripted yet carefully hidden confrontation with tradition, couched in the architectural metaphor of the traditional Moorish house, that has shaped all of her novels. By the end of this second novel, the prodigal daughter had moved back into the traditional house and reintegrated the clan – as would, many books and many years later, the narratrix of Ombre sultane (1987). Looking back in the 1985 Le Clézio interview, the author specifies: “j’ai écrit ce livre par rapport à l’architecture des maisons que j’ai connues” [I wrote this book with regard to the architecture of houses I had known] (234). Three years later in the 1988 Mortimer interview, Djebar reiterates: “Quand je repense aux Impatients, pour moi, se présentent d'abord le patio et la maison traditionnelle. Dans ce roman, je commence à m’affronter avec la tradition et je ressens celle-ci d’abord comme l’architecture d’une maison” [When I think back on Les impatients, it is the traditional courtyard/patio and the traditional house that I see first] (199). Thus began a writerly quest that would, many years later, drive the spatial structural plot of Ombre sultane, “a certain kind of rigor and precision in one’s thinking. That’s what I intended for La Soif; that’s what I came back to with Ombre sultane. You might call it an ethics” (Women of Algiers 179). Djebar has often stressed the crucial importance of constructing (and thus reading) her work “architecturally,” her thinking through the preliminary spatial conceptualizing of a single novel as an affect that will, eventually, fuse both writer and reader in a shared imaginaire – an architectonics. If the first two novels were neatly embedded into each other, oscillating between the Western house by the beach and the traditional one inside the old Arab quarters, virtual moebius strips of each other, she was to experiment further with the third novel, Les Enfants du nouveau monde (1967). But these rare qualities bemused the critics. The third novel moved from the confrontation of young women, barely out of adolescence (the old Sagan syndrome of Nadia loves Jedla), to the exploration of a much larger socio-political world, men and women of all ages and classes, a community firmly anchored on Algerian soil, its lore and its customs. She made good use of ideological chronotopes in precise symmetrical spatial opposition, the inner courtyard of the Moorish house in the old medina vs. the military drill-practice plaza of the French quarters, thus deploying a formalism that went well beyond the intimate realism of La Soif and Les Impatients wherein the spatial dialectics between “French” and “Arab” quarters had served largely private cultural politics. In Les Enfants, each of these two ideological centers, Moorish house and Place d’Armes, is now positioned with regard to a third, the mountain under aerial attack whose sharp description opens the story, “la montagne sous les feux de la lutte” [the mountain under the aerial fire of war] (13). The

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third novel was conceived over the preceding year 1959-60, a tumultuous period of ugly negotiations between France and Algeria preceding the independence that was yet to come. To a stalled peace process, it offered a tentatively hopeful end. Les Enfants du nouveau monde clung to the master narrative of a successful decolonization in progress and, at the end, dropped us on the mountain, after the consuming fire: not quite a celebration; not quite a closure. For this experimental exploration of structure-as-form, Djebar had constructed a plot balanced in the perfect symmetry that controls nine chapters of even length: four led by a female protagonist, four by a male protagonist, organized dialectically around a core, the fifth chapter devoted to the Algerian policeman who, employed by the colonial police, must torture his friend and neighbor, a guerilla suspect. With contrapuntal choreographic precision, the others chapters fanned around chapter five. To match this very tight cast, she chose a tight spatial canvas (one small town in the hinterland); and a tight Aristotelian time-span (twenty-four hours). The cultural territory thus reclaimed had become more substantial as the imagined country was getting closer to birthing a nation. By the time this third novel was finally in print, 30 June 1962, its author’s twenty-sixth birthday and Algeria’s first independence day, had arrived. However, if the end was already contained in the beginning, a mountain afire, closure remained suspended by an ambivalent conclusion.23 Much the same suspension had obtained in the ending of the first two novels, La Soif and Les Impatients, young women’s dreams of a fair future unrealized. By the end of the Les Alouettes naïves, this “new world” is definitely foreclosed. By the end of Fantasia, the free woman shall be publicly “punished” and murdered. By the end of Ombre sultane, having taken back her daughter but left her son behind, honoring the cruel patriarchal dictat that mothers may have daughters but fathers own sons, the sultana24 returns to the ancestral house, all hope foreclosed as was, at that point in time, the future of a free Algeria. By 1988, blood was flowing in the streets of Algiers. This recurring foreclosure signaling disempowerment has been emplotted in every Djebarian work, with Vaste est la prison (1995) its final dirge for the disappearance of language and memory – language as memory, the dispossession of the primal Queen “forever lost in the belly of Africa;” she whom she also bewails in Le Blanc de l’Algérie (1996), “Antinea rising from the sands.” Exhibiting remarkable self-constancy, Djebar shall return to it in La Disparition de la langue française (2003); as if all of the preceding works had but been a preparatory mourning ritual for the double dispossession that opens the final fourth volume of the Quatuor as planned. In a scene of double dispossession, St. Augustine’s tears (the title she wanted to give this fourth and final volume of the Quatuor),25 ushers in the dying of 23 I examine this tightly plotted twenty-four hour choreography and its conclusion in my “Afterword” to the American translation, Children of a New World. 24 Or her sister. Djebar deliberately plays on the twinning of the two women, Scherazad to Dinarzad as Esma to the wife who replaces her –or, possibly, the reverse. 25 Our private conversations over the years.

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the old bishop forced to watch libraries burn, as a whole civilization collapses. Her entire corpus has become its own self-referential lieu de mémoire for the double dispossession that takes center stage in her avowed autobiography, Nulle part dans la maison de mon père (2009). Could this new world bless its children with a joyous enjoyment of their independence? Current history and a ten-year long civil war have since answered the question. Avowedly political, Enfants dug deeper in the quest for a tight “architectural” form that would best honor this ideological emplotment: “pour évoquer la guerre, j’ai voulu la discipline d’une intrigue étroitement montée, et qui a été déclenchée par une histoire vraie, dans la famille de ma belle-mère, une vieille voisine morte d’un éclat d’obus devant sa porte” [to evoke the war, I wanted to try my hand at the discipline of a tightly run plot, which was triggered by a true story of my mother-in-law’s whose elderly neighbor had died of shrapnel in front of her own door]. And she concluded, “s’il me fallait marquer un tournant, ce serait avec ce roman-là” [if I had to mark a turning point in my work, it would have to be this particular novel].26 This was a mode of writing reviewers of Les Enfants du nouveau monde slid right over. For example, in a 24 May 1962 preview for France Observateur, Sylvie Marion pronounced herself thrilled: “Miraculeux! Ce n’est pas une Sagan de plus de l’écurie Julliard. Elle s’appelle Assia Djebar, elle est Algérienne, son roman est bouleversant” [A miracle! This is not one more Sagan clone turned out by the Julliard stable. She is called Assia Djebar, she is Algerian-born, her novel is deeply moving, and she has so much to say] (22). With her country’s newly won independence, this “new Algerian woman” (the title of this review) was ushering something of a novel social being, or so the journalist concluded while simultaneously praising the writer’s poise as well as her Parisian silks. It followed that her novel must be the results of a successful colonial acculturation. This was to re-open the sorry question of the desirable fit between a writer and her text, her life and her medium. As far as tight, symmetrical structural architecture went, the third novel had been a tour de force.27 And, whoever had a good grasp of colonial history, would have found it was just as tightly if – discreetly – ideologically gridded. Such a document composed with such a deft hand that it could be read as a fiction did not fool the Algerian censors who refused permission for an Arabic translation. With a historical precision that should have pleased her critics, Les Alouettes naïves (1967), the next novel, exposed the nasty details of the ongoing fratricidal power struggle among revolutionary factions (the unresolved power struggles persisted into the civil war of the 1990s). This was the very sub-text that Les Enfants had managed cleverly to disguise. However, for those who understood the ugly, self-serving, suicidal underbelly of what Djebar has In our conversations of September 2005, working on the final touches to the American translation of Children of the New World. 27 A pattern I attempt to investigate in the afterword to Children of the New World. 26

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always refused to call “the revolution,” the roman-à-clef was not so hard to decode. Years later, Le Blanc de l’Algérie (1996) would fearlessly spell it all out. The third and fourth novels shared a common anthropological terrain in their evocation of traditional rural life. The tightly controlled symmetrical form practiced in Les Enfants du nouveau monde now made possible the binary thematics that frame Les Alouettes naïves, as if the third novel had logically, naturally, incubated the fourth; just as the first, La Soif had once naturally led to the second, Les Impatients. Later, Djebar would laud a construction predicated on balanced twinning frames, the world of men carefully paired alongside the world of women.28 Across a span of some twenty-seven years, the first twinning was to be replicated with the elaboration of the Quatuor, producing a comparable fit between the first and second volume but in reverse, Ombre sultane (1987) now clearly nestled inside L’Amour, la fantasia (1985) as if read from within an optical mirror; as if Sherazad was Dinarzad and vice-versa. Were they not? Fresh from the success of Ombre, Djebar would easily ferret out in the 1988 interview what its conception owed to the early novels: a common ethical thread carried by an architectural metaphor. True to form, in a reverse looping movement, the fourth novel enfolded the third, just as the second had once nestled the first. But now, instead of the single little town that was so tightly focused in Les Enfants, many such other places translated the harsh realities of war. An ambitious, sprawling novel, Les Alouettes covered a much larger canvas. Composed, on and off, during the years of return, it was a muted response to life in the new nation. It gathered all of the threads hitherto woven through the works that had preceded it. But it also indulged them in such profusion of details that its huge bloated spread threatened to collapse under its own weight. For all her planning, as carefully as the writer had constructed this meticulous “fresco,” (as she calls it in the 1985 Le Clézio interview), it seemed that she could not bring it to heel. Oddly out of kilter in an unbalanced, definitely un-Djebarian structure, Les Alouettes offered two elegantly paired parts, one and two, followed by a strangely overstuffed third. Part one, “Autrefois” [Once upon a time], covers one hundred and sixty some pages. Part two, “Au-delà” [Beyond], fifty some pages. They are hinged through their reverse mirroring dialogical titles, and reverse mirroring plots, a favorite Djebarian process that will be forcefully exploited as a structuring principle in the Quatuor. Therefore, we might infer that they tell the same story and proceed from the same nostalgic back-and-forth reminiscing. As part one, “Autrefois,” engages part two, “Au-delà,” and vice-versa, while the temporal spread of “once upon a time” (but a long time ago) expands into the infinite space of an immaterial “beyond.” The narrative consciousness is thus plunged into a time-space chronotope that knows neither place “roman construit de façon binaire, avec dominante masculine et dominante féminine” [a novel constructed in a binary frame, along a male dominant variable and a female dominant variable] (Le Clézio 237). 28

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nor time (and certainly not war). Part two eventually regresses into part one in a failed attempt at avoiding the travails of unwanted memories. United in tone and style, these two parts could easily have stood as an elegiac novel, dedicated to the traditional life in a self-contained community; one whose proud people knew themselves to be part of a much longer historical span; one wherein the French were but the last in a line of conquerors who have come and gone. Les Alouettes already foreshadowed the historical claim the Quatuor would unfold with a vengeance. In “Autrefois,” for example, Nfissa’s grandmother easily pushes those conquerors-du-jour out of her mind as if they were gnats; convinced that they will eventually be pushed out of her land as have all the others before them. Determined to go pray in the village mosque, with or without armed French soldiers prodding her at every checkpoint, she dismisses her son’s caution: “Bien peu de femmes y vont, maintenant que c’est la France. La France, grommelait l’aïeule, que m’importe? [Few women go to pray there, now that France is here. France, the grandmother would mutter, what do I care] (171). In contrast to the beautifully paired tonal symmetry of the first two parts, the third part, “Aujourd’hui” (over two hundred and sixty-five pages), would be less problematic if it stood alone. Much longer than parts one and two together, it covered the daily problems of survival of Algerians on the battle-fields and refugee camps, and made detailed if covert use of the factional struggles among political exiles. In tone and mood alone, this was altogether a different novel. To blend the three parts into a harmonious whole seemed impossible. The narrative ran out of steam. The writer’s naked-faced self-insertion (“unveiled” as her native language calls simultaneously the uncovered woman and the woman who talks about herself) abruptly suspends the final lines of Les Alouettes naïves. This signaled the conceptual stumble of a writer unable or unwilling to come to closure. In the final lines of Les Alouettes naïves, a primary first person, hitherto unnamed and invisible, suddenly pulls off her mask: “Voici que j’interviens, moi, le narrateur, qui les ai suivis pas à pas jusque là et qui, à ce terme où tout commence pour eux, m’apprête à couper le fil de leur histoire” and signs with her own name, “Assia Djebar, Alger 1965 / Paris 1966” [And here I suddenly intervene; I, their narrator, who has accompanied them step by step until this point; I who, until this end moment when everything must start for them, must stand ready to cut off the thread of their story/narrative](481). The trained historian questions her choice of material; simultaneously, her writing double, doubts the soundness of her own execution. This is the very moment when Assia Djebar becomes the first reader of the text she has just finished writing, invests her own imaginaire in the self-referential Proustian looping back that Walter Benjamin has called the Penelope-like movement of memory.29 Her “intervention” carves a chiasmic mirroring between the past experience, as lived, and its perfect “nostalgic” incarnation as re-imaged and re-imagined: what art Benjamin on Proustian time in Illuminations, Essays and Reflections. Tr. H. Zorn; Ed. Hannah Arendt. NY: Schocken Books 1968, 204-06. 29

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manages to steal from the jaws of disaster. We see here the first full-fledged selfidentified appearance of the meta-textual chronicler, who will eventually take center stage in the projected architectonic Quatuor to raise the question of textual agency, and weave a polyphonic choir for the “besieging voices” that had hitherto not been allowed to surface. Her long held contention, expressed in the 2002 Yale conference on Algeria, that the Quatuor was planned as a synergistic suite, (to wit, Fantasia’s Beethoven motif and prologue) that can be read vertically and sequentially (volume one, then two etc.) as well as re-read horizontally and spatially (chapter one of volume one talks to chapter two of volume two etc.), from book part to book part, and back, thus exponentially enriches its meaning across time and across space. This “suite,” the Quatuor, in the way in which it must be read, is, literally as well as metaphorically, vertically as well as horizontally, a space wherein Assia Djebar, the writer, negotiates meaning with Assia Djebar, the reader, as she re-reads herself. As we, the audience, must do likewise with both. In her first “open” and most recent autobiography, Nulle part dans la maison de mon père (2007), she spells it all out for her (and for herself) this time. She steps into her text again, addressing herself this time in the second person (a challenging narrative stance she manages to control in Ombre): “Au terme de votre entreprise vous voici en train de devenir au cœur de cette mise en œuvre, lecteur (lectrice) aussi” [At the tail end of your undertaking, there you are [caught] in the very process of becoming, within this elaborating practice, its own / your own reader [male or female] reader] (406).30 Colleagues and assorted political appointees had not hesitated to signify their disapproval in the new Algeria where writers now had clearly assigned roles. At the end of Les Alouettes naïves, the writer hit a self-censoring wall. Indeed, as she has many times explained, the lovely central part, “Au-delà,” hewn from her private life, cut much too close to the bone. She explained, in our 1992 interview, that intensely private moments had suddenly erupted into the linear narrative of victorious war and nation rebuilding. In the lyrical portrayal of a young woman surprised by her own body, Part Two gave full play to the phenomenological erotics that have made Djebar a poster child of Western feminism, somewhat against her will. Many of these private details would reappear, in different contexts and with different affects, in Ombre sultane, the second volume in the Quatuor. They surfaced in the first, eponymous story of the collection, Femmes d’Alger dans leur appartement, wherein the authorial voice fragments. Much expanded in Vaste est la prison, the disintegration of the youthful idealist pair of Les Alouettes would resurface, its newlywed bliss swallowed up by the sour disenchantment of a postwar society. Thus, with or without the important filmic experimentation that, she has said, had oriented the rest of her poetics during her long traversée du désert; with or without the more than thirteen years of self-enforced silence that were to separate All translations are mine, and if they are often awkward, it is because Djebar writes for the eye as well as for the ear, inflecting whimsical punning and punctuating rhythms to the “academic” French. 30

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Les Alouettes from Femmes d’Alger, as she began her second involuntary exile from the homeland, the core of Djebar’s subsequent writing was already embedded in this fourth novel, rich lore to be excavated for the ambitious project she always spells with an upper case: her Algerian Quatuor. Les Alouettes made possible an autobiographical suite wherein history would become the primary narrative trigger of the imploding colonial subject. Thus, before she could continue writing, she had to find a poetics that would allow her to control both the realist urge to document, so apparent in the third part of Les Alouettes, and the private temptation to confess that had tripped her in “Au-delà.” Too proud to explain, too disillusioned to comply, Djebar would continue to write for herself (“à pleins tiroirs,” [by the drawerful] as she said in our 1992 interview) but cast about for a different medium. Serendipitously, cinema would steer her toward a new poetics. Frustrated by her publishing ventures, unable to write in Arabic, unwilling to follow the party line, she decided to make a documentary focused on women’s contributions to the anti-colonial struggle: an archival war project, as it were. Or so she presented it to the censors. This foray into a different medium and practice became altogether something else. Five times in Ces Voix she returns to what she later identified as “mon besoin d’une écriture de cinéma,” triggered by a new relation to sound and an ekphrastic montage between the aural and the visual: the felt need for a truly writerly film practice.31 In La Nouba, using sound unmoored from its spatio-temporal boundaries, she would show herself (and us) how to propel the present into the past and vice-versa, a visual spatial traversing of time, a quasi-Proustian move wherein memory obsessively repeats its moebius looping because it cannot come to rest. The film experience, and along with it, a quasiDeleuzian discovery of image-temps and image-son, constituted felicitous responses to the hitherto tight-jacket of the written word. They would free her as well from the old critics’ shackles, enable her to disregard their demands of an appropriate fit between text and writer. Her cinema practice honed the discovery of a voice that would move her into her own confident poetics, the Quatuor project. This was the self-assured position, the proud measure of her talent that subtended the Academy speech, with explanation or apology or justification to no one. nostalgie de la horde, inexplicably The formal challenge that Les Alouettes naïves, this helter-skelter formless form posed also contained, unbeknownst to itself, its own solution; a vignette she called “Nostalgie de la horde”. But it would take a film staging to unfold its full aural and visual powers. In written form, it appears briefly as a short vignette at the end of “Autrefois,” a ritual reactivating of the primal childhood bed scene whereby memory is activated, as the foremother passes on the tribal truth to the little ones gathered around. 31

I follow the ekphrasistic practice in “Still besieged by voices.”

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A performance unfurls, couched in the imperfect tense of rememory: “Les enfants se serraient, filles ou garçons, en ces soirs où la nostalgie de la horde, inexplicablement, s’infiltrait dans les cœurs (tout prétexte était bon: Une noce, une mort)” [The children, boys or girls, would lean tighter into each other, during those evenings when the nostalgia for the herd, inexplicably, crept into their hearts (any pretext would do: a wedding; a death)] (173). At this moment, oral history interrupts the flow of a realistic narrative devoted to the here-and-now of war while, at the same time, it renders visible the always evanescent connection between past and present. Recalling long lost female relatives, the ancestress concludes thus: “C’était l’année où les Français entrèrent dans notre ville” [It was the year the French entered our town] (176). The absence of a specific date imperceptibly fuses the protracted struggle against colonial conquest of the 19th century with the anti-colonial war of the 20th, a sudden mental slippage that will reappear both in La Nouba and Fantasia whereby the past invades the present and dispossession is suddenly brought to presence, visually as well as aurally. To counterbalance the ache of dispossession, the film returns several times to moments when, in glorious elegiac visuals, the regal foremother in elegantly ornate headdress presides over the traditional high-bed, children at her feet. The Ancestress passes on (to use Toni Morrison’s phrase) the truth about the tribe’s honor, that of the 1857 execution of the Ancestor who did not run away. The scene is – literally – nost/algic, re-enacting and thereby amplifying the ache for the long lost virtual home obsessively made recurrent in quite a few Djebarian texts. This brief vignette in Les Alouettes stages the first performance of the ceremony of remembering that will reappear in the first film, La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978); to be given its full autonomy as a separate, self-contained story by that very name, “Nostalgie de la horde,” in Femmes d’Alger (1980); and, finally, to subtextually eviscerate the shameful run of inauthentic memories offered in the second film, La Zerda ou les chants de l’oubli (1982). This original vignette she called “Nostalgie de la horde,” focused on the Nouba scene of performance as a lieu de mémoire, marked her deliberate re-appropriation of the Orientalizing topoi that had hitherto served to the greater glory of a world of men; a move she would repeat and expand in Ombre sultane. That is, with her version of “nostalgie de la horde,” she re-appropriates to different ends that other “nostalgia of the primal hord,” the Orientalized version of dangerous female desire offered throughout The Arabian Nights: de-Orientalizing the West’s Orient as it were. What the 19th century knew of this masterpiece was, largely, the 1850 fabrication of Sir Richard Burton, that served up all the tolerated yet intolerable clichés projected by Europe onto the subjugated, feminized colonial Other. By the time multiple centuries had looked down on Napoleon’s Egypt, such transparently coded phantasms would shape the vision of Freud’s Totem and Taboo (1912-13). In that particularly potent sex-and-murder allegory, Freud freely embroidering Darwin, would cast the myth of origins necessary to coalesce society’s blood bonds. With “Nostalgie de la horde,” Djebar gutted the patriarchal

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metaphor, dislocating it to construct a much different primal myth in the prelapsarian paradise of childhood: ungendered, this time. On the screen, this past re-enacted by the grandmother in the high bed of childhood is happening in a virtual present structured by desire. Mirroring the filming, its textual inscription is marked by recursion, with the infinitely looping variations that render closure impossible, a move further suggested by the use of the Beethoven quote that opens L’Amour, la fantasia, “qasi una fantasia.” There will be no “real” recovering of the ancestral past-qua-past. Rather, all one may access is a phenomenologically (dis)embodied moment, released by the powerful image-son film experience that I have called, for lack of a better term, a writerly affect.32 Visually as well as aurally, “Nostalgie de la horde” governs the first film, hides in the second, surfaces in the fourth novel and will eventually govern the third volume of the Quatuor, Vaste est la prison, wherein private diary and public script from La Nouba are given verbatim to suture an ekphrasis that, like the very process of memory itself, blurs all boundaries. This looping recursion operates a plunging back movement into the future past of remembering, a veritable future-anterior that will be re-iterated, and re-imagined from then on, in both film and fiction. The nodal core of Djebarian re-memory, it is a tribal lieu de mémoire that is, as well, lieu de deuil, the space and time and site of the travails of mourning: one mourns in order to remember and remembers in order to mourn. The foremother whose “memory spans centuries” (to quote the 1992 interview) re-activates the absent presence, blind spot of dispossession within the willed collective amnesia that defines Algeria today, monolinguistic and obsessively monocultural by political fiat. The memorial spot is empty, canceling out the return of a collective repressed that pushes through the “leaden sleep” of a conquered people’s obsessive attempt at moving outside a history it has not been allowed to make. La Zerda demolishes the “sommeil de plomb” of collective amnesia. Le Blanc de l’Algérie, as well as Vaste, attempts to bring back to the un-memoried surface the lost glory of multi-lingual, multi-cultural Algeriathat-used-to-be. A new Algeria yet to be (re)born. This omphalic node hidden within Les Alouettes re-appropriates the primal scene and destabilizes the East-West encounter; a move so essential to Djebar’s increasingly confident poetics that, returning to it, she will develop it fully in the second volume, Ombre sultane and expand it in the third, Vaste est la prison. Performance is memory and memory, unmemoried, must repeat itself. This invisible thread connects Ombre back to all the novels preceding it, as well as foreshadows those that will come; as if the writer, with each attempt, was perfecting the peculiar specular core of the entire corpus in increasingly wider (and wilder) helicoidal moebius turns. The moment of original collective transmission is a moment of self-performing. The interactive intertextual 32 As I try to investigate the memorial “montage” in “Visual / virtual memory sites: the case of Assia Djebar” in Films with Legs: Crossing Borders with Foreign Language Films. Eds. R. Peters and V. Maisier. Newcastle-upon-Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2011. 1-6.

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structuring principle follows Bakhtinian architectonics. That is, it stages the near epiphanic moment when the writer sees herself as both narrating and narrated inside her own imaginary (re)construct; thus imperceptibly moving toward a truth situated both within the events she is recounting and beyond. Geste augural … enfin But this writerly birthing that is the stated aim of the Quatuor might not have happened without the little memoried vignette nestled inside Les Alouettes. The fourth flawed novel represents the movable hinge between earlier and later Djebarian writing; its key characters, images and situations will henceforth persist throughout the rest of her corpus. If indeed La Nouba des femmes du Mont Chenoua and La Zerda ou les chants de l’oubli allowed Djebar, as she has claimed, to become simultaneously documenting historian and fictional writer of the same events, to sharpen her own visual acuity and fine-tune her retrieval of collective memory, it was thanks to a Janus-like, deeply flawed fourth novel that had borrowed from the earlier texts as well as foreshadowed much in those texts that would follow; connections she expected her readers to make architectonically. She trusted us to envisage the original myth-time-space that can only be accessed through its historical re-appropriation – a re-appropriation performed several times, many times to recapture a past that still resists and disappears in the present. By the time Djebar openly tackles autobiography as such with Nulle part dans la maison de mon père, this architectonic self-staging of a writer who is also her own best reader, she unfurls the regressive mode of a narrative self who inscribes herself in order to foreshadow herself reading herself. Looking back on half a century of writing, in the biography as well as in the Academy speech, she addresses herself and her readers as well. Given the importance of her dazzled, enchanted discovery of the magic of the French language in the classroom, by way of Mme Blasi’s Baudelaire poem, one may be excused to hear echoes of the poet’s challenge that opens Fleurs du mal, “Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère.” When on 22 June 2006, Assia Djebar was formally inducted into the Académie française, she had more than earned her literary stripes. Her oblique homage to Diderot, the intellectual giant who was certainly Academy worthy, but who, nevertheless was repeatedly not deemed worthy enough, hides a proud humility that knew, without having to spell it all out, that the Academicians’ vote on her own candidacy had not been unanimous. Her inaugural/augural speech reminded the audience, therefore, that, in her long, half-century practice of writing in the French language, she owed just as much to another Republic of letters; one that owed very little to Richelieu’s gentlemen’s club. The formal inaugural and augural “discours” salutes Rabelais, “grand traverseur des voies périlleuses” [a great traverser/trespasser across perilous ways] who, “un siècle avant la création de l’Académie par le cardinal de Richelieu” [a full century before

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Cardinal Richelieu’s creation/foundation of the Académie] reads Ibn Sina in order to qualify as a medical student in Montpellier. This was the very hallowed center of philosophical and medical learning that would, a few centuries later, honor one Dr. Fatma-Zora Imalhayêne, she of the glorious Berber name, no mean perilous trespasser herself.

WORKS CITED Benjamin, Walter. Illuminations, Essays and Reflections. Trans. H. Zorn; Ed. Hannah Arendt. NY: Schocken Books 1968. Print. Djebar, Assia. La Soif. Paris : Julliard, 1957. Print. ---. Les Impatients. Paris : Julliard, 1958. Print. ---. Les Enfants du nouveau monde. Paris : Julliard, 1962. Print. ---. Les Alouettes naïves. Arles : Actes Sud, [1967] 1997. Print. ---. La Nouba des femmes du mont Chenoua. Alger : Radio-Télévision algérienne, 1978. Film. ---. Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : Éditions des Femmes, 1980. Print. ---. La Zerda ou les Chants de l’oubli, 1982. Film. ---. L’Amour, la fantasia. Paris : J.-C. Lattès, 1985. Print. ---. Ombre sultane. Paris : J.-C. Lattès, 1987. Print. ---. Loin de Médine. Paris : Albin Michel, 1991. Print. ---. Women of Algiers. Trans. Marjolijn de Jager. Charlottesville : University of Virginia Press, 1992. Print. ---. Vaste et la prison. Paris : Albin Michel, 1995. Print. ---. Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1996. Print. ---. Oran, langue morte. Arles : Actes Sud, 1997. Print. ---. Les Nuits de Strasbourg. Arles : Actes Sud, 1997. Print. ---. “Territoire des langues.” Entretien avec Lise Gauvin. L'écrivain francophone à la croisée des langues. Entretiens Ed. Lise Gauvin. Paris : Khartala, 1997. Print. ---. Le Roman maghrébin francophone : entre les langues et les cultures. Quarante d’ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997. Thèse de Doctorat, Université Paul ValéryMontpellier III, 1999. Print. ---. Ces Voix qui m’assiègent … en marge de ma francophonie. Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 1999. Print. ---. “Raïs, Bentalha.” Research in African Literatures (Fall 1999): 7-14. Print. ---. Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête. Théâtre musical, 2000. ---. Aïcha et les femmes de Médine. Théâtre musical, 2001. ---. “Idiome de l'exil et langue de l'irreductibilité.” Collectif. Assia Djebar Germany: Verlag Konigshausen & Neumann, 2001. 9-18. Print.

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---. “Transhumance du sens dans l’oeuvre de Djebar.” in Assia Djebar: Littérature et transmission, Eds. Wolfgang, Asholt, Mireille Calle-Gruber, and Dominique Combe. Paris: Presses Sorbonne nouvelle, 2010. 83-99. Print. ---. “Visual / virtual memory sites: the case of Assia Djebar.” in Films with Legs: Crossing Borders with Foreign Language Films. Eds. R. Peters and V. Maisier. Newcastleupon-Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2011. 1-6.

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Quelques mots sur les auteurs des articles Otilia Baraboi a fait des études de littérature française en Roumanie, en Suisse et aux Etats-Unis, où elle a écrit une thèse de doctorat sur l’imaginaire linguistique et l’intraduisibilité chez Cioran (Université de Washington à Seattle). Son domaine de recherche est la littérature française et francophone des XXe et XXIe siècles, plus précisément l’entrecroisement entre la langue et l’idéologie, le bilinguisme, la traduction, les transferts culturels et les espaces diasporiques. Elle a également publié de la fiction en roumain. A présent elle travaille sur la diaspora est-européenne de Paris et sur les multiples façons dont se dessine, en français, la mémoire collective d’un passé marqué par les idéaux de la révolution soviétique. Carla Calargé est Maître-Assistante de littérature française et francophone à Florida Atlantic University (Boca Raton). Ses recherches portent sur les œuvres francophones du monde arabe, en particulier le roman et le cinéma de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient. Elle s’intéresse surtout à la réaction des écrivains arabes face à la montée des intégrismes religieux. Elle a publié plusieurs articles, notamment sur Maalouf, Boudjedra, Laroui, Berger et Schéhadé. Mireille Calle-Gruber est écrivain et professeur des Universités en littérature française à l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3 où elle dirige l’équipe “Centre de recherches en Études féminines et de genres / Littératures francophones” intégrée au laboratoire “Écritures de la Modernité”. Travaillant à la croisée de la littérature, des arts et de la philosophie, elle a publié récemment Assia Djebar, d’une existence surabondante dans le cœur (essai), 2006 ; Tombeau d’Akhnaton (roman), 2006 ; Consolation (roman), 2010 ; Les Tryptiques de Claude Simon ou l’art du montage, 2008 ; Jacques Derrida, la distance généreuse (essai), 2009, ainsi que les volumes collectifs Michel Butor. Déménagements de la littérature, 2008, Assia Djebar. Littérature et transmission, 2010 et Pascal Quignard ou la littérature démembrée par les muses, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011. Elle a dirigé l’édition des Œuvres complètes de Michel Butor à La Différence (2006-2010 : 12 volumes). Elle est responsable du traitement des manuscrits de Claude Simon et publie en 2011 la biographie du prix Nobel de littérature (Claude Simon. Une vie à écrire, Seuil). Maria Angélica Deângeli: Docteur en Lettres (Théorie de la Littérature), enseigne le français à l’Université de l’État de São Paulo “Júlio de Mesquita Filho”. Sa recherche porte sur les littératures maghrébines d’expression française et la pensée française contemporaine. Elle s’intéresse notamment aux écrits de Maurice Blanchot, de Jacques

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Derrida et de Jean-Luc Nancy. Elle prépare un ouvrage sur “La littérature dans la langue de l’autre: Jacques Derrida et Abdelkebir Khatibi”. e-mail: [email protected] Hafid Gafaiti est Andrew Mellon Distinguished Professor, Paul Whitfield Horn Professor of Romance Languages et Qualia Professor of French and Francophone Studies at Texas Tech University. Auparavant, il a enseigné à l’Université d’Oran, à l’Université de Sidi-Bel-Abbès, à Penn State University, à UC Berkeley, à l’Université du Michigan et, comme professeur invité, dans de nombreuses universités, parmi lesquelles Princeton University, M.I.T., La Sorbonne, UC Santa Cruz, UC Davis et Middlebury College. Il est l’auteur de douze ouvrages critiques dont Boudjedra ou la passion de la modernité (Denoël 1986) La Femme dans le roman algérien (L’Harmattan 1996), La Diasporisation de la littérature postcoloniale (L’Harmattan 2005) et Transnational Spaces and Identities in the Francophone World (Nebraska UP 2009), ainsi que de trois recueils de poèmes bilingues (la gorge tranchée du soleil/the slit throat of the sun, le retour des damnés/the return of the damned et la tentation du désert/the temptation of the desert) traduits aussi en italien, en voie de traduction en portugais, et couronnés par des prix. Il a publié de nombreux articles et donné de nombreuses conférences internationales sur les littératures et cultures postcoloniales, le féminisme, la censure, l’Islam et les relations Orient-Occident. Il est rédacteur en chef de Nouvelles Études Francophones (C.I.E.F.) et Directeur de la collection “Etudes transnationales, francophones et comparées” (L’Harmattan: Paris, Budapest, Turin, Afrique). Alexandra Gueydan-Turek, diplômée de l’université de Yale elle est professeur assistante d’études francophones à Swarthmore College (États-Unis) où elle enseigne la littérature maghrébine et la littérature migrante d’expression française. Elle travaille plus spécifiquement sur la mobilité des textes maghrébins et les stratégies déployées par leurs auteurs à cet effet. Elle est l’auteur de nombreux articles sur la question, dont “Bordercrossing and zones of negotiations in Mouloud Mammeri’s La Traversée”, in SITES, 2009, “Visions of Odalisques: Orientalism and Conspicuous Consumption in Leïla Sebbar”, in Research in African Literature, 2011, “La circulation transculturelle du texte littéraire : Stratégies éditoriales et représentations des auteures algériennes” Le livre, produit culturel ? Ed. Anne Réach-Ngô. Paris : L’Harmattan (sous presse). Son projet actuel porte sur l’étude comparée de la circulation des textes algériens d’expression française au sein des marchés éditoriaux maghrébin, français et américain. Irene Ivantcheva-Merjanska est Adjunct Assistant Professor dans le Département des langues romanes de l’Université de Cincinnati. Sa recherche porte sur la littérature française et francophone, les études culturelles (notamment le cinéma et les questions européennes) et les études postcoloniales surtout du point de vue des femmes. Elle est l'auteur de Rives de l’émotion. Les voix des femmes dans lapoésie bulgare (Editions de

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l’Université de Sofia, 1995) et termine une étude comparative intitulée Assia Djebar et Julia Kristeva : choisir le français comme langue d'écriture et basée sur sa thèse de doctorat. Elle coédite un numéro spécial de la Cincinnati Romance Review consacré à la fertilité de la pensée de Julia Kristeva (actes du colloque international de Berlin novembre 2009) et y publiera un entretien avec l'écrivaine ainsi qu’un article. Anna Rocca Anna Rocca est Assistant Professor à Salem State University (Salem, MA) où elle enseigne les langues et les littératures francophone et italienne. Elle a publié un ouvrage intitulé Assia Djebar, le corps invisible: voir sans être vue, (L’Harmattan, 2005) ainsi que plusieurs articles sur cet auteur. Elle s’intéresse également à l’art arabe contemporain et est en train de publier sur l’artiste marocaine Lalla Essaydi. Elle coédite aussi un collectif sur les femmes et l’écriture migrante. Ses domaines de recherche portent sur les écrivaines contemporaines du Maghreb, l’autobiographie, l’identité postcoloniale, l’écriture migrante au féminin, le féminisme et les mouvements transnationaux des femmes. Michèle Vialet est professeur de littératures d’expression française à l’Université de Cincinnati où elle enseigne aussi la phonétique et les techniques de communication orale et écrite. Elle est coauteur de Bravo ! (7e éd. 2011) et d’À vous d’écrire: atelier de francais et a publié sur la littérature du dix-septième siècle (Triomphe de l’iconoclaste : Le roman bourgeois d’Antoine Furetière, 1989) ainsi que sur Maryse Condé, Assia Djebar et Leïla Sebbar. Elle prépare une monographie sur la transmission des savoirs et les conflits de loyauté dans les œuvres d’écrivaines algériennes d’expression française. Elle est éditrice en français et en italien de la revue littéraire électronique Cincinnati Romance Review et, en collaboration avec Carla Calargé, coédite ce numéro spécial sur Assia Djebar. Clarisse Zimra, qui partage avec Assia Djbar une enfance algérienne et algéroise, a enseigné sur trois continents. Professeur emerita de la Southern Illinois University, elle y dirigeait des séminaires de théorie littéraire ainsi que des travaux sur l'analyse du discours. Elle a publié dans de nombreuses revues européennes, américaines et asiatiques, en particulier sur les écrivains de la Caraïbe et d'Afrique du Nord. Sa rencontre avec Assia Djebar en 1976 à Alger, inopinément facilitée par le père Déjeux, fut le point de départ d’une amitié fructueuse et d’une série d’études sur l’œuvre : à ce jour, une douzaine d’essais, en anglais ou en français, ainsi qu’une demidouzaine de contributions dans des volumes collectifs en Europe ou aux Etats-Unis. Elle a aussi collaboré à la traduction de deux textes d'Assia Djebar: Femmes d'Alger dans leur appartement (Women of Algiers in their Apartment, U. Virginia P. 1992), et Les Enfants du nouveau monde (Children of the New World, The Feminist Press 2005). Elle fait partie du comité scientifique “Migrations, exils, errances et écritures” de Paris-Ouest, continue, en Angleterre, sa collaboration avec Contemporary Women’s Writing (Oxford U. P.) et, aux

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Etats-Unis, avec l’équipe de C.A.R.A.F. pour les presses de l’Université de Virginie. Elle termine une monographie consacrée à l’architectonique du fameux Quatuor algérien. .

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