Comprendre les agricultures du Tiers Monde - Agropolis-Museum

argent ? Les exemples abondent, en effet, de projets dans lesquels les techniques proposées visent à spécialiser et intensifier toujours davantage les systèmes ...
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COMPRENDRE LES AGRICULTURES DU TIERS MONDE Marc Dufumier Professeur à l’Institut national agronomique Paris-Grignon. Héritière des formations dispensées par René Dumont et Marcel Mazoyer, l’unité d’enseignement et de recherche « agriculture comparée et développement agricole » de l’Agro de Paris-Grignon1 vise à bien comprendre les conditions et modalités d’évolution des diverses agricultures en concurrence sur le marché mondial. Elle participe notamment à la formation de jeunes ingénieurs agronomes qui souhaitent travailler en coopération pour le développement agricole dans les pays du « Tiers Monde ». Le défi est de faire en sorte que ces jeunes acquièrent les compétences et les qualités humaines absolument nécessaires pour pouvoir ultérieurement comprendre les réels besoins des sociétés dans lesquelles ils seront accueillis et trouver les moyens appropriés pour les satisfaire. Force est de reconnaître qu’il est souvent reproché aux ingénieurs agronomes de vouloir encore imposer des « solutions » standards à des paysanneries qui leur sont étrangères et dont ils ne parviennent pas à comprendre les intérêts, ni à percevoir les savoir-faire dont leurs traditions sont porteuses. On ne peut qu’être atterré, en effet, de l’indigence des propositions formulées dans la plupart des projets de développement agricole destinés au Tiers Monde. Ainsi est-il fait souvent référence à des techniques ou à des variétés « améliorées » sans que l’on sache vraiment pour qui et comment ces dernières apporteraient un mieux être. « Améliorer » le rendement d’une culture n’est-il pas encore implicitement synonyme de son accroissement, indépendamment des risques encourus et des coûts nécessaires en travail ou en argent ? Les exemples abondent, en effet, de projets dans lesquels les techniques proposées visent à spécialiser et intensifier toujours davantage les systèmes de production agricole alors même que l’intérêt des producteurs peut être parfois davantage satisfait par la diversification des systèmes de culture et d’élevage, et une réduction des coûts monétaires, de façon à valoriser au mieux la force de travail disponible et minimiser les risques de très faibles résultats, sans pour autant chercher à maximiser l’espérance mathématique des rendements. La « rentabilité » des systèmes de production agricole ne devrait-elle donc pas être appréciée d’une façon totalement différente selon les conditions économiques et sociales dans lesquelles opèrent les différentes catégories d’agriculteurs : plus ou moins grande précarité de la tenure foncière, dépendance à l’égard de commerçants usuriers, opportunité de travail et de revenus dans d’autres activités non agricoles, plus ou moins grande solidarité au sein des clans ou des villages, etc. ? D’où la nécessité de très vite présenter aux étudiants en agronomie un cadre de référence théorique et des méthodes pratiques destinées à l’analyse et à la compréhension des diverses situations agraires sur lesquelles ils envisagent d’intervenir ultérieurement et qui leur paraissent encore bien souvent très étranges. Il importe donc de faire en sorte que les futurs agronomes puissent s’initier par eux-mêmes aux méthodes d’observation et d’enquêtes leur 1

Institut National Agronomique Paris-Grignon, 16 rue Claude Bernard ; 75005 Paris.

permettant d’identifier rapidement les conditions socio-économiques à l’origine de la diversité et de la complexité des systèmes de production dans de petites régions rurales. Ainsi les étudiants de la spécialisation « agriculture comparée et développement agricole » effectuentils fréquemment leurs stages de fin d’étude à l’étranger, dans des régions pauvres d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine, avec pour objectif de s’exercer in situ à la démarche générale et aux étapes successives de l’analyse-diagnostic des systèmes agraires, à savoir particulièrement : - La lecture de paysages, destinée à repérer les divers modes d’exploitation et de mise en valeur des écosystèmes et leurs effets sur les modes de vie et les conditions de travail ; - Les entretiens de nature historique avec les auteurs et témoins des transformations récentes de l’agriculture dans la petite région concernée ; - La délimitation de zones relativement homogènes et contrastées, du point de vue des problèmes de développement agricole ; - L’identification des diverses catégories d’exploitants agricoles, des moyens dont elles disposent et des rapports sociaux dans le cadre desquels elles travaillent et produisent ; - La caractérisation technique des systèmes de culture et d’élevage pratiqués par chacune d’elles avec l’évaluation de leurs résultats économiques et de leurs effets sur l’environnement écologique ; - La restitution de ce que l’étudiant pense finalement avoir compris auprès des personnes rencontrées lors du séjour sur le terrain ; - La recherche de propositions destinées à résoudre les principaux problèmes techniques et économiques auxquels chacune des catégories d’exploitants est confrontée, compte tenu des conditions socio-économiques dans lesquelles elle doit opérer. Ces propositions peuvent être de nature technique, économique ou organisationnelle et souvent les trois à la fois. C’est au cours de tels séjours relativement prolongés (quatre à cinq mois) sur le terrain que les étudiants apprennent à écouter les producteurs, à repérer leurs savoir-faire, et à ne plus craindre de dialoguer avec des catégories sociales si différentes des leurs. Cet apprentissage à l’écoute et au dialogue nous paraît essentiel. L’histoire montre en effet que les agronomes les plus technocrates sont souvent ceux qui, peu familiarisés avec les réalités concrètes du terrain, n’osent pas vraiment discuter avec les agriculteurs de leurs problèmes et tentent alors de leur imposer des normes techniques inappropriées à leurs cultures et à leurs conditions. L’important, pour les étudiants, est de comprendre que la question essentielle n’est pas tant de convaincre les agriculteurs du bien fondé de telles ou telles techniques, que de rendre possible l’établissement de conditions socio-économiques favorables à la mise en œuvre des systèmes de culture et d’élevage les plus conformes à l’intérêt général ou, du moins, à l’intérêt du plus grand nombre. Il s’agit le plus souvent de modifier les rapports de production et d’échange de façon à ce que les exploitants agricoles aient les moyens d’utiliser les techniques que l’on pense pouvoir être les plus utiles et qu’ils en aient objectivement l’intérêt.

A l’écoute des paysans du Tiers Monde, les étudiants en stage peuvent se rendre compte du fait que les agriculteurs les moins fortunés n’acceptent généralement de s’engager activement dans un projet de développement agricole qu’après avoir acquis l’assurance de pouvoir en dégager de vrais avantages, sans risque démesuré. La confiance des exploitants envers les interventions de l’Etat ne peut pas être obtenue en peu de temps et une fois pour toutes. Dans un environnement qui devient toujours plus complexe et incertain, ils ont quelques raisons de vouloir rester en permanence attentifs au bien fondé des propositions qui leur sont faites. Mais cette prudence paysanne ne veut pas dire immobilisme. Il faut reconnaître que les paysans peuvent faire preuve d’imagination et d’initiative dans un grand nombre de circonstances. Il en est ainsi lorsque les conditions sont suffisamment sûres et stables pour les inciter à prendre des risques et expérimenter des techniques sans doute efficaces mais aux résultats fluctuants. Il suffit pour s‘en convaincre de mesurer les progrès foudroyants de la « révolution verte » partout où ont pu être établies des conditions de production suffisamment stables et rémunératrices (périmètres irrigués du nord-est mexicain, Pendjab indien et pakistanais, deltas du sud-est asiatique, etc.). La capacité des agriculteurs à innover peut être aussi évidente lorsque, contraints à la défensive, il leur faut trouver et mettre en œuvre de nouveaux systèmes de production aux effets toujours plus anti-aléatoires. Ainsi convient-il d’apprécier à sa juste mesure la capacité que manifestent de nombreuses paysanneries pauvres à intensifier leurs associations de culture, en y intégrant de nouvelles espèces ou variétés, dans les régions où prévaut encore un très fort accroissement démographique (Haïti, Rwanda, Burundi …). Le problème est que l’incompréhension dont les pratiques paysannes font encore trop souvent l’objet n’est pas seulement le fait de jeunes coopérants débarquant pour la première fois au sein d’une société qui leur était étrangère ; il n’est pas rare de voir aussi des cadres nationaux considérer que les agricultures du Tiers Monde ne pourront véritablement se développer qu’en faisant table rase des systèmes de production « traditionnels », sans même chercher à savoir les raisons pour lesquelles ces systèmes se sont imposés jusqu’à présent dans leurs pays. L’idée selon laquelle il conviendrait de procéder systématiquement à des « transferts de technologies » en provenance des pays du Nord ou des stations expérimentales, sans considération aucune pour les conditions agro-écologiques et socio-économiques des régions concernées, est encore très largement partagée par les concepteurs et gestionnaires des projets de développement rural. Mais comment pourrait-il en être autrement dans les pays où la formation des ingénieurs agronomes ne prévoit même pas de stages en exploitations agricoles et où les travaux pratiques se limitent encore bien souvent à des visites organisées de fermes d’Etat et autres « exploitations pilotes » ? Conscients néanmoins des échecs dont font preuve les projets de développement exclusivement fondés sur les seuls « transferts » de technologies étrangères, et des risques politiques qui peuvent en résulter, certains gouvernements souhaitent aujourd’hui pouvoir nouer des relations d’un type nouveau avec leurs paysanneries, et se montrent davantage préoccupés par la formation des cadres et techniciens agricoles, avec le souci de leur donner les moyens de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les agriculteurs peuvent avoir des pratiques souvent bien différentes de celles généralement souhaitées. L’Agro de Paris-

Grignon fut ainsi plusieurs fois associé à des programmes de formation à l’analyse-diagnostic de systèmes agraires pour des cadres et techniciens déjà en exercice, au Brésil, en Haïti, en Equateur, au Burundi, en Côte d’Ivoire, au Laos, et dans bien d’autres contrées du Tiers Monde. La question agraire reste, comme chacun sait, un très grave problème au Brésil, malgré les nombreuses dépenses engagées par l’Institut national de colonisation et de réforme agraire (INCRA). L’extrême lenteur avec laquelle ont encore lieu, de nos jours, les redistributions foncières, résulte bien sûr en premier lieu de la réaction manifestée par l’oligarchie terrienne, face aux revendications des paysans sans terre. Mais force est de constater aussi que le mythe de la supériorité intrinsèque des grandes exploitations reste encore très fortement ancré dans les esprits des cadres et techniciens en charge de la réforme, qui répugnent ainsi à parcelliser les grands domaines. Le gouvernement de Fernando Enrique Cardoso fit donc appel à la FAO pour mettre en place un programme de formation à la compréhension de l’agriculture familiale pour les cadres de l’INCRA. Ce projet2, à la conception et à la mise en œuvre duquel l’Agro et l’Université d’Ijui furent étroitement associés, consista en premier lieu à faire réaliser des analyses-diagnostics de situations agraires par les cadres en formation. Dispersés dans la plupart des Etats du Brésil, ces exercices pratiques permirent à chaque fois de mettre en évidence, à la surprise des participants, le fait que les unités de production dans lesquelles on produisait le plus de valeur ajoutée à l’hectare, étaient toutes de moyennes exploitations agricoles familiales. Travaillant pour leur propre compte, les paysans s’efforçaient de faire le meilleur usage de la main d’œuvre familiale, en diversifiant leurs activités, de façon à échelonner les périodes de travail et à disperser les risques tout au long de l’année. Les très grands latifundia restaient, quant à eux, le lieu de systèmes très extensifs et peu générateurs d’emplois (élevage bovin en plein air, canne à sucre, etc.), tandis que les exploitants minifundiaires dont l’intérêt était d’intensifier toujours davantage leurs systèmes de culture et d’élevage n’en avaient pas les moyens. Les études de terrain confirmèrent aussi le fait qu’il était préférable, économiquement parlant, de procéder aux redistributions foncières dans les régions fertiles déjà les mieux équipées en infrastructures. Le principe selon lequel il convenait de redistribuer davantage de surfaces par famille dans les zones où les conditions agro-écologiques étaient les plus défavorables n’a pas manqué d’être pris en défaut ; les paysans pauvres à qui on redistribuait une centaine d’hectares de très mauvaises terres par famille, dans le Mato Grosso, se sont bien vite révélés incapables de les mettre en valeur avec seulement deux ou trois têtes de bétail. Des formations similaires ont été réalisées au Laos, avec la participation de la Faculté d’agriculture de Na Bong, en Haïti, avec le concours de la Faculté d’agronomie et de médecine vétérinaire de Damien, et au Burundi, sous le parrainage de la Faculté des sciences économiques et administratives de Bujumbura. Ici encore, les résultats auxquels sont parvenus les cadres en formation ne manquèrent pas de surprendre et permirent de remettre en cause de nombreux lieux communs, maintes fois rebattus mais jamais véritablement démontrés : les dangers inéluctables de l’abattis-brûlis au Laos, le désordre des cultures associées dans les 2

Projeto FAO/INCRA/BRA/036/ 1996-1999

exploitations haïtiennes, les bienfaits des bandes enherbées et des canaux de contours en courbe de niveau dans les montagnes burundaises, etc. Particulièrement intéressantes furent généralement les réunions au cours desquelles, en fin d’exercice, les cadres se sont efforcés de restituer les résultats de leurs travaux aux paysans. Il s’est agi à chaque fois de faire part de ce qu’ils pensaient avoir compris et d’échanger leurs opinions avec celles des agriculteurs. Les exploitants n’attendent jamais les agronomes et les économistes pour établir leurs propres diagnostics et avoir déjà des points de vue très élaborés sur leurs problèmes. Les professionnels extérieurs peuvent néanmoins très utilement poursuivre leurs propres « expertises », avec les concepts et les outils méthodologiques qui leur ont été enseignés, mais sans pour autant prétendre ainsi parvenir à « la » vérité. De la confrontation entre les deux façons de voir, peuvent naître en effet de nouvelles idées et d’éventuels projets dans lesquels les populations rurales ne sont plus considérées comme des « groupes cibles » mais comme des acteurs à part entière, sans démagogie ni attitude normative de la part des intervenants extérieurs.