Loi Renseignement - La Gazette du Palais

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AVOCAT

Loi Renseignement : avocats et journalistes judiciaires saisissent la Cour européenne des droits de l’Homme 245y3

Entretien avec Patrice Spinosi, avocat aux conseils

Patrice Spinosi

L’association de la presse judiciaire, le barreau de Paris et le Conseil national des barreaux ont déposé plusieurs recours devant la CEDH le 3 octobre dernier contre la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 dite loi Renseignement. Avocats et journalistes dénoncent les atteintes aux libertés contenues dans la loi et en particulier la mise en danger du secret attaché à chacune de leur profession. Patrice Spinosi, avocat aux conseils, a rédigé ces recours qu’il commente pour nous. Gazette du Palais : Vous avez déposé plusieurs requêtes auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme contre la loi dite Renseignement le 3 octobre dernier, jour de son entrée en vigueur. La CEDH n’impose-t-elle pas l’épuisement des voies de recours internes à qui veut la saisir ?

Gaz. Pal. : Une autre question se pose, celle de la recevabilité des journalistes et des avocats qui, par définition, au jour de l’entrée en vigueur de la loi et donc de votre recours n’ont pas eu le temps de subir une atteinte concrète à leurs droits du fait de la loi attaquée.

Patrice Spinosi : Si, en effet mais elle fait de l’application de ce principe une analyse raisonnable. Ainsi, dans l’affaire Paksas c/ Lituanie, elle a jugé que « seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées » (CEDH, 6 janv. 2011, n° 34932/04). Dans une affaire Mentes et autres c/ Turquie, elle avait déjà précisé qu’il fallait tenir compte du contexte juridique et politique (CEDH, 28 nov. 1997, n° 23186/94). La certitude de ne pouvoir obtenir satisfaction devant les juridictions nationales en dépit de l’invocation d’un grief conventionnel dispense d’avoir à saisir ces dernières avant d’introduire une requête à Strasbourg. La Cour tient compte notamment d’une jurisprudence nationale défavorable. Certes, la loi prévoit la saisine possible de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), mais cette commission intervient à titre consultatif a posteriori et ne remplit donc pas les conditions de protection afférentes à un recours juridictionnel. La décision du Conseil constitutionnel du 23 juillet 2015 (Cons. const., 23 juill. 2015, n° 2015-713 DC) a validé la loi Renseignement et donc le dispositif que nous critiquons. Une telle décision rend illusoire la possibilité qu’une juridiction puisse juger autrement et empêche par ailleurs le recours à la QPC puisque le texte a été examiné par le Conseil.

P. S. : La CEDH a déjà jugé à maintes reprises qu’une personne peut se présenter comme victime si elle fait partie d’une catégorie d’individus risquant de subir directement les effets de la législation. C’est ainsi notamment que la grande chambre de la cour a jugé, à propos de la loi sur le voile intégral, que les femmes résidant en France et souhaitant porter le voile avaient la qualité de victimes. De même, la cour a jugé que la simple existence d’une législation autorisant le contrôle secret des communications – ce qui est le cas de la loi Renseignement – crée une menace de surveillance pour tous ceux auxquels on pourrait l’appliquer sans qu’il soit besoin de montrer qu’ils ont subi concrètement une telle mesure. En clair, l’association des journalistes de la presse judiciaire est une victime potentielle de la loi, notamment en raison des informations confidentielles qui s’échangent sur son intranet. De même que chaque journaliste. Et c’est aussi ce raisonnement qui s’applique s’agissant du barreau de Paris, de son bâtonnier, du CNB et de son président. De par leur fonction les représentants des avocats sont susceptibles d’être surveillés. Les locaux où ils exercent leur activité peuvent faire l’objet de mesure de surveillance. C’est en particulier criant pour le bâtonnier de Paris qui a la charge de désigner les avocats commis d’office, sachant que Paris a une compétence d’attribution pour toutes les instructions en matière de terrorisme. Il est aussi régulièrement informé des incidents qui concernent les avocats. L’actualité récente a d’ailleurs montré que les forces de police ne s’étaient pas privées d’écouter ses

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conversations téléphoniques. L’ensemble de ces raisons justifie largement, pour nous, que les recours puissent être déposés dès le jour de l’entrée en vigueur de la loi. Gaz. Pal. : Quelles sont les dispositions critiquées ?

P. S. : L’article L. 851-1 du Code de la sécurité publique énonce : « peut être autorisé le recueil, auprès des opérateurs de communications électroniques et des personnes mentionnées à l’article L. 34-1 du Code des postes et des communications électroniques ainsi que des personnes mentionnées aux 1 et 2 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, des informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques, y compris les données techniques relatives à l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion à des services de communications électroniques, au recensement de l’ensemble des numéros d’abonnement ou de connexion d’une personne désignée, à la localisation des équipements terminaux utilisés ainsi qu’aux communications d’un abonné portant sur la liste des numéros appelés et appelants, la durée et la date des communications ». L’expression « informations et documents » ne fait l’objet d’aucune définition légale, tout au plus une énumération non limitative de sorte que tout est saisissable de façon administrative. En pratique, on sait que d’une manière générale un dispositif d’accès administratif aux données de connexion est très intrusif. Mais deux dispositifs sont particulièrement dangereux. Le premier est ce que l’on appelle la boîte noire algorithmique qui permet aux services de renseignements de scanner par mots-clefs toutes les communications transitant par les réseaux des opérateurs de téléphonie. Le deuxième est un imitateur d’antennes relais capable d’aspirer toutes les conversations dans un périmètre donné. Une telle faculté aurait nécessité l’autorisation préalable d’un juge qui aurait eu à en encadrer l’usage, or une telle autorisation n’existe pas. À la place, la loi instaure une autorisation préalable du Premier ministre après avis simplement consultatif de la CNCTR qui n’est pas une autorité indépendante. Autrement dit, la loi accorde à l’Administration un pouvoir immense en dehors de tout contrôle par un juge. Gaz. Pal. : La loi Renseignement précise toutefois qu’on ne peut écouter avocats et journalistes dans l’exercice de leur profession.

P. S. : En effet mais ça veut dire quoi « l’exercice professionnel » ? Quand commence-t-il ? Où s’arrêtet-il ? Si j’ai deux portables, l’un peut être écouté et l’autre pas ? Les métiers d’avocats et de journalistes ne s’arrêtent pas à la porte du bureau, ils ne connaissent ni week-end, ni jour férié. Par ailleurs, cette affirmation 6

est purement de principe, aucune disposition de la loi n’en garantit l’application ni ne sanctionne sa violation. À cela s’ajoute le fait que la loi ne règle pas la question des écoutes incidentes. Admettons que l’on s’abstienne d’écouter un avocat, qu’advient-il si on écoute le client de l’avocat et que celui-ci contacte son défenseur ? Gaz. Pal. : Qu’est-ce qui vous fait penser que la CEDH peut répondre favorablement à vos requêtes ?

P. S. : Pour la CEDH, la liberté de la presse est un pilier de la démocratie. Le secret des sources y est garanti par la combinaison des articles 8 et 10 de la Conv. EDH. De même que la Convention protège le secret professionnel de l’avocat au titre de l’article 6 qui garantit le droit à un procès équitable. En France, nous avons essayé d’obtenir du Conseil constitutionnel une protection équivalente mais il a refusé de reconnaître une protection particulière pour le secret des sources ou celui des échanges avec un avocat. Outre cette approche des droits individuels par la CEDH très empreinte d’esprit anglo-saxon et donc beaucoup plus favorable aux avocats et aux journalistes que la perception française, il se trouve que la CEDH a déjà eu l’occasion de condamner des mesures administratives similaires à celles de la loi Renseignement. D’une manière générale, on voit bien que depuis 10 ans, la quasi-totalité des évolutions en matière de libertés publiques sont venues de la CEDH. C’est elle qui a relevé le standard des libertés publiques en France soit directement, soit par l’entremise des hautes juridictions françaises. C’est une approche anglo-saxonne fondée sur des libertés que l’individu oppose aux pouvoirs publics en faisant appel au juge, tandis qu’en France nous sommes de tradition légicentrée, les droits viennent de la loi. On y parle d’ailleurs traditionnellement des libertés publiques et non des libertés individuelles.

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La CEDH a déjà eu l’occasion de condamner des mesures administratives similaires à celles de la loi Renseignement



Gaz. Pal. : Il est intéressant de voir que sur ce dossier du secret, avocats et journalistes font cause commune. Il est vrai que beaucoup de valeurs les rapprochent…

P. S. : Il existe en effet beaucoup de rapprochements possibles entre les deux professions liés à leur indépendance à l’égard des pouvoirs publics qui leur fait obligation de ne pas céder à leurs injonctions, l’avocat dans la défense de son client, le journaliste dans la délivrance de l’information. Les deux professions invoquent le secret à l’ère de la transparence. Or, le secret a mauvaise presse. Ce qui dérange l’exécutif

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c’est que des informations utiles puissent lui être dissimulées. Or, qui détient ces informations ? Les avocats et les journalistes ! Gaz. Pal. : Le secret est en effet un combat difficile à mener à l’ère de la transparence. Non seulement parce que la transparence est présentée comme une valeur absolue, mais parce que nous ne sommes pas toujours conscients des risques que nous prenons avec les nouvelles technologies…

P. S. : On ne se rend pas compte en effet à quel point la concentration de nos données personnelles, par exemple dans nos smartphones, nous rend vulnérables à des atteintes à la vie privée extrêmement graves. Ce danger est aggravé par la diminution des protections

en cas d’atteintes à la vie privée. Il existe à l’heure actuelle une inquiétante tendance de fond qui consiste pour le législatif à céder le pas face à l’exécutif et à lui déléguer de plus en plus de pouvoirs sous prétexte que l’exécutif brandit une menace contre laquelle il propose sa protection. Le législatif opère cet abandon parce qu’il a confiance dans l’exécutif actuel. Imaginons que ce pouvoir tombe entre de mauvaises mains. Nous sommes en train de sortir du schéma enseigné par Montesquieu selon lequel le pouvoir exécutif agit dans les limites fixées par le législatif et sous le contrôle du judiciaire. Personne ne sait où ça peut nous mener… Propos recueillis par Olivia Dufour 245y3

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