Tree house

Je partage ma maison avec Sarah et Will, un couple d'Américains de 26 ans, .... gare après que j'aie raté la dernière navette qui devait me ramener d'un centre ...
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Tree house

Cambridge, MA, mai 2009 Je vis depuis quelques semaines au dernier étage d’une maison dans les arbres, une maison de bois dans une rue tranquille et arborée de Cambridge, à deux pas du campus d’Harvard. Je me sens comme Peter Pan au pays imaginaire, mon pays imaginaire à moi, qui n’existait que dans mes rêves, et qui s’est matérialisé, fait d’espaces climatisés, de tofu et d’​ ​iced coffee. Je partage ma maison avec Sarah et Will, un couple d’Américains de 26 ans, anciens étudiants d’une autre université de la ​ ​Ivy League, Cornell, venus vivre à Cambridge pour que Sarah puisse y suivre sa formation en psychologie sociale à Harvard. Avant mon arrivée à Cambridge, alors que j’étais encore en France et que je préparais mon départ en stage vers la côte Est des Etats-Unis, j’avais trouvé l’annonce pour l’appartement de Sarah et Will ​ sur ​Craigslist, un site américain de petites annonces en tout genre, dont des locations immobilières. Leur annonce s’intitulait “​Come and live with us in our lovely ​ tree house”. Les photos qui accompagnaient l’annonce montraient une belle maison en bois victorienne dans une rue résidentielle et verdoyante, l’appartement en question étant niché au dernier étage, perdu au milieu des arbres touffus qui enveloppent la maison. J’ai passé un entretien avec Sarah et Will sur Skype avant mon arrivée, une discussion de 20 minutes pour en savoir plus sur moi, la raison de ma venue, mes goûts, mes habitudes. A la fin de l’appel, ils m’ont expliqué qu’ils avaient d’autres entretiens avec des candidats potentiels. Attente difficile. Je la voulais tant, cette maison dans les arbres. J’ai finalement remporté la maison sans même l’avoir visitée, car Sarah m’a trouvée sympathique et voulait pratiquer un peu son français, qu’elle avait autrefois appris à l’école et qu’elle n’avait pas parlé depuis trop longtemps, à son grand désespoir. Beaucoup m’ont dit que j’étais folle d’avoir réservé une maison que je n’avais jamais visitée, et que Sarah et Will prenaient un risque à me choisir sans m’avoir rencontrée. Un peu inquiète, j’en avais parlé au professeur avec qui je fais mon stage cet été, qui s’était alors proposé d’aller visiter la maison et de rencontrer Sarah et Will avant mon arrivée - se sentant sans doute coupable de ne pas pouvoir me payer un dollar durant toute la durée de mon stage - pour me confirmer que je pouvais venir y vivre les yeux fermés. Il avait raison. La vie est douce sur Parker Street. Harvard Square, ma maison dans les arbres et Sarah et Will sont le visage d’une Amérique que je ne soupçonnais pas : celui de l’Amérique démocrate, post-hippie, contre le port d’arme et la peine de mort, végétarienne, obsédée par le bio, le sport et les cours de yoga. Je sais que les cow-boys qui mangent leur hamburger au volant d’un 4x4 avec une arme dans la boîte à gants et une photo de Georges W. Bush accrochée au rétroviseur existent bel et bien, mais pas à Cambridge. Je sais aussi que l’Amérique de la malbouffe est réelle, je l’ai vu de mes yeux chez ​Walmart à 30 minutes de Cambridge dans des banlieus chaudes, où la population est majoritairement obèse, et remplit son caddie de bouteilles de Coca de 3 litres, un modèle que l’on ne trouve qu’aux Etats-Unis. La « culture McDo », les armes à feu et les Hummers - ces monstres issus d’un croisement entre le camion et le tank, initialement conçus pour l’armée mais reconvertis en caprice de luxe pour américains aisés, qui les conduisent sans complexe dans la plupart des villes américaines : ils existent, tout comme le monde raffiné et “européanisé” de Cambridge.

Sarah en est l'emblème flamboyant. Depuis mon arrivée, je suis fascinée par son mode de vie. Elle se lève tous les matins à 5h pour aller courir, faire les courses, travailler comme baby-sitter dans une maison cossue du quartier, puis suivre ses cours à Harvard. Elle se rend, en plus, à des cours de yoga 3 à 4 fois par semaine, et s’arrête en sortant pour manger un frozen yogurt à zéro %. En rentrant, elle exécute sur son tapis de gym, au milieu du salon, des figures de pilate dignes d’une acrobate. Elle m’a demandé si je souhaite l’accompagner à ses cours de yoga, mais j’ai décliné l’invitation, redoutant une humiliation, moi qui à 24 ans n’ai jamais fait de yoga de ma vie. Mais elle et moi partageons une autre passion : nous sommes devenues accros aux vidéos de fitness de Gillian Anderson, animatrice et prof de ​ sport de l’extrême, connue pour ​The Biggest Loser, une émission de télé réalité qui réunit des personnes obèses devant perdre 50 kilos en suivant le programme de Gillian pendant un mois et demi, face aux caméras. Trois fois par semaine, Sarah et moi sautillons sur le plancher du salon de notre ​Tree House en en essayant péniblement de reproduire les mouvements de Gillian sur l’écran, au grand dam de notre voisin du dessous, venu frapper à notre porte un après-midi en pleine semaine, exaspéré par les bruits de sauts sur le vieux plancher grinçant qui perturbait son après-midi de travail. Une fois par semaine, Sarah et moi conduisons jusqu'à une ferme bio des environs où nous allons chercher des cagettes pleines de notre ration de fruits et légumes hebdomadaires. Produits localement, et de saison uniquement. La plupart du temps, nous rentrons avec au moins une quinzaine de salades aussi grosses que des potirons. Des laitues, des feuilles de chênes, de la mâche ou des frisées : Will, Sarah et moi sommes devenus experts en salades, si fiers que nous nous prenons en photos dans la cuisine devant notre récolte, comme des chasseurs devant leurs proies abattues. Savoir quoi faire de tant de salades, alors que nous ne sommes que trois, demande beaucoup de créativité, si bien que nous expérimentons toutes les recettes à la salade que nous pouvons trouver. Salade césar, salade de chèvre chaud, soupe de laitue, bouillon de feuille de chêne : nous avons tout essayé. J’ai l’impression que mon expérience américaine est le comble de l’ironie : je vis aux Etats-Unis depuis quelques semaines, et je n’ai jamais été aussi mince, sportive et bourrée aux vitamines bio. On dirait que les Etats-Unis me réussissent. Le soir, à l’heure où le soleil se couche doucement sur Harvard Square, je sors courir au bord de la Charles River, mes écouteurs sur les oreilles. Je passe devant l’école d’aviron en plein entraînement, courant à hauteur des bateaux qui filent sur l’eau comme des libellules. Je sais que cette vie rêvée de l’élite américaine n’est pour moi qu’une parenthèse, que rien de ce que je vois autour de moi ne m’appartiendra jamais, que j’ai financé mon séjour à Cambridge grâce à un prêt étudiant et que je ne fais pas vraiment partie de ce monde que je ne fais que frôler. Je sais aussi que venir m’installer aux Etats-Unis de manière permanente me confronterait à des problèmes dont je n’ai pas à me soucier en France : l'absence de sécurité sociale, des universités à 48,000$ l’année et vivre dans un pays où Sarah Palin prend la parole tous les jours sur Fox News. Je sais bien tout ça, mais j’ai pris goût à mon rêve de Cendrillon, et je redoute le moment où ma vie se changera en citrouille. Je nage en plein bonheur dans ma maison sous les arbres, et Sarah représente ce que j’ai découvert avec plaisir sur les Américains depuis mon arrivée : ils sont ouverts et faciles d’approche, et semblent partir du principe qu’ils n’ont pas à se méfier des gens qu’ils rencontrent dans les petites interactions du quotidien. Lorsque j’avais fait part de ces observations à Sarah, elle m’avait répondu : “Vraiment ?

Aux Etats-Unis, on dit que les gens de la côte Est sont plutôt coincés et ont la réputation d’être froids. Si un jour tu vas sur la côte Ouest, ou même au Texas, tu verras que le gens sont très chaleureux”. En tant que parisienne habituée aux visages mornes des banlieusards dans le métro et des serveurs de café grincheux, je n’ai jamais compris le point de vue de Sarah. J’ai eu envie de lui dire d’aller passer un peu de temps en France afin d’avoir la chance d'interagir avec de beaux spécimens de froideur et d’indifférence de niveau olympique. Dès mon arrivée à Cambridge, j’ai été frappée par le nombre d’inconnus qui commençaient des discussions avec moi dans des cafés ou dans la rue. Il y a une semaine, une femme que je n’avais jamais vue de ma vie m’a même proposée de me reconduire à la gare après que j’aie raté la dernière navette qui devait me ramener d’un centre commercial situé dans la banlieue de Cambridge. La mère de Will, Debby, américaine enseignante de français à Buffalo et guide touristique aux Chutes du Niagara pendant le week-end et les vacances scolaires, est venue passer quelques nuits chez nous pour rendre visite à son fils, une semaine après mon arrivée à Cambridge. Debby et moi avons eu un coup de foudre d’amitié, et elle m’a invitée à lui rendre visite chez elle à Buffalo, en promettant qu’elle me ferait une visite guidée des chutes du Niagara. J’ai sauté sur l’occasion, et la semaine suivante, j’ai rendu visite à Debby. J’ai pris deux bus ​Grey Hound, voyagé pendant 13h et retrouvé Debby dans sa maison de la banlieue coquette de Buffalo, où nous sommes allées déguster des Buffalo Wings au ​diner du coin. J’adore Debby, et l’écouter me parler de sa vie, des étapes qu’elle a traversées, seule, comme son divorce ou des problèmes de santé, et comment à cinquante ans, elle est enfin heureuse avec son compagnon, avec qui pour mieux se préserver elle refuse d’emménager après deux ans d’une relation sans ombrage. Cette femme que je connais à peine me reçoit chez elle et m’emmène partout, ravie de pouvoir me montrer son petit bout d’Amérique. Sa générosité m’émeut profondément. Nous visitons les Chutes du Niagara. Nous embarquons sur le ​Maid of the Mist, petit bateau qui, bien que ballotté par les courants violents, nous emmène vaillamment jusqu’au pied des cascades dont nous revenons complètement trempées, bien qu’enveloppées dans d’immenses ponchos imperméables fournis au moment du départ. Nous ressemblons à deux énormes méduses à la peau distendue et hilares. Les jets d’eau torrentiels qui s’abattent sur nous, et l’apparence improbable donnée par nos capuches serrées sous le pli du menton et descendant jusqu’à nos sourcils déclenchant un fou rire incontrôlable. Nous admirons ensuite les chutes du côté américain, puis passons la frontière canadienne, où Debby me conduit dans une petite ville de carte postale au bord du lac Ontario : Niagara On The Lake. En plein milieu d’une après-midi de semaine, nous sommes pratiquement seules sur la route qui mène à cette ville. C’est sur cette nationale vide, vaste et paisible, bordée de prairies jaunes, que je lui parle du fait que j’aimerais quitter la France dans le futur pour venir vivre aux Etats-Unis. Que je ne veux pas rentrer à Paris, où des décisions difficiles m’attendent sur mon avenir, et que je me sens chez moi à Cambridge, que je regrette de devoir quitter d’ici peu. Que si je décide de venir aux Etats-Unis, j’ai peur de me sentir seule, ou de me tromper. Elle m’écoute sans dire un mot. Puis elle me répond que la vie, c’est comme marcher en direction d’une falaise, puis de se laisser tomber dans le noir, d’avoir peur au moment de sauter, mais de le faire quand même, sans savoir où l’on va atterrir. Mais qu’à chaque fois qu’elle a sauté, elle ne l’a pas

regretté. Elle m’explique cela en mimant avec sa main gauche, tout en conduisant, le fait d’avancer, puis de se laisser tomber. J’ai une petite sensation de vertige quand elle relâche sa main qui tombe dans le vide derrière le volant pour représenter la dégringolade, m’imaginant chuter. Sa main, c’est moi dans quelques mois, quelques semaines. Le compte à rebours du chamboulement de ma vie a commencé. Je lui parle aussi des Américains que je trouve si chaleureux et peu craintifs, comparés à nous les Français qui nous méfions de tout et de tout le monde. Debby me dit d’être indulgente avec les miens, les européens, qui ont vécu tant de choses depuis des générations, et de l’être également avec les Américains, qui à l’inverse, sont si naïfs : “Tu sais, les Américains sont les bébés du monde occidental : ils ont une histoire plus courte, ils ont moins soufferts et ont moins appris à se méfier que les européens, ces peuples qui ont derrière eux une Histoire millénaire. Nous, les Américains, nous sommes comme des enfants qui apprennent à marcher et se cognent sans cesse, mais continuent et se relèvent, le sourire aux lèvres, car ils ne savent pas encore que la vie est faite de ça, perpétuellement, ce que les autres occidentaux savent depuis longtemps. Ils se méfient, en vieillards aguerris qui ont tout vu et tout vécu”. Dans cette voiture conduisant sur une route déserte du Canada, à deux pas de la frontière américaine, je me suis rendue compte que Debby m’en avait sans doute plus appris sur mon propre peuple que sur le sien. Parfois, on a besoin de s’entendre dire les choses par quelqu’un d’extérieur, presque un inconnu. En quittant Niagara On The Lake, j’ai eu une belle pensée remplie d’indulgence pour la France, mon pays, avec lequel, je l’espère, nous trouverons dans le futur un terrain d'entente.

-Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.