Great-Eastern

Le Great-Eastern devait partir quelques jours après pour New-York, et je .... la longue façade latérale d'un palais surmonté d'une terrasse dont on fourbissait les ...
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Une ville flottante 1870 ©Ediciones Mr. Clip www.edicionesmisterclip.wordpress.com [email protected] Síguenos en facebook y twitter Grupo Ediciones74, www.ediciones74.wordpress.com [email protected] Síguenos en facebook y twitter España Diseño cubierta y maquetación: R. Fresneda Imprime: CreateSpace Independent Publishing ISBN: 978-1530134632 1ª edición en Ediciones Mr. Clip, febrero de 2016 Obra escrita en 1870 por Jules Verne Esta obra ha sido obtenida en www.wikisource.org Esta obra se encuentra bajo dominio público Cualquier forma de reproducción, distribución, comunicación pública o transformación de esta obra solo puede ser realizada con la autorización de su titular, salvo excepción prevista por la ley.

Jules Verne

Une ville Flottante 1870

une ville flottante

Jules Verne Une ville flottante I

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e 18 mars 1867, j’arrivais à Liverpool. Le Great-Eastern devait partir quelques jours après pour New-York, et je venais prendre passage à son bord. Voyage d’amateur, rien de plus. Une traversée de l’Atlantique sur ce gigantesque bateau me tentait. Par occasion, je comptais visiter le NorthAmérique, mais accessoirement. Le Great-Eastern d’abord. Le pays célébré par Cooper ensuite. En effet, ce steam-ship est un chef-d’œuvre de construction navale. C’est plus qu’un vaisseau, c’est une ville flottante, un morceau de comté, détaché du sol anglais, qui, après avoir traversé la mer, va se souder au continent américain. Je me figurais cette masse énorme emportée sur les flots, sa lutte contre les vents qu’elle défie, son audace devant la mer impuissante, son indifférence à la lame, sa stabilité au milieu de cet élément qui secoue comme des chaloupes les Warriors et les Solférinos. Mais mon imagination s’était arrêtée en deçà. Toutes ces choses, je les vis pendant cette traversée, et bien d’autres encore qui ne sont plus du Domaine maritime. Si le Great-Eastern n’est pas seulement une machine nautique, si c’est un microcosme et s’il emporte un monde avec lui, un observateur ne s’étonnera pas d’y rencontrer, comme sur un plus grand théâtre, tous les instincts, tous les ridicules, toutes les passions des hommes. En quittant la gare, je me rendis à l’hôtel Adelphi. Le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars. Désirant 5

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suivre les derniers préparatifs, je fis demander au capitaine Anderson, commandant du steam-ship, la permission de m’installer immédiatement à bord. Il m’y autorisa fort obligeamment. Le lendemain, je descendis vers les bassins qui forment une double lisière de docks sur les rives de la Mersey. Les ponts tournants me permirent d’atteindre le quai de New-Prince, sorte de radeau mobile qui suit les mouvements de la marée. C’est une place d’embarquement pour les nombreux boats qui font le service de Birkenhead, annexe de Liverpool, située sur la rive gauche de la Mersey. Cette Mersey, comme la Tamise, n’est qu’une insignifiante rivière, indigne du nom de fleuve, bien qu’elle se jette à la mer. C’est une vaste dépression du sol, remplie d’eau, un véritable trou que sa profondeur rend propre à recevoir des navires du plus fort tonnage. Tel le Great-Eastern, auquel la plupart des autres ports du monde sont rigoureusement interdits. Grâce à cette disposition naturelle, ces ruisseaux de la Tamise et de la Mersey ont vu se fonder presque à leur embouchure, deux immenses villes de commerce, Londres et Liverpool ; de même, et à peu près pour des considérations identiques, Glasgow, sur la rivière Clyde. À la cale de New-Prince chauffait un tender, petit bateau à vapeur, affecté au service du Great-Eastern. Je m’installai sur le pont, déjà encombré d’ouvriers et de manœuvres qui se rendaient à bord du steam-ship. Quand sept heures du matin sonnèrent à la tour Victoria, le tender largua ses amarres, et suivit à grande vitesse le flot montant de la Mersey. À peine avait-il débordé que j’aperçus sur la cale un jeune homme de grande taille, ayant cette physionomie aristocratique qui distingue l’officier anglais. Je crus reconnaître en lui un de mes amis, capitaine à l’armée des Indes, que 6

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je n’avais pas vu depuis plusieurs années. Mais je devais me tromper, car le capitaine Mac Elwin ne pouvait avoir quitté Bombay. Je l’aurais su. D’ailleurs Mac Elwin était un garçon gai, insouciant, un joyeux camarade, et celui-ci, s’il offrait à mes yeux les traits de mon ami, semblait triste et comme accablé d’une secrète douleur. Quoi qu’il en soit, je n’eus pas le temps de l’observer avec plus d’attention, car le tender s’éloignait rapidement, et l’impression fondée sur cette ressemblance s’effaça bientôt dans mon esprit. Le Great-Eastern était mouillé à peu près à trois milles en amont, à la hauteur des premières maisons de Liverpool. Du quai de New-Prince, on ne pouvait l’apercevoir. Ce fut au premier tournant de la rivière que j’entrevis sa masse imposante. On eût dit une sorte d’îlot à demi estompé dans les brumes. Il se présentait par l’avant, ayant évité au flot ; mais bientôt le tender prit du tour, et le steam-ship se montra dans toute sa longueur. Il me parut ce qu’il était : énorme ! Trois ou quatre «  charbonniers  », accostés à ses flancs, lui versaient par ses sabords percés au-dessus de la ligne de flottaison leur chargement de houille. Près du Great-Eastern, ces trois-mâts ressemblaient à des barques. Leurs cheminées n’atteignaient même pas la première ligne des hublots évidés dans sa coque ; leurs barres de perroquet ne dépassaient pas ses pavois. Le géant aurait pu hisser ces navires sur son porte manteau, en guise de chaloupes à vapeur. Cependant le tender s’approchait ; il passa sous l’étrave droite du Great-Eastern, dont les chaînes se tendaient violemment sous la poussée du flot ; puis, le rangeant à bâbord, il stoppa au bas du vaste escalier qui serpentait sur ses flancs. Dans cette position, le pont du tender affleurait seulement la ligne de flottaison du steam-ship, cette ligne qu’il devait atteindre en pleine charge, et qui émergeait encore de deux mètres.

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Cependant les ouvriers débarquaient en hâte et gravissaient ces nombreux étages de marches qui se terminaient à la coupée du navire. Moi, la tête renversée, le corps rejeté en arrière, comme un touriste qui regarde un édifice élevé, je contemplais les roues du Great-Eastern. Vues de côté, ces roues paraissaient maigres, émaciées, bien que la longueur de leurs pales fût de quatre mètres ; mais de face, elles avaient un aspect monumental. Leur élégante armature, la disposition du solide moyeu, point d’appui de tout le système, les étrésillons entrecroisés, destinés à maintenir l’écartement de la triple jante, cette auréole de rayons rouges, ce mécanisme à demi perdu dans l’ombre des larges tambours qui coiffaient l’appareil, tout cet ensemble frappait l’esprit et évoquait l’idée de quelque puissance farouche et mystérieuse. Avec quelle énergie ces pales de bois, si vigoureusement boulonnées, devaient battre les eaux que le flux brisait en ce moment contre elles  ! Quels bouillonnements des nappes liquides, quand ce puissant engin les frappait coup sur coup  ! Quels tonnerres engouffrés dans cette caverne des tambours, lorsque le Great-Eastern marchait à toute vapeur sous la poussée de ces roues, mesurant cinquante-trois pieds de diamètre et cent soixante-six pieds de circonférence, pesant quatre-vingt-dix tonneaux et donnant onze tours à la minute ! Le tender avait débarqué ses passagers. Je mis le pied sur les marches de fer cannelées, et, quelques instants après, je franchissais la coupée du steam-ship.

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e pont n’était encore qu’un immense chantier livré à une armée de travailleurs. Je ne pouvais me croire à bord d’un navire. Plusieurs milliers d’hommes, ouvriers, gens de l’équipage, mécaniciens, officiers, manœuvres, curieux, se croisaient, se coudoyaient sans se gêner, les uns sur le pont, les autres dans les machines, ceux-ci courant les roufles, ceux-là éparpillés à travers la mâture, tous dans un pêle-mêle qui échappe à la description. Ici, des grues volantes enlevaient d’énormes pièces de fonte; là, de lourds madriers étaient hissés à l’aide de treuils à vapeur; au-dessus de la chambre des machines se balançait un cylindre de fer, véritable tronc de métal ; à l’avant, les vergues montaient en gémissant le long des mâts de hune ; à l’arrière se dressait un échafaudage qui cachait sans doute quelque édifice en construction. On bâtissait, on ajustait, on charpentait, on gréait, on peignait au milieu d’un incomparable désordre. Mes bagages avaient été transbordés. Je demandai le capitaine Anderson. Le commandant n’était pas encore arrivé, mais un des stewards se chargea de mon installation et fit transporter mes colis dans une des cabines de l’arrière. «Mon ami, lui dis-je, le départ du Great-Eastern était annoncé pour le 20 mars, mais il est impossible que tous ces préparatifs soient terminés en vingt-quatre heures. Savezvous à quelle époque nous pourrons quitter Liverpool?» 9

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À cet égard, le steward n’était pas plus avancé que moi. Il me laissa seul. Je résolus alors de visiter tous les trous de cette immense fourmilière, et je commençai ma promenade comme eût fait un touriste dans quelque ville inconnue. Une boue noire – cette boue britannique qui se colle aux pavés des villes anglaises – couvrait le pont du steamship. Des ruisseaux fétides serpentaient çà et là. On se serait cru dans un des plus mauvais passages d’Upper-Thames Street, aux abords du pont de Londres. Je marchai en rasant ces roufles qui s’allongeaient sur l’arrière du navire. Entre eux et les bastingages, de chaque côté, se dessinaient deux larges rues ou plutôt deux boulevards qu’une foule compacte encombrait. J’arrivai ainsi au centre même du bâtiment, entre les tambours réunis par un double système de passerelles. Là, s’ouvrait le gouffre destiné à contenir les organes de la machine à roues. J’aperçus alors cet admirable engin de locomotion. Une cinquantaine d’ouvriers étaient répartis sur les claires-voies métalliques du bâti de fonte, les uns accrochés aux longs pistons inclinés sous des angles divers, les autres suspendus aux bielles, ceux-ci ajustant l’excentrique, ceux-là boulonnant au moyen d’énormes clefs les coussinets des tourillons. Ce tronc de métal qui descendait lentement par l’écoutille, c’était un nouvel arbre de couche destiné à transmettre aux roues le mouvement des bielles. De cet abîme sortait un bruit continu, fait de sons aigres et discordants. Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur ces travaux d’ajustage, je repris ma promenade et j’arrivai sur l’avant. Là, des tapissiers achevaient de décorer un assez vaste rouffle désigné sous le nom de «smoking-room», la chambre à fumer, le véritable estaminet de cette ville flottante, magnifique café éclairé par quatorze fenêtres, plafonné blanc et or et lambrissé de panneaux en citronnier. Puis, après avoir traversé une sorte de petite place triangulaire que formait 10

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l’avant du pont, j’atteignis l’étrave qui tombait d’aplomb à la surface des eaux. De ce point extrême, me retournant, j’aperçus dans une déchirure des brumes, l’arrière du Great-Eastern à une distance de plus de deux hectomètres. Ce colosse mérite bien qu’on emploie de tels multiples pour en évaluer les dimensions. Je revins en suivant le boulevard de tribord, passant entre les rouffles et les pavois, évitant le choc des poulies qui se balançaient dans les airs et le coup de fouet des manœuvres que la brise cinglait çà et là, me dégageant ici des heurts d’une grue volante, et plus loin des scories enflammées qu’une forge lançait comme un bouquet d’artifice. J’apercevais à peine le sommet des mâts, hauts de deux cents pieds, qui se perdaient dans le brouillard, auquel les tenders de service et les «charbonniers» mêlaient leur fumée noire. Après avoir dépassé la grande écoutille de la machine à roues, je remarquai un «petit hôtel» qui s’élevait sur ma gauche, puis la longue façade latérale d’un palais surmonté d’une terrasse dont on fourbissait les garde-fous. Enfin j’atteignis l’arrière du steam-ship, à l’endroit où s’élevait l’échafaudage que j’ai déjà signalé. Là, entre le dernier roufle et le vaste caillebotis au-dessus duquel se dressaient les quatre roues du gouvernail, des mécaniciens achevaient d’installer une machine à vapeur. Cette machine se composait de deux cylindres horizontaux et présentait un système de pignons, de leviers, de déclics qui me sembla très compliqué. Je n’en compris pas d’abord la destination, mais il me parut qu’ici, comme partout, les préparatifs étaient loin d’être terminés. Et maintenant, pourquoi ces retards, pourquoi tant d’aménagements nouveaux à bord du Great-Eastern, navire relativement neuf ? C’est ce qu’il faut dire en quelques mots. 11

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Après une vingtaine de traversées entre l’Angleterre et l’Amérique, et dont l’une fut marquée par des accidents trèsgraves, l’exploitation du Great-Eastern avait été momentanément abandonnée. Cet immense bateau, disposé pour le transport des voyageurs, ne semblait plus bon à rien et se voyait mis au rebut par la race défiante des passagers d’outremer. Lorsque les premières tentatives pour poser le câble sur son plateau télégraphique eurent échoué, – insuccès dû en partie à l’insuffisance des navires qui le transportaient, – les ingénieurs songèrent au Great-Eastern. Lui seul pouvait emmagasiner à son bord ces trois mille quatre cents kilomètres de fil métallique, pesant quatre mille cinq cents tonnes. Lui seul pouvait, grâce à sa parfaite indifférence à la mer, dérouler et immerger cet immense grelin. Mais pour arrimer ce câble dans les flancs du navire, il fallut des aménagements particuliers. On fit sauter deux chaudières sur six et une cheminée sur trois, appartenant à la machine de l’hélice. À leur place, de vastes récipients furent disposés pour y loger le câble qu’une nappe d’eau préservait des altérations de l’air. Le fil passait ainsi de ces lacs flottants à la mer sans subir le contact des couches atmosphériques. L’opération de la pose du câble s’accomplit avec succès, et, le résultat obtenu, le Great-Eastern fut relégué de nouveau dans son coûteux abandon. Survint alors l’Exposition universelle de 1867. Une Compagnie française, dite Société des Affréteurs du Great-Eastern, à responsabilité limitée, se fonda au capital de deux millions de francs, dans l’intention d’employer le vaste navire au transport des visiteurs transocéaniens. De là nécessité de réapproprier le steam-ship à cette destination, nécessité de combler les récipients et de rétablir les chaudières, nécessité d’agrandir des salons que devaient habiter plusieurs milliers de voyageurs et de construire ces roufles contenant des salles à manger supplémentaires ; enfin, aménagement de trois mille lits dans les flancs de la gigantesque coque. 12

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Le Great-Eastern fut affrété au prix de vingt-cinq mille francs par mois. Deux contrats furent passés avec G. Forrester & Co., de Liverpool  : le premier, au prix de cinq cent trentehuit mille sept cent cinquante francs, pour l’établissement des nouvelles chaudières de l’hélice ; le second, au prix de six cent soixante-deux mille cinq cents francs, pour réparations générales et installations du navire. Avant d’entreprendre ces derniers travaux, le Board of Trade exigea que le navire fût passé sur le gril, afin que sa coque pût être rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération faite, une longue déchirure du bordé extérieur fut soigneusement réparée à grands frais. On procéda alors à l’installation des nouvelles chaudières. On dut changer aussi l’arbre moteur des roues, qui avait été faussé pendant le dernier voyage ; cet arbre, coudé en son milieu pour recevoir la bielle des pompes, fut remplacé par un arbre muni de deux excentriques, ce qui assurait la solidité de cette pièce importante sur laquelle porte tout l’effort. Enfin et pour la première fois, le gouvernail allait être mû par la vapeur. C’est à cette délicate manœuvre que les mécaniciens destinaient la machine qu’ils ajustaient à l’arrière. Le timonier, placé sur la passerelle du centre, entre les appareils à signaux des roues et de l’hélice, avait sous les yeux un cadran pourvu d’une aiguille mobile, qui lui donnait à chaque instant la position de sa barre. Pour la modifier, il se contentait d’imprimer un léger mouvement à une petite roue mesurant à peine un pied de diamètre et dressée verticalement à portée de sa main. Aussitôt des valves s’ouvraient ; la vapeur des chaudières se précipitait par de longs tuyaux de conduite dans les deux cylindres de la petite machine ; les pistons se mouvaient avec rapidité, les transmissions agissaient, et le gouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblement entraînées. Si ce système réussissait, un homme gouvernerait, d’un seul doigt, la masse colossale du Great-Eastern. 13

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Pendant cinq jours, les travaux continuèrent avec une activité dévorante. Ces retards nuisaient considérablement à l’entreprise des affréteurs  ; mais les entrepreneurs ne pouvaient faire plus. Le départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le 25, le pont du steam-ship était encore encombré de tout l’outillage supplémentaire. Enfin, pendant cette dernière journée, les passavants, les passerelles, les roufles se dégagèrent peu à peu ; les échafaudages furent démontés  ; les grues disparurent  ; l’ajustement des machines s’acheva  ; les dernières chevilles furent frappées, et les derniers écrous vissés ; les pièces polies se couvrirent d’un enduit blanc qui devait les préserver de l’oxydation pendant le voyage ; les réservoirs d’huile se remplirent ; la dernière plaque reposa enfin sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l’ingénieur en chef fit l’essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se précipita dans la chambre des machines. Penché sur l’écoutille, enveloppé dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien ; mais j’entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à étoupes, et les gros cylindres osciller avec bruit sur leurs solides tourillons. Un vif bouillonnement se produisait sous les tambours, pendant que les pales frappaient lentement les eaux brumeuses de la Mersey. À l’arrière, l’hélice battait les flots de sa quadruple branche. Les deux machines, entièrement indépendantes l’une de l’autre, étaient prêtes à fonctionner. Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster. Elle était destinée au Great-Eastern. Sa locomobile fut détachée d’abord et hissée sur le pont au moyen des cabestans. Mais, quant à la chaloupe elle-même, elle ne put être embarquée. Sa coque d’acier était d’un poids tel que les pistolets sur lesquels on avait frappé les palans plièrent sous la charge, effet qui ne se fût pas produit, sans doute, si on les eût soutenus au moyen de balancines. Il fallut donc 14

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abandonner cette chaloupe ; mais il restait encore au GreatEastern un chapelet de seize embarcations accrochées à ses portemanteaux. Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés n’offraient plus trace de boue ; l’armée des balayeurs avait passé par là. Le chargement était entièrement achevé. Vivres, marchandises, charbon occupaient les cambuses, la cale et les soutes. Cependant, le steamer ne se trouvait pas encore dans ses lignes d’eau et ne tirait pas les neuf mètres réglementaires. C’était un inconvénient pour ses roues, dont les aubes, insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire une poussée moindre. Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait partir. Je me couchai donc avec l’espoir de prendre la mer le lendemain. Je ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au mât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillon français, et à la corne d’artimon le pavillon d’Angleterre.

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III

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n effet, le Great-Eastern se préparait à partir. De ses cinq cheminées s’échappaient déjà quelques volutes de fumée noire. Une buée chaude transpirait à travers les puits profonds qui donnaient accès dans les machines. Quelques matelots fourbissaient les quatre gros canons qui devaient saluer Liverpool à notre passage. Des gabiers couraient sur les vergues et dégageaient les manœuvres. On raidissait les haubans sur leurs épais caps de mouton crochés à l’intérieur des bastingages. Vers onze heures, les tapissiers finissaient d’enfoncer leurs derniers clous et les peintres d’étendre leur dernière couche de peinture. Puis tous s’embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu’il y eut pression suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de la machine motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent que l’ingénieux appareil fonctionnait régulièrement. Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. À la mer, le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont se préoccupait assez peu le Great-Eastern. Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers points du navire, afin de préparer l’appareillage. L’état-major se composait d’un capitaine, d’un second, de deux seconds officiers, de cinq lieutenants, dont un Français, M. H…, et d’un volontaire, Français également. 16

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Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le commerce anglais. C’est à lui que l’on doit la pose du câble transatlantique. Il est vrai que s’il réussit là où ses devanciers échouèrent, c’est qu’il opéra dans des conditions bien autrement favorables, ayant le Great-Eastern à sa disposition. Quoi qu’il en soit, ce succès lui a mérité le titre de «sir», qui lui a été octroyé par la reine. Je trouvai en lui un commandant fort aimable. C’était un homme de cinquante ans, blond fauve, de ce blond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de l’âge, la taille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme, l’air bien anglais, marchant d’un pas tranquille et uniforme, la voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans les poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec ce signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de la poche de sa redingote bleue à triple galon d’or. Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine Anderson. Il est facile à peindre ; un petit homme vif, la peau très-hâlée, l’œil un peu injecté, de la barbe noire jusqu’aux yeux, des jambes arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marin actif, alerte, fort au courant du détail, il donnait ses ordres d’une voix brève, ordres que répétait le maître d’équipage avec ce rugissement de lion enrhumé qui est particulier à la marine anglaise. Ce second se nommait W… Je crois que c’était un officier de la flotte, détaché, par permission spéciale, à bord du Great-Eastern. Enfin, il avait des allures de « loup de mer », et il devait être de l’école de cet amiral français – un brave à toute épreuve – qui, au moment du combat, criait invariablement à ses hommes: «Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez que j’ai l’habitude de me faire sauter!» En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le commandement d’un chef-ingénieur, aidé de huit ou dix officiers mécaniciens. Sous ses ordres manœuvrait un 17

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bataillon de deux cent cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui ne quittaient guère les profondeurs du bâtiment. D’ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune, soit cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour. Quant à l’équipage proprement dit du steamship, maîtres, quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenait environ cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectés au service des passagers. Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait « sortir » le Great-Eastern des passes de la Mersey était à bord depuis la veille. J’aperçus aussi un pilote français, de l’île de Molène, près d’Ouessant, qui devait faire avec nous la traversée de Liverpool à New York, et, au retour, rentrer le steam-ship dans la rade de Brest. « Je commence à croire que nous partirons aujourd’hui ? disje au lieutenant H… — Nous n’attendons plus que nos voyageurs, me répondit mon compatriote. — Sont-ils nombreux? — Douze ou treize cents.» C’était la population d’un gros bourg. À onze heures et demie, on signala le tender, encombré de passagers enfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus sur les tambours, juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient le pont. C’était, comme je l’appris ensuite, des Californiens, des Canadiens, des Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, des Anglais, des Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous se distinguaient le célèbre 18