Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou

S'il est un cas d'école dans le biopic (film biographique ou biographie filmée), c'est bien la mise en scène, en images et en paroles de la vie d'un intellectuel.
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Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou le 24 avril 2013 S’il est un cas d’école dans le biopic (film biographique ou biographie filmée), c’est bien la mise en scène, en images et en paroles de la vie d’un intellectuel. Quand on sait à quel point il est déjà difficile de l’écrire, on mesure à quel point il est risqué sinon impossible de filmer la pensée en action. De quoi se rendre à reculons à la projection de Hannah Harendt, le film de Margarethe von Trotta sur les écrans français à partir d’aujourd’hui. On est déjà soulagé à la lecture même de son projet, lequel évite l’écueil qui a plombé nombre de biopics dans le passé : la vaine ambition de tout raconter d’une vie et d’une oeuvre. On sait d’expérience qu’il est toujours préférable d’en isoler un moment-clé en se réservant la possibilité de quelques flashs-back. C’est heureusement le parti pris de Margarethe von Trotta : quatre ans de la vie de Arendt. Elle a vu dans la couverture du procès d’Adolf Eichmann, SS Obersturmbannführer responsable de la logistique de la solution finale, par Hannah Arendt, envoyée spécial du New Yorker à Jérusalem en 1961, la somme des intuitions, de l’intelligence, du génie, mais aussi des limites et des contradictions de la philosophe. Le film se déroule donc principalement aux Etats-Unis où elle vit, écrit et enseigne, Israël où elle séjourne, et dans le souvenir de l’Allemagne où elle fut l’étudiante, la disciple et l’amante du philosophe Martin Heidegger, ambigu dans sa complaisance avec les nouveaux maîtres durant les premières années du nazisme au pouvoir. Une Allemagne qu’elle a connue jusqu’à son départ en exil définitif en 1933 ; elle n’a donc pas vécu le nazisme de gouvernement ni le nazisme de guerre, méconnaissance qui lui sera reprochée dans ses jugements sur ce pays. On sait les dons d’actrice d’Hanna Sukowa ; elle est ici remarquable d’authenticité jusque dans sa tabagie compulsive (à la fin du film, on se surprend à tousser tant la fumée sort de l’écran). Impulsive, colérique, entière, dure, inflexible, intransigeante, lumineuse, telle apparaît l’auteur d’un essai décisif sur les Origines du totalitarisme (1951) à la veille de se saisir du cas Eichmann.

« La banalité du mal » est le morceau attendu, le grand monologue d’un film qui repose essentiellement sur ses dialogues, en allemand lorsqu’elle s’adresse à ses proches, en anglais avec un fort accent lorsqu’elle parle à ses étudiants, distinction difficile à imposer à des producteurs généralement favorable au tout-en-anglais-partout. Il intervient à la fin lors d’une sortie, davantage qu’un cours ou qu’une conférence, que le professeur Arendt (19061975) fait à ses étudiants. Un plaidoyer pro domo, d’une poignée de minutes particulièrement intenses, pour se défendre des attaques dont elle est l’objet. Elle explique autant qu’elle s’explique : le mal est accompli par des êtres humains insignifiants, des gens comme les autres, l’homme de la rue, dont les circonstances révèlent la capacité à se déshumaniser ; comme ils ne pensent plus mais se contentent d’obéir, d’exécuter des ordres et de les faire scrupuleusement appliquer, ils se situent en dehors des catégories ordinaires du jugement moral ; un carriériste servile sommeille en tout homme, nul n’est à l’abri ; ce mal là n’est pas radical mais banal, ordinaire ; l’accusé a bien eu mauvaise conscience, mais c’était celle de ne pas exécuter correctement les ordres. Pour autant, elle n’invite pas au pardon comme ses adversaires tentent de le faire croire. Elle l’écrit bien à la fin de son texte paru en livre de poche (Folio) en s’adressant à Adolf Eichmann : « Puisque vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre de nations, on ne peut attendre de personne qu’il veuille partager la terre avec vous. C’est pour cette raison, et pour cette raison seule, que vous devez être pendu.” Vibrante, poignante même, à défaut d’être tout à fait convaincante, cette démystification du mal a le grand mérite d’inviter à penser cette catégorie philosophique en le débarrassant des affects et du sentimentalisme, ce qui ne va pas de soi durant le procès Eichmann. Parmi les étudiants, au fond de l’amphithéâtre, il est un homme qui ne lui pardonne pas : son meilleur ami le philosophe Hans Jonas qui dénonce les erreurs de son raisonnement, de même que son autre ami Gershom Scholem qui lui reproche, lui, de ne pas aimer suffisamment le peuple d’Israël. Le fait est qu’elle aime des gens, des individus, des personnes mais qu’elle n’éprouve aucun sentiment pour des peuples quels qu’ils soient, ni mêmes des collectivités ou des classes sociales. C’est particulièrement éclatant lors des nombreuses discussions d’intellectuels qui se tiennent chez elle à dîner, avec la participation active de son mari Heinrich Blücher et de sa meilleure amie la romancière Mary McCarthy. Parue deux ans après en cinq livraisons dans le magazine branché de l’intelligentsia de la côte est, sa série d’articles sur « Eichmann à Jérusalem » fait aussitôt scandale. Sous sa plume, ce n’est pas un monstre mais un médiocre, un bureaucrate au zèle assassin, un fonctionnaire qui ne s’exprime correctement que dans un allemand administratif. Impardonnable. Des amis s’éloignent à jamais, des intellectuels l’attaquent violemment dans les médias, la communauté juive la boycotte. Ce qu’on lui reproche ? Banaliser le crime, dédramatiser le génocide, se soumettre à la haine de soi et surtout oser pointer la coresponsabilité des Judenräte (« conseils juifs » ou gouvernement des ghettos servant d’intermédiaire entre la population et les nazis) dans le processus de déportation. Le scénario ne s’appuie pas sur l’adaptation d’un des nombreux livres consacrés à l’intellectuelle mais il se nourrit de rencontres de ceux qui furent ses proches : Lotte Köhler,

sa collaboratrice de longue date et amie, décédée à l’âge de 92 ans en 2011 ; sa première biographe Elisabeth Young-Bruehl disparue la même année ; Lore Jonas, la veuve du philosophe, ainsi que Jerome Kohn, son dernier assistant et l’éditeur de ses œuvres posthumes. Malgré la facture classique de son film, et grâce aussi à la lumière de Caroline Champetier, Margarethe von Trotta réussit la prouesse de captiver, alors qu’on connaît les ressorts et la fin de l’histoire, sans rien sacrifier d’une certaine exigence intellectuelle, avec ce qu’il faut de concessions aux impératifs de la dramaturgie. Son exploit : filmer une intelligence en action en nous faisant assister passionnément durant une heure et cinquante-trois minutes à un débat d’idées fondamental, autour d’une femme qui voulait penser sans garde-fou. Reste à savoir ce que donnerait la même histoire filmée cette fois sans plus de garde-fou… (« Barbara Sukowa dans »Hannah Arendt » ; « Hannah Arendt, elle-même » photo D.R.) Cette entrée a été publiée dans cinéma, Histoire, Philosophie. http://larepubliquedeslivres.com/hannah-arendt-celle-qui-voulait-penser-sans-garde-fou/