Hors saison Oxford, Royaume-Uni, janvier 2017 Il y a

jusqu'au printemps. Les routes de campagne dorment sous le givre, les plages sont désertes, les ciels et la mer sont gris. L'endroit nous tolère tout juste au ...
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Hors saison

Oxford, Royaume-Uni, janvier 2017 Il y a quelque chose de romantique et de profond dans le fait de se rendre dans des endroits touristiques hors saison, lorsque le lieu se vide de son effervescence. On se sent privilégié d’avoir un endroit habituellement si convoité presque pour soi. J’ai eu ce sentiment à chaque fois que je me suis rendue en Normandie au coeur de l’hiver, lorsque les jours sont courts, dominés par des nuits qui semblent n’en plus finir, et que les commerçants ont disposés dans leurs vitrines ces petites pancartes annonçant leur fermeture jusqu’au printemps. Les routes de campagne dorment sous le givre, les plages sont désertes, les ciels et la mer sont gris. L’endroit nous tolère tout juste au milieu de son hibernation, pourvu que nous l’acceptions en l’état. J’ai le même sentiment à Oxford, où je viens d’arriver, quelques jours à peine après le nouvel an. La ville est à moi, enfermée sous une cloche hivernale. Prise dans une fine bulle de glace qui l’isole du reste du monde, je peux l’observer comme une beauté capturée par un explorateur qui tiendrait sous verre une créature prisonnière qu’il peut admirer à sa guise. A la différence que je me trouve avec elle dans cette bulle, en dehors du monde pour quelques jours. J’ai mis ma vie en suspens dans un endroit où le temps n’a plus d’effet tant il est imprégné d’histoire et de traditions, au beau milieu d’une saison où le monde sommeille, durant les premiers jours de janvier. Je suis dans une délicieuse apesanteur de rue pavées, de fleurs givrées, de soleils pâles, d’odeurs de feux de cheminées, et de craquements émis sous mes pas par les sols gelés. Oxford est vidée de ses étudiants et de ses touristes. Les troncs d’hiver tordus et nus d’arbres centenaires, qui au printemps et en été dégoulinent de feuillages, découpent les silhouettes noires et épaisses de leurs branches sur le ciel d’un gris tellement clair qu’on le croit presque blanc, chargé de nuages prêts à décharger leurs flocons un à un, dans un silence aérien. Les cafés habituellement si populaires sont très calmes, et je peux à chaque fois choisir ma table préférée, à côté de la fenêtre. Les serveurs sont de bonne humeur, discute entre eux et avec moi, sans doute heureux de ces quelques jours d'accalmie. L’un d’entre eux me demande ce que je fais à Oxford en cette saison, étonné et curieux. Je regarde la vie se dérouler dans les rues bordées de bâtiments à colonnes, ma tasse de thé fumant doucement à côté de mon livre ou de mon clavier, selon l’humeur du moment. Après deux heures passées dans un café à travailler, je sors marcher. Les rives du canal sont paisibles, les péniches toujours là, flottant tranquillement. Les rues résidentielles sont bordées de maisons victoriennes cossues, et sur les trottoirs de terre battue et de gravier, les passants se font rares. Je peux voir l’intérieur de ces maisons illuminées dans la nuit, qui en cette saison tombe vers 16h. Pour certaines, l'ameublement vétuste et les pièces laissées à l’abandon révèlent des colocations étudiantes sans âmes, aménagées à la va-vite et le moins cher possible par des propriétaires qui y entassent chaque année une nouvelle fournée d’étudiants

payant leur chambre au prix fort. Ils savent bien que dans l’une des villes étudiantes les plus connues au monde, les étudiants loueront ces chambres tristes et humides quel qu’en soit le prix, trop heureux de faire partie de cet univers pour en questionner l’envers parfois peu glorieux du décors. D’autres maisons sont manifestement occupées par des professeurs aisés, des personnes d’un certain âge dont les fenêtres laissent deviner une maison remplie d'objets d’art et de souvenirs au cachet subtil, amassé pendant une vie de recherche, de culture et de livres. De grosses bibliothèques et des tableaux recouvrent les murs, éclairés par des lampes à la lumière douce. Cette échappée à Oxford au coeur de l’hiver, dans une ville en suspens et au ralenti, fait écho à ma vie depuis mon retour du Portugal. Elle est si douce depuis que je ne travaille plus dans une entreprise et que j’écris. Je travaille comme consultante quelques jours par semaines, mais j’ai mis mon ancienne vie professionnelle, frénétique et éreintante, entre parenthèse, pour vivre au rythme de mon écriture. Je suis Richard, et pendant qu’il fait son travail d’historien, j’écris, je fais de la méditation, je lis pour m’inspirer ou par plaisir. Mes journées sont longues, bien remplies du petit matin au moment du coucher, car je ne m’accorde que peu de répit, mais elles ne m’ont jamais parues aussi douces. Comme les saisons, le temps m’est compté, et le printemps et l’été sonneront le moment d’une renaissance, ou plutôt d’une naissance, celle de la révélation au grand jour de mon livre, de mon blog, de mes textes, de tout ce que j’ai passé mon automne et mon hiver à créer. D’ici quelques semaines, tel un animal sortant d’une longue hibernation, je sortirai de ma grotte, un peu éblouie par la lumière du monde, prête à révéler ce sur quoi je travaillais, alors que tout le monde me croyait endormie. Mon esprit et ma plume devraient se sentir engourdis par le froid, mais le calme et la paix de cette cloche hivernale semblent bienveillants. Ils m’invitent à écrire. Je m’inquiète des choix que j’ai fait, des sacrifices financiers que représente cette vie vouée à la contemplation, à la créativité et à l’écriture, et me demande parfois, souvent, tous les jours en fait, si j’ai pris la bonne décision, ou si je ne suis qu’une inconsciente. Une écervelée, naïve et qui paiera ses décisions au prix fort. Heureusement, le froid hivernal m'anesthésie. Il semble faire tourner le monde au ralenti et m’offrir une trêve. Je verrais bien au printemps si j’ai eu tort ou raison. Pour le moment, je reste blottie dans ma cachette, à écrire. Comme à chaque fois que Richard et moi sommes à Oxford, nous dormons dans la petite chambre du Hertford College où Richard a étudié, l’université d’Oxford située juste en face de la magnifique Bodleian Library. L’unique chambre que les anciens étudiants de passage peuvent louer dans ce collège est perdue dans les dédales de petits couloirs qui forment l’intérieur de ce bâtiment plusieurs fois centenaire. La chambre est toute petite, et comprend le stricte minimum : deux lits simples chacun dans un coin différent de la chambre, une armoire, une table de nuit avec une bouilloir et une salle de bain qui possède une baignoire, mais pas de douche. La chambre est vétuste, mais le papier peint et les rideaux épais sont d’un beige chaleureux, et la vue depuis la petite fenêtre vaut tout l’or du monde. Elle donne directement sur la cour intérieur du Hertford College, sa chapelle, son arbre planté en plein milieu, sa façade à créneaux et à fenêtres byzantines aux rebords de bois blancs parcourus par une vigne vierge qui ne ternit jamais. Au printemps, Richard me dit qu’elle se couvrira des grappes lourdes et violettes des

fleurs de glycines. Les cloches sonnent chaque heure et sont si proches de la chambre que l’on sent les murs vibrer légèrement à chaque coup. L’endroit est si imprégné d’Histoire que je pense à chaque coup d’oeil par la fenêtre que ce que j’observe de notre chambre aujourd’hui est identique à ce qu’un étudiant qui se tenait exactement au même endroit deux siècles plus tôt aurait admiré. J’ai cette impression étrange que j’appartiens à Oxford. Parmi tous les endroits beaux et historiques que j’ai visités dans le monde, Oxford brille un peu plus haut et un peu plus fort dans mon éventail personnel des lieux qui m’inspirent. Ce lieu est fait pour moi, je m’y sens bien, et j’ai envie d’y écrire. J’ai visité Oxford durant l’été et au printemps, saisons superbes dans ce petit paradis auquel les fleurs et les arbres touffus vont si bien. Mais les mois d’hiver me plaisent tout autant. Comme en Normandie, lorsque je m’y rends en janvier : j’aime la beauté du lieu même au plus profond de l’hiver, et j’aime que l’endroit change de personnalité selon les moments de l’année. Un peu comme ma vie, dont je découvre qu’elle n’a pas besoin d’être une course frénétique pour me rendre heureuse. Je me sens heureuse de vivre le moment présent, doucement, au rythme de mes envies, de mon écriture et des saisons. Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.