Lorenzaccio, Alfred de Musset - Académie en ligne

15 déc. 2008 - bouche avec le pouce et l'index de sa main gauche, en lui disant .... pas obligés de respecter la règle des trois unités, ils peuvent multiplier.
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Séquence 2 Lorenzaccio, Alfred de Musset Sommaire Introduction 1. Alfred de Musset, biographie 2. Lire – Écrire : La genèse d’une œuvre 3. Écrire – Publier : Un spectacle dans un fauteuil, une œuvre au genre mal défini 4. Publier – Lire : les interprétations des critiques et des metteurs en scène Annexe : sitographie

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I ntroduction A

Édition recommandée L’édition que vous devez vous procurer est celle des éditions GF : Musset, Lorenzaccio, présentation par Florence Naugrette, GF Flammarion, Paris 2008.

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Objet d’étude, objectifs et problématique L’objet d’étude qui définit le cadre dans lequel nous allons étudier cette œuvre est : Lire – Ecrire – Publier. Ces trois termes renvoient à trois moments de l’activité littéraire qui interfèrent entre eux, à travers la création, la lecture et la diffusion de l’œuvre. En cernant le contexte de production d’une œuvre, on peut affiner l’interprétation de celle-ci et mieux saisir sa réception (comment les lecteurs comprennent l’œuvre à différentes époques). On peut distinguer trois étapes qui seront développées dans les chapitres 2, 3 et 4 :

lire - écrire : écrire - publier : publier - lire :

on s’intéresse à la genèse de l’œuvre. on étudie les conditions dans lesquelles un écrivain publie. on privilégie la réception de l’œuvre. L’œuvre choisie va donc être étudiée dans le cadre de l’objet d’étude « lire - écrire - publier ». La première interrogation suscitée par ce choix est le genre de l’œuvre : une pièce de théâtre. Cela redouble la question de la réception : s’agit-il de la lecture du texte ou de sa représentation sur scène ? La question est d’autant plus pertinente pour cette œuvre, que Musset lui donne une forme théâtrale mais n’envisage pas que la pièce soit représentée. Il l’a publiée dans un recueil i ntitulé Un spectacle dans un fauteuil (le lecteur se fait spectateur par son imagination et non devant une scène de théâtre). La pièce va pourtant connaître la scène après la mort de son auteur, à la fin du XIXe siècle, grâce à Sarah Bernhardt. Depuis, son succès sur les planches ne s’est pas démenti.

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Le contexte d’écriture de l’œuvre est très important. Musset écrit Lorenzaccio en 1834 et l’époque est riche, tant sur le plan historique (1830 est une révolution qui amène de nombreuses désillusions après un demi-siècle de fortes agitations politiques), que sur le plan littéraire et culturel (on est en plein romantisme et l’écriture théâtrale est bouleversée avec le drame romantique théorisé par Hugo). Enfin la genèse de l’œuvre est connue : George Sand, à partir d’une chronique historique de la Renaissance, écrite par un historiographe nommé Varchi, a écrit une scène historique, Une conspiration en 1537. Elle la donne à son amant, Musset qui en reprend la trame narrative et l’enrichit grâce à la Chronique Florentine de Varchi. Tous ces éléments seront donc développés de manière à mieux comprendre l’œuvre dans son contexte historique et culturel, sa réception jusqu’à aujourd’hui et son exceptionnelle richesse.

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Conseils méthodologiques Vous êtes en terminale littéraire, cet objet d’étude vise donc à approfondir votre connaissance de l’œuvre littéraire. Pour commencer, vous devez lire attentivement l’œuvre au programme. Un questionnaire vous aidera à vérifier la qualité de votre lecture. N’hésitez pas à avoir recours au dictionnaire et lisez bien les notes proposées dans votre édition, elles éclairent le texte avec beaucoup de pertinence. L’objet d’étude invite à étudier le contexte d’écriture et de publication de l’œuvre. Vous aurez peut-être besoin de compléter les renseignements historiques donnés dans le cours par une révision de l’Histoire de France depuis La Révolution. N’hésitez pas à consulter un manuel d’histoire ou une encyclopédie pour vérifier vos connaissances ou combler vos lacunes. Vous ne devez pas confondre Louis-Philippe et Louis XVIII, la révolution de 1830 et celle de 1848… Certains ouvrages, des liens internet, des films vous sont suggérés dans l’ensemble du cours. Il vous appartient d’approfondir certains points plus que d’autres. Votre curiosité est votre meilleure arme ! Pour vous aider à vous approprier ce cours, vous trouverez régulièrement des exercices autocorrectifs. Certaines questions amènent des réponses qui construisent des savoirs nécessaires pour le cours, vous trouverez alors les réponses juste après les questions. D’autres questions visent à réinvestir des savoirs dans des analyses de texte ou d’image. Vous trouverez alors les réponses à la fin du chapitre. Je ne peux que vous conseiller de les faire avec la plus grande attention. Ils vous permettront de vérifier vos connaissances, d’approfondir votre lecture, d’étudier plus finement le texte. En terminale, vous n’avez plus de lectures analytiques à préparer ; vous ne devez pourtant pas en oublier de commenter

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précisément le texte au programme. Ce sont ces études de textes qui vous fourniront les exemples nécessaires pour répondre aux questions posées pour le baccalauréat. Enfin il s’agit d’une pièce de théâtre et toute une partie du cours porte sur la représentation. Il serait donc important que vous puissiez voir une ou plusieurs représentations de l’œuvre. (cf. annexe p.135).

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Testez votre première lecture Exercice autocorrectif 2 Répondez aux questions de lecture suivantes, afin de vérifier votre compréhension de l’œuvre écrite. Vous pouvez bien sûr avoir l’œuvre à disposition ; prenez le temps de répondre par vous-même à chaque question avant de consulter le corrigé.

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Le contexte socio-politique

a) Qui gouverne Florence ? (plusieurs réponses attendues) b) Quelles sont les différentes classes sociales représentées dans la pièce ? c) Qui incarne le pouvoir religieux ? (plusieurs réponses attendues) ��� Florence

Comment est présentée la ville par ses habitants ? (par les bannis, Tebaldeo ou encore Lorenzo…) ��� Le héros

a) Comment est décrit le héros dans le premier acte ? b) Que sait-on de sa jeunesse ? c) Quelle est sa fonction auprès du duc ? d) Dans les trois premiers actes, quels sont les indices qui permettent au lecteur de deviner ses intentions profondes ? ��� L’intrigue

a) Quelles sont les trois intrigues qui sont mêlées dans la pièce ? Expliquez rapidement de quoi il s’agit. b) Quels événements ont lieu au cinquième acte ? Comment interprétez-vous le choix fait par l’auteur d’ajouter cet acte après l’assassinat du duc ?

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Corrigé de l’exercice ��� a) Alexandre de Médicis est le duc de Florence. Il est reconnu et

nommé par Maffio dans la scène d’exposition. On le surnomme le bâtard car il est le fils d’une fille de salle et son père pourrait être le pape Clément VII. Dans la scène 2, l’orfèvre présente la situation politique dans une métaphore architecturale : « Mais il y a de par le monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire, je vous le dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille Médicis, et d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez-vous, voisin, comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle. Les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats dans un fromage (…) ». Cette description imagée montre bien que le duc ne représente qu’une partie du pouvoir. En réalité, se trouvent derrière lui, le pape Paul III qui a succédé à Clément VII et Charles Quint, couronné empereur en 1530 par Clément VII. Les soldats de Charles Quint appartiennent à une garnison allemande et font régner l’ordre dans la cité. Alexandre n’est donc pas tout à fait le maître, comme il le reconnaît lui-même à la scène 4 de l’acte I : « César et le pape ont fait de moi un roi ». L’empereur et le plus haut représentant de la religion catholique imposent leur politique à Florence. b) Le grand nombre des personnages permet à Musset de représenter plusieurs groupes de la société florentine. Les aristocrates, soit républicains comme les Strozzi ou bien à la solde du duc comme Salviati, appartiennent aux grandes familles florentines. On les voit dans la scène 2 de l’acte I participer ensemble au bal donné pour un mariage chez les Nasi. Le peuple est composé de bourgeois, de marchands qui pensent surtout à leurs affaires, d’étudiants qui se révoltent contre le pouvoir. Enfin les bannis forment un groupe à part. On les voit quitter Florence, chassés par le duc. Ils parlent d’une même voix à la dernière réplique de l’acte (« tous les bannis » est-il indiqué comme personnage). c) Le pouvoir du pape est représenté par son commissaire apostolique, Baccio Valori. Celui-ci vient à la scène 4 de l’acte I demander au duc de remettre Lorenzo au pape. Un autre cardinal joue un rôle de premier plan dans la pièce, le cardinal Cibo. Il se sert de sa place de confesseur auprès de la marquise, sa belle-sœur, pour avoir une influence sur le duc. Après l’assassinat d’Alexandre, il est le seul personnage à conserver son pouvoir et c’est de ses mains que Côme, le successeur d’Alexandre, reçoit le pouvoir. Autant Valori pouvait être considéré comme « le seul prêtre honnête homme » par le duc, autant le cardinal Cibo incarne la corruption de l’Église.

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��� Florence est un personnage à part entière. Elle est souvent personni-

fiée par les Florentins, en bien ou en mal. L’orfèvre oppose un passé heureux où « Florence était encore (il n’y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien bâtie » qui permettait à son peuple de vivre en sécurité (« sans crainte d’une pierre sur la tête »). Pour Tebaldeo, le jeune peintre, élève de Raphaël, Florence est une mère qu’il aime. Même s’il sait que la cité est corrompue, il ne remet pas en question l’amour qu’il porte à la mère-patrie. La marquise Cibo s’extasie encore devant la beauté de sa ville mais déplore la situation politique : « Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste ! ». Les bannis, eux, n’ont plus d’indulgence pour leur ville. Ils l’insultent, la nommant « peste de l’Italie », « Florence la bâtarde » ou encore « fange sans nom ». L’image de la mère est reprise mais pour lui donner une connotation péjorative : « adieu, mère stérile, qui n’as plus de lait pour tes enfants ». Lorenzo garde aussi l’image de la femme mais oppose à la mère de Tebaldeo, la « catin » car Florence est devenue une ville de débauchés. ��� a) Lorenzo est décrit par le duc dans la scène 4 : « ce petit corps

maigre, ce lendemain d’orgie ambulant (…) ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives ». C’est un jeune homme frêle que le duc présente comme une femme : « une femmelette » qu’il appelle Lorenzetta. Pour sa mère, « il n’est même plus beau », sali par la débauche. C’est donc un portrait peu flatteur du personnage qui est donné dans ce premier acte. b) Sa mère Marie évoque le passé de son fils à la scène 6 de l’acte I. C’était un étudiant brillant, qui voulait plus de justice, recherchait la vérité et lisait les Anciens en cherchant des exemples de grands hommes à suivre. c) Lorenzo de Médicis est le cousin d’Alexandre. Dès la scène d’exposition, on voit comment Lorenzo se charge de trouver des jeunes filles pour le plaisir du duc. Tous savent qu’il participe aux débauches de son cousin. Sire Maurice à la scène 4 le dit clairement au duc : « on sait qu’il dirige vos plaisirs » et le duc confirme : « Oui, certes, c’est mon entremetteur » mais il ajoute cette révélation au cardinal : Lorenzo joue les espions chez les républicains. Il est donc utile politiquement au duc : « il se fourre partout et me dit tout ». d) Le cardinal Cibo ne croit pas à la lâcheté profonde de Lorenzo. Même après l’évanouissement du jeune homme devant une épée, il fait part de ses doutes au duc : « Vous croyez à cela, monseigneur ? » (I, 4) et conclut par un « c’est bien fort. » répété deux fois qui laisse perdurer le doute. À la scène 6 de l’acte II, le lecteur comprend que Lorenzo a volé la cotte de maille du duc. Giomo s’interroge sur ce que fait Lorenzo devant le puits et dans un aparté révèle ses inquiétudes, vite dissipées : « Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m’ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! un Lorenzaccio ! La cotte est sous quelque fauteuil ». Enfin le portrait

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qui se dessine de Lorenzo avant son arrivée à Florence semble très opposé à celui qui est fait par le duc du débauché lâche. On apprend en effet que Lorenzo a décapité les statues de l’arc de Constantin, ce qui révèle son assurance. Bindo, son oncle, à l’acte II, se souvient de l’avoir « vu faire des armes à Rome ». Par les souvenirs de Marie, nous savons aussi que Lorenzo était un enfant plongé dans les livres qui se nourrissait d’exemples vertueux. Le contraste est si saisissant avec ce qui est donné à voir du personnage qu’on est amené à penser qu’il joue un double jeu. À l’acte III, scène 3, Lorenzo révèle enfin à Philippe ses projets. ��� a) Si l’intrigue principale est construite autour du projet de Lorenzo

d’assassiner le duc, deux autres intrigues viennent se mêler à cette trame. Philippe Strozzi, chef du parti républicain, veut libérer Florence de la tyrannie et restaurer le pouvoir des grandes familles florentines. Il a derrière lui d’autres aristocrates prêts à prendre les armes. Il est aussi secondé par ses fils, en particulier Pierre qui le trouve trop timoré et voudrait agir plus vite. Enfin la marquise Cibo voudrait changer la conduite du duc pour que celui-ci libère Florence du joug étranger. Elle espère influer sur lui en devenant sa maîtresse. b) Au cinquième acte, l’entourage du duc apprend sa mort et trouve en Côme de Médicis un successeur valable. Lorenzo est assassiné et jeté dans la lagune par le peuple. Le cardinal Cibo remet à Côme le pouvoir. Par cette fin, Musset montre que tout recommence comme avant et que l’acte de Lorenzo n’a servi à rien. Les républicains n’ont rien fait, le peuple non plus et la marquise Cibo a retrouvé son mari. Cet acte marque l’ensemble de la pièce d’un profond pessimisme quant à l’action politique et renvoie le lecteur à une réflexion plus contemporaine sur le monde qui l’entoure (La France d’après 1830 pour Musset, aujourd’hui pour nous…).

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Alfred de Musset, biographie La jeunesse Musset naît à Paris le 11 décembre 1810, dans une famille de lettrés. Son grand-père maternel est un ami de Carmontelle (1717-1806), célèbre auteur de proverbes et son père, Victor de Musset - Pathay est un grand spécialiste de Rousseau dont il donne une importante édition critique. Il a un frère aîné, Paul, qui restera proche de lui toute sa vie. Les deux enfants participent à la vie familiale et aux conversations de leurs parents. En 1815, ils sont emmenés par un domestique aux Tuileries pour voir passer Napoléon. Le souvenir du grand homme restera vivace, sans toutefois pousser Musset à un engagement politique. Les parents de Musset s’intéressent peu à la religion. Ils privilégient une éducation héritée des Lumières, emmènent leurs enfants à la campagne l’été, suivant l’exemple de Rousseau. © akg–images.

En 1819, Musset entre au collège Henri IV. C’est un élève brillant. Ses condisciples sont le futur baron Haussmann, Ferdinand, le fils de LouisPhilippe et Paul Foucher dont la sœur Adèle est fiancée à Hugo. Paul Foucher devient son ami intime. Ensemble ils lisent avec frénésie tous les livres qu’ils peuvent trouver et suivent les débuts du romantisme. Le jeune Musset se fait remarquer par son allure très distinguée, un dandy avant l’heure. Haussmann le décrit ainsi : « C’était un très joli garçon ; blondin, comme nous ; moins vigoureux ; mais, aussi, de taille élancée ; très recherché dans sa tenue ; plein d’afféterie dans ses manières. On l’appelait : « Mademoiselle de Musset » ! ».

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À seize ans et demi, Musset devient bachelier avec un premier prix en dissertation de philosophie. Il commence puis abandonne tour à tour des études de droit puis de médecine. Il se voit plutôt en artiste, aime dessiner (talent dont Delacroix témoigne) mais choisit finalement la littérature. Il écrit lui-même : « [A] dix-huit ans j’hésitais encore sur l’état que j’embrasserais, lorsque le hasard me lia avec quelques jeunes gens qui s’occupaient de littérature ».

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Les débuts littéraires Grâce à Paul Foucher, Musset est introduit dans le cercle de Victor Hugo et assiste aux réunions du Cénacle. Il y rencontre Sainte-Beuve, Delacroix, Mérimée, Alfred de Vigny. Il participe aussi aux réunions organisées par Charles Nodier dans son salon de l’Arsenal. Bien que n’ayant produit encore aucune œuvre, le jeune Musset n’hésite pas à traiter avec désinvolture tout ce petit monde littéraire. Nullement impressionné, il ironise même sur le rituel des promenades au clair de lune organisées par Hugo dans Mardoche (écrit en 1828) C’est donc avec une grande liberté que Musset commence sa carrière littéraire. Sa première grande œuvre est un recueil de vers intitulé Contes d’Espagne et d’Italie qu’il écrivit en 1828-29 et qu’il publia en 1830. L’ironie y est présente, le ton est libre. Certains critiques lui reprochent des fautes de langue, des irrégularités dans la versification… « M. de Musset accumule en outre les solécismes, voire les barbarismes les plus grossiers » trouve-t-on dans un article de l’Universel. Ces critiques ne semblent pas toucher Musset. Il obtient un certain succès et continue à écrire. En 1830, La revue de Paris publie Les Secrètes pensées de Rafaël, œuvre dans laquelle il livre une réflexion sur la place de l’artiste, puis Les Vœux stériles. La même année Musset écrit une pièce de théâtre, La Nuit vénitienne ou Les Noces de Laurette. La première a lieu à l’Odéon et se solde par un échec cuisant. La pièce est retirée après sa deuxième représentation. Musset décide alors de ne plus écrire pour la scène. 1830, c’est aussi la révolution de Juillet. Pourtant la situation politique n’influe pas directement sur les œuvres de Musset. Les parents de Musset sont favorables à l’accession au pouvoir de Louis-Philippe et voient d’un bon œil Charles X quitter le pouvoir. Les deux frères Musset auraient peut-être participé aux Trois Glorieuses. On peut penser qu’Alfred de Musset a pu se laisser guider par sa curiosité plus que par son engagement. Il n’est certainement pas enthousiaste devant l’avènement de ce nouveau roi. C’est une période où Musset sort beaucoup, fréquente la jeunesse dorée dans les salons et les cafés. Dans cette vie de débauche, il rencontre un

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ami qu’il conservera toute sa vie : Alfred Tattet, héritier qui vit de ses rentes. Cette vie festive ne l’empêche pas d’écrire. Pour gagner sa vie, il collabore au journal Le Temps, pour lequel il rédige une critique théâtrale puis une chronique intitulée La Revue fantastique. Dans cette chronique, il invente deux personnages « l’un, vertueux et sensible comme Werther, promènerait autour de lui des regards innocents ; l’autre, damné comme Valmont, aurait cet œil dont l’éclair est comparable à une flèche aiguë ». On voit déjà se dessiner un trait de caractère de Musset qu’on retrouve dans ses personnages : une figure à deux faces, l’une vertueuse et sensible, l’autre cynique et cruelle. Sa vie de libertin lui inspire quelques textes licencieux, comme Suzon, long poème inspiré de Sade et publié en 1831, ou encore Gamiani ou deux nuits d’excès, un court roman érotique qui est resté anonyme et non publié en France.

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Musset écrivain En 1832, le père de Musset meurt du choléra (une épidémie très importante avait fait plus de vingt mille morts à Paris). C’est un moment difficile pour Alfred qui était proche de son père. La situation économique de la famille n’est plus si confortable. Musset doit vivre de sa plume s’il ne veut pas être à charge de sa mère. Le libraire Eugène Renduel accepte de publier un recueil de vers intitulé, Un spectacle dans un fauteuil qui comprend un poème dédié à Tattet, deux pièces en vers : La Coupe et les Lèvres et A quoi rêvent les jeunes filles, auxquelles il ajoute un conte oriental, Namouna. Le volume ne se vend pas très bien mais ce n’est pas non plus un échec. Les critiques sont diverses. Mérimée apprécie A quoi rêvent les jeunes filles ; et Sainte-Beuve apprécie les progrès du jeune homme. Il faut dire que l’ensemble est hétéroclite et assez déroutant. En 1833, Musset signe avec Buloz un contrat qui lui assure la publication de ses œuvres en échange de l’exclusivité offerte à l’éditeur. Il publie cette année-là Rolla, un poème qui raconte l’histoire de Jacques Rolla. Celui-ci se suicide après avoir dilapidé sa fortune pendant trois ans de fêtes et d’orgies. Un tableau a été peint par Henri Gervex d’après le poème. Vous trouverez sur le site du musée d’Orsay une reproduction de ce tableau avec un commentaire qui développe les thèmes abordés dans l’œuvre : http://www.musee-orsay.fr/fr/accueil.html puis dans « recherche », vous tapez « Rolla » et vous choisissez la troisième proposition « Rolla, Henri Gervex ». Cette œuvre est marquée par la mélancolie de son auteur. La mort du personnage apporte une tonalité très sombre à l’évocation des fêtes. C’est dans ce poème qu’on trouve la citation restée célèbre : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ». Cette phrase exprime le malaise

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d’une génération perdue dans un siècle qui ne lui offre pas d’avenir. On retrouvera cette réflexion dans le roman La Confession d’un enfant du siècle. L’année 1833 est très fructueuse dans la production littéraire de Musset. C’est, paradoxalement, après avoir renoncé à la scène, que l’auteur écrit ses pièces les plus célèbres. En avril, mai, André del Sarto et Les Caprices de Marianne. À l’automne, Lorenzaccio puis Fantasio et On ne badine pas avec l’amour. L’ensemble de ces pièces est publié par Buloz dans le recueil Un Spectacle dans un fauteuil II (prose). Musset y adopte une grande liberté de ton et de forme, étant libéré des contraintes scéniques. La plupart des pièces se situe en Italie. André del Sarto raconte l’histoire d’un peintre italien de la Renaissance dont la femme a un amant. André est amené à se battre en duel, Lucrèce, sa femme, soigne son amant blessé et s’enfuit avec lui, ce qui entraîne le suicide d’André. Le thème du trio amoureux est repris avec des variantes dans Les Caprices de Marianne et On ne badine pas avec l’amour. Musset met beaucoup de lui-même dans ses personnages. Ainsi les deux héros des Caprices de Marianne, Octave et Coelio, semblent représenter les deux facettes de leur auteur, l’un aux mœurs dissolues recherche les plaisirs, l’autre, amoureux passionné, a un destin malheureux et meurt assassiné à la place d’Octave. Musset lui-même était conscient de cette dualité en lui, comme il l’écrit à George Sand : « Il y avait en moi deux hommes, tu me l’as dit souvent, Octave et Coelio. J’ai senti en te voyant que le premier mourait en moi, mais l’autre, qui naissait, n’a pu que crier ou pleurer comme un enfant… » (Lettre à G. Sand du 10 mai 1834, citée dans le dossier de votre édition, p.225).

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Musset et George Sand Les deux écrivains se sont rencontrés en 1833. Ils se connaissaient déjà de réputation. Sand ne voyait en Musset que le dandy et ne cherchait pas à faire sa connaissance. C’est grâce à Buloz que la rencontre a lieu. S’ensuivent une relation épistolaire et une camaraderie qui devient une liaison amoureuse à la fin de l’été. Leur histoire est passionnelle et sera ponctuée de ruptures et de réconciliations. Un film de Diane Kurys retrace leur liaison : Les Enfants du Siècle (1999). Au début de leur relation, un soir, à Fontainebleau, Sand voit Musset en proie à des hallucinations. Cela l’impressionne beaucoup. C’est à nouveau le cas à Venise, en décembre 1833 lorsque Musset est atteint d’une très forte fièvre. Sand le soigne, assistée d’un jeune médecin Pietro Pagello qui devient l’amant de la jeune femme. Musset l’apprend et rentre seul à Paris. George Sand reste à Venise, travaille à plusieurs œuvres littéraires puis rentre à Paris avec Pagello en août 1834. Musset refuse l’invitation de son ancienne maîtresse à Nohant. Pagello est pourtant jaloux de la relation entre sa femme et Musset - ils ont toujours

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continué à s’écrire et il repart à Venise. Les amants renouent, jusqu’en mars 1835, date de leur rupture définitive. Leur liaison est restée célèbre. Deux écrivains reconnus, deux personnalités fortes et une correspondance abondante et détaillée ont contribué à forger de ce couple l’image même de l’amour romantique. Musset est profondément marqué par leur dernière rupture. Il écrit au printemps 1835 un poème inspiré par cette passion, La Nuit de mai. Il s’agit d’un dialogue entre la Muse et le poète. Certains vers sont restés très célèbres, comme : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux / Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots. » Publiée en décembre de la même année, La Nuit de décembre met en scène l’existence du poète à travers la figure du double, un être « vêtu de noir » qui vient visiter le poète à chaque étape de son existence et qui dit être, à la fin, « la Solitude ».

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La Confession d’un enfant du siècle En parallèle de ses différentes productions littéraires de l’année 1835, Musset poursuit la rédaction d’une œuvre à caractère autobiographique, La Confession d’un enfant du siècle, qu’il publiera en 1836. Il s’agit d’un roman en cinq parties : Octave, le narrateur, a 19 ans et vient d’apprendre qu’il est trompé par sa maîtresse. D’abord réticent aux conseils de son ami Desgenais qui l’invite à oublier cet amour en multipliant les conquêtes, Octave cède au libertinage quand il apprend que son ancienne maîtresse a aussi trompé son nouvel amant. La mort de son père met fin à sa vie de débauche. Il part en province et mène une vie rangée jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune veuve de trente ans qui devient sa maîtresse. Leur relation se détériore en partie à cause de la jalousie maladive du jeune homme qui va jusqu’à souhaiter la mort de celle qu’il aime. Il décide finalement de laisser partir la femme aimée avec l’ami d’enfance de celle-ci qu’elle aimait en secret. On reconnaît plusieurs épisodes de son histoire avec George Sand. Au-delà de ce caractère autobiographique, c’est toute une génération que Musset peint, celle qui est née sous Napoléon et qui a connu la Restauration, génération désenchantée et sans idéaux. Musset continue en même temps à écrire de la poésie et du théâtre. Après les Nuits de mai et de décembre, viennent la Nuit d’août, publiée en juin 1836 et la Nuit d’octobre en octobre 1837. Ces quatre nuits forment un ensemble rappelant les saisons et même si le projet n’a pas été pensé comme un tout dès son origine, le recueil a une certaine cohérence, à travers l’expression intime des souffrances du poète, de son destin malheureux et de ses difficultés amoureuses. En 1835, il écrit deux comédies en prose : La Quenouille de Barberine et Le Chandelier et les deux années suivantes, deux proverbes : Il ne faut

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jurer de rien et Un Caprice. On y retrouve les thèmes de l’amour trompé et du libertinage traités avec légèreté et ironie.

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Déchéance d’un poète À trente ans, Musset a déjà écrit une œuvre très riche, tout à la fois légère et profonde, en vers ou en prose. Mais le mode de vie du poète devient délétère. Musset sort beaucoup, boit beaucoup. Il tombe gravement malade au printemps 1840 et garde, après cet épisode, une santé fragile. Il continue à écrire mais son inspiration semble moins puissante. Sa vie amoureuse est toujours troublée. Après son aventure avec l’actrice Rachel, il courtise en vain la princesse Belgiojoso. En 1852, il a une liaison avec Louise Colet, alors maîtresse de Flaubert. Mais Musset n’a plus la force d’être passionné et leur histoire prend une tournure pathétique. Louise Colet est tout à la fois fascinée par le génie passé du poète, et dégoûtée par la déchéance dans laquelle l’alcoolisme l’a fait tomber. Elle le quitte l’année suivante. Une seconde naissance vient pourtant éclairer l’œuvre théâtrale de Musset grâce à Buloz et Mme Allan-Despréaux qui parviennent à faire jouer certaines de ses pièces (cf.III.A.). C’est au prix de remaniements voulus par la censure ou les goûts du public que Musset peut voir jouer Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, Il ne faut jurer de rien, Le Chandelier ou encore André del Sarto. Ce succès s’accompagne de son élection à l’Académie française en 1852 (après deux échecs en 1848 et 1850) et d’une nomination comme bibliothécaire au ministère de l’Instruction publique en 1853. Cela ne l’empêche pas de boire et la fin de sa vie est une vraie déchéance. Il n’écrit plus, est souvent malade. Il meurt le 2 mai 1857, à 46 ans. Il est conduit au Père-Lachaise par une trentaine de personnes.

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Lire – Écrire : La genèse d’une œuvre Dans ce chapitre nous nous intéresserons à la genèse de l’œuvre : comment un auteur se nourrit d’œuvres antérieures, subit les influences d’une époque, écrit pour un certain public. Nous prendrons en compte les conditions dans lesquelles il peut écrire. Cela nous amènera à cerner l’originalité de l’écrivain dans une époque donnée.

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Les sources historiques La pièce de Musset met en scène des faits historiques qui se sont déroulés à Florence en 1537 et qui sont rapportés par le chroniqueur italien du XVIe siècle, Benedetto Varchi.

1. Rappel des faits historiques Lorenzo de Médicis est le fils de Pierre François de Médicis et de Marie Soderini. Il est né à Florence en 1514. Treize ans plus tard, il doit quitter la ville avec sa famille, en 1527, suite à l’expulsion des Médicis de Florence au profit d’une République. L’épisode républicain ne dure que trois ans et en 1530, le pape et l’empereur Charles-Quint entrent dans Florence et nomment Alexandre, le cousin de Lorenzo, duc de Florence, un an plus tard. À Rome, Lorenzo fréquente Philippe Strozzi, décrit plutôt comme un bon vivant que comme le républicain austère qu’en a fait Musset. Quand il revient à Florence, Philippe se retrouve à la tête de la contestation aristocratique des grandes familles mais doit repartir en exil quand son fils aîné, Pierre, est soupçonné d’avoir blessé Julien Salviati, un proche d’Alexandre. Pierre avait ainsi voulu défendre l’honneur de sa sœur, Louise, victime des propos déshonorants de Salviati. Les bannis se rangent derrière Philippe Strozzi et comptent sur le soutien de la France qui a tout intérêt à ce que Florence se libère du joug de Charles-Quint pour revenir à ses anciennes alliances avec les Français. Quant au jeune Lorenzo, il a fait parler de lui, à Rome, en mutilant les statues de l’arc de Constantin. Reconnu coupable des décapitations des statues, il doit quitter Rome pour retourner à Florence, auprès d’Alexandre. Là, il devient le compagnon de débauche du duc, entremetteur et espion sans doute. Mais Pierre Strozzi rapporte aussi que Lorenzo voulait débarrasser Florence du tyran.

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Dans la nuit du 6 janvier 1537, Lorenzo assassine Alexandre avec l’aide de Scoronconcolo, un prisonnier qu’il a fait libérer. Les historiens invoquent des raisons politiques : François 1er a repris la guerre contre Charles-Quint en Italie et les républicains sont dans l’attente d’un changement de régime ; mais aussi des raisons personnelles : Lorenzo vient de perdre une grande partie de ses biens suite à un procès perdu contre un autre membre de sa famille, Côme de Médicis et le mariage d’Alexandre avec Marguerite d’Autriche ne lui laisse que peu d’espoirs de succéder à son cousin si celui-ci a des enfants. Lorenzo s’enfuit à Bologne puis à Venise où il est salué comme le nouveau Brutus par Philippe Strozzi. Après un passage à Constantinople, Lorenzo va se réfugier à la cour de François 1er, en espérant ne pas se faire remarquer. Puis il retourne à Venise et après quatre ans de vie obscure, il est assassiné sur les ordres de Côme en 1548.

2. La Chronique Florentine de B. Varchi Ces événements nous sont connus principalement grâce au récit d’un témoin direct l’historiographe Benedetto Varchi. Il s’agit d’un homme de lettres républicain. Celui-ci quitta Florence quand Côme succéda à Alexandre et il se réfugia dans le nord de l’Italie avec les Strozzi où il recueillit le témoignage de Lorenzo lui-même. Il finit par rentrer à Florence où il fut nommé historiographe par Côme. Il entreprit alors de raconter le règne d’Alexandre et son meurtre par Lorenzo. En tant que républicain, il ne cache pas sa sympathie pour le « nouveau Brutus toscan », tout en conservant un regard plutôt objectif qui ne dissimule pas les défauts de ses amis républicains.

Pour réfléchir Le récit de Varchi est détaillé et Musset s’en est largement inspiré. Voici l’extrait qui concerne le meurtre d’Alexandre. Lisez-le et répondez aux questions suivantes : ��� En vous appuyant sur le premier paragraphe, dites à quel(s) genre(s)

littéraire(s) Varchi rattache son récit. ��� Comment Varchi présente-t-il le caractère de Lorenzo ? ��� Quels sont les différents noms que l’on donne à Lorenzo ? Quelle ana-

lyse peut-on faire de ce relevé ? ��� Commentez le récit fait par Varchi de l’assassinat du duc.

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Benedetto VARCHI, Chroniques Florentines, Livre XV La nuit était venue que le destin avait marquée pour être celle de la mort malheureuse du duc Alexandre. Ce fut entre cinq et six heures, le samedi d’avant l’Épiphanie, et le 6 janvier de l’année 1536 (selon la manière de compter le temps des Florentins, qui prennent pour la première heure du jour celle qui suit le coucher du soleil). Le duc n’avait pas encore achevé sa vingt-sixième année. Cette mort, dont on a parlé et écrit diversement, je la raconterai avec la plus entière véracité, en ayant entendu le récit de la bouche même de Lorenzo, dans la villa Paluello, située à huit milles de Padoue, ainsi que de la bouche même de Scoronconcolo, dans la maison des Strozzi à Venise. Si l’on peut parler d’un tel fait avec certitude, c’est assurément lorsqu’on le tient de ces hommes, et non d’autres, en supposant qu’ils l’aient voulu raconter sans mentir, comme je pense qu’ils l’ont fait. Mais il est nécessaire de commencer par donner quelques détails sur la vie et les mœurs dudit Lorenzo. Il naquit à Florence en 1514, le 24 mars. Son père était Pierre-François de Médicis, fils de Lorenzo et petit-neveu de Lorenzo, frère de Cosme ; et sa mère, madame Marie, fille de Thomas Soderini, fils de Paul-Antoine. Cette femme, d’une rare prudence et bonté, ayant perdu son mari quand Lorenzo était encore en bas âge, fit élever cet enfant avec tous les soins imaginables. Lorenzo manifesta une intelligence incroyable dans ses études ; mais à peine fut-il sorti de la tutelle de sa mère et de ses maîtres, qu’il commença à montrer un esprit inquiet, insatiable, et désireux de mal faire. Après avoir pris des leçons de Philippe Strozzi, il se mit à se railler ouvertement de toutes les choses divines et humaines. Au lieu de rechercher ses égaux, il se lia de préférence avec des gens au-dessous de lui et qui non seulement lui témoignaient du respect, mais se faisaient ses âmes damnées. Il se passait toutes ses envies, surtout en affaires d’amour, sans égard pour le sexe, l’âge et la condition des personnes. Il caressait tout le monde, et, au fond, méprisait tous les hommes. Son appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait pas échapper une seule occasion, tant en actions qu’en paroles, d’acquérir la réputation d’homme galant ou spirituel. Comme il était délicat et maigre de corps, on l’appelait Lorenzino. Il ne riait point, et souriait seulement. Bien qu’il fût plutôt agréable que beau, ayant le visage brun et l’air mélancolique, il plut cependant beaucoup, dans sa petite jeunesse, au pape Clément, ce qui ne l’empêcha point, comme il l’a dit lui-même après la mort du duc Alexandre, de concevoir la pensée de tuer le saint-père. Il conduisit François, fils de Raphaël de Médicis, compétiteur du pape, jeune homme instruit et de grande espérance, à un tel état de ruine, que ce malheureux, devenu la fable de la cour de Rome, fut considéré comme fou et renvoyé à Florence. Dans le même temps, Lorenzo encourut la disgrâce du pape et devint un objet de haine pour le peuple romain : on trouva un matin, sur l’Arc de Constantin et en d’autres lieux de la ville, quantité de figures antiques privées de leurs têtes. Clément en ressentit tant de colère, qu’il déclara, ne pensant guère à Lorenzo, que l’auteur de ce délit serait pendu par le cou, sans forme de procès, quel qu’il fût, à moins pourtant que le cardinal-neveu ne se trouvât être le coupable. Le cardinal, ayant découvert que l’auteur était Lorenzo, s’en alla intercéder en sa faveur près du Saint-Père, en

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le représentant comme un jeune amateur passionné d’objets d’art, à l’exemple de leurs aïeux les Médicis. À grand-peine le cardinal réussit à calmer le ressentiment du pape, qui appela Lorenzo la honte et l’opprobre de sa maison. Le dit Lorenzo fut banni de Rome, sous peine de mort, si on l’y reprenait, par deux décrets dont un émané du tribunal de Caporioni, et messer François-Marie Molza, homme de grande éloquence, versé dans les lettres grecques, latines et italiennes, prononça, dans l’Académie romaine, un discours où il accabla Lorenzo des plus belles malédictions qu’il put trouver en latin. Lorenzo, étant retourné à Florence, se mit à faire sa cour au duc Alexandre, et il sut si bien feindre, si bien complaire au duc en toutes choses, qu’il alla jusqu’à lui persuader que, pour le service de ce prince, il jouait le rôle d’espion ; et, en effet, il entretenait des relations secrètes avec les bannis, et chaque jour il communiquait au duc quelque lettre de ces bannis ; et comme il se montrait lâche au point de n’oser ni porter ni toucher une arme, ni même en entendre parler, le duc s’amusait beaucoup de sa poltronnerie. Tant parce que Lorenzo étudiait et lisait, que parce qu’il allait souvent seul et paraissait mépriser la fortune et les honneurs, le duc l’appelait le Philosophe, tandis que d’autres le connaissant mieux le nommaient Lorenzaccio. En toute occasion, Alexandre le favorisait, et particulièrement contre son second cousin Cosme, auquel le duc portait une haine extrême, dont l’origine, outre leur complète dissemblance de mœurs et de caractères, était un procès important que Cosme avait intenté à ce prince, touchant l’héritage de leurs ancêtres. De toutes ces choses, il arriva que le duc prit une confiance extrême en Lorenzo, et qu’il se servit de lui comme d’entremetteur près des femmes, tant religieuses que laïques, vierges, mariées ou veuves, nobles ou roturières, jeunes ou expérimentées ; et non content de cela, il voulut encore que Lorenzo lui procurât une sœur de sa mère du côté paternel, jeune femme d’une merveilleuse beauté, mais aussi honnête que belle, laquelle était mariée à Léonard Ginori et demeurait non loin de la porte de derrière du palais de Médicis. Lorenzo, qui attendait une occasion de ce genre, fit entendre au duc que l’entreprise offrirait des difficultés, mais qu’il ferait son possible pour réussir, disant qu’en somme toutes les femmes étaient femmes, et que, d’ailleurs, le mari de celle-ci se trouvait fort à propos à Naples dans le moment présent pour des affaires embarrassées, car il avait dissipé son bien. Quoique Lorenzo n’eût parlé de rien à sa tante, il ne laissait pas de dire au duc qu’il l’avait fait, et qu’il la trouvait rebelle ; mais que pourtant il viendrait à bout de la séduire et de l’obliger à condescendre à leurs désirs. Tandis qu’il amusait ainsi le duc, il travaillait l’esprit d’un certain Michel del Tovalaccino, surnommé Scoronconcolo, auquel il avait fait obtenir grâce de la vie, pour un homicide par lui commis ; et, raisonnant avec cet homme, il se plaignait à lui d’un courtisan qui, disait-il, l’avait offensé sans raison, et s’était joué de lui, et il ajoutait que par le ciel !... Mais Scoronconcolo, l’interrompant, lui dit tout à coup : « Nommez-le seulement, et laissez-moi faire ; il ne vous donnera plus d’ennui. » Il le supplia de dire qui était son ennemi ; à quoi Lorenzo répondit : « Hélas! je ne le puis : c’est un favori du duc. — Qui que ce soit, dites toujours, » reprenait

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Scoronconcolo ; et dans le langage dont se servent habituellement les spadassins de cette espèce, il s’écria : « Je le tuerai, quand ce serait le Christ ! » Voyant, par là, que ses manœuvres réussissaient, Lorenzo emmena un jour cet homme dîner avec lui, comme il le faisait souvent, malgré les remontrances de sa mère, et il dit à Scoronconcolo : « Or çà, puisque tu me promets si résolument de m’assister, je crois que tu ne me manqueras pas, comme, de mon côté, je te rendrai service en tout ce qui dépendra de moi, et je suis satisfait de tes offres que j’accepte. Mais je veux être de la partie, et afin que nous puissions faire le coup et nous sauver après, j’aviserai à conduire mon ennemi dans un lieu où nous ne courrons aucun risque, et je suis sûr que nous réussirons. » Comme la nuit que j’ai dite plus haut parut à Lorenzo le moment favorable, d’autant que le seigneur Alexandre Vitelli se trouvait parti ce jour-là pour Cittàdi-Castello, il parla bas à l’oreille du duc après souper, et il lui dit qu’enfin, par des promesses d’argent, il avait décidé sa tante, et que le duc pouvait venir seul, à l’heure convenue et avec précaution, dans sa chambre à lui Lorenzo, en prenant garde, pour l’honneur de la dame, que personne ne le vît ni entrer ni sortir, et que sitôt que le prince y serait, incontinent il irait chercher Catherine Ginori. Le duc ayant mis un grand vêtement de satin, à la napolitaine et garni de zibeline, au moment de prendre ses gants, qui étaient les uns de mailles et les autres de peau parfumée, réfléchit un peu et dit : « Lesquels prendrai-je, ceux de guerre ou ceux de bonne fortune ? » Quand il eut pris ceux-ci, le duc sortit accompagné seulement de trois personnes, Giomo le Hongrois, le capitaine Justinien de Cesena, et un officier de bouche nommé Alexandre. Arrivé sur la place de Saint-Marc, où il était venu pour ne pas être épié, il les congédia, disant qu’il voulait aller seul, et il ne retint avec lui que le Hongrois, lequel entra dans la maison des Sostegni, située presque en face de celle de Lorenzo, avec l’ordre du prince de ne bouger ni se montrer, quelque personne qu’il vît entrer ou sortir. Mais le Hongrois, ayant demeuré là un bon bout de temps, retourna au palais et s’endormit dans l’appartement du duc. En arrivant dans la chambre de Lorenzo, où un grand feu était allumé, le prince ôta son épée. Tandis qu’il se couchait sur le lit, Lorenzo s’empara de l’épée, en lia prestement la garde avec le ceinturon, de manière à empêcher la lame de sortir aisément du fourreau, puis il la posa sur le chevet du lit, en disant au duc de se reposer ; après quoi il sortit, et laissa retomber derrière lui la porte, qui était de celles qui se ferment d’elles-mêmes. Il s’en alla trouver Scoronconcolo, et d’un air tout à fait content : « Frère, lui dit-il, voici le moment ; J’ai enfermé mon ennemi dans ma chambre, et il dort. — Allons-y », répondit Scoronconcolo. Sur le palier de l’escalier, Lorenzo se retourna et dit : « Ne t’inquiète pas si c’est un ami du duc ; et tâche de bien faire. — Ainsi ferai-je, répondit l’ami, quand ce serait le duc luimême. — Grâce à notre embuscade, reprit Lorenzo d’un ton joyeux, il ne peut plus nous échapper ; marchons. — Marchons donc, » répondit Scoronconcolo. Lorsqu’il eut soulevé le loquet qui retomba et ne s’ouvrit pas du premier coup, Lorenzo entra dans la chambre, et dit : « Seigneur, dormez-vous ? » Prononcer ces mots et percer le duc de part en part d’un coup de dague, fut une seule et même chose. Cette blessure était mortelle, car elle avait traversé les reins et perforé cette membrane appelée diaphragme, qui, semblable à une ceinture, divise le corps humain en deux parties, l’une supérieure où se trouve le cœur

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et les autres organes du sentiment, l’autre inférieure où sont le foie et les organes de la nutrition et de la génération.Le duc, qui dormait ou feignait de dormir, se tenait le visage tourné vers le fond. Il bondit sur le lit en recevant cette blessure, et sortit du côté de la ruelle, cherchant à gagner la porte, et se faisant un bouclier d’un escabeau qu’il avait saisi. Mais Scoronconcolo lui donna une taillade au visage qui lui fendit la tempe et une grande partie de la joue gauche. Lorenzo le repoussa sur le lit et l’y tint renversé en pesant sur lui de tout le poids de son corps ; et afin de l’empêcher de crier, lui serra la bouche avec le pouce et l’index de sa main gauche, en lui disant : « Seigneur, n’en doutez pas. » Alors le duc, se débattant comme il pouvait, prit entre ses dents le pouce de Lorenzo et le serra avec une telle rage que Lorenzo tombant sur lui appela Scoronconcolo à son aide. Celui-ci courait d’un côté et de l’autre, et il ne pouvait atteindre le duc sans blesser du même coup Lorenzo, que le duc tenait étroitement embrassé. Scoronconcolo essaya d’abord de faire passer son épée entre les jambes de Lorenzo, sans autre résultat que de piquer le matelas ; enfin il prit un couteau qu’il avait par hasard sur lui, et l’ayant fixé dans le cou de la victime, il appuya si fort que le duc fut égorgé. Après sa mort, ils lui firent encore quelques blessures qui versèrent tant de sang que la chambre en devint comme un lac. C’est une chose à remarquer, que pendant tout ce temps, où il était tenu par Lorenzo et où il voyait Scoronconcolo tourner et se démener pour le tuer, le duc ne poussa ni un cri ni une plainte, et ne lâcha point ce doigt qu’il serrait entre ses dents avec fureur. En mourant, il avait glissé à terre ; ses meurtriers le relevèrent tout souillé de sang, et l’ayant posé sur le lit, ils recouvrirent son corps avec la tenture qu’il avait fermée lui-même avant de s’endormir ou d’en faire semblant. On a supposé qu’il s’était ainsi enfermé à dessein, parce que, sachant bien qu’il était incapable d’en user convenablement avec cette Catherine qu’il attendait, laquelle passait pour une personne savante et d’esprit, il voulait éviter, par ce moyen, les préliminaires et belles paroles. Lorenzo, lorsqu’il vit le duc en l’état qu’il souhaitait, tant pour s’assurer qu’on n’avait rien entendu que pour se reposer et reprendre ses esprits, car il se sentait rompu et accablé de fatigue, se mit à l’une des fenêtres qui donnaient sur la Via Larga. Quelques personnes de la maison avaient entendu du bruit et des trépignements de pieds, entre autres madame Marie, mère du seigneur Cosme ; mais nul ne s’en était ému, car depuis longtemps, et par précaution, Lorenzo avait pris l’habitude d’amener dans cette chambre, comme font parfois les mauvais plaisants, une troupe de gens qui feignaient de se quereller et couraient çà et là criant : « Frappe-le ! tue-le ! Ah ! traître, tu m’as tué ! » et autres vociférations semblables.

Mise au point ��� L’auteur tient à donner des références historiques précises avec

l’heure, le jour, le mois et l’année de l’assassinat du duc. À la manière d’un historien, il cite ses sources : « la bouche même de Lorenzo » et « la bouche même de Scoronconcolo » pour authentifier son récit dont il assure la « véracité ». Pourtant, il s’éloigne du travail de l’his-

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torien en ce qu’il ne recoupe pas le témoignage de l’assassin et de son assistant avec une enquête personnelle. Seul le récit de Lorenzo et de son assistant permettra à Varchi d’établir les faits. L’historiographe se situe d’emblée à un niveau individuel et centre son récit sur Lorenzo en s’intéressant à sa « vie » et ses « mœurs ». Par ailleurs, il n’hésite pas à faire des commentaires subjectifs, marquant le pathétique de l’événement : « la mort malheureuse du duc ». On verra aussi dans la suite du récit que Varchi donne un aspect théâtral à son texte par l’emploi des dialogues. On peut dire qu’il s’agit d’une chronique historique dans laquelle l’auteur n’hésite pas à intervenir pour donner plus d’intérêt à son histoire. ��� Les paragraphes 2 et 3 racontent la vie de Lorenzo avant l’assassi-

nat, depuis sa naissance jusqu’à l’événement qui va le décider à agir (servir d’entremetteur pour corrompre sa tante et la livrer au duc). Le récit de Varchi est élogieux sur les qualités de l’enfant : « intelligence incroyable dans ses études » mais ces quelques mots sont suivis d’une longue liste de ses travers. Le principal est de ne pas respecter la morale : « se railler ouvertement de toutes les choses divines et humaines ». Lorenzo pervertit François de Médicis, et Varchi ne manque pas de condamner cette attitude en prenant en pitié le jeune homme déchu qu’il appelle « le malheureux » (Varchi avait déjà employé le terme pour l’assassinat du duc « la mort malheureuse » au début de l’extrait, laissant entendre qu’il désapprouvait la conduite de Lorenzo). Puis l’auteur rappelle le premier crime de Lorenzo : la mutilation des statues de l’arc de Constantin, ce qui lui vaut de devenir « un objet de haine pour le peuple romain ». Pourquoi agit-il ainsi ? Le jeune Lorenzo semble rechercher tous les plaisirs : « Il se passait toutes ses envies » dans une volonté perverse de transgresser les règles : « désireux de mal faire ». Pourtant il n’y trouve pas une réelle satisfaction puisque Varchi note qu’« il ne riait point » et qu’il avait « l’air mélancolique ». Le portrait devient complexe, voire même contradictoire, quand Varchi dit dans un premier temps : « son appétit de célébrité était étrange, et il ne laissait pas échapper une seule occasion (…) d’acquérir la réputation d’homme galant ou spirituel », puis auprès du duc qu’« il allait souvent seul et paraissait mépriser la fortune et les honneurs ». Cette complexité se révèle dans le double jeu qu’il mène auprès du duc et auprès des bannis. Il est tout à la fois « lâche au point de n’oser ni porter ni toucher une arme » et capable de prononcer ces mots avant l’assassinat du duc : « je suis sûr que nous réussirons ». Varchi présente donc Lorenzo comme un homme intelligent mais corrompu. L’assassinat du duc jette sur son caractère une lumière bien différente qui amène à déceler dans le favori débauché du duc un homme révolté. C’est sans doute cette complexité qui a séduit G. Sand et après elle, Musset.

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��� La complexité du personnage apparaît dans les différents noms que

lui attribue Varchi. Il s’appelle Lorenzo comme son grand-père (2e paragraphe), d’où les diminutifs Lorenzino et Lorenzaccio. Le premier est justifié par le fait qu’il est « délicat et maigre de corps ». En effet le diminutif – ino convient à un enfant et rappelle sa faible stature physique. Pour le deuxième surnom, l’auteur est plus elliptique : « d’autres le connaissant mieux le nommaient Lorenzaccio ». Cela laisse entendre que le suffixe – accio révèle le vrai caractère de l’homme. Comme le suffixe peut être péjoratif, on peut penser à la débauche…G. Sand explicite les deux suffixes dans sa pièce : « La terminaison en ino exprime la familiarité. C’est un diminutif. La terminaison en accio exprime le mépris. C’est une injure. » Plus élogieux, le duc l’appelle « le Philosophe » en raison de son goût pour l’étude. ��� Varchi consacre deux paragraphes développés au récit de l’assassi-

nat lui-même. Le rythme du récit ralentit. La scène se resserre autour des trois personnages : le duc, Lorenzo et Scoronconcolo. Les dialogues aux discours direct et indirect rendent le récit vivant et accentuent l’effet de vérité : le lecteur a l’impression d’assister à la scène. L’auteur fournit une description longue et détaillée du meurtre avec des détails anatomiques. L’anecdote du pouce de Lorenzo mordu par le duc contribue à susciter la terreur chez le lecteur et la mort lente du duc fait naître la pitié. La dramatisation du récit est donc amenée par le ralentissement du rythme de la narration, la scène à trois personnages et la vision du meurtre qui suscite terreur et pitié, sentiments propres à la tragédie. Dans sa chronique, Varchi a rendu volontairement la scène théâtrale. G. Sand s’en inspire dans sa 6e scène et reprend certains détails comme le pouce mordu. Musset aussi décrit l’épisode du pouce, mais il préfère réduire la description du meurtre à une didascalie : « Il le frappe ».

B

Un genre : la scène historique Après avoir découvert le récit de Varchi, George Sand décide d’écrire une scène historique intitulée Une conspiration en 1537, relatant l’assassinat d’Alexandre de Médicis par son cousin Lorenzo. Pour comprendre cette œuvre, il faut se replacer dans le contexte du XIXe siècle et connaître ce genre particulier qu’est la scène historique.

1. Les caractéristiques du genre Depuis la Révolution française, les sujets historiques se sont développés sur les scènes de théâtre, avec un but bien précis, enseigner à une nation son Histoire. En effet, les bouleversements politiques ont remis en question

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le modèle monarchique, il faut donc donner au peuple de nouveaux exemples historiques et une conscience politique. Cette démarche didactique, si elle n’a pas donné de chef-d’œuvre sur la scène, a ouvert une réflexion sur la représentation de l’Histoire sur scène qui donnera naissance à un genre nouveau : la scène historique. Ludovic Vitet (1802-1873) en est l’un des instigateurs et voici comment il la décrit : « Ce n’est point une pièce de théâtre qu’on va lire, ce sont des faits historiques présentés sous la forme dramatique mais sans la prétention d’en composer un drame. (…) Les faits se trouvent disposés si heureusement par l’histoire qu’en se bornant à en faire une copie fidèle on ne saurait manquer de lui donner quelque chose de théâtral. » (Préface aux Scènes historiques). L’expression « sous la forme dramatique » renvoie à l’aspect violent de l’intrigue mais aussi à la forme dialoguée de ces scènes. Ces dialogues ne sont pourtant pas des pièces de théâtre et en se libérant de la contrainte d’un genre (« ce n’est point une pièce de théâtre »), les auteurs ne sont pas obligés de respecter la règle des trois unités, ils peuvent multiplier les décors et les personnages puisque les scènes historiques ne sont pas destinées à être jouées. Le choix de sujets historiques révèle l’engagement de leurs auteurs et même si le sujet est parfois éloigné dans le temps, il fait presque toujours écho à des problématiques contemporaines. Témoin d’une période agitée, ce nouveau genre se caractérise aussi par le choix d’intrigues violentes. Comme l’écrit Simon Jeune, « le fait divers sanglant et brutal » est « caractéristique du genre de la scène historique ». Il s’agit donc de rendre vivante l’Histoire sous forme de dialogues. Souvent les sujets historiques ont un lien avec la situation politique contemporaine. Vitet écrit Les Barricades sur la fameuse journée des barricades en 1588, au cours de laquelle la Ligue s’est illustrée par son intolérance envers les protestants. C’est une critique à peine voilée du parti ultra en 1826.

2. Une scène historique  : Une conspiration en 1537 En 1831, George Sand suit la mode littéraire et s’essaye à ce genre en vogue. Elle découvre la chronique de Varchi et décide d’en faire une scène historique. Elle décrit elle-même son texte en préparation par ces mots « une sorte de brinborion27 littéraire et dramatique noir comme cinquante diables, avec conspiration, bourreau, assassin, coups de poignard, agonie, râle, sang, jurons et malédictions »28 . C’est avec une certaine distance ironique qu’elle présente l’intrigue violente que constitue l’assassinat du duc par Lorenzo. Cette violence est présente dans le genre de la scène historique et George Sand ne va pas se priver d’une scène de meurtre très détaillée. 27. Brimborion : petit objet de peu de valeur. 28. Correspondance (juin 1831 à Emile Regnault)

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Outre cet aspect dramatique, c’est aussi le parallèle politique avec la France de 1830 qui l’intéresse. Elle écrit cette scène historique un an après la révolution de 1830 et le contexte historique de l’Italie de la Renaissance se fait l’écho des événements récents. Le changement de régime, qui n’en est pas un (au duc succède un duc…de la même famille), les forces républicaines qui cherchent à renverser le pouvoir, tous les personnages pourraient renvoyer à des forces politiques de la France contemporaine de Sand. La dernière scène insiste sur le souvenir que l’on doit avoir de l’événement et c’est sans doute le souvenir des jeunes gens morts pendant les Trois Glorieuses (les trois journées d’insurrection de juillet 1830) que Sand veut ainsi raviver. La pièce est courte. Vous pouvez la lire à l’adresse suivante : http://www.henri-sch.net/George_Sand/Oeuvres/Une_Conspiration_ en_1537_RDP.htm

Pour réfléchir ��� Quelles sont les caractéristiques de la scène historique que l’on

retrouve dans l’œuvre de George Sand ? ��� Comparez le titre de l’œuvre de G. Sand à celui de la pièce de Musset.

Qu’en déduisez-vous sur le projet de chaque auteur ? ��� Faites la même comparaison entre les deux listes de personnages du

tableau ci-dessous. Le projet annoncé par le titre est-il confirmé ? ��� Résumez brièvement le premier tableau de la pièce de G. Sand. Com-

ment est présenté le personnage de Lorenzo, en particulier dans la première scène ? Musset va-t-il faire le même choix ? Expliquez.

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Sand

Musset

ALEXANDRE DE MEDICIS, grand-duc de Florence.

ALEXANDRE DE MÉDICIS, duc de Florence, et ses cousins :

VALORI, commissaire apostolique. MALATESTA BAGLIONE, commandant des forces militaires. LE CAVALIERE DE MARSILI LE CAPITAINE CESENA (officier de la maison du Grand-Duc) GIOMO LE HONGROIS FERNANDO L’ANDALOU (écuyers du Grand-Duc)

LORENZO DE MÉDICIS (LORENZACCIO) CÔME DE MÉDICIS, LE CARDINAL CIBO. LE MARQUIS DE CIBO, son frère. SIRE MAURICE, chancelier des Huit. LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique. JULIEN SALVIATI. PHILIPPE STROZZI et ses fils :

LORENZO DE MÉDICIS, cousin du grand-duc. MADONNA MARIA SODERINI, mère de Lorenzo. MADONNA CATTERINA, sœur de Lorenzo. BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo. MICHEL DEL FAVOLACCINO, dit Scoronconcolo, spadassin. GIULIO CAPPONI, citoyen de Florence. Écuyers, pages du grand-duc, etc.

PIERRE STROZZI, THOMAS STROZZI, LÉON STROZZI, prieur de Capoue, ROBERTO CORSINI, provéditeur de la forteresse. Seigneurs républicains : PALLA RUCCELLAI, ALAMANNO SALVIATI, FRANCOIS PAZZI, BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo. VENTURI, bourgeois. TEBALDEO, peintre. SCORONCONCOLO, spadassin. LES HUIT GIOMO LE HONGROIS, écuyer du duc. MAFFIO, bourgeois. MARIE SODERINI, mère de Lorenzo. CATHERINE GINORI, tante de Lorenzo. LA MARQUISE DE CIBO. LOUISE STROZZI. DEUX DAMES DE LA COUR et UN OFFICIER ALLEMAND. UN ORFÈVRE, UN MARCHAND, DEUX PRÉCEPTEURS ET DEUX ENFANTS, PAGES, SOLDATS, MOINES, COURTISANS, BANNIS, ÉCOLIERS, DOMESTIQUES, BOURGEOIS, etc

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Mise au point ��� Comme vous avez pu le constater, le texte est court (on peut le lire en

une petite demi-heure). Ce sont six tableaux dont deux très brefs (4 et 5). L’ambition de son auteur est donc modeste. On y retrouve bien la forme théâtrale avec uniquement des dialogues et des didascalies. La première scène a toutes les caractéristiques de la scène d’exposition puisqu’elle présente la situation politique, les personnages et le lieu. Pourtant il serait difficile de mettre en scène les changements de décor. En effet chaque scène a un décor différent et si l’on prend l’exemple des scènes 4 et 5, on voit qu’il faudrait représenter la chambre du duc pour quelques répliques (scène 4) puis la place Saint-Marc pour un échange très bref (scène 5). Les didascalies sur les décors sont réduites à leur plus simple expression car elles visent à faire naître dans l’imagination du lecteur un lieu et non à donner des indications précises en vue d’une représentation. Le sujet est historique, tiré de la chronique de Varchi qui est lui-même cité dans l’œuvre (à la scène 2, le duc cite Varchi comme l’un des séditieux : « Et ce Benedetto Varchi ? »). Cette intrigue a bien toutes les caractéristiques du genre de la scène historique : un événement violent, dont la brutalité est marquée dans le dernier tableau mais aussi un événement qui fait écho à la situation contemporaine de l’auteur et qui peut amener les lecteurs à réfléchir sur leur situation. ��� En choisissant de donner la date « 1537 » et la nature de l’événement

« une conspiration », Sand s’inscrit d’emblée dans un genre historique. L’article indéfini (une conspiration) suggère une réflexion sur le type d’événement dont il s’agit et élargit le champ de pensée. Il ne s’agit pas de « la conspiration » de 1537 mais d’une parmi d’autres révoltes face au pouvoir. On songe alors à d’autres conspirations, comme celles qui ont eu lieu en ce début de XIXe siècle. Enfin le terme de « conspiration » sous-entend une entente entre plusieurs personnes pour mener un attentat et ne met pas l’accent sur un individu. Avec Musset, c’est l’individu qui est au centre de la pièce. Un seul nom de personnage, sans précision d’événement, ni contexte historique. On verra que les drames romantiques ont souvent placé au cœur de l’intrigue un personnage : Götz von Berlichingen, André del Sarto, Chatterton, Ruy Blas, Cromwell, Hernani, Lucrèce Borgia… que ce personnage soit connu ou non. Par ailleurs, le nom qu’a choisi Musset n’est pas Lorenzo ou Laurent mais un surnom Lorenzaccio avec un suffixe péjoratif, ce qui place le lecteur dans une certaine attente, le portrait d’un homme qui a prêté le flanc à la critique. ��� Du point de vue des personnages, l’effet semble inverse. Les person-

nages de Sand sont beaucoup moins nombreux. On trouve bien sûr le duc et Lorenzo, présenté comme le cousin du duc. Le pouvoir religieux est incarné par Valori, le commissaire apostolique. La situation tendue qui règne à Florence se laisse déduire de la présence de per-

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sonnages qui incarnent la force militaire (Malatesta, le cavaliere de Marsili, le capitaine Cesena). Mais la sphère privée est aussi présente avec les membres de la famille de Lorenzo, sa mère, sa sœur et son oncle. Un personnage pourra parler au nom du peuple : Capponi. Les personnages semblent donc mettre à part égale sphère publique et sphère privée, Lorenzo apparaissant comme le point de convergence entre tous ces noms. Chez Musset, les différentes composantes de la société florentine (et aussi de la société parisienne du XIXe) sont présentes, avec une liste de personnages impressionnante. Valori n’est plus seul à représenter le pouvoir religieux, on trouve aussi le cardinal Cibo qui jouera un rôle important dans la pièce. Avec lui, son frère et sa belle-sœur viennent enrichir la liste. Une autre famille est très présente : les Strozzi (Philippe et ses enfants) accompagnés des seigneurs républicains, ce qui indique bien leur rôle dans la pièce : incarner une autre force à Florence. Pour le peuple, on trouve différents groupes sociaux : « bourgeois » mais aussi « orfèvre », « marchand » pour l’aspect économique ; un artiste, Tebaldeo ; des moines et des soldats… C’est presque une société au complet qui est représentée. L’entourage de Lorenzo est aussi présent avec sa mère et sa tante (Catherine est bien la tante de Lorenzo et non sa sœur, comme chez Sand qui a sans doute voulu rendre le personnage plus proche de Lorenzo pour que l’infamie du duc semble plus grande encore au lecteur). Cette liste considérable semble laisser à Lorenzo une place moins importante au profit d’un tableau de la cité italienne à travers toutes ses couches sociales. Le titre de l’œuvre de G. Sand annonce davantage une pièce historique que celui de la pièce de Musset. Pourtant la liste des personnages semble contredire cette première impression car l’ambition de la pièce de Musset est beaucoup plus importante : toutes les couches sociales sont représentées et Lorenzo apparaît moins comme le personnage central que comme le fil conducteur qui permet de mettre en scène toute une cité. L’œuvre, plus modeste, de Sand, si elle a une dimension historique et politique évidente, est davantage centrée sur le personnage de Lorenzo, contrairement à ce qu’annonçait le titre. ��� Dans un contexte politique houleux (Marsili parle d’« émeutes » dès

la première réplique), on apprend au duc que le pape demande que Laurent de Médicis soit arrêté. C’est l’occasion d’un dialogue entre le duc et Valori qui présente le personnage de Lorenzo avant son entrée en scène. Le portrait est contrasté. Valori le présente comme un danger : « C’est le rejeton d’une branche ennemie de la vôtre, et dont le poignard, toujours prêt à ouvrir un chemin à la sédition, a trop souvent rencontré le cœur d’un parent et d’un maître. », un homme impie qui se révolte contre la religion (le duc rappelle que Lorenzo a décapité les statues antiques à Rome) et contre les puissants, comme le dit Valori : « Lorenzo lève

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devant toute la cour un front toujours altier. Son langage est toujours acerbe et insolent. ». Mais pour le duc, il ne présente aucun danger, puisque le jeune homme a été définitivement corrompu par son argent et qu’il occupe maintenant à la cour de Florence une position humiliante : « Voyez-le, abattu, terne, usé ; voyez ses traits amaigris et plombés, son corps débile, que ronge incessamment la fièvre de l’orgie, son regard éteint et stupide. ». Comme chez Varchi, on retrouve la complexité du personnage : un révolté contre l’ordre établi et un homme débauché et visiblement lâche. G. Sand reprend aussi ce que disait l’historiographe sur l’éducation du jeune homme en faisant tenir au duc des propos revanchards traduisant bien la supériorité intellectuelle de Lorenzo dans sa jeunesse : « Ah ! si vous aviez vu comme, dans son enfance, l’adulation des siens avait enflé ce cœur superbe ! comme ses progrès dans les lettres l’avaient rendu fanfaron ! comme il croyait s’élever au-dessus de moi par son pédantisme et son outrecuidance ! ». Ensuite, c’est Lorenzo lui-même qui entre en scène (sans changement de scène, on remarque que ce sont les changements de décor qui font les changements de scène et non les changements de personnage, ce qui sera aussi le cas pour Lorenzaccio). Son attitude répond à ce qu’en a dit le duc, il se présente avec beaucoup d’humilité et n’hésite pas à flatter le duc. Celui-ci pour prouver la lâcheté de son cousin le pousse à engager un duel avec Valori. Celui-ci provoque Lorenzo qui manque de lui répondre et se reprend au dernier moment : « Qu’on me donne une épée ! (À part.) Imprudent ! J’ai failli me trahir ! (Il prend l’épée avec embarras et affecte d’hésiter.) ». On voit alors dès cette première apparition que Lorenzo joue un jeu (c’est d’ailleurs le terme qu’il emploie : « Jouons le rôle »), celui du lâche. Le lecteur a donc toutes les clés du caractère de Lorenzo dès cette première scène. Par la double énonciation de l’aparté, Lorenzo révèle au lecteur (ou au public) ce qu’il est réellement et présente aux autres personnages son rôle de lâche. Il va même jusqu’à s’évanouir. La même scène, inspirée de la chronique de Varchi, se trouve à la scène 4 du premier acte dans Lorenzaccio. La comparaison entre les deux scènes est tout à fait intéressante car Musset reprend des répliques presque mot pour mot : l’expression « Je ne suis point un soldat, mais un pauvre amant de la science. » chez Sand devient chez Musset : « Si l’on vous a dit que j’étais un soldat, c’est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science. ». Son apparence est la même. Comme dans la pièce de G. Sand, Lorenzo apparaît « au fond d’une galerie basse » et le duc le décrit avec des expressions très proches de celles que nous avons relevées chez Sand : « Regardezmoi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardezmoi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. » (On peut noter que la dernière expression est reprise de la Chronique de Varchi : « Il ne riait point,

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et souriait seulement ». Musset enrichit, cependant, la complexité du personnage en laissant le spectateur dans le doute quant à la réalité de la lâcheté du héros. Pas d’aparté pour signaler si Lorenzo joue un jeu ou s’il s’évanouit réellement à la vue d’une épée (Lisez la note 1 p. 62 dans laquelle Florence Naugrette signale le fait). Ne restent que les doutes du cardinal quant à l’attitude de Lorenzo. Dans la scène d’exposition, Musset choisit une ouverture moins frontale. Le personnage de Lorenzo n’est pas décrit mais présenté en action, comme le rabatteur du duc. Son rôle paraît secondaire, dans l’ombre du duc. La débauche d’Alexandre est mise en scène par son déguisement et par l’enlèvement de la sœur de Maffio. Il montre ainsi qu’il ne respecte ni la religion, ni la famille, ni les citoyens de Florence. Les effets d’une telle conduite apparaissent immédiatement au spectateur dans le désarroi de Maffio. Musset met plus en valeur le couple Alexandre/ Lorenzo dans cette première scène et ne souhaite pas montrer tout de suite les ambiguïtés du personnage comme le fait George Sand.

C

Le drame romantique 1. L’Histoire sur scène Les scènes historiques ne laisseront pas de grandes œuvres pour la postérité, sans doute parce que leur ambition était modeste (œuvres courtes et non destinées à la scène). Mais elles témoignent d’une évolution du théâtre qui aboutira au drame romantique. On peut rappeler par exemple qu’Hugo s’est inspiré d’une scène historique, Les Barricades de Vitet, pour écrire Cromwell en 1827. Les libertés dont avaient fait preuve les auteurs des scènes historiques semblent être maintenant un acquis (lieux et personnages en nombre), mais l’ambition d’Hugo est bien plus importante que celle des auteurs de scènes historiques, comme en témoignent la longueur de la pièce et surtout la préface, qui deviendra un véritable manifeste. Hugo revendique la scène pour proposer au plus grand nombre son œuvre et par là même définit un nouveau genre théâtral. Les auteurs de scènes historiques avaient bien le projet de rendre l’Histoire plus attrayante, touchant ainsi un plus grand nombre de lecteurs que n’en avaient les historiens. Hugo veut encore accroître ce public en jouant sur scène les pièces. En effet, ces pièces historiques sont montées, jouées et rencontrent souvent un grand succès. On peut aussi bien se retrouver plongé dans l’Histoire de France avec Marion de Lorme (sous Louis XIII) ou Le Roi s’amuse de Victor Hugo qui raconte l’histoire d’un bouffon de François Ier ou bien dans la Renaissance italienne (Lorenzaccio évidemment mais aussi Lucrèce Borgia de Victor Hugo) ou encore dans le XVIe siècle et le XVIIIe siècle espagnols (Hernani et Ruy Blas de Victor Hugo). Pour ces deux dernières pièces,

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Hugo met l’accent sur l’aspect historique dans sa préface à Ruy Blas : « Si l’auteur de ce livre a particulièrement insisté sur la signification historique de Ruy Blas, c’est que, dans sa pensée, par le sens historique, et, il est vrai, par le sens historique uniquement, Ruy Blas se rattache à Hernani. » Et il conclut en ces termes : « entre Hernani et Ruy Blas, deux siècles de l’Espagne sont encadrés ; deux grands siècles, pendant lesquels il a été donné à la descendance de Charles Quint de dominer le monde ; deux siècles que la providence, chose remarquable, n’a pas voulu allonger d’une heure, car Charles Quint naît en 1500, et Charles II meurt en 1700. En 1700, Louis XIV héritait de Charles Quint, comme en 1800 Napoléon héritait de Louis XIV. Il s’agit donc bien pour l’auteur de mener une réflexion historique à travers le théâtre et d’amener le spectateur à comparer des situations similaires pour réfléchir par le prisme du passé à une période plus contemporaine.

2. La volonté de représenter le monde Le drame romantique dépasse cependant largement le cadre de la scène historique. C’est un mouvement européen qui s’installe au début du XIXe siècle. Dès 1808, Schlegel présente le drame romantique dans son Cours de littérature dramatique (cf. votre édition de Lorenzaccio, p. 248-9). Dans l’extrait choisi pour le dossier, on trouve bien l’ambition des auteurs romantiques. Par les termes « rassemble », « harmonie », « mélange », l’auteur met l’accent sur la volonté de saisir sur scène tous les aspects de la vie dans une même pièce. Hugo reprend la même idée dans la préface de Cromwell : « le drame est un miroir où se réfléchit la nature. (…) Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. ». Par l’énumération : « monde », « histoire », « vie », « homme », Hugo révèle sa volonté d’élargir le cadre habituel du théâtre. La dernière précision sur le rôle de l’art met l’accent sur le travail de l’auteur dramatique. Bien avant Hugo, les Allemands, Goethe et Schiller en particulier, avaient déjà ouvert la voie à une refonte des règles du théâtre. Cette volonté de tout saisir dans une œuvre va donner aux pièces des dimensions qui rendent difficile leur représentation. Goethe écrit Götz von Berlichingen sans se soucier des contraintes scéniques. La pièce a pour sujet la révolte des paysans avec à leur tête le héros éponyme lors des guerres qui eurent lieu en Allemagne au XVIe siècle. Les personnages et les décors sont très nombreux et posent problème pour la représentation. La pièce est lue par Musset et Sand en 1832. Schiller aussi s’est essayé à une nouvelle écriture théâtrale. On peut citer La Conjuration de Fiesque, pièce écrite en 1782, dans laquelle, encore une fois, une révolte constitue la trame, ou Les Brigands, où deux frères ennemis rappellent le couple Alexandre/Lorenzo. Les Français continuent dans cette voie, en refusant l’héritage des Classiques.

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3. Le refus des règles classiques Les règles du théâtre classique étaient bien trop étroites pour les auteurs romantiques. On résume souvent le drame romantique à ce rejet des règles et il est vrai que l’écriture théâtrale est très codifiée depuis le XVIIe siècle. Voici comment Hugo commente les trois unités dans la préface de Cromwell :

Mais, dira-t-on, cette règle [de l’unité de lieu] que vous répudiez est empruntée au théâtre grec. - En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à notre théâtre ? D’ailleurs, nous avons déjà fait voir que la prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d’embrasser une localité tout entière, de sorte que le poète pouvait, selon les besoins de l’action, la transporter à son gré d’un point du théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations. Bizarre contradiction ! Le théâtre grec, tout asservi qu’il était à un but national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul objet cependant est le plaisir, et, si l’on veut, l’enseignement du spectateur. C’est que l’un n’obéit qu’aux lois qui lui sont propres, tandis que l’autre s’applique des conditions d’être parfaitement étrangères à son essence. L’un est artiste, l’autre est artificiel. [...] L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! Appliquer la même mesure sur tout ! On rirait du cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! C’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire. […] Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action. L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre.

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Pour réfléchir ��� Quelles sont les règles du théâtre classique qui sont évoquées dans

l’extrait ? Pour chacune d’elles, précisez ce que leur reproche l’auteur. ��� Quels buts Hugo assigne-t-il à l’art et en particulier au théâtre ?

Mise au point ��� Hugo rappelle la règle des trois unités fixée au XVIIe siècle pour le

théâtre classique à partir de la lecture d’Aristote, comme l’auteur le rappelle lui-même en faisant tenir cet argument à ses adversaires : « cette règle [de l’unité de lieu] que vous répudiez est empruntée au théâtre grec ». Mais Hugo montre qu’une imitation servile et sans réflexion des Anciens a conduit les Classiques à poser des contraintes absurdes. Les règles importées du théâtre grec auraient dû être adaptées au théâtre français sous peine de rester « parfaitement étrangères à son essence » et devenir artificielles. Pour ridiculiser ces règles, il réduit l’unité de lieu au vestibule. En effet, il était difficile de faire tenir toutes les actions des personnages dans une même pièce et pour atteindre la vraisemblance la plus grande (une même scène/ un même décor), on parvenait parfois à de grandes invraisemblances, tous les personnages devant passer dans cette unique pièce qui devenait souvent une sorte de pièce passe-partout, une entrée sans fonction particulière. Pour l’unité de temps, la critique porte sur l’enfermement que représente cette règle, la contrainte : « encadrée de force », « comme les barreaux d’une cage ». En effet, Hugo a l’ambition de mettre « tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures » qui sont dans la réalité, dans une pièce de théâtre. Face à ce foisonnement, la durée de vingt-quatre heures ne suffit pas. Il est intéressant de noter que c’est au nom de la réalité que Victor Hugo défend une liberté condamnée par Corneille au nom de cette même réalité. On se rappelle que Corneille, en 1660, définissait ainsi l’unité de temps dans ses Trois Discours sur le poème dramatique, « Discours des trois unités » : « La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux vingt-quatre heures ; mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux, et soit plus parfaite. Ne donnons, s’il se peut, à l’une que les deux heures que l’autre remplit ; je ne crois pas que Rodogune en demande guère davantage, et peutêtre qu’elles suffiraient pour Cinna. ». Pour que la représentation s’approche le plus possible de la réalité, l’intrigue devrait tendre vers une durée de deux heures. C’est justement ce qui, pour Hugo, éloigne le théâtre d’une représentation du réel.

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La seule unité qui trouve grâce aux yeux de Hugo est celle de l’action, comprise tout de même de manière assez large, puisque l’auteur voit l’intrigue principale comme le point à partir duquel on peut lier des intrigues secondaires. ��� Le théâtre doit être source de « plaisir » et d’« enseignement ». On

retrouve la fonction antique de la rhétorique : placere et docere (plaire et instruire) qui est un des buts de la fable par exemple. Hugo se rattache donc à la tradition antique pour l’interpréter autrement que ne l’ont fait les Classiques. Il ne s’agit donc pas d’une rupture complète mais plutôt d’un changement d’interprétation dans l’héritage de l’Antiquité. D’autre part, le théâtre doit être au plus proche de la réalité. Hugo veut faire entrer dans une pièce : « tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ». On peut donc en déduire que le théâtre, en présentant l’Histoire dans une pièce construite autour d’une intrigue offre un enseignement au spectateur qui le recevra d’autant mieux qu’il y aura pris plaisir.

4. L’apport du théâtre élisabethain Les auteurs du XIXe siècle, s’ils revendiquent une rupture avec l’histoire du théâtre en France, se rattachent à une autre tradition, celle du théâtre élisabéthain et en particulier de Shakespeare. Avec l’auteur anglais, les dramaturges du XIXe siècle peuvent s’appuyer sur une tradition antérieure à la tragédie classique pour revendiquer le mélange des genres. Othello est joué à Paris en 1822, c’est un échec mais le directeur de la troupe reste à Paris et fait jouer d’autres pièces dans une salle plus petite. Les Parisiens peuvent découvrir Shakespeare et le public est davantage prêt à entendre les pièces quand une troupe des théâtres royaux joue à l’Odéon en 1827 et 1828. Dumas attribue à Shakespeare sa vocation théâtrale ; Guizot publie une nouvelle édition des œuvres du dramaturge anglais précédée d’une « Vie de Shakespeare » en 1821 et Stendhal écrit un Racine et Shakespeare, publié en 1825. C’est encore sous le patronage de l’auteur anglais qu’Hugo propose sa théorie du drame dans la préface de Cromwell : « Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. ». Le jeu des antithèses caractérise la volonté de l’auteur français de sortir du cadre étroit des genres théâtraux en France.

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5. Un théâtre engagé Ces bouleversements dans l’esthétique théâtrale n’ont pas été acceptés sans heurts. On connaît la fameuse bataille d’Hernani. En février 1830, Hugo pour assurer le succès de la représentation d’Hernani constitue une troupe de jeunes romantiques chargés de soutenir la pièce. La bataille se joue dans le public entre ceux qui portent le gilet rouge (costume des partisans de Hugo et destiné à choquer les conservateurs) et les classiques. Si la pièce est finalement un succès, la bataille dure tout de même quinze jours. C’est que l’auteur écrit sur le peuple et pour le peuple, ce qui ne manque pas de choquer l’aristocrate autant que le bourgeois libéral. L’utilisation de l’alexandrin par Hugo est beaucoup plus libre (enjambements, prosaïsmes…) « j’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin » et choque le public habitué à un certain rythme du vers. L’année 1832, Hugo écrit deux drames, l’un en vers pour le ThéâtreFrançais : Le roi s’amuse et l’autre en prose pour La Porte-Saint-Martin : Lucrèce Borgia. Mais la première pièce est interdite pour atteinte aux mœurs, alors que la deuxième remporte un succès populaire. Hugo profite de la préface à Lucrèce Borgia pour défendre les deux pièces.

Bilan G. Sand a puisé le sujet de sa pièce dans la chronique de Varchi. Les six tableaux de sa scène historique développent le complot ourdi par Lorenzo pour assassiner son cousin Alexandre. Le premier tableau présente la situation à Florence et dresse un portrait peu flatteur de Lorenzo, à l’apparence lâche et de constitution faible, visiblement asservi au duc. Mais on apprend aussi que Lorenzo était un étudiant brillant et qu’il pourrait représenter une menace pour le duc. Le double jeu de Lorenzo apparaît clairement lors du duel avec Valori. (cf. question 4, point B). Le deuxième tableau s’ouvre chez les Soderini : la mère et la sœur constatent l’impiété de Lorenzo. Avec Bindo et Capponi, Sand présente la contestation républicaine avec les différences entre le patricien et le bourgeois. Quand le duc entre prendre des nouvelles de Lorenzo, celuici corrompt Bindo en lui obtenant une ambassade et Capponi avec une exemption d’impôts. Alexandre demande ensuite la sœur de Lorenzo. Les tableaux trois, quatre et cinq sont assez courts : Lorenzo s’entraîne avec Scoronconcolo, le duc accepte d’enlever sa cotte de maille pour aller au rendez-vous galant, il va au rendez-vous fixé par Lorenzo, croyant y trouver Cattarina. Le sixième tableau présente l’assassinat du duc par Lorenzo et Scoronconcolo. Cattarina apprend que son frère s’est racheté ; Lorenzo refuse le pouvoir et décide de rejoindre Philippe.

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Cette trame apparaît presque au complet dans le drame de Musset mais elle a été considérablement enrichie. (cf. l’analyse comparée de la liste des personnages). Il a rendu l’intrigue plus complexe, en effet, dans la pièce de Sand, le parti des républicains est représenté par l’oncle de Lorenzo, Bindo, un aristocrate et par Capponi, le bourgeois. Musset a choisi de développer la présence du camp républicain en ajoutant la famille Strozzi qu’il a trouvée dans la chronique de Varchi. Sand citait « notre grand Strozzi », faisant ainsi allusion à Philippe Strozzi mais elle n’en avait pas fait un personnage. Musset ne se contente pas d’en faire un personnage, il ajoute ses fils Pierre, Thomas, Léon et sa fille Louise et leur donne à tous un rôle dans l’intrigue : Lorenzo doit empêcher Philippe d’agir pour pouvoir assassiner seul le duc, la mort de Louise entraîne les réactions opposées du père qui abandonne la lutte et de Lorenzo qui est encore plus décidé à agir. À cette famille, il ajoute d’autres seigneurs républicains (Ruccellai, Salviati, Pazzi et le même Bindo qui était déjà chez Sand), et représente toute une classe sociale, pas seulement une famille qui cherche à retrouver ses privilèges. D’autres groupes sociaux sont ajoutés : les étudiants qui rappellent fortement la situation en France, les bourgeois qui sont présentés sous différentes facettes avec les différents rôles (orfèvre, marchand, Venturi) mais partagent la même inaction devant la tyrannie. La présence de Florence a aussi une autre dimension car l’assassinat du duc prend véritablement le sens d’une libération de la ville (qui n’aura pas lieu). Ainsi, ce qui réunit les Strozzi, Lorenzo et la marquise Cibo, c’est un but commun avec des stratégies différentes. La libération de Florence peut s’entendre comme la libération de la patrie. En ajoutant le cardinal Cibo, Musset approfondit la réflexion sur la religion abordée avec Valori chez Sand et se permet des anachronismes qui visent à critiquer directement le rôle des religieux dans la politique française du XIXe siècle. Musset a sans doute pris quelques libertés avec l’Histoire mais il a aussi corrigé des erreurs qui étaient présentes dans Une conspiration. Ainsi Malatesta Baglione et le pape Clément VII dont parlait Sand mais qui étaient morts depuis 5 et 3 ans ont été remplacés par Roberto Corsini et Paul III. Catherine redevient la tante de Lorenzo comme le dit la chronique : « une sœur de sa mère du côté paternel […] laquelle était mariée à Léonardo Ginori » et non sa sœur. On retrouve donc l’aspect engagé du théâtre romantique et l’utilisation de l’Histoire pour parler d’une époque contemporaine. On voit aussi comment Musset a construit son intrigue, sans se soucier d’aucune unité :  l’unité

d’action est quelque peu mise à mal avec les trois intrigues (Strozzi, Cibo, Lorenzo)

 l’unité

jours

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de temps est tout à fait abolie puisque le drame dure plusieurs

 l’unité

de lieu est sans doute la plus malmenée, tant par la variété des lieux évoqués dans Florence que par le changement de ville à l’acte V avec une alternance entre Venise et Florence.

Ce changement de lieu permet à Musset de modifier profondément le dénouement de la pièce. Sand avait conservé la vérité historique en achevant son drame après la mort du duc, elle donnait à Lorenzo le projet de quitter Florence pour rejoindre Strozzi à Venise. Historiquement ce n’est que bien plus tard que Lorenzo est assassiné. En arrêtant la pièce sur le rachat des fautes de Lorenzo par son acte de courage, Sand donne une valeur morale à sa « conspiration » et justifie l’action terroriste. Musset ajoute un cinquième acte après l’assassinat du duc dans lequel on apprend la mort de Lorenzo (scène 7) et la succession de Côme à Alexandre (scène 8). Ce double dénouement rend l’action de Lorenzo sans effet politique et teinte la pièce d’un pessimisme beaucoup plus fort. On trouve là des thèmes chers aux Romantiques : le désespoir et la mélancolie. Les ajouts à l’intrigue mêlent des genres différents : comédie et tragédie. Ce mélange des genres caractérise particulièrement le drame romantique. On peut trouver dans la mort du duc et celle de Lorenzo des traits propres à la tragédie, l’intrigue politique d’une manière générale se rattache davantage à l’histoire de la tragédie, alors que certaines scènes se signalent par la vivacité des dialogues, proches de la comédie, comme lorsque Lorenzo corrompt Bindo et Venturi.

Exercice autocorrectif Lisez l’extrait de Victor Hugo ci-dessous et répondez aux questions suivantes : ��� Quels sont les parallèles que Victor Hugo fait entre les deux pièces ? ��� Quelle est l’esthétique qu’il met en avant ? ��� Comment s’exprime l’engagement politique de l’auteur ?

Victor Hugo, Avertissement à Lucrèce Borgia Ainsi qu’il s’y était engagé dans la préface de son dernier drame, l’auteur est revenu à l’occupation de toute sa vie, à l’art. Il a repris ses travaux de prédilection, avant même d’en avoir tout à fait fini avec les petits adversaires politiques qui sont venus le distraire il y a deux mois. Et puis, mettre au jour un nouveau drame six semaines après le drame proscrit, c’était encore une manière de dire son fait au présent gouvernement. C’était lui montrer qu’il perdait sa peine. C’était lui prouver que l’art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien mener de front désormais la lutte politique, tant que besoin sera, et l’œuvre littéraire. On peut faire en même temps son devoir et sa tâche. L’un ne nuit pas à

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l’autre. L’homme a deux mains. Le roi s’amuse et Lucrèce Borgia ne se ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée si diverse que l’un sera peut-être un jour la principale date politique et l’autre la principale date littéraire de la vie de l’auteur. Il croit devoir le dire cependant, ces deux pièces si différentes par le fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement accouplées dans sa pensée. L’idée qui a produit Le roi s’amuse et l’idée qui a produit Lucrèce Borgia sont nées au même moment sur le même point du cœur. Quelle est en effet la pensée intime cachée sous trois ou quatre écorces concentriques dans Le roi s’amuse ? La voici. Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé de l’édifice social ; éclairez de tous côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature ; et puis, jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond, voilà ce que c’est que Le roi s’amuse. Eh bien ! Qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi, la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà Le roi s’amuse ; la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. (…) Le théâtre, on ne saurait trop le répéter, a de nos jours une importance immense, et qui tend à s’accroître sans cesse avec la civilisation même. Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et parle haut. Lorsque Corneille dit : « Pour être plus qu’un roi tu te crois quelque chose », Corneille, c’est Mirabeau. Quand Shakespeare dit : « To die, to sleep », Shakespeare, c’est Bossuet. L’auteur de ce drame sait combien c’est une grande et sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s’entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va soulever le moment d’après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d’attente et de curiosité ; il sent que si son talent n’est rien, il faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre ; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu’il lui aura enseigné. Le poète aussi a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. (…) 12 février 1833.

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Corrigé de l’exercice ��� Tout le premier paragraphe de l’extrait est construit sur un strict

parallèle entre les deux pièces, écrites presque en même temps pour deux théâtres et donc pour deux publics différents. Le roi s’amuse est une pièce politique tandis que Lucrèce Borgia est qualifiée de « littéraire ». Mais l’auteur met en avant les similitudes : dans les deux cas, le sentiment filial (paternel pour l’une, maternel pour l’autre) est ce qui va sublimer une « difformité » (physique pour l’un et morale pour l’autre), ce qu’il résume dans la dernière phrase du premier paragraphe. Ce qui intéresse Hugo, c’est le contraste entre beauté et laideur, au physique comme au moral, ce que l’on présente dans l’esthétique romantique comme « le sublime et le grotesque ». Le drame romantique va mettre sous les yeux du spectateur une transformation du personnage : « l’être petit deviendra grand (…) l’être difforme deviendra beau » ou encore pour Lucrèce Borgia : « cette créature qui faisait peur fera pitié ». Le théâtre permet cette mutation, dans le temps d’une pièce, et amène le spectateur à changer de regard sur un même personnage. ��� Comme nous venons de le voir, cet avertissement reprend l’esthétique

abordée dans la préface de Cromwell du sublime et du grotesque. Contrairement à l’esthétique classique qui prône l’homogénéité des formes (d’un côté la tragédie avec le sublime, de l’autre la comédie ou la farce qui peut aborder le grotesque) et la modération, Hugo défend le choc des contrastes. Par l’emploi du terme grotesque, il se rattache à une tradition antérieure au classicisme, avec la Renaissance et Rabelais ou bien encore avant la farce du Moyen Âge. ��� Le théâtre est un combat et Hugo parle dès le début de l’extrait de

ses « adversaires politiques ». Il veut « dire son fait au présent gouvernement ». Il sait aussi manier les mots comme des armes. Ainsi ses adversaires sont « petits », ils ont « le pied maladroit ». Face à ces médiocres politiques, le verbe de l’auteur sonne haut : « Le théâtre est une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et parle haut ». Le rythme ternaire s’élargit dans un troisième membre de phrase qui martèle par la répétition du verbe « parle » la force des mots. « tribune » et « chaire » renvoient l’un au politique, l’autre au religieux pour donner au théâtre la force des grandes institutions. Il passe ensuite du « théâtre » au « drame », renvoyant plus spécifiquement au nouveau genre qu’ont créé les romantiques. Et cette fois, le drame a une « mission » politique qui dépasse le cadre de la France, comme le signale l’anaphore ternaire : « une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine ». La mission sociale et humaine, c’est de toucher le peuple et d’aller au-delà du public lettré. La « foule », « la multitude » à qui l’auteur veut s’adresser doit repartir du théâtre avec un enseignement, une « moralité ». On peut ajouter que les deux pièces abordent des sujets politiques en mettant en scène des souverains bien peu admirables dont le pou-

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voir absolu est synonyme d’arbitraire et d’injustice. François Ier n’est plus le monarque qui favorise les arts pendant la Renaissance mais un débauché qui viole la fille de son bouffon. Lucrèce Borgia pour venger son fils empoisonne tout un groupe de gentilshommes… Et si Hugo ne choisit pas de représenter le peuple dans sa multitude sur scène, il amorce une réflexion politique remettant en cause l’héritage monarchique de la nation.

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3

Écrire – Publier : Un spectacle dans un fauteuil, une œuvre au genre mal défini Dans ce chapitre nous étudierons les conditions dans lesquelles un écrivain publie, en nous demandant quelles contraintes ces conditions entraînent. La censure, les réticences morales des lecteurs peuvent amener l’auteur à prendre des chemins détournés pour dévoiler sa pensée. Les conditions matérielles (publication en feuilleton au XIXe siècle ou par internet aujourd’hui) participent également à l’écriture

A

Le renoncement de Musset à la scène : « l’éclatement spatiotemporel » L’histoire de Musset avec le théâtre est houleuse. Il est passionné par la scène, se rend souvent au théâtre, écrit même des critiques théâtrales pour des revues mais reste marqué par l’échec de La Nuit vénitienne, représentée à l’Odéon. La pièce dérange les habitudes des spectateurs en mêlant le rire et les larmes et en apportant un langage nouveau. Elle n’est jouée que deux fois, et Musset renonce alors à la scène mais pas à l’écriture théâtrale, d’où ce paradoxe souligné par le titre de son recueil de pièces : Un spectacle dans un fauteuil. Pourtant certaines pièces de Musset seront jouées de son vivant. En 1847, Un Caprice, à la Comédie-Française ; en 1848, Le Chandelier, au Théâtre Historique et L’Habit vert, au Théâtre des Variétés. Les directeurs de théâtre, s’ils souhaitent monter des pièces de Musset, émettent cependant quelques réserves d’ordre pratique. Ils demandent ainsi à l’auteur de supprimer des décors dans Il ne faut jurer de rien et André del Sarto, puis, pour satisfaire la censure, de modifier le dénouement de certaines pièces au risque de défigurer le sens de l’œuvre. Sur l’ensemble de sa carrière Musset n’a donc pas vraiment renoncé à être joué. Il se prêta même à des compromissions importantes pour déjouer la censure et être accepté dans les théâtres. Cette vue d’ensemble est importante pour comprendre la place de Lorenzaccio dans l’œuvre de Musset. Il s’agit bien d’une œuvre théâtrale, qui s’inscrit dans une histoire littéraire qui est celle du drame romantique et qui a été écrite par un auteur qui se passionne pour le théâtre. Le fait que Musset n’ait pas écrit cette pièce pour la scène ne lui ôte pas son caractère théâtral. Cela lui a permis d’user de libertés vis-à-vis des contraintes du genre, donnant naissance à une pièce sans doute trop en avance sur son temps.

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Ce choix de ne pas être représenté amène donc Musset à se libérer des contraintes du genre théâtral au XIXe siècle.

1. L’espace Musset rompt avec une tradition théâtrale française qui signalait chaque changement de personnage par un changement de scène. Dans Lorenzaccio, chaque changement de scène s’accompagne d’un changement de lieu. Voici le tableau du premier acte, concernant les lieux : scène

lieu

1 2

Un jardin. – Clair de lune ; un pavillon dans le fond, un autre sur le devant Une rue. – le point du jour. Plusieurs masques sortent d’une maison illuminée ; un marchand de soieries et un orfèvre ouvrent leurs boutiques. Chez le marquis Cibo. Une cour du palais du duc. Le duc Alexandre, sur une terrasse ; des pages exercent des chevaux dans la cour. Devant l’église de Saint-Miniato, à Montolivet. Le bord de l’Arno.

3 4 5 6

On trouve aussi bien des intérieurs (chez le marquis) que des extérieurs (une rue) ou des espaces intermédiaires, comme le jardin ou la cour. Cette alternance reflète le double mouvement des personnages tournés vers l’extérieur, la cité mais aussi développant une réflexion qui fonde leur intériorité. Des lieux indéfinis (« un jardin », « une rue ») se mêlent aux références topographiques précises (l’église de Saint-Miniato, l’Arno). Musset veut montrer Florence sous tous ses aspects et en particulier avec toutes ses couches sociales : du palais à la rue, les puissants comme le peuple sont représentés. Le choix du sujet historique amène aussi l’auteur à faire appel à des lieux de Florence, comme l’église San Miniato, même si celle-ci ne se trouve pas à Montolivet, contrairement à ce que précise l’auteur. L’essentiel n’est pas de proposer une description topographique de la ville mais de donner un cadre réaliste et de susciter un décor imaginaire dans l’esprit du lecteur/ spectateur. Ce portrait de la ville se précise avec les paroles des personnages. Ainsi dans la scène entre Tebaldeo et Lorenzaccio à l’acte II scène 2, la discussion entre les deux hommes porte sur Florence et le jeune peintre évoque plusieurs lieux de la ville, le Campo Santo qu’il a peint, les églises de l’Annonciade et de Sainte Marie, où il va le dimanche. Ces références donnent plus de profondeur à la peinture de la ville. Musset, suivant en cela la révolution du drame romantique, refuse l’unité de lieu. On comprend l’intérêt d’éviter la pièce unique du théâtre classique, cette antichambre par laquelle tout le monde passe. Dans quel lieu pourraient se trouver aussi bien le peuple que le duc et où l’on pourrait faire des confidences et des repas à quarante ?

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Les critiques d’Hugo sur l’unité de lieu (cf 2. D) soulignent l’absurdité d’une telle contrainte, comprise de manière si étroite par les Classiques alors que les Grecs du Ve siècle avant J-C pouvaient étendre cette unité de lieu à une ville entière. Dans Lorenzaccio, l’unité de lieu, c’est Florence, et encore…, l’acte V offre un élargissement en alternant des scènes à Venise et des scènes à Florence. Quand Musset écrit Lorenzaccio, les théâtres français n’offrent pas beaucoup de variété dans les dispositifs scéniques. Comment, dès lors, représenter tous ces lieux les uns après les autres avec les décors dont le public du XIXe siècle avait l’habitude ? Voici un décor prévu pour un opéra au XIXe siècle

© Musée Carnavalet/Roger–Viollet.

Les décors de théâtre du XIXe s’inspirent de ces décors d’opéra, très riches mais difficiles à changer à toutes les scènes. On cherche à faire vrai avec une surenchère d’objets, des tableaux peints par des artistes pour les fonds de scène, et des costumes qui se rapprochent le plus possible de la vérité historique. J-M Piemme définit ainsi l’esthétique théâtrale au XIXe siècle : « esthétique de la fascination et de l’illusion réaliste, un art du prodigue et du clou ». Quatorze ans plus tard, pour représenter Il ne faut jurer de rien, en 1848, le Théâtre-Français va faire passer les décors de huit initialement prévus à trois (un pour chaque acte). Alors que pourrait faire un metteur en scène en 1834 avec les 39 scènes de Lorenzaccio, qui évoquent tour à tour 17 lieux scéniques ? Sans compter que le palais Strozzi offre deux décors : un cabinet de travail (II, 1) et un salon de réception (III, 7), de même que le palais du duc : scène du portrait (II, 6) et réunion des courtisans (V, 1). Musset, pour laisser libre cours à son imagination dans l’évocation des lieux, choisit donc d’écrire pour être lu. Ce sera l’imagination du lecteur qui fera le décor. Séquence 2 – FR01

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Exercice autocorrectif Reportez-vous au dossier de votre édition p. 30-31, « Une révolution scénique » et répondez aux questions suivantes : ��� Expliquez les expressions « espace vide » et « espace éclaté ». ��� Complétez par une légende le dessin ci-dessous en expliquant en

quoi la scène élisabéthaine pourrait convenir à une représentation de Lorenzaccio.

André DEGAINE, Histoire du Théâtre dessinée. Publié avec l’aimable autorisation de la Librairie A.G. NIZET.

Corrigé de l’exercice ��� En dépouillant de plus en plus la scène, les metteurs en scène du

XXe siècle ont préféré laissé l’imagination du spectateur faire le travail plutôt que d’essayer d’imiter au plus près la réalité. L’espace vide est donc celui de la scène, privé d’éléments explicites (décors et objets) visant à représenter la réalité. L’espace éclaté offre sur scène différents espaces qui pourront représenter différents lieux interchangeables ou non.

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aire de jeu (deux fenêtres sur les côtés) arrière-scène que peut clore un rideau scène en retrait couverte d’un toit de chaume proscenium (scène de plein air)

André DEGAINE, Histoire du Théâtre dessinée. Publié avec l’aimable autorisation de la Librairie A.G. NIZET.

2. Le lieu Les différents espaces de la scène élisabéthaine offrent une solution à la multiplicité des lieux. Les scènes intimes peuvent être représentées sur l’arrière scène (le boudoir de la marquise par exemple) et les scènes d’extérieur sur le proscenium (scène d’exposition, arrestation de Pierre Strozzi dans la rue…). Des scènes d’intérieur moins intimes comme celle qui a lieu dans le palais Cibo à la scène 3 de l’acte I peuvent se dérouler sur la scène en retrait. On peut imaginer que la chambre de Lorenzo soit située dans l’aire de jeu, ce qui lui donne une position particulière propre à mettre en valeur l’assassinat du duc. Tous ces espaces ne suffisent cependant pas à représenter tous les lieux de la pièce. On peut donc penser que des objets ou des peintures faciles à bouger symboliseraient un décor ou un autre.

3. Le temps Les deux sources d’inspiration de Musset lui offrent deux cadres temporels différents : dans la chronique de Varchi, les événements s’enchaînent sur plusieurs années, même si l’on a vu dans le chapitre précédent que l’historiographe savait dilater le temps pour mettre en valeur les faits saillants. La scène historique de G. Sand est, elle, tout entière resserrée autour du meurtre du duc et de sa préparation, en une journée. Musset, quant à lui, choisit de faire tenir son intrigue en quelques jours mais en rassemblant des événements qui se sont déroulés sur plusieurs années. Il souhaite en effet donner plus de densité à l’Histoire que ne l’a fait G. Sand en faisant entrer une plus grande partie de la chronique dans sa pièce, au mépris de la vérité historique. En voici quelques exemples29 : 29. Références dans B. Masson, Musset et son double – Lecture de Lorenzaccio, Paris, 1978

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Réalité historique Le bal chez Nasi Julien Salviati parle à Léon Strozzi de Louise en termes déshonorants Julien Salviati est blessé à la jambe Louise Strozzi meurt empoisonnée La Marquise Cibo reçoit le duc en l’absence de son mari Assassinat de Lorenzo

Nouvelle chronologie inventée par Musset

1532-33 1533 nuit du 14 mars 1533 nuit du 4 décembre 1534 1535

1536

26 février 1548

Ce qui intéresse Musset n’est pas la fidélité à l’Histoire mais l’effet dramatique et la réflexion politique qui peut naître de la confrontation de ces événements. Pour pouvoir inscrire ces faits dans un même temps, il n’a donc pas hésité à changer l’Histoire. En plus des anachronismes, Musset ne se contraint pas à une grande rigueur dans la chronologie et la vraisemblance. Pour se donner plus de libertés, il gomme presque toutes les références précises à des dates. On trouve trois références temporelles précises :  I,

3 : le marquis Cibo sera absent « une semaine »

 I,

5 : devant l’église, une voisine dit qu’elle ne vient à la foire de Montolivet « qu’un seul vendredi »

 V,

5 : à propos du meurtre du duc : « Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l’âge de vingt-six ans, l’an 1536. Maintenant, un seul mot. - Il avait régné six ans. »

C’est bien peu et cela permet difficilement de reconstituer la chronologie de la pièce. Bernard Masson a pu reconstituer la chronologie suivante : « Acte I : du jeudi minuit au vendredi à la tombée de la nuit Acte II : du vendredi à l’heure du dîner au vendredi tard dans la soirée Acte III : la journée du samedi Acte IV : la journée du dimanche Acte V : les lundi et mardi à Florence, et, audacieusement intercalées, deux scènes situées à Venise et qui se passent un peu plus tard, sans doute les mercredi et jeudi. » Il semble, au vu de la difficulté à organiser la chronologie des événements que l’auteur ait privilégié la simultanéité plutôt que la succession des actions. Et cela découle d’un choix qu’on vient de signaler, le parti pris de mêler plusieurs intrigues historiques, celle qui se noue autour des Strozzi, celle qui concerne les Cibo et bien sûr Lorenzo.

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Pour réfléchir Etudier l’acte III du point de vue du cadre spatiotemporel : Analysez le tableau ci-dessous en vous demandant quelles libertés prend Musset par rapport aux contraintes de la représentation et pour quelles finalités ? Acte III, scène 1 2 3

4 5 6 7

Lieu

Temps

La chambre à coucher de Lorenzo. Lorenzo, Scoronconcolo, faisant des armes Au palais Strozzi. Entrent Philippe et Pierre p. 135 « demain ou après-demain » Une rue. Un officier allemand et des soldats ; Thomas Strozzi, au milieu d'eux. Au palais Soderini Chez la Marquise Le boudoir de la Marquise. p. 155 : « il est midi passé » La Marquise, le Duc. p. 157 : « ce soir » ; « cette nuit » Chez les Strozzi. Les quarante Strozzi, à souper

Mise au point Comme nous l’avons vu pour le premier acte, les lieux changent à chaque scène. Que ce soit pour une longue scène (la scène 3) ou juste pour quelques répliques, comme aux scènes 4 et 5, Musset n’économise pas les décors. On retrouve une scène d’extérieur, la scène 3 qui se déroule dans « une rue ». C’est un lieu de passage avec le peuple qui peut intervenir, c’est aussi un lieu où peuvent se croiser les représentants du pouvoir (officier et soldats), les conspirateurs (Thomas et Pierre) et ensuite Lorenzo. Le point de vue du peuple à travers les deux bourgeois et un homme du peuple est important, ce sont à proprement parler des hommes de la rue. On entend l’avis populaire qui s’élève contre le duc mais il ne fait rien lui-même préférant inciter Philippe à agir. Après le départ des frères Strozzi, Philippe se retrouve seul puis Lorenzo entre et s’entretient avec Philippe. On peut s’étonner que Lorenzo fasse des révélations aussi importantes sur lui-même et ses projets dans une rue, sur un banc. Symboliquement, ce dialogue central de la pièce a lieu dans la ville (puisqu’il s’agit d’une discussion sur la place de l’homme dans la cité) et non dans un lieu appartenant à l’un des camps en présence (chez les Strozzi, on est chez les républicains, chez Lorenzo, on est chez les Médicis…). Les autres scènes se déroulent dans les palais des trois principaux protagonistes conspirant contre le duc : celui des Strozzi, avec vraisemblablement deux pièces différentes, l’une pour une scène intime entre le

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père et le fils (scène 2), l’autre pour une scène de banquet avec les quarante Strozzi (scène 7) ; celui des Soderini, avec là encore deux lieux différents, la chambre de Lorenzo où se prépare l’attentat (scène 1) et une pièce où se retrouvent la mère et sa jeune sœur (scène 4) ; enfin chez les Cibo avec la chambre de la marquise où elle rencontre le cardinal (scène 5) et le boudoir où elle voit le duc (scène 6). Les scènes de groupe alternent avec des scènes plus intimes qui permettent aux personnages de révéler leurs sentiments. Les lieux sont très importants car ils marquent l’action. Ainsi la rue place la scène centrale au cœur de la cité. Le boudoir avec l’intrusion du cardinal à la fin de la scène 6 révèle la place essentielle de l’intriguant religieux dans les affaires les plus intimes du duc. Le cardinal avait d’ailleurs signifié à la marquise à demi-mots qu’il savait ce qu’il en était de la relation de sa belle-sœur avec le duc en évoquant le boudoir : « Ce boudoir dont j’aperçois la porte entrouverte là-bas, c’est un petit paradis ». Ce n’est pas là un propos qu’on attendrait d’un confesseur… Enfin la chambre de Lorenzo sera le lieu du meurtre, lieu intime encore une fois, qui place la conspiration sur un plan personnel plus que politique. Pour ce qui est des indications de temps, elles sont peu nombreuses. On apprend dans la scène 3 que Lorenzo prépare l’attentat pour le lendemain. On peut donc reconstituer que l’action de l’acte III se déroule le samedi. Sur la journée elle-même, deux repères sont donnés : la marquise voit le duc avant midi puisque la scène se termine à « midi passé » et les Strozzi se retrouvent pour le souper. Entre ces deux scènes, une ellipse temporelle de tout l’après-midi. Reste à situer les deux premières scènes de l’acte. On peut penser que les scènes 1 et 2 sont simultanées, puisqu’aucune indication ne semble laisser entendre que l’une succède à l’autre. C’est donc comme si l’on voyait en même temps les deux jeunes gens, Lorenzo et Pierre, préparer leur attentat. L’intérêt d’un tel parallèle dans la chronologie se trouve redoublé par les échos qui se font dans les répliques des deux scènes. On peut relever par exemple les métaphores médicales dans la réplique de Scoronconcolo : « Ton médecin est dans ma gaine ; laisse-moi te guérir » et dans celle de Pierre : « Un bon coup de lancette guérit tous les maux ». L’arme du meurtre est considérée comme la solution à tous les maux. Même parallèle et même simultanéité pour les femmes : Catherine lit le billet du duc pendant que celui-ci se rend chez la marquise. On voit donc en même temps deux victimes du duc, l’une succédant à l’autre dans les désirs toujours changeant d’Alexandre. L’effet dramatique est intéressant puisqu’on apprend que le duc n’aime plus la marquise juste avant de le voir chez elle. On comprend mieux l’impossibilité pour la marquise d’influencer le duc. On voit donc que si Musset ne cherche pas à suivre une chronologie très rigoureuse, c’est qu’il privilégie la simultanéité à la succession et l’effet dramatique à la vraisemblance. Ce troisième acte, central dans la pièce, montre les préparatifs des trois grandes figures avec déjà l’échec annoncé des Strozzi et de Cibo et les deux actions qui vont pousser Lorenzo à agir : le billet à sa tante et la mort de Louise.

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B

Le détour par l’Italie et le problème de la censure Pourquoi avoir choisi l’Italie ? Nous avons vu que le drame romantique, à la suite des scènes historiques, situe souvent l’action dans un temps passé, pas toujours en France. Ce détour temporel et parfois géographique s’explique en partie par la censure. D’ailleurs Musset avait conscience des risques de parallèle qu’on pouvait faire entre sa pièce et l’actualité puisqu’il écrit à G. Sand, en 1834 : « Je vais publier ces deux volumes de prose de Lorenzaccio. Cela ne peut que me faire tort. »30 Pour comprendre Lorenzaccio, il est important de connaître le contexte politique dans lequel Musset écrit.

1. La France en 1834 En 1824, Charles X a succédé à son frère Louis XVIII qui vient de mourir. C’est une monarchie ultra. Le nouveau roi renoue avec le sacre royal à Reims, signifiant par là son attachement à l’ancien régime. Avec la loi dite du sacrilège, qui punit de mort toute personne coupable du vol d’un objet consacré, Charles X monte contre lui une partie importante de la population qui ne veut pas que la monarchie s’allie à nouveau avec les instances religieuses. Il rétablit la censure entre 1825 et 1827. En mars 1830, 221 députés expriment, dans une lettre à Charles X, leur défiance à l’égard du ministère de Polignac. Mais le roi n’en tient pas compte et signe le 25 juillet les ordonnances de Saint-Cloud qui restreignent la liberté de la presse, modifient la loi électorale (modification du cens, la patente étant exclue des impôts considérés comme valables), dissolvent la chambre des députés. Les signes de révolte se multiplient et la révolution éclate le 27 juillet 1830. Trois journées (du 27 au 29 juillet), « Les Trois Glorieuses », permettent aux insurgés de prendre Paris. Charles X change son ministère mais il est trop tard et il doit laisser la place à Louis-Philippe, duc d’Orléans, qui avait voté la mort de son cousin Louis XVI. L’espoir de changement est grand. Le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. Et la colonne de la Bastille vient commémorer les morts des deux révolutions : 1789 et 1830. Louis Philippe n’est pas « le roi de France », mais « le roi des Français ». La censure est officiellement abolie dès août 1830.

30. Cité par Masson, p.33

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© akg–images/Erich Lessing

Le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, est un témoignage de la révolution de 1830. On voit le drapeau tricolore et les différents groupes sociaux qui ont participé à ces journées de révolte avec un ouvrier au fond à gauche, devant lui, un bourgeois en haut de forme et à droite un enfant souvent associé à Gavroche, qui porte le béret des étudiants. Vous trouverez une analyse plus développée sur le site du musée du Louvre où se trouve le tableau : http://www.louvre.fr Mais l’espoir est vite déçu. Le suffrage censitaire est peu élargi (200 000 votants sur plus de 32 millions d’habitants), et la branche conservatrice des Orléanistes supplante les modérés. Ce nouveau régime profite surtout aux bourgeois qui vont s’enrichir, le peuple étant toujours à l’écart. Quant à la liberté promise par l’abolition de la censure, elle n’est pas évidente. Si Hugo n’est plus victime de la censure comme avec Marion de Lorme, en 1829, il voit sa pièce Le roi s’amuse interdite en 1832 pour outrages aux mœurs (cf. chapitre II. D). Et la censure est pour ainsi dire rétablie avec les « lois de septembre » en 1835. Le pouvoir est instable et plusieurs révoltes ont lieu entre 1830 et 1835. Vous en trouverez une présentation dans votre édition aux pages 23 à 26.

2. Lorenzaccio, en 1834 Musset, dans Lorenzaccio, échappe à la censure ou du moins à une interdiction, par deux moyens. Le premier est qu’en choisissant de ne pas 48

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être représenté, il a une audience bien moindre et suscite moins d’attention de la part des critiques et censeurs éventuels. En 1850, pour une représentation du Chandelier, un censeur écrivait : « Ces libertinages d’imagination veulent être lus dans le silence discret du foyer et non se montrer à la lumière grossissante de la rampe »31. Le deuxième est d’avoir choisi de situer sa pièce dans l’Italie du XVIe siècle. Les parallèles avec la situation de la France d’après 1830 sont néanmoins manifestes. Florence Naugrette esquisse dans la présentation de la pièce (p.26 et 27) un parallèle prenant surtout appui sur les groupes sociaux : aux grandes familles républicaines de Florence correspondent les républicains qui ont participé à la révolution de 1830. La collusion entre le trône et l’autel rappelle celle que Charles X avait restaurée. Quant au portrait d’une jeunesse désabusée, il évoque les jeunes romantiques face à une classe dominante vieillissante. D’une manière générale, Musset peint une société en décomposition, déconstruisant ainsi le mythe d’une Renaissance italienne florissante. Et par là même, il traduit sa déception et son désarroi face à la société française. Guillaume Navaud développe le parallèle entre les deux époques dans un paragraphe de son article : « Lorenzo, un enfant du siècle à la Renaissance » :32 Il explique que par l’intrigue politique qui s’y déroule, « la Florence de Lorenzaccio est une métaphore transparente de Paris au tournant des années 1830 ». En effet, le déplacement du cadre spatiotemporel ne parvient pas à masquer la satire politique, en particulier à travers les propos tenus par l’orfèvre concernant la situation dans laquelle se trouve Florence. Ainsi, la fin de l’âge d’or des condottieri conquérants renvoie à Bonaparte ; la République de Florence symbolise la Première République prolongée par l’Empire ; les Médicis (dynastie abâtardie imposée par une puissance étrangère) représentent les Bourbons (imposés par la Sainte Alliance et le congrès de Vienne). Cette atmosphère délétère conduit les riches désoeuvrés à tromper leur ennui dans la dilapidation de leurs richesses. Face à cette situation décadente deux voies s’offrent aux citoyens : « se faire monarchiste par pragmatisme économique » à la façon du marchand de soieries, ou bien « entretenir la contestation républicaine », à la manière de l’orfèvre. De la même façon, on peut établir un parallèle entre les conséquences du meurtre perpétré par Lorenzo, « la révolution républicaine avorte […] en révolution de palais » et celles de la révolution de Juillet. En effet, au lendemain des Trois Glorieuses, à Paris comme à Florence prévaut le « parti de l’ordre ». Les Bourbons sont chassés mais une alliance

31. Cité par Odile Krakovitch dans « Du refus à la soumission : les difficiles rapports de Musset avec le monde du théâtre », dans Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2008. 32. Guillaume Navaud, « Lorenzo, un enfant du siècle à la Renaissance », paru dans Loxias, Loxias 23, mis en ligne le 15 décembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2652.Plan

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entre républicains modérés et orléanistes permet la mise en place d’une monarchie constitutionnelle dirigée par Louis-Philippe. Comme le souligne Guillaume Navaud : « Lorenzaccio se fait l’écho de la déception provoquée chez les républicains radicaux par ce dénouement ». Le parallèle peut donc être mené du début à la fin de l’intrigue. Et il a été fait dès la publication de l’œuvre. Des phrases comme celle prononcée par le marchand à la scène 5 de l’acte I : « Que voulez-vous que fasse la jeunesse d’un gouvernement comme le nôtre ? » s’entendait sans doute très bien dans le contexte politique de 1830. On pourrait aussi citer un critique de La Revue des deux mondes, Hippolyte Fortoul, qui écrit, à propos des marchands de Lorenzaccio : « Ces marchands se laissent escamoter la République, à peu près aussi imprudemment qu’on l’a fait ces temps derniers ». Les lecteurs de Musset étaient donc sensibles à cette réflexion sur la politique contemporaine. Le thème politique occupe une grande part de la pièce (Anne Ubersfeld compte 34 scènes sur 39 dans lesquelles le thème est explicitement abordé33) et dépasse la simple critique d’une situation (celle de 1833 comme celle de 1536) pour engager une véritable réflexion politique.

3. La critique politique et religieuse a) Comment Musset représente-t-il le pouvoir politique dans Lorenzaccio ? Il y a bien sûr la figure centrale du duc. C’est le personnage autour duquel tournent toutes les intrigues, sa mort apporte le dénouement. Mais s’il est l’objet de toutes les attentions, c’est par sa fonction bien plus que par son action ou sa personnalité. Il incarne le pouvoir personnel, sans aucune qualité qui justifie cette place. Musset pose donc la question de la légitimité du pouvoir. C’est une question qui se pose avec le retour de la monarchie après la révolution et Napoléon. Le pouvoir du roi est-il légitime ? Sur quoi peut se fonder cette légitimité après la révolution ? La question du pouvoir n’est pas née cependant après 1789. Elle était présente dès la Renaissance. Au XVIe siècle, La Boétie se demande ainsi, dans son Discours de la servitude volontaire, pourquoi le peuple tolère le pouvoir d’un homme mauvais. Cette question se pose dès la scène d’exposition de Lorenzaccio. Le duc s’apprête à enlever une jeune femme que Lorenzo a repérée pour lui. Cela en fait un débauché qui ne pense qu’à son plaisir. Mais dans cette scène, on voit aussi que les citoyens de Florence n’ont pas d’autres instances du pouvoir à qui s’en remettre puisque Maffio en appelle au duc pour rétablir la justice : « S’il y a des lois à Florence, si quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu’il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux. » (I, 1). Cet appel est bien évidemment très ironique puisque Maffio découvre quelques instants plus tard que le duc en personne enlève sa sœur. Ainsi dès le premier acte nous voyons les effets de la tyrannie corruptrice du duc 33. Préface p.13

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à travers le destin de deux personnages secondaires : Maffio est banni et sa sœur est devenue une prostituée. Mais on ne peut se limiter à un individu. Ce que montre Musset, c’est un système bien plus large qui rappelle là encore la critique que La Boétie faisait de la tyrannie. Celui-ci s’étonnait qu’un seul homme puisse tyranniser tout un peuple qui, s’il refusait simplement de lui obéir, détruirait le pouvoir du tyran. (Vous pouvez vous reporter au cours de 1ère L sur la Renaissance pour trouver une présentation et un extrait de cette œuvre.) Pour endormir le peuple, le tyran lui offre des divertissements et lui fait peur avec la religion. Mais cela ne fonctionne qu’avec le peuple non éduqué. Pour les plus puissants, La Boétie analyse aussi comment une structure pyramidale permet au tyran de s’appuyer sur un petit nombre d’hommes qui eux-mêmes ont une relation de domination sur un nombre un peu plus important, et ainsi de suite… Dans Lorenzaccio, le pouvoir du duc n’est pas le pouvoir d’un seul homme mais d’un système. Derrière le duc, ce sont le pape et Charles Quint qui gouvernent. Et même dans la cité, les instances politiques sont au service du duc. Il y a « le tribunal des Huit ». Celui-ci était évoqué par Varchi dans sa chronique et repris par Musset. Quand Pierre et Thomas Strozzi sont arrêtés, à l’acte III, Pierre a encore confiance dans les institutions de Florence et pense que le tribunal des Huit pourra contrecarrer les ordres du duc : « On n’a pas le droit de m’arrêter sans un ordre des Huit. Je me soucie bien des ordres d’Alexandre ! ». (III, 3 – l. 39). Mais son père Philippe est plus réaliste quant à la justice de ce tribunal. Il lui donne une dimension presque fantasmagorique : « Les Huit ! un tribunal d’hommes de marbre ! une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se résoudre en un mot sans appel. » (p. III, 3 – l.143…) La question de la pièce est alors de savoir comment ce pouvoir pourrait être renversé, par qui et pour quel changement. C’est à partir de ces questions que se nouent les trois intrigues :  Les républicains, avec la famille Strozzi, dont nous avons déjà vu qu’ils

faisaient écho aux républicains français du XIXe siècle  La marquise Cibo qui tente dans une relation individuelle avec le duc de le faire changer  Lorenzo, dont les motivations sont complexes. Nous nous intéresserons plus particulièrement au héros éponyme dans le chapitre suivant. Arrêtons-nous d’abord sur les républicains. Ce sont les grandes familles de Florence. Philippe Strozzi les nomme lors du banquet des Strozzi à l’acte III, scène 7 : « Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellaï tout autant, les Aldobrandini, et vingt autres. » Ces familles sont aristocratiques et non populaires et tirent leur force de leur enracinement dans dans la cité : « Est-ce à dire qu’on abattra d’un coup de hache les nobles familles de Florence, et qu’on arrachera de la terre natale des

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racines aussi vieilles qu’elle ? ». Et quand Philippe, dans la même réplique, défend la liberté, ce n’est pas celle du peuple, mais plutôt celle des aristocrates : « il y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d’eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera. » Ces républicains tirent leur richesse, non de la terre, mais du commerce et Anne Ubersfeld en déduit le parallèle suivant : « ces personnages correspondent singulièrement à la haute bourgeoisie française qui vient en juillet 1830 de mettre Louis-Philippe sur le trône (les Laffite, les CasimirPerier, les banquiers sont les premiers ministres du nouveau règne) »34. Parmi ces aristocrates, Musset a mis en valeur un personnage, le chef de ce groupe, Philippe Strozzi. Il représente une tradition tournée vers le passé et qui ne peut plus changer le monde. Pour en faire le personnage qu’il souhaitait, Musset est encore une fois intervenu sur la réalité historique et a fait d’un bon vivant un homme sévère et juste, un bon père et non l’homme débauché que Varchi décrit (cf. chapitre 2.A.). C’est un homme de livres plus que d’action qui se réfère à l’Antiquité. Chez lui, les mots « patrie », « république », « liberté » semblent plus faire référence à Cicéron qu’à la Renaissance italienne. Il se décrit lui-même comme un homme antique : « Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres ? » (II, 1). À l’acte IV, scène 6, Pierre reproche à son père de ne faire que parler sans agir : « inexorable faiseur de sentences ». En effet, Musset a fait de son personnage l’homme de l’inaction. Il emploie pourtant bien souvent le terme : « agissons », « vous voulez agir » « agis ! »… mais ne fait rien. À la mort de sa fille, il décide de quitter Florence, renonçant paradoxalement à se révolter contre le pouvoir au moment où il est le plus touché par les crimes du duc. Et quand Lorenzo attend des républicains qu’ils agissent après la mort du duc, Musset nous annonce déjà qu’il ne se passera rien : « PAZZI. Qui doit tuer le duc ? LORENZO. Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire le nom de l’homme. PAZZI. Tu es fou, drôle, va-t’en au diable. ». Le choix, ici, de Pazzi n’est pas innocent car les Pazzi avaient déjà tenté une conspiration contre les Médicis auparavant. G. Sand la citait dans son œuvre : « je donnerai un conseil de prudence et de raison : c’est (…) de vous rappeler la conjuration des Pazzi, qui, pour prix de la mort des Tyrans, furent portés pièce à pièce au bout des piques ». D’une conspiration manquée à une conspiration avortée, les républicains n’offrent pas de résistance véritable au pouvoir. Lorenzo en donne une analyse politique qui peut faire écho à la situation en 1830 : pour réussir, il faudrait que les républicains s’allient au peuple, (« il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu’ils aient pour eux le peuple, et tout est dit », (III, 3). Mais la cité reste divisée… Lorenzo révèle aussi un autre travers de certains républicains en corrompant facilement Bindo et Venturi

34. Préface de l édition le livre de poche, p.14

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à l’acte II, scène 4. Bindo engage Lorenzo à s’engager pour la liberté de Florence contre le duc. Venturi se dit aussi du côté des républicains. Mais il suffit que Lorenzo leur obtienne des faveurs du duc pour que ces grands révoltés se taisent et remercient humblement le duc ! La marquise Cibo ne cherche pas à retrouver un pouvoir perdu, comme les républicains. Elle voudrait libérer Florence du joug étranger. Pour cela, elle espère convaincre le duc de changer de politique, en lui demandant : « déclare Florence indépendante » (III, 6). Elle est républicaine comme le souligne avec ironie le cardinal à la scène 3 de l’acte I : « toute baignée de larmes républicaines ». Le cardinal peut en effet marquer le contraste entre l’attitude de la marquise « la voir courir à un rendez-vous d’amour avec le cher tyran » et les idéaux de celle-ci. La marquise espère faire changer le duc en entrant dans son intimité mais cette stratégie est un échec. Comme pour les républicains, on peut faire un parallèle entre ce personnage de la Renaissance et l’Histoire contemporaine avec la princesse Cristina de Belgiojoso qui voulait libérer l’Italie du joug autrichien soutenue par les Carbonari qui mènent une insurrection en 1830-31. Musset l’a rencontrée et s’est épris d’elle. Il connaissait aussi son mari le prince Emilio Belgiojoso qui avait longuement parlé à Musset de sa volonté de libérer l’Italie de la domination autrichienne.

b) La critique religieuse est un aspect très important du texte. Pour mesurer aujourd’hui l’aspect transgressif de l’anticléricalisme de Musset, on peut se référer à la première mise en scène de la pièce en 1896 qui va supprimer toutes les scènes avec le cardinal Cibo, le personnage étant trop choquant pour l’époque. On peut faire le parallèle entre l’Italie de la Renaissance et la France de 1830, avec d’un côté le tableau d’une Église corrompue, image bien connue de l’Italie du XVIe siècle et de l’autre une critique des instances religieuses qui cherchent à soutenir le parti ultra derrière Charles X. Pour la Renaissance, d’autres dramaturges avaient déjà peint ces papes corrompus de l’Italie renaissante. On peut penser au portrait qui est fait du pape dans Lucrèce Borgia de Victor Hugo. Voici comment Don Alphonse le décrit : « J’ai horreur de votre père, qui est pape, et qui a un sérail de femmes comme le sultan des turcs Bajazet ; de votre père, qui est l’antéchrist ; de votre père, qui peuple le bagne de personnes illustres et le sacré collège de bandits, si bien qu’en les voyant tous vêtus de rouge, galériens et cardinaux, on se demande si ce sont les galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui sont les galériens ! ». Le duc est aussi le fils supposé d’un pape. C’est pourquoi, ne pouvant être reconnu par son père, on le dit bâtard. À la première scène, Musset fait sans doute allusion à cette ascendance de manière comique en faisant dire le juron « Entrailles du pape » au duc lui-même. Et le duc évoque un autre bâtard, le fils du pape Alexandre Farnèse, à l’acte I, scène 4 (p. 58) : « Ah ! parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l’effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l’évêque de Fano ? ».

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Le portrait que Musset dresse du cardinal Cibo reprend ce topos du religieux corrompu tout en lui ajoutant des traits machiavéliques qui font de lui le politique le plus efficace de la pièce. Sa réussite se mesure à la dernière scène de la pièce. Alors que les républicains sont en fuite, que Lorenzo a été assassiné, Cibo est parvenu à ses fins et détient le pouvoir comme le montre la passation des pouvoirs : « Avant de recevoir de mes mains la couronne que le pape et César m’ont chargé de vous confier, il m’est ordonné de vous faire jurer quatre choses. » L’insistance sur la première personne souligne le rôle important que le cardinal a joué. Et c’est bien en tant que représentant religieux qu’il parle puisqu’il tend l’évangile à Côme pour le faire jurer. (p. 217-218)

C

Lorenzo, un héros romantique Le héros éponyme est un personnage historique de la Renaissance et Musset s’est inspiré de la chronique de Varchi pour construire son personnage. Mais comme pour la situation politique, Lorenzo est tout autant un homme de la Renaissance qu’un héros de 1830. On en a même fait l’exemple-type du héros romantique. Nous allons voir comment cet italien du XVIe siècle devient sous la plume de Musset un héros romantique en tentant de cerner les particularités de cet être complexe.

1. Le mal du siècle Musset décrit sa génération dans La Confession d’un enfant du siècle comme désenchantée : par l’Histoire car, après Napoléon, la Restauration ne fait pas rêver ; par la Religion dont on a cru, à la suite des Lumières qu’elle était morte et qui revient avec la monarchie sans pouvoir instaurer une foi porteuse de sens ; par la politique, après les Trois Glorieuses qui n’amènent pas les changements attendus. Pour mieux comprendre ce désenchantement, vous pouvez vous reporter aux deux extraits proposés dans le dossier de votre édition : Chateaubriand (p. 233-234) et Musset lui-même (p.236).

Exercice autocorrectif Lisez attentivement ces deux extraits et, en vous appuyant sur les textes et sur le commentaire de Florence Naugrette, expliquez ce qu’est le mal du siècle.

Corrigé de l’exercice Chateaubriand parle de « vague des passions ». C’est un sentiment propre aux jeunes gens (« nos facultés, jeunes, actives, entières ») qui

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connaissent déjà la vie par « le grand nombre d’exemples » et « la multitude de livres qui traitent de l’homme et de ses sentiments » sans l’avoir vécue. L’auteur oppose ce qui se passe dans l’esprit : « imagination (…) riche, abondante et merveilleuse », « des désirs », « un cœur plein » et la réalité des expériences : « l’existence pauvre, sèche et désenchantée », dans « un monde vide ». Le rôle néfaste de l’imagination est souligné à la fin de l’extrait : on devient « la proie de mille chimères ». Chateaubriand inscrit ce sentiment dans l’Histoire, en lui donnant comme cause le progrès : « Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ». S’il parle de « vague », c’est parce que ces passions sont sans objet, comme il le dit au début « sans but et sans objet » et à la fin de l’extrait : « ces passions, sans objet » et elles provoquent la « coupable mélancolie ». Cause et effet de ce sentiment : la solitude (l’expression « cœur solitaire » conclut l’extrait). Déçu par la réalité qui ne lui apporte pas ce qu’il attend, l’homme peut devenir misanthrope et préférer se retirer du monde sans trouver dans la religion le secours que Chateaubriand a découvert. Dans La Confession d’un enfant du siècle, Musset reprend l’analyse de Chateaubriand en approfondissant les causes historiques. Il montre comment s’organisent le passé, le présent et l’avenir, pour sa génération, celle de la première moitié du XIXe siècle (qu’il décrit dans la suite du texte comme fille du passé mais sans identité dans le présent : « fils de l’Empire et petits-fils de la Révolution »). Le monde a changé et le modèle de l’ancien régime ne peut plus revenir : « un passé à jamais détruit », des « ruines ». La Restauration n’est que « fossiles des siècles de l’absolutisme ». La métaphore du voyage maritime traduit dans l’espace le mouvement dans le temps, faisant de l’avenir une terre promise mais encore lointaine, le présent devenant instable puisqu’assimilé à l’eau. Pour compléter ce tableau, on peut lire la suite de l’extrait : Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d’audace, fils de l’Empire et petits-fils de la Révolution. Or, du passé ils n’en voulaient plus, car la foi en rien ne se donne ; l’avenir, ils l’aimaient, mais quoi ! comme Pygmalion Galatée : c’était pour eux comme une amante de marbre, et ils attendaient qu’elle s’animât, que le sang colorât ses veines. II leur restait donc le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule qui n’est ni la nuit ni le jour ; ils le trouvèrent assis sur un sac de chaux plein d’ossements, serré dans le manteau des égoïstes, et grelottant d’un froid terrible. L’angoisse de la mort leur entra dans l’âme à la vue de ce spectre moitié momie et moitié fœtus (…) Musset, La Confession d’un enfant du siècle

Musset poursuit avec l’image d’un présent informe qu’on ne peut définir que par le négatif « ni… ni… ». Il ajoute l’image saisissante de la fin : « moitié momie » parce qu’il est marqué par un passé révolu mais « moi-

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tié fœtus » car les promesses d’avenir ne se réalisent pas. On peut songer à la révolution de 1830 qui amène une cruelle désillusion sur les changements attendus par la jeunesse. De Chateaubriand à Musset, on voit donc un même constat : la jeunesse est désabusée et ne sait comment employer son énergie dans un monde qui ne lui offre pas de nouveaux modèles politiques. Mais la transcendance de la foi et de l’art existe encore chez Chateaubriand, alors que Musset fait un constat désespéré de son époque. Difficile de ne pas penser à Lorenzo quand on lit le texte de Chateaubriand. C’est en effet un jeune homme qui a lu les livres et qui a rêvé à un monde différent de celui qu’il découvre. L’effet produit est la mélancolie, comme le dit Catherine de Lorenzo : « Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange. » (I, 6). Philippe Strozzi attribue à la même cause que Chateaubriand le mal dont souffre Lorenzo : « Votre esprit se torture dans l’inaction ; c’est là votre malheur. ». Le paradoxe est que cette réplique est prononcée après le meurtre du duc. Pourtant ce portrait du jeune homme mélancolique correspond mieux à ce qui est dit de Lorenzo avant son séjour à Florence. Le Lorenzo que nous voyons dans la pièce a évolué. Ce n’est plus seulement le monde qui est « vide » comme le dit Chateaubriand, c’est l’homme lui-même : « il n’y a de changé en moi qu’une misère : c’est que je suis plus creux et plus vide qu’une statue de fer blanc. » Les « mille chimères » ont ellesmêmes disparu. Musset dresse le portrait dans La Confession d’un enfant du siècle comme dans Lorenzaccio d’une jeunesse à ce point désabusée qu’elle n’a plus ni idéal ni morale. Lorenzo est donc atteint du mal du siècle (le XIXe) dans sa version la plus pessimiste. Lorenzaccio est ainsi différent du René de Chateaubriand ou du Chatterton de Vigny en ce qu’il ne trouve pas d’issue, religieuse ou poétique, à son désarroi.

2. Un homme seul La solitude du héros romantique prend dans la pièce une place particulière. Comme nous l’avons vu avec le mal du siècle, Lorenzo était un jeune homme tout à fait représentatif du héros romantique dans sa jeunesse. Sa mère évoque dans la scène 6 de l’acte I l’attrait de son fils encore très jeune pour la solitude : « un si doux amour de la solitude ! ». Cela fait partie de son caractère. Pour Lorenzo lui-même, c’est cette solitude qui permet d’accepter l’Humanité et de se tenir loin du mal. C’est le cas de Philippe à qui Lorenzo dit dans la scène centrale de la pièce : « Ah ! vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l’océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière ; du fond de votre solitude, vous trouviez l’océan magnifique sous le dais splendide des cieux ». Et pour lui-même, il évoque un bonheur passé « Quand je pense que j’ai

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aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque », seul encore : « si j’étais resté tranquille au fond de mes solitudes de Cafaggiuolo » (IV, 3). La solitude est perçue par Lorenzo comme le moyen de se tenir à l’écart de l’humanité et de ses vices. Dans les deux évocations de la nature, métaphorique ou non, l’homme est absent ou seulement suggéré par l’œuvre d’art (« les sonnets de Pétrarque »). On voit se dessiner une figure qui pourrait être celle du jeune peintre Tebaldeo, un jeune homme touché par la nature qui l’entoure et profitant de sa solitude pour contempler le monde. Quand le rideau se lève, on découvre pourtant un jeune homme qui a choisi la compagnie des hommes et en particulier celle du duc. Mais là encore Lorenzo reste seul, incompris de tous : il ne peut révéler à sa famille qu’il joue un double jeu et se voit rejeter par sa mère et par les républicains alors qu’il n’est pas encore acquis à la débauche. Surtout il prépare son attentat seul. C’était déjà son aspiration quand il avait le projet de tuer Clément VII (III, 3) : « Je voulais agir seul, sans le secours d’aucun homme, je travaillais pour l’humanité ; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. ». Cette volonté d’agir seul entraîne la stratégie qu’il a mise en place : devenir le familier du duc et son compagnon de débauche. Mais son entreprise est vouée à l’échec s’il reste seul à vouloir changer les choses. Il attend finalement l’appui des républicains après les avoir écartés (il a tout fait pour dissuader Philippe de mener une révolte dans la cité). La solitude du héros est donc tout autant un trait de caractère de Lorenzo qui le rapproche du héros romantique qu’un élément important de l’intrigue. Il est à noter que Musset n’a pas inventé ce goût pour la solitude, (Varchi notait déjà « parce qu’il allait souvent seul et paraissait mépriser la fortune et les honneurs, le duc l’appelait le Philosophe »), il l’a présenté sous un jour plus contemporain.

3. La perte des idéaux Il partage avec la plupart des héros romantiques la mélancolie, la solitude et l’incompréhension de ses semblables, l’insatisfaction face à la réalité présente. Mais son pessimisme profond le mène à une forme de nihilisme. Lorenzo ne croit plus en un idéal politique et raille Philippe sur ses idéaux. Cela amène le personnage à une prise de position paradoxale. Il s’apprête à agir pour mettre fin à la tyrannie, tout en refusant de croire à l’idéal républicain. Dans la scène 3 de l’acte III, il raille Philippe qui agit au nom du bonheur de l’humanité. Mais on ne peut conserver ses idéaux qu’en restant loin des hommes. Comme on vient de le voir, si Philippe a pu rester pur, c’est parce qu’il est resté seul. Voici la suite de la réplique de Lorenzo : « vous étiez plein de confiance dans l’ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai plongé ; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j’en ai parcouru toutes les profondeurs, cou-

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vert de ma cloche de verre ; tandis que vous admiriez la surface, j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans ». L’image du monstre est reprise dans la suite de la scène pour dire la déception et l’effroi de Lorenzo devant la réalité : « l’humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité ». Cette déception est celle d’une génération mais elle prend dans la bouche du personnage de Musset une coloration particulière. Les images sont très fortes pour dire le rejet des hommes. Rien n’échappe à ce nihilisme, pas même l’art. La scène entre Valori, Lorenzo et Tebaldeo, à l’acte II, scène 2, permet de voir différentes figures du romantisme et de préciser la position de Lorenzo.

Exercice autocorrectif Lisez le chapitre 3 de votre dossier : « L’artiste et l’homme d’action » p.239 à 247 puis répondez aux questions suivantes sur la scène 2 de l’acte II. Vous trouverez des éléments de réponse à la fin de ce chapitre. ��� Quels sont les éléments qui se réfèrent directement à l’Italie de

la Renaissance et quels sont les anachronismes qui signalent la réflexion sur la place de l’artiste en plein Romantisme ? ��� Quelles sont les positions de Valori et Tebaldeo face à l’art ? ��� Commentez l’attitude de Lorenzo.

4. Un héros complexe Musset a su faire de son personnage un héros complexe et ambigu. Les oppositions sont nombreuses dans le portrait de l’homme. Jeune adolescent plein de promesses, il devient un jeune homme débauché. Il se moque de Philippe qui veut agir contre Alexandre mais s’apprête à le faire lui-même. Il aime la solitude et reconnaît qu’il « aime encore le vin et les femmes ». Comme souvent chez Musset, un personnage recouvre plusieurs personnalités. La figure du double est essentielle dans son œuvre. Elle est présente dans le rêve de Marie sous la forme d’un spectre vêtu de noir (comme cela est signalé dans la note 1 p. 98 de votre édition, le poème La Nuit de décembre évoque cette expérience et comme dans la pièce, ce fantôme est à tous les âges de la vie « vêtu de noir »). Mais on peut aussi voir dans les autres personnages de la pièce des sortes de doubles de Lorenzo. Tebaldeo serait le double artiste encore pur de Lorenzo.

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Pour réfléchir ��� Recherchez tous les noms donnés à Lorenzo dans la pièce et expli-

quez quel trait du personnage chacun met en valeur. ��� Cherchez les personnages qui pourraient être mis en parallèle avec

Lorenzo en dégageant pour chaque couple (Lorenzo/Tebaldeo par exemple) les points communs et les différences.

Mise au point ��� Lorenzo : c’est le nom que lui donne Giomo dans la scène d’exposi-

tion. C’est aussi le nom que lui donne sa mère à la scène 6 du même acte. Musset a choisi de garder la sonorité italienne du nom alors que le marquis de Cibo est nommé Laurent. Marie lui donne des surnoms affectifs : « Renzo », « mon Lorenzino » (on trouve encore « Renzino ») qui renvoient le personnage à son enfance. Sa tante l’appelle aussi Renzo. Plus étonnant, le duc le nomme ainsi, en particulier dans la scène 4 de l’acte I quand il constate la lâcheté de son cousin : « Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. ». Ce nom d’enfant rappelle que Lorenzo n’est pas un homme. Alexandre le méprise et le traite comme une femme : « Renzo un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette » et lui donne à la fin de la scène un nom féminin : « chère Lorenzetta » qui n’est pas sans rappeler la place de Lorenzo auprès du duc. On peut aussi penser au déguisement de religieuse choisi par Lorenzo au début de la pièce. Cette part féminine était évoquée sans mépris par sa tante, associée aussi à l’enfance : « Et pourquoi cet enfant n’aurait-il pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes ? Une femme qui n’a peur de rien n’est pas aimable, diton. » Cet aspect sera d’ailleurs exploité dès la première représentation de la pièce puisque Lorenzo sera joué par une femme, Sarah Bernhardt. Et bien sûr on retrouve le nom qui sert de titre à la pièce : Lorenzaccio. Nous avons déjà vu que le suffixe apporte une nuance péjorative. Sire Maurice l’explicite dans le premier acte (scène 4) : « Le peuple appelle Lorenzo, Lorenzaccio : on sait qu’il dirige vos plaisirs, et cela suffit. ». C’est le nom du débauché. On l’entend quand Pierre accueille Lorenzo à la scène 5 de l’acte II : « Te voilà ici, toi, Lorenzaccio ! ». Ce simple nom suffit à dire le mépris du jeune Strozzi, ce qui est souligné par le point d’exclamation après le nom. Dans la bouche de Giomo, le nom devient même un nom commun pour signifier la lâcheté : « Bah ! un Lorenzaccio ! » (II, 7) au moment où Giomo s’inquiète du vol de la cotte de maille. La marquise fait le même emploi du nom : « C’est bon pour un Lorenzaccio ». Ces deux emplois du nom révèlent aussi qu’en se faisant passer pour un débauché lâche, Lorenzo a réussi à endormir tous les soupçons. Mais le rôle est difficile à tenir. Lorenzo lui-même, quand il se confie à Philippe (III, 3)

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utilise son propre surnom pour dire tout le mépris pour ce qu’il est devenu : « Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ? et les enfants ne me jettent pas de la boue ? ». On peut enfin relever un nom qui mêle le diminutif affectif et le suffixe péjoratif : « Renzinaccio » (IV, 7). C’est au moment où Lorenzo veut prévenir les républicains que le duc va être tué mais Alamanno ne le prend pas au sérieux. Peut-être le nom employé résume toutes les préventions que le républicain a contre le jeune Médicis, c’est un enfant déjà débauché. Comme souvent pour le personnage des qualités contraires se trouvent réunies : l’innocence de l’enfance et la connaissance de l’humanité du débauché. ��� Lorenzo et Philippe ont en commun d’être des intellectuels qui ont

puisé leurs idéaux dans les livres. Marie rappelle la jeunesse de son fils : « Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros livres sous le bras » (I, 6). C’est encore avec un livre que sa mère le voit en rêve. Lorenzo lui-même évoque ses connaissances sur l’Antiquité en II, 4 : « Je suis très fort sur l’histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils. ». Marie avait déjà rappelé qu’il lisait Plutarque. C’est une connaissance qu’il partage avec Philippe. Celui-ci le dit à son fils : « Je me suis courbé sur des livres, et j’ai rêvé pour ma patrie ce que j’admirais dans l’antiquité ». Il est intéressant de noter que Lorenzo emploie la même expression quand il raconte sa jeunesse à Philippe : « j’étais courbé sur mes livres », comme si Philippe incarnait, malgré son âge, un sorte de Lorenzo qui serait resté jeune, en un sens un romantique de la première génération. Tous deux ont les mêmes références et pensent à Tarquin et à Brutus quand il s’agit de se soulever contre le tyran. Mais cet idéal politique est raillé par Lorenzo : « je ne méprise point les hommes ; le tort des livres et des historiens est de nous les montrer différents de ce qu’ils sont. » Lorenzo et Tebaldeo se rejoignent en tant qu’artistes solitaires. Comme dans la comparaison avec Philippe, on retrouve en Tebaldeo les qualités perdues de Lorenzo. Les deux personnages ont en commun la pureté mais l’un comme l’autre ne peuvent la garder. Pour sa tante, Lorenzo a connu une jeunesse pleine d’espoir : « Sa jeunesse n’a-t-elle pas été l’aurore d’un soleil levant ? » (I, 6) et Lorenzo luimême se rappelle son innocence passée dans le dialogue central avec Philippe : « Ma jeunesse a été pure comme l’or » ou encore « J’étais pur comme un lis » (III, 3). Cette pureté est présente chez Tebaldeo. Le jeune peintre représente l’artiste qui resterait innocent. Il fréquente les Eglises, refuse de peindre une courtisane et ne se mêle pas à l’humanité corrompue. On peut interpréter les réactions agressives de Lorenzo vis-à-vis du peintre dans la scène 2 de l’acte II comme le regret de ce passé innocent. Il voit en Tebaldeo cette innocence passée et sait que Tebaldeo ne pourra pas continuer ainsi.

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Lorenzo et Scoronconcolo. Le condamné libéré par Lorenzo lui est dévoué jusqu’à la mort. Il représente l’aspect brutal et sanguinaire de Lorenzo. Seulement mû par sa force brutale, Scoronconcolo serait un Lorenzo sans morale et sans scrupule. Il peut agir sans se demander quelle est la portée de son acte mais il n’a pas d’intention politique. Lorenzo et le duc. C’est un couple, bien plus que les autres puisque les allusions sont suffisamment explicites pour que l’on comprenne que leur relation est aussi sexuelle. Lorenzo donne ainsi une image charnelle de son alliance avec le duc : « il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies », non sans dégoût. Mais Lorenzo, au contact d’Alexandre n’est pas resté insensible au plaisir de la débauche. Il s’en inquiète après avoir fait croire à Catherine qu’il n’était pas choqué par la proposition du duc : « Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang ! ». (IV, 5). Si Philippe garde l’espoir qu’il redevienne celui qu’il a été : « alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d’un métal aussi pur que les statues de bronze d’Harmodius et d’Aristogiton. », Lorenzo est moins confiant : « Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau » (III, 3). Cette image rappelle la mort d’Héraclès, empoisonné par la tunique offerte par sa femme. Celle-ci avait été trompée par le centaure Nessus qui lui avait promis qu’Héraclès lui resterait fidèle s’il revêtait une tunique enduite de son sang. En réalité ce sang était un poison mortel qui tua le héros. C’est donc un signe de mort pour Lorenzo que d’être à jamais marqué par la débauche. Le duc n’est que débauche (comme Philippe n’était qu’idéal), il n’en est pas pour autant haï par Lorenzo qui reconnaît qu’Alexandre ne lui a jamais été hostile : « Il a fait du mal aux autres, mais il m’a fait du bien, du moins à sa manière » (IV, 3). Le duc représente donc cette attirance-répulsion envers un homme qui ne recherche que son plaisir.

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Une double réception La particularité de la pièce tient au fait qu’elle n’a pas été écrite pour être représentée tout en ayant la forme d’une pièce de théâtre. On peut donc distinguer deux publications différentes de l’œuvre. Celle qu’en a faite Musset en 1834 et la réception de l’œuvre jouée après la mort de son auteur.

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1. La parution d’Un spectacle dans un fauteuil On a vu précédemment que Musset avait écrit sa pièce délibérément contre le théâtre, de dépit face à l’échec de La nuit vénitienne. Lorenzaccio paraît dans le volume Spectacle dans un fauteuil II – prose, le 23 août 1834. Apparemment, Musset l’avait envoyé à La Revue des Deux Mondes sans que l’ouvrage soit publié car son frère Paul note que « un ouvrage de plus longue haleine que les amours de Camille et de Perdican avait été offert à la Revue des Deux-Mondes où cependant il n’a jamais été inséré : c’était le drame de Lorenzaccio. Probablement il fut trouvé trop long, ou bien on préféra le réserver inédit pour la collection des ouvrages dramatiques réunis en volumes et publiés par la libraire de la Revue. » Le texte est précédé d’un avant-propos qui n’a pas été repris par Musset dans les éditions suivantes, peut-être parce qu’on y lit une certaine amertume contre la critique, comme le remarque son frère Paul dans l’édition des œuvres complètes. Dans ce texte, Musset situe l’artiste dans une continuité artistique et se justifie du reproche d’imitation qu’on lui a fait : « s’inspirer d’un maître est une action non seulement permise, mais louable ». Il salue aussi la critique, du moins celle qui l’a encouragé. Lorenzaccio ne se présente donc pas comme l’œuvre d’un révolté en rupture avec le théâtre de son temps mais plutôt comme une œuvre de jeunesse qui doit beaucoup à une certaine tradition littéraire. L’auteur a aussi ajouté le texte de la chronique de Varchi relatif au meurtre du duc, comme cela se faisait pour les scènes historiques, ou encore comme Corneille insérant un extrait de Tite Live pour justifier le choix de son intrigue dans Cinna. Tragédie, scène historique, drame romantique, Musset voit là une continuité plutôt qu’une rupture.

2. Lorenzaccio sur scène Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir la pièce montée. LugnéPoe, le directeur du théâtre de l’œuvre, a voulu, en vain, monter la pièce dans son théâtre, en 1896. Sarah Bernhardt y parvient dans son théâtre de la Renaissance, en choisissant de jouer le rôle de Lorenzo, dans une version très différente du texte de Musset réécrite par Armand d’Artois (cf. dossier p.256). Les deux principaux obstacles sont surmontés au prix d’un sévère remaniement. Les contraintes de la scène décorativiste du XIXe siècle imposent de reconfigurer la pièce pour ne faire qu’un décor par acte, ce qui oblige à changer la succession des scènes, voire même à réécrire certains passages. La critique religieuse à travers le cardinal Cibo disparaît et le cinquième acte qui donne tout son sens à la pièce est supprimé. La mise en scène est fastueuse. Les costumes sont réalisés par Mucha. Et Sarah Bernhardt provoque l’enthousiasme du public. Elle s’était déjà essayée à des rôles d’homme, en particulier en jouant Hamlet.

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Mais en créant le rôle au féminin, elle lance une mode qui durera pendant cinquante ans. En 1918, c’est Marie-Thérèse Piérat qui joue le rôle à la Comédie-Française (quelques scènes sont jouées seulement, au profit des réfugiés de la Somme), elle le reprendra en 1927 dans une mise en scène d’Emile Fabre. Falconetti (la Jeanne d’Arc de Dreyer) joue le rôle en 1926 puis en 1927 au théâtre de la Madeleine et encore en 1932 au Théâtre de l’Odéon. En 1945, dans la mise en scène de Gaston Baty, Marguerite Jamois tient le rôle-titre. Ce choix change profondément le personnage, comme le dit un critique en 1927 : « Seul un homme peut sembler efféminé ; une femme n’est que féminine ». Outre la mode lancée par Sarah Bernhardt, la raison d’une telle distribution est peut-être aussi morale. Frédérique Plain cite aussi dans son article un metteur en scène, Emile Fabre : « Sans doute un homme serait mieux… mais avec un homme, tout le côté équivoque du personnage serait impossible parce que répugnant »35. L’autre conséquence de cette première adaptation pour la scène de l’œuvre de Musset est que les metteurs en scène successifs n’hésitent pas à couper la pièce, pour ne mettre en valeur que le rôle de Lorenzaccio au détriment de l’intrigue politique. L’histoire de la mise en scène de Lorenzaccio semble recommencer avec le travail conjoint de Jean Vilar et Gérard Philipe qui montent la pièce pour le festival d’Avignon en 1952. C’est un succès et cette fois, le texte est très proche de celui de Musset, même si certaines coupes ont été faites. Cette mise en scène va devenir une référence pour toute la deuxième moitié du XXe siècle.

Exercice autocorrectif Relisez la scène 3 de l’acte I, de la ligne 43 « N’est-ce pas aujourd’hui » jusqu’à la fin, et montrez comment le personnage du cardinal représente une critique de la religion.

Corrigé de l’exercice L’extrait étudié se situe juste après le départ du marquis pour Massa. La marquise est très émue car elle sait qu’elle va sans doute tromper son mari pendant son absence. Elle s’apprête donc à commettre un acte irréparable dans l’espoir d’aider Florence. Le cardinal se doute de ce qui se trame et la première réplique qui demande la confession de la marquise 35. « Quelques énigmes du destin scénique de Lorenzaccio » dans Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2008

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montre bien que c’est à lui que doivent s’adresser tous les secrets. Il joue un rôle central dans la pièce car il manœuvre en secret. Dans cette scène, sa place d’homme d’Église est plusieurs fois rappelée. Son rang est signalé par son nom « le cardinal », rappelé par le titre qu’emploie la marquise : « votre Éminence » et par le geste qui clôt la scène : « il lui donne sa main à baiser ». Il évoque lui-même sa qualité d’homme dévoué à Dieu en se qualifiant de « fidèle serviteur de Dieu » au début de l’extrait et à la fin de « prêtre de l’Église romaine ». Pourtant ses prises de position semblent ambiguës. Il lance le sujet du déguisement du duc : « Et le duc en religieuse ? » pour voir la réaction de la marquise et devant l’indignation de sa belle-sœur choisit de défendre le duc en plaidant pour l’innocence de ses intentions : « sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique ». C’est là une prise de position tout à fait paradoxale pour un homme d’Église. Le cardinal distingue l’acte et son intention pour pouvoir absoudre le duc, c’est agir en jésuite et l’on peut penser à toutes les critiques que l’on a pu faire de la casuistique. En bon confesseur jésuite (l’extrait s’ouvre à propos sur une demande de confession), le cardinal peut juger des cas particuliers de conscience pour pouvoir juger seul du degré de la faute. Cela amène une relativité de la morale très critiquée dès les Lumières (on peut penser aux Lettres persanes, en particulier à la lettre LVII dans laquelle on trouve une critique très ciblée de la casuistique). Le point culminant de cette satire est atteint quand le duc répond à Agnolo : « Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Église romaine ». Le jugement du prêtre devrait être motivé par un sentiment religieux mais ce qui ressort de la scène ce sont en tout premier lieu les intérêts particuliers du cardinal et sa stratégie politique. La marquise le nomme (à tort, comme le souligne la note 1 p. 53) « Malaspina ». C’est un nom civil et non religieux qui ramène le personnage à son simple rang d’homme. La marquise Cibo ne retrouve pas en lui les valeurs qui devraient être celles de la Religion. Quand elle rappelle au cardinal les fautes du duc, à propos de son cousin, Hippolyte de Médicis, le cardinal, loin de critiquer un péché mortel, un assassinat, répond par une référence à la république : « Et le bonnet de la Liberté ». Cette réplique est un anachronisme voulu. En effet le bonnet phrygien des esclaves affranchis de l’Antiquité a été adopté par les révolutionnaires en 1793 pour signifier leur nouvelle liberté. Par le décalage, le lecteur entend bien l’anticléricalisme de Musset en 1834 et la critique du parti ultra qui s’appuie sur les institutions catholiques. Le cardinal oppose donc sciemment les aspirations républicaines de sa belle-sœur à la tyrannie du duc qu’il soutient. Celle-ci ne s’y trompe pas qui attribue à son beau-frère le rôle de « bras droit » d’Alexandre. Mais la critique ne porte pas que sur l’homme, « le clergé » tout entier est accusé de trahison, prêt à « étouffer » « les sanglots du peuple » pour servir « l’aigle impérial », autrement dit les Allemands à la solde de Charles Quint.

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Dans cette scène, le cardinal intervient pour la première fois dans la pièce. Il incarne la corruption de l’Église et son soutien à la tyrannie. Par l’anachronisme, Musset opère un rapprochement explicite entre la Renaissance italienne et la France de 1830, critiquant par là le rôle de l’Église auprès de la monarchie.

Pour approfondir Pour compléter cette étude, relisez la scène 3 de l’acte II dans laquelle le cardinal dévoile davantage ses intentions.

Corrigé de l’exercice ��� C’est une scène dans laquelle les références à l’Italie de la Renais-

sance sont assez nombreuses avec les noms de deux artistes : Raphaël et Michel-Ange sous son nom de Buonarotti qui ont tous deux travaillé à Florence. On trouve aussi des lieux comme le Campo Santo (cimetière de Pise et non de Florence que Musset a sans doute confondus) et des églises, l’Annonciade et Sainte Marie. Evidemment les Médicis sont cités. Mais certaines répliques trouveraient mieux leur place dans une intrigue parisienne au XIXe siècle. Ainsi Valori dit à Tebaldeo : « Mais votre barbe n’est pas poussée » faisant référence à une pratique du siècle de Musset où les républicains portaient la barbe (on parle même de barbe républicaine). La pratique de la peinture par Tebaldeo est celle du chevalet, comme le signale Anne Ubersfeld dans l’extrait de votre dossier (p.246), mais cette pratique est en usage au XIXe siècle. Enfin les discussions rappellent fortement des propos d’auteurs du XIXe siècle, ce que signalent les notes qui identifient Chateaubriand et Joseph de Maistre. ��� La scène s’ouvre par une réplique de Valori, vantant les fastes de

l’Église. La note de votre édition précise que cet « éloge de la pompe (…) vise entre les lignes le Génie du Christianisme » dont nous venons de lire un extrait. Valori défend un art au service du divin grâce auquel on retrouve une harmonie des sens, vue (« tentures éclatantes », « tableaux des premiers maîtres »), ouïe (« orgues », « chants délicieux de ces voix argentines »), odorat (« parfums tièdes et suaves »), le terme « harmonie » ouvrant cette énumération. L’Eglise offre à l’artiste le sens et l’objet qui manquaient à la jeunesse selon Chateaubriand. Comme le dit Valori : « L’artiste ne trouve-t-il pas là le paradis de son cœur ? ». Tebaldeo ne peut qu’approuver, lui dont la « jeunesse tout entière s’est passée dans les églises ». Il « brûle de ce feu divin », alliance de

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l’art et de la foi. Et tout le sens de l’art est de s’adresser à Dieu : « je regarde les personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j’écoute, comme si les cantiques du chœur sortaient de leurs bouches entrouvertes ; des bouffées d’encens aromatiques passent entre eux et moi dans une vapeur légère ; je crois y voir la gloire de l’artiste ; c’est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu’un parfum stérile, si elle ne montait à Dieu. ». Les grands artistes italiens de la Renaissance ont choisi des sujets religieux (« si saintement agenouillés ») pour la gloire de Dieu et non pour satisfaire leur orgueil. L’expression « sainte religion de la peinture » reprend l’association entre art et sacré. Tebaldeo apparaît comme l’artiste idéaliste qui ne s’est pas corrompu. Il peint des « rêves ». La force du peintre est de savoir traduire son imaginaire en peinture : « Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre ». Avec la foi, l’art peut surmonter la mort en offrant l’immortalité. L’idéalisme de Tebaldeo est confronté aux questions de Lorenzo qui veut lui faire avouer que Florence est corrompue. Mais le jeune peintre ne change pas de discours quant à sa ville qu’il appelle sa « mère » (l. 101-148). C’est encore sa conclusion après l’échange avec Lorenzo : « Je suis artiste ; j’aime ma mère et ma maîtresse ». Il ne nie pourtant pas que des assassinats ont lieu puisqu’il reconnaît que luimême est prêt à se défendre mais les malheurs de la cité prennent un sens dans sa vision du monde en donnant naissance aux plus grands artistes : « Je plains les peuples malheureux, mais je crois en effet qu’ils font les grands artistes ». L’idée n’est pas nouvelle. Diderot la développait déjà dans son essai, De la poésie dramatique : « C’est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d’Apollon s’agite et verdit. » Ici elle permet à l’artiste de regarder la réalité en face sans en tirer des leçons de cynisme. Le peintre reste toutefois hors de la vie politique : « Pourquoi m’en voudrait-on ? je ne fais de mal à personne. Je passe les journées à l’atelier. (…)Personne ne me connaît, et je ne connais personne : à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile ? ». L’artiste idéaliste n’est donc pas un artiste engagé. ��� Les propos de Valori dans la première réplique de la scène sont ainsi

commentés par Lorenzo : « Sans doute ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde ». Cela confirme le fait que Musset, à la différence de Chateaubriand, ne croit plus à la transcendance que pourrait apporter l’art dans la Religion. Aux déclarations enthousiastes de Tebaldeo, répond le cynisme de Lorenzo. Quand le peintre voit un sens dans les malheurs du monde qui font naître les grands artistes, Lorenzo traduit le fait avec ironie : « Les familles peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la cervelle de Monsieur. » Cette réplique a le ton de la comédie. Mais derrière la dérision cinglante de ses répliques, Lorenzo donne aussi une leçon au jeune peintre. Comment concilier l’idéalisme de l’artiste et la réalité cruelle du monde ? De même, quand il propose

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de manière ironique de faire peindre ses rêves à Tebaldeo (« Vous faites le portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques-uns des miens. »), il lui rappelle que ce n’est pas l’artiste qui décide seul de ce qu’il peint, celui qui donne l’argent commande. Cette problématique du rapport de l’art à l’argent est développée dans votre dossier. C’est en effet une question importante au XIXe siècle au moment où le capitalisme prend son essor. La fin de la scène est particulièrement intéressante car elle confronte deux répliques, sans lien apparent entre elles. Tebaldeo affirme son identité d’artiste : « Je suis artiste ; j’aime ma mère et ma maîtresse. » et Lorenzo lui répond par une commande : « Viens demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau d’importance pour le jour de mes noces. ». Mais cette commande est très éloignée des rêves du peintre… Lorenzo semble vouloir prouver à Tebaldeo qu’il ne peut pas rester éloigné de la vie de la cité car il a besoin d’argent pour vivre. Les rêves de l’artiste risquent de se briser devant les contraintes financières…Dans ces deux dernières répliques, on trouve aussi un autre trait du cynisme de Lorenzo. En effet, d’un côté l’art est sali par l’argent, de l’autre le sentiment amoureux devient débauche. Tebaldeo affirme un amour pur et constant pour sa ville et sa maîtresse. Lorenzo parle de son mariage…Il s’agit en réalité de peindre le duc « à demi-nu » pour pouvoir voler sa cotte de mailles. Mais on entend aussi une allusion à la relation trouble qui lie le couple du duc et de Lorenzo. Avec la scène 6 du même acte, on comprend que Tebaldeo a bien été acheté. Prolongement : la scène rappelle fortement une scène du Dom Juan de Molière dans laquelle Dom Juan veut faire jurer un mendiant. Mais l’issue en est différente car Dom Juan ne parvient pas à corrompre le pauvre, même si sa critique de la religion ne manquait pas d’arguments. Evolution importante dans Lorenzaccio, le jeune artiste idéaliste ne peut rester innocent s’il veut manger. Pour poursuivre le parallèle, lisez la p. 229 de votre édition (« Don Juan et Œdipe »).

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Publier – Lire : les interprétations des critiques et des metteurs en scène Dans ce chapitre nous allons privilégier la réception de l’œuvre : un auteur publie (ou est publié à titre posthume) et des lecteurs le lisent. Selon les époques, les contextes historiques et culturels, une œuvre peut être comprise différemment. On retrouve des problématiques déjà vues en classe de première avec la séquence sur la réécriture à travers les différentes interprétations d’une œuvre. On doit aussi prendre en compte les conditions matérielles qui déterminent cette réception, que ce soit pour les supports de publication ou les conditions de la représentation. La pièce de Musset est très riche tant par le nombre de ses personnages, de ses intrigues, de ses décors que par sa longueur. Si la mise en scène est toujours une interprétation de la pièce de théâtre, là, plus qu’ailleurs, le choix du metteur en scène peut orienter très différemment la compréhension de l’œuvre. En effet, celui-ci est amené à couper le texte, à privilégier certains aspects plutôt que d’autres, ne pouvant pas tout montrer (la pièce jouée dans son intégralité durerait plus de quatre heures). Nous allons voir dans cette partie les différentes réceptions possibles de l’œuvre en fonction de l’époque et de l’évolution de la critique. Nous renverrons au dossier de votre édition, chapitre 5 : « Lorenzaccio à la scène » (p.256 à 272).

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Lorenzaccio, la tragédie d’un individu 1. Le héros au centre des représentations Marquée par sa première représentation, la pièce de Musset est souvent devenue la tragédie d’un seul homme, la mise en scène laissant de côté la réflexion sur la cité. Si la pièce est montée pour la première fois, c’est grâce à la volonté de Sarah Bernhardt. L’actrice a déjà joué des rôles d’hommes avec Hamlet en particulier et elle souhaite incarner ce personnage si complexe qu’est Lorenzo. Elle demande à Armand d’Artois de revoir le texte pour la représentation. Les coupes et les remaniements, nombreux (cf. chapitre III. D), sont au service de l’actrice et de son rôle. La tragédie de Florence passe au second plan.

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Sans surprise, les critiques de la pièce se centrent surtout sur la prestation de la comédienne. On loue sa voix, sa prestance physique, ses costumes. Anatole France écrit dans La Revue de Paris : « Mme Sarah Bernhardt a su construire cette figure de Lorenzaccio avec une solidité parfaite. Elle a modelé, ciselé sa propre personne comme un bronze de Benvenuto, comme un nerveux Persée. (…) Elle a formé de sa propre substance un jeune homme mélancolique, plein de poésie et de vérité. Elle a réalisé un chef d’œuvre vivant par la sûreté du geste, par la beauté tragique des attitudes, des regards, par le timbre renforcé de la voix, par la souplesse et l’ampleur de la diction, par un don, enfin, de mystère et de terreur. »36 Ce commentaire met en valeur la beauté et la poésie du personnage. On peut imaginer que la comédienne a mis tout son talent à rendre Lorenzo séduisant. C’est aussi ce qui ressort de l’affiche de la pièce. Cette affiche qu’Alfons Mucha a réalisée pour la pièce témoigne de l’esthétique décadente de cette fin de siècle. On parle de mouvement décadent à la fin du XIXe siècle. Des artistes s’insurgent contre la volonté de progrès et le positivisme et proposent une vision pessimiste de l’homme et du monde où la transgression tient une part importante.

Pour réfléchir Regardez attentivement cette affiche et répondez aux questions. Vous trouverez des éléments de réponse en fin de chapitre. ��� Quels sont les éléments de l’intrigue pré-

sents dans l’affiche ? ��� Quelle vision du personnage est donnée ?

©akg–images/Mucha Trust.

36. cité par Arthur Gold et Robert Fizdale dans Sarah Bernhardt, Paris, 1993

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2. Le héros existentialiste Même Gaston Baty, metteur en scène engagé et qui choisit de représenter cette pièce juste après la guerre et l’occupation allemande (les échos avec la présence des Allemands à Florence étaient de toute évidence entendus) centre la pièce sur Lorenzo (cf. Dossier p.258). C’est encore une femme qui interpréte le rôle, sans masquer sa féminité. L’intrigue est simplifiée et beaucoup de personnages disparaissent au profit d’un Lorenzo solitaire et vide. L’aspect esthétisant dans les décors et les costumes a disparu, Florence est représentée par une simple tapisserie.

Alfred de Musset, Lorenzaccio. Mise en scène et décor : Gaston Baty. Avec : Marguerite Jamois. Théâtre du Montparnasse, Paris, le 14/10/1945. © Bernand CDDS Enguerand.

Lorenzo « vidé de lui-même » (p.259) devient une interrogation sur l’existence humaine et le sens de la vie. On voit comment la pièce de Musset se trouve réinterprétée en fonction de l’époque à laquelle elle est jouée. Ce n’est plus le mal du siècle romantique dont souffre Lorenzo, c’est l’ennui d’un héros de Sartre Avec la mise en scène de Gérard Philipe et Jean Vilar en 1952, c’est un homme qui reprend le rôle titre. L’interprétation de la pièce est plus politique (on le verra par la suite) mais on retrouve tout de même un effet de « starification ». Le mot est emprunté à un article de Frédérique Plain qui écrit : « Le succès remporté par Gérard Philipe en Lorenzo puise à la même

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source que celui de Sarah Bernhardt : celle du mythe du héros romantique. La fortune scénique de Lorenzaccio s’est construite sur ce mythe avec comme conséquence une prédominance, dans beaucoup de mises en scène, du personnage sur la pièce (de Lorenzo sur Lorenzaccio) et une starification de ses interprètes. (…) Devenu mythique, le rôle peut faire la star »37. C’est aussi, à la page 260 de votre dossier, une part de l’interprétation d’Anne Ubersfeld : « On pouvait reprocher à Vilar de privilégier excessivement le personnage central, de profiter de la fascination de « monstre sacré » exercée par le comédien, au détrime nt de la richesse de l’œuvre, de ces groupes de citoyens révoltés sourdement contre le tyran ». Anne Ubersfeld trouve pourtant une justification dans l’esthétique du drame romantique « qui s’organise autour d’un héros » et aussi dans le plaisir du spectateur ! Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, Lorenzo est en effet un héros romantique. Il donne son titre à la pièce car c’est lui qui fait le lien entre tous les actes, c’est aussi lui qui agit. Les plus belles tirades sont sans doute les siennes, écrites avec toute la force et la poésie du style de Musset. La complexité et la richesse du personnage font aisément comprendre l’attrait qu’il représente pour un acteur et un metteur en scène. Gérard Philipe marque de sa personne le rôle de Lorenzo. Les acteurs qui viendront après lui seront toujours comparés à son interprétation du rôle. On peut aujourd’hui entendre la pièce jouée par Gérard Philipe (certains sites commerciaux vous proposent de télécharger l’œuvre intégrale). Sur cet enregistrement, on entend la diction un peu décalée dont nous reparlerons un peu plus loin. Du cynisme au lyrisme, l’acteur sait faire entendre des tonalités très différentes. Pour ce qui est des images, vous pouvez voir sur la photo cidessous le choix des costumes d’époque et l’attitudes de l’acteur. La pose désinvolte évoque le jeune homme de cour.

Lorenzo (Gérard Philipe) et le duc (Daniel Ivernel), Théâtre national populaire, Paris (1953). © Studio Lipnitzki/Roger-Viollet. 37. « Quelques énigmes du destin scénique de Lorenzaccio » dans Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2008

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Si Lorenzo est bien un héros romantique, cela n’empêche pas les metteurs en scène comme Vilar ou précédemment Baty de voir aussi en lui un précurseur des héros sartriens. Bernard Dort, à la page suivante de votre dossier, fait le parallèle entre Lorenzo et un personnage de Sartre, à propos de la mise en scène de Vilar. Il précise à juste titre que cette comparaison est « légitime » en 1952. En effet, la pièce de Musset trouve une nouvelle actualité à chacune de ses représentations. Voici une courte présentation de l’existentialisme.

Selon Sartre, l’homme n’a pas d’essence ou de nature qui le détermine ou qui le fait agir. L’homme est donc défini par ses actes. Son essence n’est que la somme de ses actes (c’est-à-dire que c’est son existence qui déterminera ce qu’il aura été). Ainsi, pour Sartre, nous n’avons pas de place prédéfinie ; nous avons toujours le choix d’agir (ou de ne pas agir) dans la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous sommes donc responsables non seulement de ce que nous sommes mais aussi de la situation que nous vivons. Cette responsabilité angoissante conduit l’homme à endosser une fonction, à jouer un rôle. Cela lui permet d’échapper à sa liberté. On agit alors selon les « codes » ou les exigences de cette fonction, de ce rôle qu’on s’est donné et qui sont comme imposés de l’extérieur. Sartre nomme cela la mauvaise foi. Dans Huis Clos, les trois personnages sont coupables de cette mauvaise foi. Cependant les autres ne nous jugent que sur nos actes, qu’ils nous attribuent, et nous vivons sous leur regard. Nous sommes toujours objet du regard de l’autre. Et ce regard nous enferme dans une essence. (Ainsi Inès à Garcin : « tu es un lâche »). Inversement, la honte est le sentiment par lequel l’homme reconnaît qu’il est tel que les autres le perçoivent, c’est-à-dire non pas ce qu’il croit ou désire être, mais bien ce que ses actes montrent.

Avec l’existentialisme, l’action est au cœur de la liberté humaine. Lorenzo éprouve cette liberté en tuant le duc et révèle à tous qu’il n’est pas ce qu’on croit. Avant l’assassinat, il était vu par tous comme un lâche et un débauché. Comment le voir autrement puisque ses actes étaient bien ceux d’un lâche : il s’évanouit à la vue d’une épée et refuse de se battre ; et d’un débauché : il est le favori du duc et va corrompre les jeunes filles en allant les chercher jusque chez elles (cf. I, 1). Mais cela devient plus qu’une apparence et Lorenzo pose une question qu’on pourrait qualifier de sartrienne quand il se demande si, à force de jouer au débauché, il n’en est pas devenu un : « Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau » (III, 3). Il ressent d’ailleurs la honte dont Sartre dit qu’elle est le signe de notre objectivation par le regard de l’autre. Le duc dit à Lorenzo : « tu fais honte au nom des Médicis » et Lorenzo éprouve ce sentiment : « je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ». L’homme n’a pas de nature vertueuse derrière des actes malhonnêtes. Il est ce qu’il fait.

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Le problème se pose aussi pour Philippe Strozzi. Ses discours sont vertueux et pleins de fougue républicaine mais que fait-il ? Il est l’incarnation de la mauvaise foi en donnant toujours des raisons à son inaction. Dans la scène qui l’oppose à son fils Pierre (III, 2), Philippe développe toutes ses préventions contre une révolte : « Mais vous n’avez rien d’arrêté ? pas de plan ? pas de mesures prises ? ». Il répète à l’envie le verbe savoir : « Savez-vous ce que c’est qu’une république ? », « savez-vous compter sur vos doigts ? », « Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin ? Savez-vous qu’il faut une expérience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d’un malade une goutte de sang ? ». Il montre par là qu’il faut une grande expérience pour pouvoir agir mais en attendant d’en savoir assez, on ne fait rien. Il se donne toutes les bonnes raisons de ne rien faire, jusqu’à la fin de la pièce. Cet exemple de mauvaise foi est bien signalé comme tel par Musset qui multiplie dans la bouche de Philippe les déclarations d’intention, mais ne lui fait tenir aucun rôle décisif dans l’intrigue. À un autre niveau, celui de la postérité du héros, on peut voir que Lorenzo est prisonnier du regard d’autrui. Son acte le définit et laisse son nom à la postérité comme assassin d’Alexandre de Médicis. Si Musset a écrit une pièce sur ce personnage historique, c’est bien parce qu’il a marqué son époque par ce meurtre. C’est à la lumière de cet acte que toute l’histoire de Lorenzo de Médicis est lue. Sa débauche devient une stratégie. Mais cette lecture du personnage ne peut se faire qu’après l’assassinat. On rejoint là une problématique sartrienne. Après la mort, l’homme est figé à travers la lecture que les autres font de ses actes. Cette interprétation existentielle de la pièce a connu un succès important dans les années 50 et 60. Aujourd’hui elle est remise en cause. Voici par exemple un extrait d’une étude sur Musset, La transparence et l’indicible dans l’œuvre d’Alfred de Musset d’Alain Heyvaert, paru en 1994 : « Lorenzo a choisi d’affirmer sa liberté dans une série de métamorphoses orientées par un idéal : étudiant farouche, idéaliste exalté, duelliste redoutable, débauché cynique. Par cette continuelle autodétermination, le héros s’interdit de posséder un pour soi stable. Qui est Lorenzo ? Obscur aux autres, il l’est aussi à lui-même. En définitive, il vit une crise d’identité. Il n’est plus avant même que les coups de l’assassin l’atteignent. Dans Lorenzaccio, l’acte ne fonde pas l’être ; au contraire, dans cet univers l’essence précède l’existence. » La dernière phrase vient exactement contredire la philosophie de Sartre pour qui « l’existence précède l’essence ». Alain Hayvaert choisit de mettre toutes les identités de Lorenzo sur le même plan sans voir dans son acte un moment de rupture. L’interprétation est intéressante car Musset a bien pris soin de ne donner aucune valeur politique à l’assassinat d’Alexandre. Mais il a aussi choisi d’opposer un homme qui agit, Lorenzo, à un homme qui ne fait rien, Philippe Strozzi. Comme pour toutes les œuvres importantes, on ne peut réduire la pièce à une interprétation mais on peut choisir, en particulier dans la mise en scène, de privilégier un aspect plutôt qu’un autre.

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3. La dimension autobiographique Beaucoup plus récemment, un metteur en scène, Jean-Pierre Vincent, s’est intéressé à un autre aspect du personnage, sa dimension autobiographique. On a vu en effet que Lorenzaccio était très proche de son auteur, jeune homme désabusé dans un monde sans idéaux. C’est aussi un jeune homme sensible qui fut un étudiant assidu et un rêveur contemplatif. Comme souvent dans l’œuvre de Musset, on trouve beaucoup de traits de l’auteur dans ses personnages. Les deux faces qu’incarnaient Coelio et Octave dans les Caprices de Marianne et dont Musset reconnaissait lui-même qu’elles faisaient partie de sa personnalité (cf. Ch. 1), sont présentes en Lorenzo. Dans un article sur l’auteur, « Musset, un libertin mélancolique », Anne Quentin écrit : « Lorenzo est un des personnages de Musset qui le représente le mieux : ses excès, ses dégoûts, sa nostalgie d’une pureté perdue et sa quête du mal, l’ennui sont ceux du jeune poète. Il n’a pourtant que 23 ans »38 . Jean-Pierre Vincent affirme avoir choisi l’acteur, Jérôme Kircher, pour « qu’il soit le plus proche possible de ce qu’était Musset » (p.270 de votre dossier). L’aspect autobiographique des œuvres de Musset n’a pas échappé aux lecteurs du XIXe siècle et fut aussi traduit dans la mise en scène. En 1866, l’acteur Delaunay jouant Fantasio, dans la pièce éponyme, avait maquillé son visage pour ressembler à Musset. En effet le personnage est un dandy épris de fantaisie, qui, comme Musset, incarne une certaine image du romantisme.

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Un drame politique 1. La dimension politique On l’a vu, Lorenzaccio ne peut pas se réduire au drame d’un héros. La pièce a une dimension politique présente avec Florence et ses habitants, sinon pourquoi y aurait-il autant de personnages ? Dans la deuxième moitié du XXe siècle, cette dimension est abordée, en tout premier lieu par Vilar et Philipe, même s’ils ont mis le héros au centre. Jean Vilar : C’est un homme important pour le théâtre au XXe siècle. Il a créé le festival d’Avignon et a dirigé le Théâtre National Populaire de 1951 à 1963. Il veut faire du théâtre un service public et toucher davantage de spectateurs grâce à des tarifs abordables et une décentralisation qui permette au public provincial d’aller au théâtre. Son action est véritablement politique. Dans son article « Vilar et le théâtre de l’histoire », Anne Ubersfeld explique pourquoi Vilar a choisi de mettre en scène les romantiques. « Peut-on créer cette œuvre nouvelle qui s’appelle le

38. Article publié dans Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, 2008.

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Théâtre National Populaire, sans voir qu’il n’y a pas de nation sans la conscience d’une histoire, et pas de peuple sans le travail d’une communauté qui l’ait faite ? ». Vilar rejoint Hugo en voulant donner au peuple un spectacle qui offre une réflexion historique et politique. Vous pouvez compléter cette présentation par une consultation d’un site consacré à Jean Vilar à propos d’une exposition célébrant le centenaire de sa naissance, en particulier dans le menu « l’exposition », la salle 3 et la première vidéo portant le titre : « l’esprit Vilar » http://www.jean-vilar.com/lexposition/sale-3-lhomme-de-theatre/ ] Il suffit de lire ce que dit Vilar de la pièce : « C’est la pièce la plus vivante du XIXe siècle, la meilleure du théâtre romantique. L’amour n’en est pas le moteur essentiel. C’est l’amour de la patrie et ses réactions dans les milieux populaires et dans toutes les classes de la société. La mise en scène se rapproche de celle des pièces de Shakespeare, mais les scènes sont nombreuses, ce qui ajoute à la difficulté de les relier, sans briser le rythme de l’action et en conservant l’intérêt. »39 Avec l’expression « amour de la patrie » et la prise en compte des « milieux populaires », Vilar redonne à Florence toute sa place dans la pièce. Le choix même de monter Lorenzaccio devient politique. Vilar réintroduit le cinquième acte qui donne tout son sens à la pièce et conserve 39 rôles avec 34 comédiens. La mise en scène est spectaculaire, visuelle : le jeu des drapeaux florentins (suggéré par Maurice Coussonneau) et sonore : les sonneries de trompettes jaillissant de tous les points de l’espace (Maurice Jarre), avec un jeu de praticables permettant de découper la scène en plusieurs espaces. Par le spectacle des drapeaux et le nombre de comédiens, cette mise en scène parvient à donner corps à la cité sur scène. Ainsi Vilar a ouvert la voie à une représentation beaucoup plus fidèle à la pièce. En 1969, Rétoré choisit de réduire les décors et les costumes au minimum. Son Lorenzo, joué par Gérard Desarthe, n’a plus du tout le charisme d’un Gérard Philipe et la mécanique politique s’en trouve renforcée. Un critique du Nouvel Observateur commente ainsi la pièce : « Au moins auraient-ils dû être entraînés par Gérard Desarthe, qui est bien le meilleur Lorenzaccio que j’aie jamais vu. Oui, meilleur même que Gérard Philipe, dont il a l’apparence opposée : un physique ingrat, de longs cheveux filasses, un corps maigre et sans vie — toutes les apparences de l’intellectuel fatigué et lâche, dont se moquent les rudes compagnons d’Alexandre de Médicis. Mais dès qu’il devient le vengeur, (…) Gérard Desarthe devient étrangement beau, animé d’une inspiration qui n’est plus celle du comédien prisonnier de son métier, mais celle du personnage romantique imaginé par Musset. Autour de ce comédien exceptionnel, il était possible de bâtir un spectacle qui aurait montré le rapport des forces en présence, à peu près les mêmes aujourd’hui qu’au lendemain de la révolution de 1830, quand la pièce fut écrite. ». 39. Cité par Jean-Claude Bardot dans Jean Vilar, Paris, 1991

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L’emploi du conditionnel à la fin de la citation semble laisser entendre que Rétoré n’a pas su vraiment mettre en valeur l’aspect politique alors que son comédien principal lui laissait l’espace pour le faire. Le critique fait un parallèle entre le XIXe siècle et « aujourd’hui » pour dire l’actualité de la réflexion politique. C’est souvent ce qui a marqué les metteurs en scène contemporains.

2. Actualité de la pièce Dans les années 50, c’est la question de l’action politique pensée à la lumière de l’existentialisme qui se pose. Dans les années 70, l’actualité du terrorisme invite à lire la pièce autrement. On fait des rapprochements entre Lorenzaccio et Les Justes de Camus, où action individuelle s’oppose à action collective. Comment résister à la tyrannie ? Au nom de quoi peut-on agir et tuer un homme ? Ces questions sont présentes dans les deux pièces. En 2000, Jean-Pierre Vincent monte Lorenzaccio aux Amandiers de Nanterre. Il y voit plusieurs points d’accroche avec notre époque. Dans un entretien accordé au Monde, il affirme avoir été marqué par le thème de la corruption : « Lorenzaccio est la cinquième pièce d’Alfred de Musset que vous mettez en scène, après La Mort d’Andrea del Sarto, On ne badine pas avec l’amour, Les Caprices de Marianne, Il ne faut jurer de rien. Souvent, les metteurs en scène commencent par monter Lorenzaccio. – Oui, parce qu’il y a une identification assez facile avec la pièce. Pour moi, Lorenzaccio est une sorte de couronnement de l’œuvre de Musset, même si ce n’est pas une pièce qui date de la fin de sa vie. (…) Je voulais attendre le bon moment, celui de la nécessité de monter cette pièce-là plutôt qu’une autre. On peut entrer par plusieurs portes dans un chefd’œuvre comme Lorenzaccio. Jean Vilar et Gérard Philipe avaient trouvé la leur quand ils ont créé la pièce, en 1958. En 2000, ce qui réactive le besoin, c’est la corruption dont parle Musset. – Pourquoi spécialement la corruption ? – Parce qu’elle est partout, à Moscou, à Paris ou dans les paradis fiscaux. Elle est en tête du spectacle. Elle soulève la question que chacun se pose ou devrait se poser, celle des modes de résistance. Lorenzaccio dessine le portrait d’une ville, Florence, et le paysage d’une âme, celle de Lorenzo, ange et pourriture. La pièce décline toutes les classes de la société florentine, dans une polyphonie extraordinaire, et, comme dans les romans de Dostoïevski, l’âme du personnage respire dans tous les pores de cette ville. » © Le Monde, 07/07/2000, Brigitte Salino, « Lorenzaccio est un couronnement de l’œuvre de Musset ».

Le metteur en scène met donc directement en lien la situation à Florence au XVIe siècle et celle du monde en 2000. Il est intéressant de noter que

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dans cette réponse il ne fait pas référence à la France de 1830, signe qu’avec un sujet historique, l’auteur parvient à dépasser son siècle pour poser des questions qui peuvent s’entendre à toutes les époques. Ce n’est pas le seul thème qui a marqué le metteur en scène. Il a aussi été très sensible à la peinture de la jeunesse qui doit beaucoup au romantisme. « Il me semblait aussi que Musset et ses contemporains de la génération de 1830 avaient créé comme un mythe moderne de la jeunesse. (…) la catégorie de Jeune Homme, Jeune Femme, pleine de force et malheureuse dans un monde bloqué, c’est un mythe qui se crée en 1830 en France, en Allemagne, en Italie, et en Angleterre et qui vient jusqu’à nous à travers la Rock Génération et Mai 68, en passant par Rimbaud et les surréalistes. » Jean-Pierre Vincent, Entretiens avec Dominique Darzacq, Le Désordre des vivants – Mes quarante-trois premières années de théâtre, Paris, 2001 C’est donc aussi l’ancrage dans le XIXe siècle qui permet de construire, selon Vincent, une nouvelle « catégorie ». Il est sans doute audacieux de mettre en lien Lorenzo de Médicis, Rimbaud, le Rock et mai 68. Mais ces liens révèlent comment la culture fait sens. Des questions posées par un jeune homme en 1834 peuvent très bien être entendues par des jeunes gens des années 2000. Les costumes des acteurs renvoient à 1830 (cf. p. 269 de votre dossier) et Florence Naugrette commente : « La mise en scène fait ainsi clairement voir – et entendre – la dimension historique de la pièce, c’est-à-dire sa capacité à utiliser le passé pour parler du présent ». Une critique parue dans Libération du 26 juillet 2000 n’adhère pas aux choix du metteur en scène : « Faire sens. Or c’est à une opération inverse que se livre sa mise en scène : elle ne laisse au spectateur pas la moindre liberté « d’imaginer »; elle étouffe la pièce sous les signes explicites. Tout doit faire sens : tel semble être le programme fixé. La Florence imaginaire du XVIe siècle devient un catalogue de références, souvent cinématographiques : un petit coup de Parrain (costumes sombres et mines patibulaires) pour figurer l’atmosphère mafieuse de cette guerre des familles, quelques séquences de Monsignore, avec ses cardinaux droit sortis de chez le costumier, un brin de 1900 pour illustrer les sorties de messe et l’obscurantisme catholique et, last but not least, des soldats en uniforme de la Wehrmacht pour évoquer l’occupation de la ville par des troupes allemandes (la Grande Vadrouille ?). D’où il ressort qu’Alexandre de Médicis-Pétain, même combat. Vincent n’a pas tort de relever que lors de la création de Vilar, les spectateurs étaient particulièrement sensibles à ces histoires d’occupation. Le souligner aujourd’hui de cette façon prend des allures d’insulte à l’intelligence. » René Solis Cette critique souligne l’une des difficultés de la mise en scène. Comment le metteur en scène peut-il souligner les échos avec l’Histoire sans fermer l’interprétation ? Doit-on montrer les soldats allemands à Florence en uniforme de la seconde guerre mondiale pour signaler le rapproche-

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ment ? Ni Baty, ni Vilar ne l’avaient fait juste après guerre, sans doute parce qu’ils trouvaient que c’était inutile. Selon le critique de Libération, René Solis, Vincent ne fait pas assez confiance au spectateur en pensant qu’il ne pourra pas faire ces rapprochements seul et qu’il a besoin d’être guidé par une mise en scène démonstrative. On peut par exemple opposer le travail de Claudia Stavisky qui a monté la pièce pour le théâtre des Célestins en 2010. Veuillez vous rendre sur le site « mémoire des Célestins », à l’adresse : http://www.memoire.celestins-lyon.org/. Entrez le titre de la pièce, Lorenzaccio, puis sélectionnez la rubrique : « Lorenzaccio saison 20092010 ». Puis dans la rubrique, « ressources du spectacle », cochez la case, dossier pédagogique. Dans le dossier pédagogique proposé à la sortie du spectacle, Claudia Stavisky répond ainsi à une question sur le cadre esthétique et historique : « J’ai eu envie d’élaborer une esthétique artisanale qui rejoigne une époque contemporaine, mais la plus indéfinissable possible. Je suis parti de l’idée du rêve. Un rêve que pourrait faire un lecteur d’aujourd’hui. Tout se mélange un peu : des images de la Renaissance, des années 1830, d’aujourd’hui… Cela dans un enchevêtrement aux contours flous, comme à l’intérieur d’une conscience imaginaire, poreuse. Une conscience au sein de laquelle tout s’entrecroise et se mélange avec beaucoup de liberté. » On retrouve la même idée que chez Vincent : mêler les époques depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui mais Claudia Stavisky préfère éviter les désignations trop explicites pour laisser l’imagination du spectateur garder une certaine liberté. Très récemment, Jacques Lasalle a choisi de mettre en scène Lorenzaccio à Varsovie. Ce ne sont pas seulement les époques qui se répondent mais aussi les villes : « l’attention redoublée à la portée historique, sociale et politique vers laquelle convergent tous les spécialistes actuels de l’œuvre est restée d’autant plus la nôtre que, dans un jeu continu de contrastes et de résonances, une pièce dédiée à la Florence « occupée » de 1537, écrite dans le Paris « désenchanté » de 1833, va être représentée aujourd’hui, entre mémoire et devenir, dans le Varsovie de 2011 ». Pour finir, on peut évoquer une adaptation musicale de Lorenzaccio, sous-titré melodramma romantico danzato créée à La Fenice de Venise en 1972, par Sylvano Bussoti. L’action se situe sur trois plans temporels : à Florence en 1537, à Venise, pendant le séjour de Musset et Sand en 1834 et à Rome, quand Bussoti commence son œuvre, en 1968. Du théâtre à la musique, de la Renaissance au XXe siècle, Lorenzaccio garde tout son attrait.

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3. Individu et collectivité L’une des tensions politiques qui fonde la pièce est le rapport entre le collectif et l’individu. Lorenzo agit seul et c’est là une des causes de son échec car après le meurtre du duc, rien ne vient changer les choses. Les républicains ne s’appuient pas sur le peuple et les différents groupes sociaux de la cité restent isolés. Mais c’est bien Florence en son entier qui souffre de la tyrannie. Musset a eu soin de représenter toutes les strates de la société, celles de Florence et surtout celles de Paris, avec en tête les troubles politiques de la France, d’où, en particulier, la présence des étudiants (cf. chapitre 3.B). La pièce a été montée en 1969, à Prague, par un metteur en scène tchèque, Otomar Krejca. Cette mise en scène est restée une référence. Elle fut reprise l’année suivante à Paris. Krejca a mis en valeur l’importance du collectif en laissant l’ensemble de ses comédiens présents sur scène pendant toute la pièce. Bernard Dort commente ainsi ce choix : « Le sort de chacun est lié au sort de tous, même si les personnages refusent de le reconnaître et veulent jouer leur propre jeu »40.

Alfred de Musset, Lorenzaccio (Le couronnement de Côme de Médicis). Mise en scène : Otomar Krejca. Compositeur : Petr Hapka. Décor : Josef Svoboda. Avec : Théâtre ZA Branou, Tchécoslovaquie. Théâtre de France Odéon, Paris, le 20/05/1970. © Enguerand CDDS

Sur cette photo, on voit bien les nombreux acteurs présents sur scène et la simplicité de la mise en scène. Florence n’est pas une carte postale avec de beaux décors mais un collectif d’individus. Les acteurs sur scène font la cité avec des espaces multiples sur scène mais pratiquement aucun décor. 40. Cité par Anne Ubersfeld dans son édition de la pièce livre de poche, p. 176.

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Daniel Mesguich, qui a monté la pièce en 1986, souligne cette tension entre individu et collectif : « Et puis la puissance de Lorenzaccio réside aussi dans la pensée qui y est à l’œuvre. J’ai parlé de l’intellectuel devant l’action mais ce que je trouve surtout très fort, c’est qu’il met en scène un combat entre deux instances : une instance individuelle et une instance collective. (…) D’un côté le mouvement de l’individu, sa lutte solitaire, égoïste, égocentrique même, pour la vie ou la survie, et, de l’autre, une force qui rassemble, qui produit une société, qui entraîne au partage, à la mise en commun. » Cette interprétation de la pièce rejoint le choix fait par Krejca de montrer le peuple sur scène. Il est vrai que Musset a eu soin de créer des personnages représentatifs de ce peuple. Mais il a aussi voulu montrer que ce peuple était inactif. Georges Lavaudant a ainsi proposé une mise en scène totalement différente en choisissant de ne pas représenter le peuple sur scène. Le spectateur ne voit que des individus et pas de collectif ce qui l’amène à s’interroger sur la place du peuple dans la vie de la cité. Pour représenter le pouvoir, deux portraits sont accrochés à des galeries de chaque côté de la scène, l’un de Charles Quint, l’autre du Pape, rappelant à tous qui sont les véritables détenteurs du pouvoir.

C

Entre réalité et apparences, une problématique proprement théâtrale La pièce n’a pas été écrite pour être jouée. Elle développe pourtant des problématiques proprement théâtrales qui sont aujourd’hui souvent exploitées dans les mises en scène et qui sont aussi sans doute à l’origine de son succès auprès des gens de théâtre.

1. Le masque et le carnaval Dès la scène d’exposition le thème du carnaval est présent à travers le bal masqué chez les Nasi. Le masque révèle le double jeu entre réalité et apparences qui parcourt la pièce. Cet aspect a été mis en avant dans la mise en scène de Krejca. Vous en avez une présentation dans votre dossier aux pages 261 à 263. L’article cité de Bernard Dort précise : « Prenant au pied de la lettre les allusions au carnaval faites au cours de cette deuxième scène, Krejca situe presque tout Lorenzaccio pendant ce carnaval. Au début nous assistons à une débauche de masques (…) Petit à petit, cependant, les masques tombent : les visages nus s’affrontent. » L’interprétation que Bernard Dort propose (à la page 262) rejoint une problématique politique en faisant des masques le désordre apparent d’une société qui veut « maintenir à tout prix son ordre » sans laisser de place à la jeunesse. C’est là une particularité de la pièce de Musset d’offrir une vision bien singulière du carnaval.

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Un critique russe du XXe siècle, Mikhaïl Bakhtine, a étudié le rôle du carnaval dans la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance (François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance). Son étude montre que le carnaval permet, dans un temps donné, d’opérer un renversement des valeurs et de subvertir l’ordre établi. C’est un mouvement populaire qui permet aux dominés de tenir, un temps, la place des dominants et d’inverser toutes les valeurs (sacré/profane ; beau/laid…). Une fois le carnaval fini, tout le monde reprend sa place. Dans Lorenzaccio, le carnaval révèle que les choses ne sont pas à leur place car l’inversion n’a pas réellement lieu. Le carnaval devrait ainsi inverser les rapports sociaux. Mais dans la pièce cette fonction du carnaval est confisquée au peuple qui assiste mais ne participe pas à la fête des aristocrates. Une femme commente ainsi la fête chez les Nasi : « Regarde donc le joli masque. Ah ! la belle robe ! Hélas ! tout cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres, à la maison. ». Seuls les aristocrates participent à cette fête. Autre déviation par rapport à la fonction du carnaval : le déguisement n’est pas une subversion le temps d’une fête mais le révélateur des dysfonctionnements de cette société. Ainsi le duc déguisé en religieuse choque la marquise qui y voit le signe d’une perte de sens du religieux (I, 3, et l’étude faite dans la partie précédente de cette scène). Comme nous venons de le remarquer avec la Commedia dell’arte, les masques appartiennent à l’histoire du théâtre. L’acteur dans l’Antiquité est masqué pour jouer son rôle, et l’accessoire indique son identité. Musset joue avec cette tradition en faisant apparaître des personnages masqués dans l’acte I, l’objet allant jusqu’à désigner des personnages (I, 2 : « un masque » ou encore la didascalie : « Les masques sortent de tous côtés »). L’auteur fait aussi un usage métaphorique du masque. Ainsi Lorenzo utilise le terme de masque pour parler du rôle qu’il joue : « Non, je ne rougis point ; les masques de plâtre n’ont point de rougeur au service de la honte ». On peut parler de « dimension doublement théâtrale » (dossier p.262). Shakespeare et le theatrum mundi theatrum mundi est une expression latine qui signifie « le théâtre du monde » et qui est utilisée pour désigner, au théâtre en particulier, une réflexion de l’âge baroque sur la frontière entre réalité et illusion. On cite souvent deux pièces de théâtre emblématique de cette réflexion : Calderon, La vie est un songe et Corneille, L’illusion comique (où « comique » renvoie d’abord au théâtre). C’est aussi un thème récurrent dans les pièces de Shakespeare. Au fronton du théâtre du Globe, le théâtre de Shakespeare, se trouve la citation de Pétrone : Totus mundus agit histrionem (le monde entier joue la comédie). En effet le théâtre est un double de la vie et la réalité se confond avec sa représentation. On peut citer un extrait de Comme il vous plaira de Shakespeare :

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All the world’s a stage, And all the men and women merely players ; They have their exits and their entrances, And one man in his time plays many parts… Le monde entier est un théâtre, Et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs ; Ils ont leurs entrées et leurs sorties, Et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles… William Shakespeare, As You Like It (Comme il vous plaira), acte II, scène 7.

Le monde est un théâtre et chacun y joue un rôle. Le carnaval du premier acte ne fait que représenter de manière grotesque une réalité. Comme nous l’avons dit, le masque dévoile plus qu’il ne cache. C’est là une réflexion baroque que l’on retrouve chez Shakespeare et c’est un autre aspect du masque et du carnaval dans la pièce. Le monde entier dévoile une apparence qui cache une réalité peu avouable. Quand Lorenzo en prend conscience, il quitte définitivement ses idéaux : « tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité ». Le personnage développe alors un paradoxe : quand il prend conscience que les apparences cachent une réalité décevante, il choisit lui aussi de se cacher derrière le masque du débauché. Mais cette apparence finit par devenir une réalité. C’est là que la frontière entre le jeu et la réalité devient floue. Lorenzo joue-t-il un rôle ou est-il lui-même ? Selon les adaptations de la pièce, le spectateur est amené à choisir. Plusieurs mises en scène ont voulu signifier par une certaine diction que Lorenzo jouait un rôle dans la pièce. Ainsi Gérard Philipe a adopté une « diction perpétuellement fausse, décalée » comme le dit Anne Ubersfeld. Mais cette diction particulière, selon qu’elle est adoptée par l’un ou l’autre personnage, amène une interprétation tout à fait différente. Gérard Philipe souligne le cynisme de son personnage, son décalage par rapport à ce qu’il joue. Dans la mise en scène de Georges Lavaudant, ce sont tous les autres personnages sauf Lorenzo qui ont une « diction fausse et plate », comme le souligne Guy Rosa dans votre dossier (p.266). L’interprétation se renverse. Seul Lorenzo joue « naturel », « parce qu’il est le seul à penser ce qu’il dit ». Guy Rosa justifie ainsi ce choix : « Lui [Lorenzaccio], il est sujet de sa parole parce qu’il l’est aussi d’une action ; c’est un terroriste », ce qui ramène, en partie, à l’analyse existentialiste de la pièce. Vous trouverez une étude développée sur la place du masque dans Lorenzaccio à l’adresse suivante : http://www.etudes-litteraires.com/ lorenzaccio-tragedie-du-masque.php

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2. Le spectacle du monde Musset offre au lecteur/spectateur le spectacle d’un affrontement entre des individus et un pouvoir tyrannique et corrompu. L’analyse politique a déjà été faite. Nous pouvons nous arrêter quelques instants sur les moyens mis en œuvre par l’auteur pour présenter ces forces en scène. Plusieurs fêtes parcourent la pièce qui peuvent donner lieu à une représentation sur scène. La première, le bal masqué qui a lieu pour un mariage chez les Nasi, n’est pas vraiment montrée mais on assiste avec le peuple à la sortie des participants déguisés. La deuxième est la foire de Montolivet, marché et lieu de pèlerinage (I, 5). La troisième est le banquet chez les Strozzi qui se termine tragiquement par la mort de Louise. La quatrième fête est suggérée par la didascalie dans la première scène de l’acte V : Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles passent dans le fond. Ces fêtes placent le lecteur mais aussi des personnages de la pièce en spectateur de ce qui se joue à Florence, sur la scène politique. On a un double point de vue qui amène à questionner la position du spectateur. Le peuple voit agir les puissants et commente ce qui se passe en restant passif. Dès la scène 2 de l’acte I, nous avons vu que le peuple assiste au carnaval des aristocrates. La scène 5 de l’acte I, celle de la foire à Montolivet, présente des bourgeois qui parlent d’une émeute à Florence : « Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que fasse la jeunesse sous un gouvernement comme le nôtre ? ». Les deux phrases prônent l’inaction, on ne peut rien faire sous la tyrannie. Pourtant ce même bourgeois poursuit en expliquant que le peuple s’est laissé endormir par les fêtes et « un beau matin, ils se réveillent tout endormis des fumées de vin impérial, et ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des Pazzi. ». Pourtant cette indignation n’entraîne aucune révolte. Le bourgeois se retrouve spectateur d’une scène entre un officier allemand et des dames de la cour. La fête servira encore à endormir les révoltes éventuelles dans le dernier acte, pour le couronnement de Côme. D’une fête à une autre, rien ne change et Lorenzo ne sera pas parvenu à déranger cet ordonnancement. Le peuple est un « badaud », le mot est repris plusieurs fois, et dans la première scène de l’acte V, Ruccellai le qualifie ainsi : « Pauvre peuple ! quel badaud on fait de toi ! ». Car les Florentins regardent les bouleversements politiques comme un spectacle auquel on assiste sans y participer.

3. De Hamlet à Lorenzaccio le motif baroque du theatrum mundi Les deux pièces ont en commun de présenter une situation politique troublée. Un homme corrompu détient le pouvoir, l’oncle d’Hamlet dans un cas et le duc dans l’autre. Un jeune homme comprend la situation et veut agir pour rétablir l’ordre. Hamlet découvre que son oncle, devenu son beau-père a tué son père avant d’épouser sa mère. Cette situation

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rappelle un autre personnage de l’Antiquité : Oreste dont le père Agamemnon a été tué par sa femme Clytemnestre et son amant Egisthe. Si le nom d’Hamlet n’est pas cité dans Lorenzaccio, celui d’Oreste est nommé par Lorenzo lors de son monologue de l’acte IV : « Pourquoi l’as-tu tué ? (…) Pourquoi cela ? Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Egisthe ? » L’expression « le spectre de mon père » rappelle de toute évidence la trame d’Hamlet, puisque c’est le spectre du père d’Hamlet qui lui demande vengeance. D’autres parallèles peuvent être faits, en particulier pour le thème du theatrum mundi. Cette idée selon laquelle le monde est un théâtre est représentée concrètement par la représentation d’une pièce La souricière dans la tragédie d’Hamlet. Cette pièce est destinée à dévoiler le secret que cache Claudius, à savoir l’assassinat de son frère. Sur scène, les personnages deviennent donc spectateurs de cette autre pièce qui raconte le meurtre du père d’Hamlet. Cette mise en abyme brouille les repères entre réalité et jeu théâtral. L’illusion du spectacle vient éclairer la réalité du pouvoir en révélant la malhonnêteté du roi. Le même procédé de théâtre dans le théâtre est présent dans Lorenzaccio, avec moins d’évidence mais autant d’efficacité. Le carnaval du premier acte met le peuple en situation de spectateur devant la fête des aristocrates. Les déguisements du duc et de Lorenzo ne font que révéler leur impiété, comme le souligne la marquise dans le même acte. À cela, on peut ajouter que Lorenzo joue toujours un rôle devant des spectateurs. Dans la scène 4 de l’acte I, il feint le lâche et s’évanouit devant l’assemblée. Le duc rit à ce spectacle et Valori le prend en pitié. Hamlet et Lorenzo jouent donc des rôles dans chacune des pièces qui portent leur nom. Hamlet joue le fou et Lorenzo le débauché. Mais la même question se pose pour les deux personnages, jouent-ils encore un rôle ou sont-ils devenus ce qu’ils jouent ? Hamlet est-il fou ou feint-il la folie ? Lorenzo peut-il rester pur en participant aux débauches du duc ? Pour Hamlet, la question ne peut être tranchée aisément. Mais on peut analyser cette folie comme le symptôme d’un certain rapport au réel. S’il feint la folie, il joue un rôle pour passer pour un autre et donne à voir quelqu’un qu’il n’est pas. S’il est réellement fou, c’est soit parce que la réalité ne lui convient pas et qu’il préfère la fuir, soit que son extrême lucidité l’amène à la folie. Dans tous les cas, le décalage avec la réalité est marqué et l’apparence peut être trompeuse. Lorenzaccio développe aussi la thématique de la folie, à un moindre degré mais avec force tout de même. Lorenzo traite Brutus de fou lorsqu’il se trouve avec sa sœur et sa mère (II, 4). Or Brutus pourrait être l’exemple du justicier tyrannicide qui inspire Lorenzo. Dans son entretien avec Philippe, il nuance un peu son propos en disant : « Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il n’y ait pas laissé sa raison. ». Les deux interprétations d’Hamlet (est-il fou ou fait-il le fou ?) se retrouvent et amènent Musset à commettre une erreur dans l’Histoire romaine car Brutus a chassé Tarquin et ne l’a pas tué, le Brutus assassin étant celui qui a tué César. Cette confusion peut s’expliquer par la volonté de Musset de présenter l’assassin comme un homme qui y perd la raison, ce qui ramène à

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Hamlet. Par deux fois des personnages de la pièce de Musset qualifient Lorenzo de fou. Pazzi répond à Lorenzo qui lui annonce son intention d’assassiner le duc : « Tu es fou, drôle, va-t’en au diable. », et le cardinal veut mettre en garde le duc et lui décrit ainsi Lorenzo juste avant l’assassinat : « Ce qu’il y a d’effrayant, monseigneur, c’est qu’en passant sur la place pour venir ici, je l’ai vu de mes yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un fou. » La question posée ici peut être rapprochée des thèmes liés au theatrum mundi : le jeu que chacun joue dans le monde ne laisse-t-il pas une empreinte indélébile sur celui qui le joue ? Vouloir assassiner un tyran relève-t-il d’une folie jouée ou réelle ? Et peut-on ne faire que jouer la folie ? Enfin, les deux héros manient l’ironie et jouent, à leur manière, le rôle du bouffon en dévoilant des vérités sur le mode comique. Au roi qui demande à Hamlet où est Polonius, qu’Hamlet vient de tuer, ce dernier répond : « HAMLET : À souper. LE ROI : À souper ! Où donc ? HAMLET : Quelque part où il ne mange pas, mais où il est mangé : une certaine réunion de vers politiques est groupée autour de lui. ». Cette image pour dire la réalité du corps pourrissant dit la vérité de la condition humaine mais sur un ton désinvolte qui rappelle fortement celui employé par Lorenzo. On pourrait citer la réplique dans laquelle Lorenzo peint toute la corruption de Florence au jeune Tebaldeo. Il parle de la mort avec la même distance ironique : « Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé souvent de commettre par partie de plaisir des meurtres facétieux ? ». Cette figure de bouffon est par ailleurs illustrée par le rôle qu’il tient auprès du duc, l’amusant, le divertissant, en gardant un ton ironique.

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La puissance des mots 1. Une langue poétique En 1920, un drame lyrique est composé en quatre actes et onze tableaux par Ernest Moret (1871-1949). À sa sortie, dans le journal Le Gaulois, Louis Schneider se demande si Musset peut être adapté pour la scène musicale : « Comment exprimer par la phrase chantée la savoureuse tournure du style qu’emploie le poète exquis doublé d’un admirable prosateur ? »41 . L’expression du critique musical rend compte d’une double dimension de l’écriture de Musset. La pièce est écrite en prose mais le poète a su donner des allures poétiques à son texte. On peut remarquer en premier lieu le jeu des métaphores. Claude Duchet, cité dans votre édition à la page 32, parle de « la résille des images ». Cette métaphore traduit la fonction des images du texte : rassembler les

41. Cité par Hervé Lacombe dans Fortunes de Musset, Paris 2011.

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mots, fixer le sens, par les figures d’analogie. Lorenzo, à l’acte III, scène 3, traduit dans une image les positions opposées que Philippe et lui occupent dans la cité : « Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l’océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière ; du fond de votre solitude, vous trouviez l’océan magnifique sous le dais splendide des cieux ; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde ; vous étiez plein de confiance dans l’ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai plongé ; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j’en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre ; tandis que vous admiriez la surface, j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans. » La métaphore maritime est filée : « fanal », « océan », « les eaux », « chaque flot », « la sonde », « j’ai plongé », « cette mer houleuse », « les profondeurs », « naufrages ». L’image de l’océan permet d’opposer une surface plane à un abîme profond. La surface n’est que l’apparence du monde. Sa réalité ressemble à un gouffre. La métaphore dit aussi de manière poétique la beauté de cet idéal « sous le dais splendide des cieux » et l’aspect effrayant de la réalité qui produit des monstres (« Léviathans »), dans « les profondeurs » (cf. Chapitre 3. C sur la métaphore du monstre pour parler de la réalité derrière les apparences). Les images vont aussi permettre de dire qui sont les personnages. On voit par exemple que de nombreuses comparaisons et métaphores viennent enrichir le portrait de Lorenzo. La difficulté à dire qui l’on est, à cerner son identité, trouve ici à se dire dans ces images. Lorenzo est ainsi le lâche qui s’évanouit devant une épée, ce qui amène son oncle Bindo à le qualifier de « plus vil qu’un chien » (II, 4). De chien, il devient tigre quand il s’entraîne avec Scoronconcolo : « Tu y vas en vrai tigre ; mille millions de tonnerre, tu rugis comme une caverne pleine de panthères et de lions. » (III, 1). L’image du tigre est reprise par Lorenzo luimême : « De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? » (IV, 3). Mais ce fauve se sent aussi « pas plus gros qu’une puce » face au duc qui « est un sanglier » (III, 1). Chien, puce ou tigre, Lorenzo est tout cela à la fois sans qu’une identité puisse lui être assignée définitivement. La métaphore participe du lyrisme. Il s’agit de l’expression de sentiments personnels à la première personne avec des procédés expressifs tels que la métaphore ou l’emphase. On a souvent une image très figée du lyrisme chez les romantiques, proche de l’élégie plaintive qui traduit les souffrances du héros. Chez Musset, la plainte s’exprime avec une certaine fantaisie et même avec ironie. Quand Lorenzo s’adresse à la lune, avant le meurtre du duc, on pourrait s’attendre à une évocation lyrique comme Hugo pouvait en inventer (« C’était l’heure où le soir commence./ Je vis à l’horizon surgir la lune immense » dans L’art d’être grand-père). Mais on voit un homme qui s’adresse avec dédain à l’astre nocturne : « Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.) » (IV, 9). L’évocation poétique du soir viendra après la mort du duc : « Que la nuit est belle ! Que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie ! » puis « Que le vent du soir

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est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s’entrouvrent ! O nature magnifique, ô éternel repos ! » (IV, 11). On trouve là toutes les marques du lyrisme avec l’apostrophe, la ponctuation expressive, les phrases nominales pour dire la beauté de la nature. C’est pourtant un chant de mort comme le suggère l’expression « ô éternel repos ». L’oxymore « cœur navré de joie » exprime les sentiments troubles de Lorenzo à ce moment. Il est délivré de son acte mais c’est une fin en soi sans espoir de changement. Lorenzo s’adresse aussi au soleil. Quand il s’entraîne avec Scoronconcolo au début de l’acte III, il sait que le meurtre du duc est proche et il s’écrit : « O jour de Sang, jour de mes noces ! O soleil, soleil ! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! son sang t’enivrera. ». Lorenzo assimile l’assassinat du duc à un mariage, comme il l’avait fait en demandant à Tebaldeo de venir peindre pour ses noces. Cette dernière étreinte avec Alexandre sera comme un renversement des rôles puisque Lorenzo aura le dessus. À cette première métaphore, Musset associe le soleil et le sang sur un ton lyrique avec les « ô » et les exclamations. Le sang devient du vin dans une image christique très frappante. Les mots font donc surgir des images qui donnent à la pièce sa coloration particulière.

2. L’efficacité de la parole La question même du pouvoir des mots est posée par les personnages et par l’intrigue. Nous avons vu au chapitre 3.B que Philippe Strozzi déclarait souvent vouloir agir sans le faire pour autant. Une opposition s’instaure entre dire et faire42. Pour la marquise, « Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées, des actions. ». Il n’y a pas selon elle de séparation entre les mots et les actes. Les mots sont des actions. C’est ce que pense Philippe quand il commente l’usage du mot « république » : « (…) la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air. » (II, 1). Le mot implique une action. Pourtant Philippe est justement l’homme de l’inaction et toutes ses déclarations d’intention restent sans effet. De même la marquise pense à tort pouvoir persuader le duc de changer. Les mots n’ont pas l’efficacité qu’elle leur prête. A l’inverse le duc est un homme d’action qui agit plus qu’il ne parle. Il ne développe aucune théorie politique. On le voit s’intéresser aux chevaux, à la chasse. Pour séduire les femmes, il ne se perd pas en beaux discours. Il n’aime pas « les bavardes » comme il le dit à la scène 11 de l’acte IV, celle de l’assassinat. Il cherche à « éviter les conversations ». Chez lui, cependant, 42. Cet aspect a été étudié par Walter Moser dans un article intitulé « Lorenzaccio » : Le carnaval et le cardinal. In : Romantisme, 1978, n° 19. pp. 94-108, que vous pouvez trouver sur le site Persée (http://www.persee.fr/web/ guest/home).

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les mots peuvent devenir action parce qu’il détient le pouvoir, comme lorsqu’il donne à Bindo le titre d’ambassadeur demandé par Lorenzo. Il se contente d’un « Eh bien ! mon cher Bindo, voilà qui est dit. » (II, 4) Lorenzo, en perdant ses idéaux, a aussi perdu sa foi dans le pouvoir des mots. Il se moque du discours des républicains qui tourne à vide comme une toupie. Il le dit avec beaucoup d’ironie à Bindo dans la scène que l’on vient de citer : « Pas un mot ? pas un beau petit mot bien sonore ? Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d’un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie ; on rejette son bras gauche en arrière de manière à faire faire à son manteau des plis pleins d’une dignité tempérée par la grâce ; on lâche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s’échappe avec un murmure délicieux. ». La rhétorique, enseignée depuis l’Antiquité, est tournée en ridicule. Les beaux mots des républicains (on songe aux discours politiques que devait entendre Musset dans les banquets) n’ont aucune efficacité. Comme Hamlet qui s’écriait « Words, words, words », le héros s’exclame : « Ah les mots, les mots, les éternelles paroles ! (…) O bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! ô grand défonceur de portes ouvertes ! ô hommes sans bras ! ». Le terme de « bavardage » fait perdre aux mots leurs sens et leur puissance. L’image « hommes sans bras » sépare le dire du faire. Les mots ne peuvent pas agir. Lorenzo en fait le constat amer. L’action elle-même est remise en question. Le seul acte qui a lieu sur scène, le meurtre du duc, ne change pas la situation politique à Florence. Que reste-t-il ? L’expression lyrique des sentiments, l’évocation poétique de l’enfance, la campagne italienne. Les mots permettent d’évoquer des paysages intérieurs ou des lieux du souvenir. On accède ainsi à l’intériorité des personnages. Florence Naugrette évoque aussi le silence (p. 34) qui éclaire les personnages. Pour ce qui est de la cité, du collectif, les mots, s’ils n’agissent pas, permettent de poser les questions plus que d’y répondre. C’est sans doute pour cela que la pièce a une dimension intemporelle.

Éléments de réponse ��� Autour de Lorenzo, on trouve des objets qui renvoient à l’intrigue.

Pour la situation historique, en haut à gauche, le blason des Médicis, composé de six boules43 sur un bouclier ovale évoque la famille régnante. Le personnage de Lorenzo tient un livre à la main, rappel de son goût pour la littérature et de sa jeunesse studieuse. Derrière le livre, cachée comme le sont les intentions du héros, une dague, celle qui servira à l’assassinat du duc. On peut enfin se demander ce que représente le dragon en haut de l’affiche. Par sa proximité avec le blason des Médicis, on pense au duc. Mais le symbolisme de la représentation renvoie peut-être plus largement au pouvoir ou aux démons qui peuplent l’esprit du héros.

43. cf. note 2 p. 213 sur la confusion de Musset (entre les boules pour voter et les boules des armoiries)

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Toute la réflexion politique autour de Florence, les intrigues secondaires (les Strozzi et les Cibo) sont totalement absentes de l’affiche. ��� L’aspect pensif du héros et sa pose, désinvolte et comme à distance

des événements, donne certes une image de Lorenzo présente dans la pièce, celle d’un héros qui observe la situation avec ironie et cynisme mais elle renvoie aussi à l’esprit décadent, fin de siècle. La transgression des genres, avec une femme qui joue un homme efféminé, rappelle des thèmes chers aux décadents. Par son esthétique qui mêle les motifs floraux en fond et sur le costume du personnage, Mucha crée une œuvre dans le style de l’art nouveau qui actualise le personnage. C’est un Lorenzaccio fin XIXe que nous voyons bien plus qu’un homme de la Renaissance. Si le titre de l’œuvre est bien mentionné en haut de l’affiche, c’est le nom de la comédienne qui apparaît sur le côté gauche et sur le côté droit l’année de la représentation. Les courbes du corps et les drapés de la cape mettent en valeur la féminité du héros, peut-être devraiton dire de l’héroïne car c’est avant tout Sarah Bernhardt que l’on voit sur l’affiche. On a vu précédemment (chapitre 3, D) que Sarah Bernhardt avait ouvert la voie à une interprétation féminine du héros. Florence Naugrette cite une description de Renée Falconetti (p. 257) qui interpréta le rôle dans une mise en scène d’Armand Bour. C’est là encore la performance de l’actrice qui est mise en valeur mais des aspects plus sombres du personnage apparaissent. L’oxymore « pourriture héroïque » rend compte de la complexité et de l’ambiguïté du héros. La pièce a retrouvé une trame plus proche de celle voulue par Musset.

Conclusion La pièce de Musset a connu tardivement un véritable succès sur les planches. Lorenzaccio est aujourd’hui considéré comme le chef-d’œuvre de son auteur. La rencontre entre un sujet et un auteur, à un moment donné de l’Histoire, a permis la création d’une œuvre exceptionnelle. Les différentes mises en scène actuelles ne font que traduire ce que les critiques avaient déjà mis en évidence : la richesse des interprétations de la pièce. C’est aussi bien un drame individuel, celui d’un héros romantique tourmenté, à la personnalité double et mouvante, qu’une réflexion politique désabusée, empreinte du pessimisme de toute une génération, celle de la première moitié du XIXe siècle. Grâce à la langue poétique de Musset, la richesse des images, la diversité des personnages, les questions politiques dépassent largement le cadre historique dans lequel elles sont nées.

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La réflexion littéraire amenée par l’objet d’étude « Lire–Ecrire–Publier » est donc amplement illustrée dans Lorenzaccio. On connaît les sources d’inspiration de la pièce ce qui permet de mesurer le travail de Musset sur ce matériau. La contrainte que représente la censure à l’époque peut être considérée comme une source d’inspiration puisque le personnage de Lorenzo est sans doute plus riche de se retrouver au confluent de deux époques, la Renaissance et le XIXe siècle. Enfin la réception de l’œuvre se renouvelle à chacune de ses représentations dans le dialogue qui se noue entre le metteur en scène et le spectateur.

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Annexe : sitographie Sites internet que vous pouvez consulter Pour se familiariser avec l’auteur : site Musset http://www.musset-immortel.com/index.html Pour connaître les principales mises en scènes et distributions http://www.lesarchivesduspectacle.net/index.php?lbRecherche=3&Par ametre=Lorenzaccio&pbRechercher=Rechercher. Pour regarder des séquences vidéo de la pièce Site de l’Ina http://www.ina.fr/archivespourtous/index.php?vue=notice&id_ notice=CAB00038828 La Compañía Teatro Argentino de Cámara http://fr.youtube.com/watch?v=aDBybQk7WZ0&feature=related Mise en scène de Françoise Danell (Compagnie de Pierre Debauche) http://www.dailymotion.com/relevance/search/musset/video/x3836h_ lorenzaccio_shortfilms 쎱

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