Normalisation comptable internationale - EBSCOhost

Résumé. Cet article est une réponse des auteurs aux commentaires de leur article par Danjou et. Walton et Gélard et Pigé. Au plan méthodolo- gique, les ...
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Alain Burlaud et Bernard Colasse RÉPONSE AUX COMMENTAIRES SUR « NORMALISATION COMPTABLE INTERNATIONALE : LE RETOUR DU POLITIQUE ? » Article n’ayant pas suivi le processus d’évaluation de CCA – Accepté par Hervé Stolowy

Réponse aux commentaires sur « Normalisation comptable internationale : le retour du politique ? » Reply to the comments on « International accounting standardisation : is politics back ? » Alain BURLAUD* et Bernard COLASSE**

Résumé

Abstract

Cet article est une réponse des auteurs aux commentaires de leur article par Danjou et Walton et Gélard et Pigé. Au plan méthodologique, les auteurs contestent les positions positivistes de leurs contradicteurs et reprochent à ceux-ci une bonne dose d’approximations terminologiques dans leur critique. Au plan conceptuel, ils précisent le sens qu’ils donnent à la notion de légitimité et reviennent, pour

This article is an answer of the authors to the comments made by Danjou & Walton and Gélard & Pigé on their article. From a methodological point of view, the authors question the positivist positions of their opponents and reproach them terminological approximations in their critical review. From a conceptual point of view, they specify the meaning they give to the notion of legitimacy and come back, to study it

* Professeur titulaire de chaire, Conservatoire national des arts et métiers ** Professeur, Dauphine-Recherches en Management (DRM) – UMR n° 7088 (CNRS) Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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l’approfondir et la confirmer, sur leur caractérisation du cadre conceptuel de l’IASC/IASB. En conclusion, par référence à Suchman (1995), ils interprètent les commentaires de Danjou et Walton et de Gélard et Pigé comme les instruments d’une stratégie académique de défense et de restauration de la légitimité de l’IASB.

thoroughly and confirm it, on their characterisation of IASC-IASB’s conceptual framework. In conclusion, in reference to Suchman (1995), they interpret the comments of Danjou & Walton and Gélard & Pigé as the way and means of an academic strategy of defence and repairing of IASB’s legitimacy.

Mots-clés : Cadre conceptuel – IASB – Légitimité – Méthodologie de la recherche – Normes internationales de comptabilité – Régulation

KEYWORDS : CONCEPTUAL FRAMEWORK – IASB – INTERNATIONAL ACCOUNTING STANDARDS – LEGITIMACY – REGULATION

Correspondance :

Alain Burlaud Cnam-Intec 40, rue des Jeuneurs 75002 Paris [email protected]

Bernard Colasse Université Paris-Dauphine Place du maréchal de Lattre de Tassigny 75775 Paris CEDEX 16 [email protected]

Introduction Deux commentaires en forme d’articles de 40 000 caractères chacun en réponse à un article qui en faisait 60 000, c’est ce qui s’appelle faire un petit buzz ! Ce qui est plutôt rare pour un article publié dans CCA. L’un de ces commentaires est rédigé par un membre en exercice de l’IASB, Philippe Danjou, assisté en la circonstance par l’éditeur de World Accounting Report, Peter Walton ; l’autre par un ancien membre de l’IASB, Gilbert Gélard, et un universitaire, Benoit Pigé. Nous sommes évidemment à la fois surpris et ravis par le « succès » de notre article et d’autant plus que ces deux commentaires, via deux de leurs auteurs, émanent de la même source, l’IASB lui-même. Nous allons cependant essayer d’être plus brefs que nos commentateurs. Que disons-nous dans notre article ? Premièrement, que la légitimité de l’IASC/IASB est une légitimité construite sur des fondations procédurales et substantielles fragiles. Deuxièmement, que la crise a mis clairement en évidence la fragilité de ces fondations. Troisièmement, que les organisations politiques semblent avoir pris conscience de cette fragilité. Nous sommes donc amenés à poser la question d’un possible retour du politique dans la normalisation comptable internationale. Mais cette question du retour possible du politique, qui fait le titre interrogatif de notre article, nous ne la tranchons pas. De ce point de vue, les § 1 et 2 du commentaire de Philippe Danjou et Peter Walton (Danjou et Walton dans le reste de cet article) sont intéressants car ils y apportent une réponse et tendent à Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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montrer que la prise de conscience des faiblesses de l’IASC/IASB par les organisations politiques n’est qu’un feu de paille, éventualité que nous mentionnons d’ailleurs à la fin de la conclusion de notre article, et que l’IASB sort de la crise plutôt renforcé. Soit, pourquoi pas ? Leur commentaire aurait pu s’arrêter là et n’aurait appelé aucune réponse de notre part ; mais, de même que celui de Gilbert Gélard et Benoit Pigé (Gélard et Pigé dans le reste de cet article), ce commentaire est accompagné de critiques de notre méthodologie et de notre conceptualisation qui, elles, appellent une réponse.

1.

De la méthodologie de notre article

Les deux commentaires de nos contradicteurs visent, tout au moins partiellement, à minimiser la portée de notre article en contestant sa méthodologie. Ils sont de deux ordres : • en invoquant un recours insuffisant à la littérature académique, ils mettent en cause la valeur scientifique de l’article et la crédibilité de la démonstration ; • en opérant des glissements de sens de certains mots, ils nous font parfois dire ce que nous n’avons ni dit ni pensé. Ces arguments méritent une réponse dans la mesure où ils se retrouvent régulièrement dans les débats académiques et posent donc une question d’ordre général.

1.1.

Du rôle des références dans un article

Danjou et Walton, sous une forme ou une autre, nous reprochent de ne pas étayer systématiquement nos propositions par des références1. Ce reproche, réitéré, laisse à penser qu’il s’agirait d’une faiblesse majeure de notre article et que cela amoindrirait sa portée, avis que nous ne partageons évidemment pas et que ne partageaient pas non plus ceux qui l’ont évalué avant sa publication. Mais cet avis a au moins le mérite d’ouvrir un débat d’une certaine importance sur la méthodologie de la recherche : pour être pleinement « scientifique », un article doit-il exclure toute proposition qui ne serait pas fondée sur la littérature ou, plus précisément et de façon plus restrictive, sur une publication dans une revue académique à comité de lecture ? Tout d’abord, disons qu’il ne faut pas confondre le fond et le support. Par exemple, l’influence énorme de Pierre Bourdieu, Michel Foucault2, Michel Crozier ou Raymond Aron, pour ne citer que quelques auteurs souvent cités dans la littérature scientifique, y compris dans la littérature comptable (voir Gendron et Becker, 2001), résulte de la publication d’ouvrages qui ne sont donc pas évalués avant publication par des pairs, et non d’articles scientifiques au sens académique du terme. Ces auteurs par ailleurs n’éprouvent pas le besoin de s’abriter, pour la moindre de leurs propositions, derrière l’autorité de la littérature. Nous n’avons évidemment aucunement la prétention ou l’outrecuidance de nous comparer à ces auteurs mais nous souhaitons que la recherche puisse s’affranchir des critères d’évaluation des agences de type AERES qui sont essentiellement des outils de contractualisation entre la tutelle (en France le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche) et les établissements ou des outils de gestion des carrières des enseignants-chercheurs.

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L’argument consistant à reprocher l’absence de références est évidemment recevable si l’auteur omet de citer une source, auquel cas il s’agit de plagiat. De même, il peut être important de renvoyer le lecteur à un débat ayant fait date. La référence peut aussi être, bien évidemment, un élément sinon de preuve du moins de justification. Cela montre que par des cheminements différents, des auteurs arrivent à la même conclusion et, de ce fait, on donne ainsi plus de force à cette conclusion. En revanche, l’autoréférence et, a fortiori, l’autocitation ne peuvent en aucun cas être considérées comme des éléments de preuve. Notons que Danjou et Walton, de même que Gélard et Pigé, y recourent plusieurs fois pour donner de la force à leurs propos. Cela ne prouve évidemment rien de plus qu’une affirmation pure et simple et démontre seulement que l’auteur qui se cite n’a pas changé d’avis ! Le seul cas où l’autoréférence est admissible est lorsqu’elle permet un raccourci : « Je ne développe pas tel point car je l’ai déjà traité dans tel article ou tel ouvrage… » Toujours en ce qui concerne l’usage des références et des citations, elles sont souvent utilisées comme arguments d’autorité et nos contradicteurs ne se privent pas d’un tel usage qui relève de la rhétorique la plus pure. Ainsi, Danjou et Walton (§ 1) fondent la légitimité de l’IASB sur le fait que d’éminentes personnalités, en l’occurrence Paul Volcker et Tomaso Padoa-Schioppa, aient accepté de présider les trustees. Quand à Gélard et Pigé, pour légitimer l’IASB, ils ont recours in fine à la célèbre citation, ô combien usée, de Churchill sur la démocratie (« La démocratie, c’est le plus mauvais des systèmes à l’exception de tous les autres ») ; cette assimilation de l’IASB à la démocratie peut paraître un peu osée eu égard aux différentes critiques que l’on peut adresser à son fonctionnement. On voit ici les limites de ce genre d’arguments, heureusement peu habituels dans les revues académiques. La critique qui nous est faite ouvre un second débat : quelle est la place de l’intuition dans un travail de recherche ? Nous considérons en effet qu’elle est un mode d’accès à la connaissance. Certes, cette connaissance par intuition n’acquiert pas automatiquement un statut scientifique. Elle est selon nous le point de départ d’un travail de conceptualisation et de démonstration. Si nous avions, comme nos contradicteurs, le goût des arguments d’autorité nous citerions, à l’appui de ce point de vue épistémologique : • Henri Poincaré (1908) : « Deviner avant de démontrer ! Ai-je besoin de rappeler que c’est ainsi que se sont faites toutes les découvertes importantes ? » ; et, pour faire bonne mesure ; • Albert Einstein (2009) : « Aucun chemin logique ne mène à des lois élémentaires : seule l’intuition s’appuyant sur le sentiment de l’expérience y conduit. » Disons simplement que nous revendiquons donc la possibilité de partir d’une intuition pour mener un travail de recherche, et même d’exprimer une opinion qui, bien sûr, doit être argumentée et offerte au débat. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons accepté, à la demande des rédacteurs en chef de CCA, de répondre à nos contradicteurs. À défaut de s’ouvrir à l’intuition, la recherche s’enferme dans le cycle des références et débouche sur le conformisme alors qu’elle a besoin de ruptures. Au-delà de ce qui vient d’être dit, la critique qui nous est adressée pose aussi la question des choix méthodologiques en matière de recherche comptable. Implicitement, Danjou et Walton privilégient le positivisme qui, effectivement, laisse moins de place à l’intuition. Mais, quant à nous, nous rattachons la recherche comptable aux sciences de l’homme et de la société et nous faisons appel à des approches constructivistes ou interprétatives. Ce point de vue est d’ailleurs partagé par Gélard et Pigé (§ 2.2.). Cependant, nous ne considérons pas qu’il y a une hiérarchie entre approches méthodologiques et qu’il faille en exclure par principe. Bien au contraire, nous considérons qu’elles sont complémentaires et que leur pertinence est fonction du sujet et du contexte. Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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1.2.

Du choix des mots dans une démarche scientifique

Le glissement de sens de certains mots est une chose normale, inévitable, propre à la communication qu’elle soit écrite ou orale. Mais nous considérons que la dose d’approximation doit être réduite au minimum dans un travail à caractère scientifique même si une part d’ambiguïté incompressible est le propre de toute pensée dans les « sciences subtiles » (par opposition aux sciences dures) que sont les sciences de l’homme et de la société. Passons en revue quelques-uns des glissements de sens dont nos contradicteurs sont les auteurs et qui sont les supports de leur critique, glissements de sens qui dénaturent notre propos. UN RITUEL N’EST PAS UN SIMULACRE Gélard et Pigé écrivent (§ 1.2.) : « Passons sur l’emploi du mot “rituel” qui pourrait laisser croire que le due process n’est qu’un simulacre où la forme l’emporterait sur le fond […] » Nous avons effectivement qualifié le due process de « procédure rituelle destinée à rendre transparente l’ élaboration des normes ». Mais le mot « rituel » n’a, dans notre esprit, aucune connotation péjorative et n’a rien à voir avec un simulacre qui suppose l’intention de tromper, ce que nous n’avons jamais dit. Ainsi, dans la liturgie catholique, le rituel est le recueil qui contient les rites des sacrements et il ne viendrait à l’idée d’aucun catholique de dire que ce livre est celui des simulacres. Le rituel évoqué ici est l’un des trois piliers de la légitimité de l’IASC/IASB. Il est censé garantir la transparence de la démarche du normalisateur, ce qui n’exclut pas que nous lui reconnaissions des limites. AVOIR LE MÊME ÉPISTÉMÈ NE RELÈVE PAS DU COMPLOT Un peu plus loin, Gélard et Pigé (toujours § 1.2. de leur texte) écrivent que nous tentons de « discréditer l’aspect collégial des délibérations et des décisions en arguant d’une “subtile complicité intellectuelle” confinant au complot ». Bigre ! Voyons comment un dictionnaire de langue faisant référence définit le mot complicité : « Participation à une action répréhensible, prend aussi, plus souvent que complice, le sens d’accord profond, tacite, entre deux êtres, connoté favorablement. » (Rey, 2000, p. 492). Dans notre esprit, une « subtile complicité intellectuelle » n’avait évidemment rien à voir avec la complicité de crime ou délit ! Notre critique de l’indépendance de l’IASB ne porte pas, soulignons-le, sur l’indépendance individuelle de ses membres et encore moins sur leur probité et, en particulier, sur l’indépendance et la probité de nos deux commentateurs membre et ancien membre de l’IASB3. Nous disons simplement, à la suite des sociologues, qu’il ne suffit pas, comme semblent le croire Gélard et Pigé, de mettre ensemble des individus dotés d’une forte personnalité et d’une probité à toute épreuve pour que le collectif qu’ils forment soit effectivement indépendant. Ils peuvent en effet, de par leur curriculum et leur expérience, être unis, comme nous le disons, par « une subtile complicité intellectuelle », par le même épistémè au sens de Foucault, dont ils ne sont pas conscients individuellement et qui les dépasse ; cela ne relève évidemment pas du complot ou de l’inféodation à des intérêts particuliers comme Gélard et Pigé pensent que nous le supposerions (§ 1.2.). Si nous n’apportons pas d’éléments probants à la thèse d’une complicité coupable, c’est qu’elle n’est tout simplement pas nôtre. Nous aurions aussi pu développer notre point de vue, celui de la complicité intellectuelle, à partir des concepts d’encastrement (embeddedness) relationnel et d’encastrement structural développés par Granovetter (19854). Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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LA POLYSÉMIE CULTURELLE DE L’EXPRESSION JUSTE VALEUR La difficulté du choix des mots ou des expressions est particulièrement bien illustrée par la traduction de fair value. Nous apprenons de Gélard et Pigé, par le biais d’une autocitation du premier, les intéressantes difficultés de cette traduction qui donne une valeur « réelle » en néerlandais, « raisonnable » en espagnol ou « actuelle attribuable » en allemand (§ 1.3.). Ceci démontre que l’assimilation que nous avons faite entre « juste » et « justice » ne traduit peut-être pas la pensée du normalisateur ou pourrait illustrer l’ambiguïté du concept. Ainsi, fair et « juste » ont en commun une connotation positive que n’ont pas les trois autres traductions citées ci-dessus. LA PLACE DE LA RHÉTORIQUE DANS UN ARTICLE ACADÉMIQUE Danjou et Walton concluent leur commentaire par : « Nous regrettons que l’article de Burlaud et Colasse ressemble d’avantage à un exercice de rhétorique anti-IASB qu’à une évaluation sérieuse de sa légitimité. […] Burlaud et Colasse semblent principalement critiquer l’IASB […] au motif qu’il est un organisme de normalisation de type anglo-saxon. » Cette phrase contient deux idées : • nous serions hostiles à l’IASB parce qu’il s’agit d’un organisme de type anglo-saxon ; • notre article ne serait finalement qu’un exercice de rhétorique. Ces deux idées visent, en réalité, à réfuter le caractère scientifique de notre démarche. Le premier de ces deux arguments est aussi peu fondé qu’inacceptable. Nous n’avons jamais fait de la lutte contre ce qui serait d’inspiration anglo-saxonne un cheval de bataille ; ce serait stupide, indigne et improductif. Le vrai et seul débat ici est de savoir quels intérêts la comptabilité doit servir. Prioritairement les investisseurs ? C’est ce que nous contestons. Cela renvoie à un débat politique sur la vision que l’on a de l’entreprise (institution ou nœud de contrats ?) et de son rôle dans la société qui n’oppose en rien un monde anglo-saxon à un autre monde. L’un d’entre nous, dans un débat avec Raffournier (2011), s’est d’ailleurs expliqué sur ce point dans cette même revue (Colasse, 2011). Le second argument ne peut être réfuté sans que l’on sache de quoi on parle quand on parle de rhétorique. Auroux (1998, p. 2274) la décrit soit comme un art, c’est-à-dire une technique utilitaire ou une création artistique, soit comme la théorie de cet art. Notre article présente une histoire raisonnée de la façon dont l’IASC/IASB a géré sa légitimité tout comme le fait de façon plus ou moins explicite ou consciente n’importe quel organisme de normalisation ou, plus généralement, toute organisation ayant un impact sur la société (voir Suchman 1995). C’est ainsi que l’IASC/IASB a d’abord légitimé sa production normative (1) par la procédure qui gère le consensus autour des meilleures pratiques, puis (2) par un cadre conceptuel qui garantit la cohérence de ces normes et en légitime la substance et enfin (3) par le soutien de l’Europe pour donner à ces normes une légitimité politique. Une démarche réflexive nous conduit à contester la robustesse des trois piliers de la légitimité de l’action de l’IASC/IASB. Plus précisément, ici, la faiblesse du cadre conceptuel, centré sur les besoins des investisseurs, nécessite de la part du normalisateur ce que nous avons appelé une « rhétorique palliative », c’est-à-dire un discours ayant vocation à démontrer l’universalisme des besoins satisfaits par les IFRS et des valeurs qu’elles incarnent : neutralité (absence d’intention), image fidèle (existence d’une réalité objective), transparence (démocratie des marchés) et juste valeur (la valeur de marché est la synthèse de toutes les préférences). Si nous qualifions cette rhétorique de palliative, c’est parce Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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qu’elle vient au secours d’un cadre conceptuel qui est, de notre point de vue, fondamentalement discutable, et sans apporter un remède de fond. Nous utilisons le mot rhétorique dans le sens de technique utilitaire visant à convaincre. Elle n’est pas en soi morale ou immorale, scientifique ou non. Il s’agit d’un outil qui peut être mis au service de toutes les causes même si, dans le langage courant, il a pu prendre un sens péjoratif. En résumé, les remarques à caractère méthodologique de nos commentateurs posent la question de fond des attributs d’un article à caractère scientifique à travers deux de ces attributs : la revue de la littérature et le choix des mots. Nous ne disons évidemment pas que la revue de la littérature est inutile mais nous pensons qu’elle ne peut être, outre la collecte des faits, la seule source d’inspiration. L’intuition a sa place dans les processus de production d’une pensée originale et appelle évidemment ensuite une validation théorique ou expérimentale. Quant à la nature de la littérature utilisée, tenons-nous en au fond, à ses qualités intrinsèques et non à la qualité supposée du support de publication. En forçant le trait, la force des arguments tirés de la littérature n’est pas proportionnelle au nombre d’étoiles de la revue citée ! Quant au choix des mots, il est évidemment essentiel, notamment dans les sciences de l’homme et de la société, car ils ont de l’épaisseur, ils ont un contenu émotionnel, ils sont souvent ambigus, ils peuvent nous trahir. Afin que la rhétorique, au sens d’art de convaincre, reste rigoureuse, les mots doivent être définis avec précision, directement ou par leur contexte, et ne peuvent être détournés du sens que leur donne l’auteur pour contester sa démonstration.

2.

De notre conceptualisation

Les critiques conceptuelles qui nous sont faites tournent autour de l’usage que nous faisons du concept de légitimité et de l’interprétation que nous donnons de certaines notions véhiculées par le cadre conceptuel de l’IASC/IASB.

2.1.

À propos de l’usage que nous faisons du concept de légitimité

Nous allons d’abord préciser le concept de légitimité avant de voir comment il permet de répondre à la question de la source des normes comptables. 2.1.1.

LE CONCEPT DE LÉGITIMITÉ

Danjou et Walton sont « étonnés de constater que les auteurs (Burlaud et Colasse) n’ont pas fourni de référence de recherche à l’appui du postulat sur lequel se fonde leur article, à savoir qu’il y aurait trois notions de légitimité, celles de la légitimité politique, de la légitimité procédurale et de la légitimité substantielle. » (§ 3) Il est vrai que Max Weber (1971), s’interrogeant sur les sources de la légitimité du pouvoir justifiant l’obéissance qui lui est due, en distingue trois : le charisme, la tradition et la loi. L’article « légitimité » de l’Encyclopaedia Universalis distingue également trois sources de légitimité, légèrement différentes : la religion (théocratie), la raison (origine consensuelle du pouvoir, démocratie) et l’ancienneté (monarchie héréditaire). Mais ces typologies ne sont pas exclusives d’autres. On peut ainsi rapprocher la légitimité d’autres concepts tels celui de loi. Les deux mots ont d’ailleurs Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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la même étymologie : lex. Est alors légitime, ce qui est légal. On peut aussi faire le rapprochement avec la morale ; dans ce cas, peut être considéré comme légitime ce qui respecte le contrat social. Ainsi, la Résistance était illégale au regard des lois de Vichy mais légitime : « La loi décide du légal, mais pas du juste. […] La légitimité juge la loi elle-même. Le légal peut ainsi se trouver légitime ou bien illégitime. […] La légitimité est ainsi la limitation morale de la politique » (Auroux, 1998, p. 1-459). Plus proches de nos préoccupations, Hoarau et Teller (2007) distinguent, à propos de l’IASB, la légitimité politique et la légitimité technico-rationnelle. Nos commentateurs ne nient pas le caractère politique de la normalisation comptable (cf. Danjou et Walton, § 2). Dès lors, il est logique que la question de la légitimité du normalisateur qui produit la « loi » soit posée. La typologie des sources (et non des notions) de légitimité que nous avons mobilisée se fonde sur le mode de fonctionnement observé de l’IASC/IASB sans emprunter les cadres classiques évoqués ci-dessus mais sans pour autant s’y opposer. Le normalisateur aurait pu n’être qu’un groupe d’experts bénévoles produisant des normes qui se seraient peut-être imposées grâce à la seule notoriété et compétence de ces experts. Mais ce n’était peut-être pas réaliste et ce ne fut pas le mode de fonctionnement retenu. Dès sa création, l’IASC a procédé par « exposés-sondages » afin de légitimer son pouvoir par une recherche de consensus. C’est ce que nous avons appelé la légitimité procédurale. Puis, en 1989, l’IASC s’est doté d’un cadre conceptuel afin d’expliciter la théorie sous-jacente de ses normes et leur donner la cohérence nécessaire à une conception principles based de la normalisation comptable. C’est ce que nous avons appelé la légitimité substantielle, fondée sur la raison. Enfin, en 2002, l’Union européenne adopta les IFRS, donnant ainsi à l’IASB « un important soutien politique » (Danjou et Walton, § 1). C’est bien ce que nous disons aussi et c’est ce que nous avons appelé la légitimité politique qu’acquiert ainsi l’IASB dont les normes ont désormais force de loi. Mais, à la suite de la crise de 2008 et des critiques sévères émises par le G20, le soutien politique se fera sans doute plus exigeant. Ainsi, la réunion de l’ECOFIN de juillet 2008, citée par Danjou et Walton (§ 2), conclut que : « le nouvel examen de la constitution de l’IASB offre une importante occasion d’y apporter des modifications afin d’améliorer la légitimité et l’acceptabilité des normes comptables internationales […]. L’IASB doit acquérir une plus grande transparence et améliorer la légitimité de ses processus d’ établissement de normes et de choix de ses sujets de travail. » Le moins que l’on puisse dire est que le soutien politique en question est un soutien très critique et conditionnel ! Nous n’avons donc jamais dit « que l’IASB n’a (vait) aucune légitimité pour édicter des normes comptables internationales. » (Gélard et Pigé, § 1) Nous montrons simplement comment cette légitimité s’est construite par étapes et qu’elle repose sur des bases fragiles et contestables. 2.1.2.

LE CONFLIT ENTRE RÉGULATION PAR LES ÉTATS ET RÉGULATION PAR LES ORGANISATIONS PROFESSIONNELLES

Personne ne conteste que la comptabilité ou, plus généralement, la production d’information financière a besoin d’être normalisée. Il s’agit d’un « bien commun » ayant de très fortes externalités. La seule question est de savoir qui aura ce pouvoir réglementaire : la profession ou les pouvoirs publics ? Ou, encore, un organisme censé être indépendant et de la profession et des pouvoirs publics tel l’IASB ? Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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Les arguments de Danjou et Walton sont nettement en faveur d’une normalisation par la profession, invoquant une tradition anglo-saxonne. « Le monde anglo-saxon n’a pas pour habitude de penser que les spécifications techniques devraient être fixées par les politiciens » (Danjou et Walton, § 3). La normalisation est donc une affaire de techniciens, eux seuls ayant la compétence requise. C’est évidemment en partie vrai mais aussi en partie inacceptable. Peut-on confier la sécurité nucléaire à l’industrie nucléaire ? Peut-on confier la sécurité alimentaire à l’industrie agro-alimentaire ? Et que dire des laboratoires pharmaceutiques ? On ne peut répondre à ces questions sans poser immédiatement celle des conflits d’intérêts. Par ailleurs, il n’est pas certain que le « monde anglo-saxon » soit aussi homogène que cela. Les événements peuvent conduire à une grande méfiance à l’égard de la self-regulation comme l’illustre la loi Sarbanes-Oxley votée en 2002 après l’affaire Enron. Ainsi, le contrôle sur la production de normes techniques peut être assuré aux États-Unis par les pouvoirs publics ou une émanation de ces derniers. En matière d’audit, la loi Sarbanes-Oxley a créé le Public Company Accounting Oversight Board (PCAOB) dont les membres sont nommés par la Securities and Exchange Commission (SEC) et dont l’une des missions est de produire ou de valider l’ensemble des normes encadrant la pratique de l’audit légal. Et, en matière de normalisation comptable, il convient de rappeler que le FASB agit sur délégation et sous le contrôle de la SEC. Mais le contrôle peut aussi être assuré par un organe de surveillance indépendant dont se dote le normalisateur privé. C’est ainsi que l’International Federation of Accountants (IFAC) a introduit dans ses statuts la création du Public Interest Oversight Board (PIOB) en 2005 et au sujet duquel son président, Stavros Thomadakis déclarait : « The PIOB was conceived as a body made up of people who were not accounting professionals or practitioners but had a public interest record and a capacity to understand the issues of public interest in the formulation of accounting standards5. » Dans le cas de l’IFAC, la crise de légitimité a été gérée en introduisant dans le processus de normalisation une représentation de la société civile qui en assure le contrôle. En ce qui concerne la Grande-Bretagne, la profession a certes une grande autonomie mais elle la tient d’une charte royale (d’où le nom : chartered accountant) par laquelle la puissance publique délègue à l’organisation professionnelle une partie de son autorité, délégation qui pourrait d’ailleurs être remise en cause, en théorie du moins. La compétence technique n’est donc pas suspecte mais elle est insuffisante. Gélard et Pigé vont plus loin dans la contestation du rôle des pouvoirs publics dans le domaine de la normalisation comptable. Ce n’est plus seulement par pragmatisme, parce que les compétences techniques seraient exclusivement du côté des professionnels, mais parce que la comptabilité internationale est fondée sur l’économie et non le droit et que, par conséquent, « les acteurs économiques ont une légitimité politique à vouloir normaliser la comptabilité pour rendre plus fidèles les représentations des phénomènes économiques. » (Gélard et Pigé, § 1.1) Tout d’abord, si la publication d’informations financières a bien évidemment une dimension économique, c’est aussi un acte juridique avec, le cas échéant, des conséquences pénales. L’État, ayant le monopole de la force légale et donc le pouvoir de sanctionner ceux qui ne respectent pas les normes, ne peut être privé d’un droit de regard sur la production de ces normes. Par ailleurs, il est plus à même que quiconque de coordonner une représentation équilibrée des parties prenantes comme l’expliquent Gélard et Pigé (cf. § 1.2) en évoquant l’introduction dans le reporting de diverses parties prenantes avec les aspects environnementaux et Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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sociétaux et une réduction du coût de la participation de ces parties prenantes dans le processus de normalisation. Par ailleurs, notre critique du due process s’appuie sur des travaux de recherche récents et notamment sur ceux de Noël et al. (2010), cités par Gélard et Pigé, et aussi sur la thèse, soutenue au CNAM, par Le Manh (2009). Le simple témoignage d’un membre de l’IASB, en l’occurrence celui de Gélard, ne peut suffire à invalider ces travaux quelle que soit la qualité de son auteur et, surtout s’il est spontané, n’est ni un gage de vérité, ni un gage de scientificité. Ces travaux (Noël et al., 2010 ; Le Manh, 2009) montrent en particulier une très inégale participation des diverses parties prenantes dans le due process. Gélard et Pigé expliquent cette inégale participation par le fait que certaines parties prenantes ont un intérêt plus fort que les autres. Cela est sans doute vrai mais on peut penser qu’elles ont également, deuxième explication que nous avons faite nôtre, des moyens financiers et intellectuels plus importants que les autres ; il est fortement probable que des parties prenantes qui ont un intérêt fort dans la normalisation internationale n’y participent pas faute de moyens. Certes, la légitimité politique n’entraîne pas ipso facto une prise en compte satisfaisante de l’intérêt public comme le soulignent Gélard et Pigé (cf. § 1.1) mais les pouvoirs publics sont a priori mieux à même de le faire qu’une profession produisant ses propres règles en considérant qu’elles sont opposables au public en général et pas uniquement à ses propres membres. En résumé, ce que nous disons de l’évolution des pratiques de l’IASC/IASB montre les limites de la self-regulation et la légitimité de la puissance publique à intervenir dans la normalisation comptable. Le poids de cette intervention peut cependant varier en fonction des circonstances. Mais les grandes options relatives aux finalités de la comptabilité, qui sont traitées dans le cadre conceptuel et qui ont des conséquences sur l’ensemble de la société, ne peuvent être tranchées par les seuls spécialistes du domaine.

2.2.

À propos de notre caractérisation du cadre de l’IASC/IASB

La critique de nos lecteurs a trait d’une part aux fondements théoriques que nous considérons être ceux du cadre conceptuel de l’IASC/IASB et, d’autre part, à notre interprétation de certains mots utilisés dans ce cadre conceptuel. 2.2.1.

DES FONDEMENTS QUE NOUS ATTRIBUONS AU CADRE CONCEPTUEL DE L’IASC/IASB

Selon Danjou et Walton (§ 4 de leur commentaire), « il est extrêmement peu probable que la théorie de l’agence ou celle du marché efficient ait eu une influence sur le cadre conceptuel initial. En 1973, le Tueblood Committee est à l’origine des propositions pour le cadre conceptuel (AICPA 1973), les sources de la théorie du marché efficient proviennent de Fama (1965-1970), et il semble improbable qu’au cours de ce laps de temps, une analyse universitaire dans le domaine des finances ait été transposée dans le domaine de la comptabilité. Il en va de même de la théorie de l’agence : elle a été évoquée, d’abord, dans Jensen et Meckling (1976) et n’a pu exercer aucune influence. » Les historiens des sciences et des techniques nous ont appris combien il était difficile de dater l’émergence d’un concept ou d’une théorie et, encore plus, d’en attribuer précisément la paternité Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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à quelqu’un. En se livrant à ce genre d’exercice, Danjou et Walton ont donc pris quelques risques. On pourrait par exemple leur faire remarquer que l’on trouve déjà la notion d’efficience chez Pareto et que la théorie de l’agence n’est que la version économique de la vieille théorie juridique du mandat (le principal est le mandant et l’agent est le mandataire). L’utilisation des concepts que nous venons d’évoquer ne commence donc, dans l’histoire de la pensée économique, ni avec Fama, ni avec Jensen et Meckling. Mais il n’est pas besoin de recourir à l’histoire de la pensée économique pour identifier les fondements théoriques du cadre conceptuel de l’IASC-IASB ; il suffit de le lire. Dans son article 9 est dressée une longue liste de ceux censés avoir droit à l’information produite par les entreprises, liste qui évoque la théorie de l’agence généralisée ou la théorie des parties prenantes mais qui les évoque seulement ; en effet, dans son article 10, ce cadre conceptuel assimile les besoins de ces diverses parties prenantes (stakeholders) aux seuls besoins d’information des investisseurs (stockholders), ce qui nous ramène à la version la plus simple, pour ne pas dire la plus simpliste, de la théorie de l’agence, celle effectivement de Jensen et Meckling qui fait des dirigeants de l’entreprise les agents ou régisseurs contractuels des investisseurs, leurs stewards. Si cette référence à la théorie de l’agence n’est pas explicite dans le cadre de 1989, elle l’est par contre dans un document préparatoire de sa révision par l’IASB et le FASB : « La relation entre les dirigeants d’une entreprise et ses propriétaires est de même nature que celle d’un agent (le manager) qui agit pour le compte d’un principal (actionnaires ou autres propriétaires) » (IASB 2006, p. 40). Dès lors qu’il s’agit de satisfaire les besoins d’information des investisseurs, la référence à la théorie des marchés efficients devient évidente ; c’est en effet en satisfaisant les besoins d’information des investisseurs, en leur permettant de prendre des décisions avisées d’achat, de vente ou de garde de leurs titres que la comptabilité contribuera à l’efficience des marchés. À quoi serviraient des normes comptables destinées aux investisseurs si elles n’avaient pas pour objectif de contribuer à l’efficience des marchés ? Et c’est bien dans la théorie des marchés efficients que l’on trouve le fondement du recours comptable à la juste valeur entendue comme valeur de marché6. 2.2.2.

DE NOTRE INTERPRÉTATION DES MOTS NEUTRALITÉ, FIDÉLITÉ ET TRANSPARENCE TELS QU’ILS SONT UTILISÉS PAR L’IASC/IASB

Dans la section 2 de leur commentaire, Gélard et Pigé nous reprochent d’une part, d’appuyer notre analyse exclusivement sur le cadre de 1989 et d’ignorer ses amendements récents et, d’autre part, de privilégier dans notre critique de ce cadre des termes « qui ne sont pas nécessairement ceux mis en avant par l’IASB ». En ce qui concerne leur première critique, bornons-nous à dire que lorsque nous avons rédigé notre article, le nouveau cadre, élaboré en collaboration avec le FASB, n’était encore qu’à l’état de projet et il n’est d’ailleurs toujours pas achevé. Ajoutons que, dans ses parties achevées, ce nouveau cadre n’apparaît pas comme très novateur par rapport à celui de 1989 ; il donne en particulier toujours la primauté aux apporteurs de capitaux. En ce qui concerne leur deuxième critique, elle a trait à notre définition ou à notre interprétation des termes neutralité, fidélité et transparence ; elle ouvre des discussions épistémologiques importantes et délicates que nous ne ferons ici qu’effleurer. Comptabilité – Contrôle – Audit / Tome 17 – Volume 3 – Décembre 2011 (p. 115 à 128)

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Vous avez dit « neutre » ? Par rapport à qui ? Il semble bien tout d’abord que notre interprétation de la notion de neutralité ne se situe pas au même niveau que l’interprétation qu’en donnent Gélard et Pigé et l’IASB. Pour nous, une information est neutre dès lors qu’elle n’avantage aucune des parties prenantes et c’est la raison pour laquelle nous disons que, dans la mesure où les normes internationales sont conçues en fonction des intérêts des investisseurs, elles ne peuvent être dites neutres. Pour Gélard et Pigé ainsi que pour l’IASB qui, idéologiquement, considèrent comme « naturel » que l’information comptable soit destinée aux investisseurs et se soucient des autres parties prenantes comme d’une guigne, une information est neutre dès lors qu’elle ne les fait pas se comporter dans un sens qui leur serait défavorable et ne porte donc pas atteinte à leurs intérêts propres. Mais, et c’est ce que nous soutenons, une information neutre du point de vue des investisseurs peut ne pas l’être du point de vue des autres parties prenantes, en particulier si elle vise à répondre aux seuls besoins des investisseurs.

Vous avez dit « fidèle » ? Á qui, à quoi ? La notion de fidélité ou d’image fidèle a fait couler beaucoup d’encre, et d’autant plus qu’elle a, comme la notion de juste valeur, une polysémie culturelle que révèlent ses traductions nationales. Disons pour simplifier que, d’un point de vue philosophique, il existe deux conceptions principales de la fidélité, qualifiées respectivement d’objectiviste et de subjectiviste selon le rôle qu’elles accordent à l’objet représenté et à l’acteur de la représentation, c’est-à-dire au sujet. Dans la conception objectiviste, il existe une réalité en soi, un objet préexistant à la représentation qui sert de référentiel à celle-ci ; dans cette conception, la fidélité de la représentation est fonction de son adéquation à l’objet représenté. Dans la conception subjectiviste, il n’y a pas de réalité en soi, de « réalité vraie », mais tentative du sujet pour construire sa propre réalité ; dans cette conception, on ne peut plus parler de l’objectivité d’une représentation : toute représentation est subjective. On peut considérer que le règlement de la CE n° 1606/2002 qui délègue à l’IASC/IASB l’élaboration des normes de l’Union, est inspiré par une conception objectiviste de la fidélité comptable lorsqu’il parle d’« image fidèle et honnête de la situation financière et des résultats de l’entreprise » et ne fait allusion à aucune partie prenante particulière. Par contre, l’IASC/IASB, dans la mesure où il est doté d’un cadre conceptuel qui privilégie une catégorie particulière d’acteurs, fait allégeance à une conception subjectiviste de la fidélité. Ce qui nous amène à conclure que l’IASC/IASB n’est pas fidèle à la conception de la fidélité de l’Union européenne, conclusion avec laquelle Gélard et Pigé ne sont pas d’accord. Mais avouons que nous ne sommes pas convaincus par eux lorsqu’ils écrivent (§ 2.2.), en réaction à notre conclusion, qu’« il faut comprendre (le) concept de fidélité (de l’IASC/IASB), non pas comme une photo mais plutôt comme un tableau impressionniste, rendre compte de quelque chose qui est au-delà des apparences. On n’est plus dans le domaine de la représentation exacte mais dans celui du rendre compte. » La métaphore est séduisante mais ce n’est qu’une figure de rhétorique… Elle donne tout simplement envie de dire à ses auteurs : mais encore ?

Vous avez dit « transparent » ?

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Certes, ainsi que le remarquent Gélard et Pigé, la transparence n’est pas l’une des qualités explicitement requises des états financiers par l’IASC/IASB dans son cadre conceptuel. Pour autant, cette notion est omniprésente dans le discours et la démarche du normalisateur. Ses normes n’ont-elles pas pour ambition de rendre les états financiers des entreprises aussi transparents que possible pour les investisseurs. Quant au due process n’a-t-il pas pour objet de rendre transparente sa démarche ?

Conclusion Danjou et Walton trouvent, disent-ils, que notre article ressemble à un exercice de rhétorique. À dire vrai, après avoir analysé le leur et celui de Gélard et Pigé, nous avons la nette impression d’avoir fait beaucoup moins de rhétorique que nos contradicteurs qui, pour étayer leur commentaire, ne reculent ni devant les glissements de sens, ni devant de pesants arguments d’autorité, ni devant les autocitations, ni devant les métaphores trompeuses… Ils croient débusquer la rhétorique contenue dans notre article mais ne font en réalité que déployer une autre rhétorique, d’autant plus pernicieuse qu’elle est inconsciente. On n’échappe pas à la rhétorique, on en fait toujours un peu, sans le savoir, mais il vaut mieux en faire en le sachant ; c’est ce qui distingue le chercheur en sciences humaines de l’idéologue. En conclusion de cette conclusion, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander pourquoi notre article a suscité des réactions aussi longues et aussi vives de nos commentateurs. Qui gêne-t-il ? L’IASB dont nos contradicteurs se font les défenseurs ? Mais ces réactions, quelles que soient leurs motivations et leur pertinence, sont intéressantes pour l’étude des organisations car elles illustrent l’une des stratégies mises en œuvre par une organisation pour manager sa légitimité et apportent (involontairement) une contribution à la théorie des organisations. Dans sa synthèse de la littérature consacrée à la question, Suchman (1995) considère que les organisations, selon leur stade de développement et les circonstances, sont amenées à mettre en œuvre trois types principaux de stratégies pour manager leur légitimité : des stratégies d’affirmation de cette légitimité (strategies for gaining legitimacy), des stratégies de maintien ou de renforcement (strategies for maintaining legitimacy) et des stratégies de restauration ou de défense (strategies for repairing legitimacy). Cette typologie est parfaitement illustrée par l’IASC/IASB. À défaut (à ses débuts) de légitimité politique, il s’en est forgé une (procédurale) avec son due process, il l’a ensuite renforcée au plan substantiel avec son cadre conceptuel, puis il l’a renforcée fortement au plan politique en s’assurant du soutien de l’Union européenne ; la crise de 2008 va bousculer cette légitimité patiemment construite, ce qui le conduit, comme en témoignent ces réponses à notre article, à la défendre en recourant à des alliés académiques. Il n’est pas sûr que ce soient là de bons alliés et une bonne défense et que cette défense le protège d’un retour du politique !

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1. Extrait des reproches faits par Danjou et Walton relativement à l’absence de références à la littérature académique : – « … n’est pas soutenu par la littérature courante. » (Résumé) – « … affirmations (généralement ne se référant pas à un article de recherche)… » (Introduction) – « … les auteurs n’ont pas fourni de références de recherche à l’appui du postulat… » (§ 3) – « … l’article cité n’est pas non plus un article évalué par les pairs… » (§ 3) – « Aucune citation n’est proposée à l’appui de cette affirmation… » (§ 4) – « … des termes qu’on ne rencontre pas habituellement dans la littérature au sujet de l’IASB… » (§ 4) – « Ces affirmations ne trouvent généralement pas leurs sources dans la littérature scientifique… » (Conclusion)

Bibliographie Auroux, S. (Ed.) (1998), Encyclopédie philosophique universelle, PUF. Burlaud A., Colasse B. (2010). « Normalisation comptable internationale : le retour du politique ? ». Comptabilité – Contrôle – Audit 16 (3) : 153 -176. Colasse B. (2011). La crise de la normalisation comptable internationale, une crise intellectuelle. Comptabilité-Contrôle-Audit 17 (1) : 157-164. Colasse B (2011). Réponse à la discussion de « La crise de la normalisation comptable internationale, une crise intellectuelle ». Comptabilité-Contrôle-Audit 17 (1) : 171-174. Einstein, A. (2009). Comment je vois le monde. Flammarion. Granovetter, M. (1985). Economic action and social structure : The problem of embeddedness. American Journal of Sociology 91 (3) : 481-510. Gendron, Y., Baker, C. (2001). Par-delà les frontières disciplinaires et linguistiques : l’influence des penseurs français sur la recherche comptable. Comptabilité-Contrôle-Audit 7 (2) : 5-24.

2. Le cas de Michel Foucault est l’un des plus intéressants car ses ouvrages sont parmi les plus cités dans les revues académiques anglophones de comptabilité et notamment dans Accounting, Organizations and Society. Selon Harzing’s Publish or Perish, Surveiller et punir aurait été cité plus de 6 000 fois par des publications du seul domaine économie et gestion, performance qui est hors de portée de nos plus illustres collègues ! 3. Si nous disons cela, c’est parce que leur ton blessé laisse penser que nous les aurions visés personnellement. 4. Ce sujet qui fait l’objet d’une abondante littérature. 5. Séminaire du New Zealand Institute of Chartered Accountants du 16 novembre 2005. 6. Un fondement erroné car, à supposer que cela soit possible, ce n’est pas en évaluant à leur valeur de marché tous les actifs et les passifs de l’entreprise que l’on connaîtra à partir de son bilan sa propre valeur de marché en état de fonctionnement ; au mieux, on connaîtra sa valeur de liquidation. Hoarau, C., Teller, R. (2007). IFRS : les normes comptables du nouvel ordre économique global ? Comptabilité-Contrôle-Audit décembre : 3-20. IASB (2006). Preliminary Views on an Improved Conceptual Framework for Financial Reporting. Discussion Paper November. Londres : IASB. Le Manh-Bena, A. (2009). Le processus de normalisation comptable par l’IASB : le cas du résultat. Thèse de doctorat en sciences de gestion, Paris : Cnam. Poincaré, H. (1908). La science et l’hypothèse. Flammarion. Raffournier B. (2011). Discussion de « La crise de la normalisation comptable internationale, une crise intellectuelle ». Comptabilité-Contrôle-Audit 17 (1) : 165-170. Rey, A. (Ed.) (2000). Dictionnaire historique de la langue française. Dictionnaires Le Robert. Suchman M.C. (1995). Managing legitimacy : strategic and institutional approaches. The Academy of Management Review 20 (3) : 571-610. Weber, M. (1971). Économie et société. Paris : Plon. (La première édition date de 1922.)

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