paul durham AWS

d'une brume salée et, au-delà, l'interminable forêt de pins qu'on disait remplie de ... lage, ne s'était pas contenté d'interdire aux femmes et aux filles .... La femme fronça les sourcils et lui tendit la main. Mme O'Chanter soupçonnait Rye d'avoir avalé un fer à cheval quand elle était bébé : sa chance extraor- dinaire l'avait ...
8MB taille 29 téléchargements 554 vues
PAUL DURHAM

RMAN ILLUSTRATIONS DE ZAC GO

Première édition, 2014, sous le titre THE LUCK UGLIES The Luck Uglies chez HarperCollins Children’s Books, a division of HarperCollins Publishers Ltd. 77-85 Fulham Palace Road, Hammersmith, London, W68JB, Angleterre © texte : Paul Durham 2014 © carte (p. 13) : Sally Taylor 2014 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. Paul Durham asserts the moral right to be identified as the author of this work. Pour l’édition française : © 2018 éditions Milan, 1, rond-point du Général-Eisenhower, 31101 Toulouse Cedex 9, France. Les illustrations de la couverture et de l’intérieur (sauf p. 13) sont de Zac Gorman. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur. Loi 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Mise en page : Graphicat.

Pour Caterina et Charlotte, dont la magie fait des rêves une réalité. Et pour Wendy qui a tenu bon.

PAUL DURHAM

RMAN Illustrations de ZAC GO

Traduit de l’anglais par Alison Jacquet-Robert

SOMMAIRE

La carte de Noyé-sous-Mer des O’Chanter . . . . . . 13 Un mot sur les méchants... . . . . . . . . . . . . . . 15 1 La gargouille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 2 La Caverne de Willow . . . . . . . . . . . . . . . . 27 3 Les O’Chanter de la ruelle Flaque-de-Boue . . . . . 41 4 Potins et pièce secrète . . . . . . . . . . . . . . . . 57 5 Le lever de la Lune noire . . . . . . . . . . . . . . 73 6 Le chasse-follet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 7 L’auberge du Poisson-Mort . . . . . . . . . . . . . 97 8 Étranges créatures . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 9 Prends garde à ce que tu manges . . . . . . . . . . 131 10 L’homme du cimetière . . . . . . . . . . . . . . . 143 11 Des bruits dans la nuit . . . . . . . . . . . . . . . 159 12 Longchance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 13 Démasqués . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 14 Feuille-de-Cuir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

15 De l’eau dans le gaz . . . . . . . . . . . . . . . . 225 16 Le Dédale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 17 Dernière chambre au Poisson-Mort . . . . . . . . 265 18 Le pré Pelé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285 19 La forteresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313 20 Le cri du corbeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 21 Dans le froid et le noir . . . . . . . . . . . . . . . 341 22 Le dernier recours d’une dame . . . . . . . . . . . 365 23 La règle numéro cinq . . . . . . . . . . . . . . . . 379 24 Clair-obscur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401 25 Les Vils Veinards . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421 26 La bête du crépuscule . . . . . . . . . . . . . . . 439 27 Les gris-gris . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 453

Épilogue – Ce que demain nous réserve . . . . . . . . 467 Le glossaire de Tam : parlotte de Noyé-sous-Mer . . . 471

les marais colline du Pêcheur

Par-delàl’Argyle

ru e

lle

Fla qu e -

cimetière du Grippe-Sous B

de-

ou e

Cou-Bas

Vieillede-Sel

pré Pelé

-

ar c

ru

uM ed



Croix

du min che

eur e-Terr itain p a C

a l l é s ed es Mutin -Eau etite P a l e rue d

La carte de Noyé-sous-Mer des O’Chanter

tie ivière E nglou

1 – La chaumière des O’Chanter 3 – La Caverne de Willow 5 – L ’auberge 2 – La forteresse Longchance 4 – Branlebas du Poisson-Mort

ts… un mot sur les méchan

Maman disait que les démons sortaient après minuit. Ils glissaient des toits et se faufilaient, ni vu ni connu, sous la Lune noire – les Vils Veinards, comme elle les appelait, avant de jeter un regard par-dessus son épaule pour s’assurer qu’on ne l’écoutait pas. Père disait, lui, que les Vils Veinards n’étaient pas des monstres. Des hors-la-loi, des criminels, des méchants, sans aucun doute, mais des hommes, tout comme nous. Je me souviens encore de la nuit où l’armée du comte a déboulé dans le village pour les repousser vers le nord, dans l’ombre de la forêt. Des soldats les ont suivis, mais aucun n’est jamais revenu. Au fil du temps, les Vils Veinards se sont mués en fantômes, puis en murmures. Finalement, après tant d’années, c’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Un villageois anonyme

15

1

La gargouille

Rye et ses deux amis n’avaient jamais eu l’intention de voler le livre banni chez Le Poète en colère, ils voulaient juste le lire. En vérité, ce n’était que par curiosité qu’ils avaient pénétré dans l’étrange petite boutique, coincée entre un magasin d’alcool et le fabricant de cercueils. Mais le bouquiniste avait piqué une telle colère qu’ils s’étaient enfuis sans réfléchir, le livre illicite sous le bras de Rye. Les voleurs involontaires déboulèrent dans la rue du Marché, bousculant les villageois, esquivant les charrettes et les cochons qui farfouillaient les égouts. À l’heure du déjeuner, les ruelles étaient bondées de passants qui entravaient leur fuite. Le poète, lourd et déterminé, chargeait tout sur son passage. Avec un rapide hochement de tête, signal tacite, les enfants changèrent de cap. Leur échappée se fit verticale et ils s’éparpillèrent dans plusieurs directions, chacun 17

cherchant des points d’appui sur les briques dentelées et le mortier des boutiques. Rye n’avait jamais été à l’aise sur les toits. Elle les avait déjà escaladés une ou deux fois auparavant, mais seulement en dernier recours. Elle grimpa les madriers pentus, se faufila entre les cheminées, les gargouilles grimaçantes et les gouttières du village de Noyé-sous-Mer. De la fumée noire s’élevait au-dessus des boutiques et du marché, imprégnant sa cape d’une odeur de viande séchée et d’écorce de bouleau. Elle ne s’arrêta pas pour voir où en était son poursuivant – on l’avait pourchassée suffisamment de fois pour qu’elle sache que c’était une mauvaise idée. Elle sauta le faîtage d’une toiture et, poussée par son élan, s’arrêta juste à temps, au bord du toit. Elle baissa les yeux vers le bout de ses bottes, trop grandes, puis jusqu’aux pavés implacables en contrebas. Devant elle, la liberté. Quinn Quatremast avait déjà franchi la largeur d’une ruelle étroite jusqu’au toit voisin. Il était tout en bras et en jambes, une carrure parfaite pour le saut. Non loin derrière Rye se trouvait un poète plein de mauvaises intentions, un poète qui s’était déjà révélé remarquablement agile pour quelqu’un d’aussi massif. 18

– Je ne crois pas que je vais y arriver, Quinn, dit Rye. – Bien sûr que si ! cria son ami en l’encourageant d’un geste. – Non, vraiment. Je ne suis pas très douée pour ce genre de choses. Rye regarda le village tout autour d’elle. Noyésous-Mer ressemblait plus à une ville qu’à un village ; construit sur des secrets, des règles et des mensonges, il se composait principalement de boue. Le village, qui suivait une rivière appelée la rivière Engloutie, était assez proche de la mer pour sentir la marée au matin et voir des mouettes effrontées pénétrer en se dandinant dans la boucherie et s’enfuir avec une queue ou un sabot. Au nord de la rivière et des murs de la ville s’étendaient les marais couverts d’une brume salée et, au-delà, l’interminable forêt de pins qu’on disait remplie de loups, de bandits et de nuées de Vils Veinards. Cette forêt, tous les villageois l’appelaient simplement « Par-delà-l’Argyle ». Les gens respectables ne la croyaient plus peuplée de bêtes enchantées, mais les vieilles rumeurs avaient la vie dure, et beaucoup restaient persuadés que l’endroit regorgeait de malice et de fortune pour ceux assez téméraires – ou assez fous – pour s’y aventurer. 19

Des bruits de pas résonnèrent sur le toit derrière Rye. Ce n’était pas le poète en colère, mais une petite silhouette dissimulée sous une cape qui la dépassa en trombe, les bras battants. Elle sauta en l’air et atterrit en un roulé-boulé sur le toit opposé, à côté de Quinn. La silhouette se releva d’un bond et retira sa capuche pour dévoiler un nid de cheveux en pagaille d’un blond presque blanc. Ses grands yeux bleus brillaient comme des billes. – Il est juste derrière moi, haleta Folly Flot entre deux respirations. – Prends ton élan et saute, dit Quinn à Rye. Ce n’est pas si large. – Tu as franchi cette distance des centaines de fois au sol, ajouta Folly. – Oui, mais c’est différent, expliqua Rye, les yeux baissés. Il va m’arriver quelque chose. Comme toujours. – Tu peux le faire. Vas-y, lança Quinn. – Il paraît que je suis maladroite. – N’importe quoi, répliqua Quinn sans conviction. – Ridicule, s’exclama Folly d’un ton aussi peu convaincant. Allez, saute. – C’est un poète, dit Rye. Qu’est-ce qu’il pourra bien me faire ? 20

– Il est coléreux, répondit Quinn. – Et gros comme une baleine, ajouta Folly. Comme s’il n’attendait que cette description, le large ventre dudit poète débarqua à l’autre bout du toit. Il était effectivement en colère, pour tout un tas de raisons, supposait Rye. D’abord, personne ne prêtait plus guère attention aux poètes. La plupart des villageois préféraient écouter des textes chantés à la harpe ou déclamés par des acteurs en collants et chapeau à plumes. Et puis, autant que Rye puisse en juger, les livres ne se vendaient pas vraiment comme des petits pains à Noyé-sous-Mer. Ses habitants préféraient pêcher, se bagarrer ou chercher fortune. À vrai dire, le comte, qui supervisait les affaires du village, ne s’était pas contenté d’interdire aux femmes et aux filles d’apprendre à lire, il avait même banni

TOME

21

certains livres pour de bon. Et aucun n’était plus illicite que celui que Rye tenait à présent serré contre elle : Le Tome de Tam, bobards et balivernes de Noyésous-Mer, volume II, un obscur manuel d’histoire qui était tombé complètement dans l’oubli jusqu’à ce que le comte le décrive comme un vil ramassis d’accusations scandaleuses, de dangereuses fabulations et de mensonges éhontés. Même une enfant de onze ans pouvait en déduire qu’il devait receler une bonne dose de vérité. Les soldats du comte avaient collecté et détruit tous les exemplaires sur lesquels ils avaient mis la main. Rye avait entendu grommeler que le poète gardait une copie du Tome de Tam dans une pièce secrète. Certains soirs, il organisait des lectures privées pour les nobles rebelles à l’esprit curieux. Rye et ses amis n’avaient pas les rondelles d’argent nécessaires pour payer l’entrée à ces soirées, si bien qu’ils avaient tenu leur propre lecture secrète dans le placard à balais de la boutique. Malheureusement, le poète avait choisi un bien mauvais moment pour faire son ménage. Et il ne semblait pas vraiment ravi de les voir s’enfuir avec le Tome de Tam, que ce soit ou non par mégarde. – Allez, Rye ! crièrent Quinn et Folly. Saute ! 22

Rye prit une profonde inspiration. – C’est parti. Elle recula de cinq pas pour prendre de l’élan. Rajusta son pantalon. Gonfla les joues, frappa des mains, puis commit une erreur fatale. Elle regarda par-dessus son épaule. Le poète avait franchi le faîtage juste derrière. Le toit tremblait sous ses lourds pas tandis qu’il fondait sur elle, et Rye n’échappa que de justesse à sa poigne chancelante lorsqu’il la dépassa, emporté par son élan. Elle se figea et regarda, les yeux écarquillés, l’énorme personnage foncer vers le bord du toit, mouliner des bras pour retrouver l’équilibre, tituber, avant d’éviter tant bien que mal de plonger dans le vide. Il fusilla Rye d’un regard accusateur. Elle fit volte-face et escalada le pignon suivant, en direction du plus haut clocher du village. Sa girouette rouillée en forme de baleine planait au-dessus de sa tête lorsqu’elle s’agenouilla entre les gargouilles en pierre, sous la corniche. Les pulsations dans ses oreilles étouffaient les appels de Quinn et Folly. Les gargouilles l’observaient, la bouche grande ouverte, comme attendant de voir ce qu’elle comptait faire. Un corbeau se percha sur l’épaule d’une des sculptures et se mit à 23

lisser ses plumes. Impossible de rester cachée là trop longtemps. Rye entendait la respiration sifflante du poète s’avancer dans sa direction. Elle savait qu’elle devait continuer. Elle essuya ses mains moites sur son pantalon, mais ses muscles refusaient de lui obéir. Le corbeau solitaire la regarda en inclinant la tête et fit cliqueter son bec. Rye lui jeta un regard noir et agita son poing pour tenter de le réduire au silence. Noyé-sous-Mer était infesté de ces bestioles. Les gens du coin s’étaient mis à les appeler « la vermine de toit ». C’est alors qu’elle remarqua que le perchoir de l’oiseau différait des autres gargouilles. Ses ailes tombaient sur ses épaules comme les plis d’une cape. Ses yeux, son nez pointu et ses joues formaient un visage

24

qui avait l’aspect du cuir et non de la pierre. Comme un masque. Rye ne venait pas d’une famille très portée sur les règles, mais les rares qui régissaient sa conduite étaient absolues et imprescriptibles. La première règle de la maison résonna dans son esprit. Règle de la maison numéro un : ni pauses, ni questions, ni frasques, prends garde aux hommes qui portent des masques. Rye déglutit avec difficulté. Un croassement agité fit vibrer la gorge du corbeau. Puis, inexplicablement, la gargouille leva un doigt ganté devant sa bouche sans lèvres, comme pour faire taire l’oiseau. Il n’en fallut pas plus à Rye pour retrouver l’usage de ses jambes. Elle jaillit de la corniche et le poète sursauta lorsqu’elle se précipita vers lui. Elle lança le Tome de Tam à ses pieds, puis accéléra en appelant ses amis. – Folly ! Quinn ! J’arrive ! Soyez prêts à m’attraper ! Rye entendit le glapissement de Folly et le croassement rauque du corbeau. Elle se concentra de toutes ses forces pour se préparer à sauter… puis trébucha et tomba du toit.

2

La Caverne de Willow

Rye était une experte en matière de chute, mais pas tellement en atterrissage. On pouvait facilement se fracasser les os en glissant sur le sol gelé, ou s’écorcher en tombant dans un fourré épineux. Vu la hauteur, Rye présuma que cette chute serait sa dernière. Mais à sa grande surprise, l’atterrissage fut simplement… humide. Rye déglutit prudemment pour s’assurer qu’elle n’allait pas vomir et recracha seulement une gorgée d’eau, encore moins ragoûtante que celle des marais. Elle se traîna jusqu’au bord du bas-fond et retroussa sa blouse dégoulinante. Le premier fil à linge avait laissé une marque rouge sur son ventre. Elle leva les yeux. Pour le moment, ni poète ni gargouille ne l’avaient suivie. – Riley, baisse ta blouse, s’il te plaît, houspilla une voix de femme. Tout le village peut voir tes petites affaires. 27

Heureusement pour Rye, sa chute du toit avait été nettement ralentie par plusieurs fils à linge lourds de vêtements, avant de se terminer dans le canal nauséabond des eaux usées. Malheureusement, c’est là que Mme O’Chanter l’avait trouvée. Rye remit sa tunique et tenta un sourire tandis qu’une traînée verdâtre s’écoulait à ses pieds. La femme fronça les sourcils et lui tendit la main. Mme O’Chanter soupçonnait Rye d’avoir avalé un fer à cheval quand elle était bébé : sa chance extraordinaire l’avait sauvée tant de fois… Mme O’Chanter en profita pour insister sur ce point tandis qu’elles se dirigeaient vers la boutique, La Caverne de Willow. En chemin, Rye jeta un regard prudent vers les toits. Dès que cette dernière eut enfilé des habits secs, Mme O’Chanter l’envoya attraper le follet qui hantait

LA CAVERNE DE WILLOW

28

la petite cave sous la boutique. Rye ne croyait pas aux follets et, à sa connaissance, Mme O’Chanter non plus. Mais elle expédiait ainsi Rye à la cave une ou deux fois par semaine, quand elle avait percuté une étagère d’objets fragiles ou posé trop de questions sur le pichet de vin de canneberge caché sous le comptoir. Apparemment, tomber du toit après avoir dépouillé un marchand constituait un délit du même genre. Rye laissa sa blouse pliée dans un coin, puis ouvrit la trappe qui menait sous le plancher. Elle portait un maillot de corps sans manches et un pantalon noir. Elle attacha ses cheveux en queue-de-cheval et les fourra sous une casquette. Rye s’obstinait à porter les bottes en cuir humides qui avaient appartenu à son père quand il avait son âge – au cas où elle marcherait sur quoi que ce soit de tranchant ou d’affamé. Les chaussures étaient trop grandes et responsables de certaines des cicatrices sur ses genoux, mais Rye remplissait le bout de paille et les portait tout le temps. Assise au bord de la trappe, elle balança ses bottes dans le noir en guise d’appât, un tisonnier à la main. Si une bête horrible s’agitait là-dessous, elle comptait bien l’empaler. Rye passait la plupart des après-midi à aider Mme O’Chanter à La Caverne de Willow, la plus belle 29

bijouterie de Noyé-sous-Mer. Bon, c’était la seule bijouterie du village, et ça ressemblait plus à une brocante qu’autre chose. Pas le genre d’endroit où les nobles venaient acheter des bijoux en or ou des gobelets de mariage en argent. À vrai dire, les seuls nobles qu’on croisait à Noyé-sous-Mer venaient pour s’y cacher, généralement traqués par des hommes armés qui voulaient les enfermer dans un cachot ou leur couper la tête. Noyé-sous-Mer attirait plutôt les vagabonds, les vauriens, les fripons et autres âmes aventureuses qui possédaient abondance de courage et pénurie de bon sens. La Caverne de Willow proposait charmes et talismans dont ces mystérieux voyageurs avaient besoin – ou pensaient avoir besoin. 30

Au bout d’une heure, Rye avait attrapé quatre araignées, un rat aveugle et quelque chose qui ressemblait à un ver de terre avec des dents, mais pas le moindre follet. Des bruits de pas au-dessus de sa tête vinrent tromper l’ennui. Elle décida d’aller faire sa curieuse. Les clients de La Caverne de Willow avaient toujours des mésaventures à raconter ou de bons potins à partager. L’homme dans la boutique avait un nez de faucon, des yeux larmoyants et l’air bien peu aventureux. Il semblait passer son temps dans une pièce pleine de livres. Il en avait même un avec lui et était penché sur un carnet en cuir noir posé sur un banc, une plume à la main. Les deux soldats qui l’accompagnaient déambulaient dans la boutique, les pouces sur la garde de leurs sabres, en regardant d’un air suspicieux les objets insolites sur les étagères. – Comment t’appelles-tu, gamin ? demanda l’homme d’une voix grinçante comme un vieux coffre en fer. – Je suis une fille, répondit Rye. Toujours en pantalon, elle était couverte de crasse après son passage à la cave. – Ah, oui. L’homme la dévisageait d’un regard désapprobateur. 31

– R-Y-E, épela Rye. Ça rime avec « pagaille ». Mme O’Chanter fronça les sourcils et lui lança un regard noir. – Désolée, reprit Rye. Ça rime avec « canaille ». Ce qui n’améliora pas l’humeur de Mme O’Chanter. Elle fusilla Rye du regard tandis que l’homme annotait soigneusement son carnet. Il haussa un sourcil épais et leva la tête. Ses sourcils ressemblaient aux moutons de poussière grise qui s’accumulaient sous le lit de Rye. – La fille sait épeler, remarqua-t-il. Intéressant. – Bien sûr que je sais épeler, rétorqua Rye. – Je vois. Il rajouta quelques annotations. – Ce qu’elle veut dire, intervint Mme O’Chanter, c’est qu’elle sait épeler son prénom. Vous savez comment sont les enfants de nos jours, agent Bubon. Toujours curieux. Il faut bien céder, parfois, sinon ils ne vous laissent jamais en paix. – Chez moi, dit l’agent, une bonne raclée fait l’affaire. La conversation n’eut pas l’air de plaire à Mme O’Chanter. Elle regarda fixement les soldats. L’un d’eux passa le doigt sur un étalage de charmes en cire d’abeille et peau d’alligator. Son geste n’était pas 32

délicat. Rye savait que Mme O’Chanter détestait quand les gens touchaient sans avoir l’intention d’acheter, et qu’elle pouvait se montrer carrément flippante dans ces cas-là. Mais cette fois, elle ne dit rien. – Madame O’Chanter, continua l’agent avant de s’interrompre pour l’examiner. C’est encore « madame » ou vous faites-vous enfin appeler « mademoiselle » ? – C’est « madame », je vous remercie. – Quelle patience. Eh bien, il y a eu un beau tapage au Poète en colère aujourd’hui. – Lisait-il à nouveau des poèmes salaces ? – Non, Mme O’Chanter. Il y a eu un vol. Et par des enfants, qui plus est. – Ça alors, dit madame O’Chanter sans s’émouvoir. – Tout à fait. Ils ont pris un sac d’œillets d’or et deux flasques de vin précieux. Les oreilles de Rye s’échauffèrent. Elle savait que c’était un mensonge. Elle se tritura les ongles. – Des œillets d’or ? reprit Mme O’Chanter. Qui aurait cru que le poète s’en sortait si bien ? Je n’ai jamais vu personne entrer dans sa boutique. Mme O’Chanter posa une main sur l’épaule de Rye, qui cessa de se tripoter les ongles. – Eh bien, quoi qu’il en soit, dit l’agent en observant Rye, le comte Longchance prend l’éducation 33

des jeunes du village très au sérieux. Les enfants récalcitrants doivent être apprivoisés le plus tôt possible. Domptés. La ferme de redressement du comte est connue pour faire des miracles. Mme O’Chanter fixa l’agent sans ciller. – Et cet enfant, continua-t-il. Où était-il aujourd’hui ? Rye recommença à se triturer les ongles derrière son dos. – Elle est avec moi depuis la première lueur du jour. À travailler dans la boutique. Rye retint son souffle. – Toute la journée, vous dites ? – En effet. – Je vois, dit l’agent Bubon en tapotant son menton osseux. Eh bien, gardez l’œil ouvert, madame O’Chanter. Les bandes de petits voyous sont un fléau pour nous tous. Je ne manquerai pas de garder un œil sur vous. – Merci, mais ce ne sera pas nécessaire. – Je vous en prie. Ce sera avec plaisir, ajouta-t-il avec un regard lubrique. L’agent se détourna pour partir. Rye commença à soupirer de soulagement, mais elle retint son souffle lorsqu’il s’arrêta et fit volte-face. 34

– Oh, et j’y pense, pendant que j’y suis, même si l’Estimation ne commence officiellement que la semaine prochaine, autant que je regarde dès aujourd’hui pour m’éviter un voyage supplémentaire. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, madame O’Chanter ? Ce n’était clairement pas une question. – Non, bien sûr, répondit tout de même Mme O’Chanter. – Merveilleux. L’agent fit le tour de la boutique, les mains derrière le dos. Il s’arrêta dans l’embrasure de la porte, face à la rue. 35

– Comme vous le savez, il est interdit de nourrir des cochons dans la rue du Marché. Ça vous fera une amende de dix écrous de bronze. – C’est une mangeoire à oiseaux, murmura Rye à Mme O’Chanter, qui lui fit signe de se taire. L’agent Bubon se pencha au-dehors. Parmi les boutiques grisâtres de la rue du Marché, aux enseignes ternes et quelconques, La Caverne de Willow était la seule à arborer un drapeau coloré. Les couleurs avaient autrefois servi de ralliement à certains individus sans scrupules, et le comte voyait désormais d’un mauvais œil leur utilisation par tout autre que lui. Ce jour-là, le drapeau de La Caverne de Willow était d’un vert forêt profond sur lequel se découpait la silhouette blanche d’une libellule. – Ce drapeau est trop vif, déclara l’agent en le pointant du doigt. Cinquante écrous. Cinquante écrous ! Les oreilles de Rye s’échauffèrent de nouveau. L’agent Bubon rentra dans la boutique d’un pas traînant. Il s’approcha de Mme O’Chanter et l’observa attentivement. – Aucune femme ne peut porter de bleu sans l’autorisation formelle de monsieur le comte Longchance. 36

Rye regarda le ruban dans les cheveux de Mme O’Chanter. – Deux rondelles d’argent, dit l’agent d’un ton sévère. Puis il sourit, dévoilant une dentition jaunâtre et tordue. – Et vous devez l’enlever. – Il dit n’impor te quoi, murmura Rye à Mme O’Chanter. – Riley, gronda cette dernière entre ses dents. Rye fulminait. – C’est… – Riley, interrompit Mme O’Chanter, et si tu allais te débarbouiller dans la pièce du fond pendant que je termine ? – Mais… – Riley, tout de suite. Le ton de Mme O’Chanter était irrévocable, si bien que Rye se détourna et se dirigea vers la réserve. Elle lança un regard noir à Bubon et aux soldats. Mme O’Chanter l’envoyait toujours à l’arrière lorsqu’elle s’apprêtait à faire quelque chose qu’elle voulait lui cacher. Peut-être allait-elle réprimander l’agent et les soldats et alerter toute la rue sur ce qu’ils traficotaient. Rye espérait bien qu’elle allait 37

les chasser. Même si c’était interdit par les lois de Longchance, Rye savait que Mme O’Chanter gardait un poignard attaché à sa cuisse, sous sa robe. Elle l’appelait Mise en Garde. Un jour, Rye l’avait vue mettre en fuite une bande de voleurs – et l’un d’entre eux s’était même fait taillader la main ! Mais cette fois, elle entendit Mme O’Chanter dire « Bien sûr, monsieur l’agent. » Rye fronça les sourcils en l’observant derrière le rideau : Mme O’Chanter dénoua le ruban bleu avant de le tendre à l’agent, qui le fourra dans sa poche. Elle retira aussi les piques, et ses cheveux noirs tombèrent sur ses épaules. Puis elle déverrouilla un petit coffre et vida une bourse d’écrous de bronze dans la main de Bubon.

38

Rye recula et se laissa tomber dans un coin. Elle croisa les bras et ses oreilles virèrent à l’écarlate sous l’effet de la colère. Même après toutes ces années, sa mère parvenait encore à la surprendre.

3

le Les O’Chanter de la ruel Flaque-de-Boue

La chaumière des O’Chanter était la plus grande de la ruelle Flaque-de-Boue. Ça ne voulait pas dire qu’elle était luxueuse, mais qu’elle avait trois pièces, plus un grenier, où Rye n’avait plus le droit d’aller depuis qu’elle était passée au travers du plafond et avait failli écraser sa sœur. La maison possédait aussi un atelier secret que Rye n’était pas censée connaître. La ruelle Flaque-de-Boue se trouvait tout au nord du village, ce qui faisait une bonne trotte jusqu’à la rue du Marché et La Caverne de Willow. Le chemin donnait sur les marais, et depuis le toit, où Rye avait son pigeonnier, on voyait l’orée de la forêt Par-delàl’Argyle, avec ses pins centenaires qui se balançaient sous le vent. La ruelle Flaque-de-Boue était l’unique rue à l’extérieur des remparts protecteurs du village. 41

Un accident avait détruit un bout du mur d’enceinte des années auparavant et, pour une raison inconnue, il n’avait jamais été reconstruit. Peu de gens appréciaient la vue sur les marais, et la plupart préféraient vivre aussi loin que possible des abords de la forêt. La ruelle Flaque-de-Boue était connue comme la première étape des bêtes rampantes, glissantes et bondissantes qui s’échappaient des bois, affamées. Les nobelins des marais étaient les plus ignobles et les plus méchantes de ces créatures. Leurs dents et leurs griffes acérées dégoulinaient d’un poison qui rendait leur morsure toxique. Dépassant de trois têtes un homme adulte, avec des yeux globuleux et larmoyants et des touffes fort mal placées de cheveux rouge orangé infestés de poux, ils pouvaient s’enterrer au plus profond des marais et des vasières durant les rudes journées d’hiver et passer des mois sans manger. Malheureusement pour Noyé-sous-Mer, avec le printemps venait pour eux la saison du ravitaillement. Rye était trop jeune pour se souvenir de la dernière incursion d’un nobelin au village, mais elle connaissait l’histoire. Tout avait commencé avec la disparition de quelques bûcherons et voyageurs, disparition qu’on avait attribuée à un ours affamé ou 42

à une meute de loups. Puis ce fut au tour du bétail des fermes isolées, suivi par les fermiers eux-mêmes. Enfin, les enfants du village commencèrent à disparaître – jusqu’au dernier, dans certains quartiers. Personne ne les revit jamais. Heureusement, c’était il y avait très, très longtemps. Sauf qu’un jour, après une histoire que lui avait racontée sa meilleure amie, Folly Flot, Rye n’avait pu s’empêcher de poser la question : – Maman, il n’y pas des monstres dans Par-delàl’Argyle ? On ne devrait pas se méfier ? Ce à quoi Abby O’Chanter avait répliqué : – Riley, tu as déjà vu un monstre sortir de la forêt ? – Euh, non. – Alors, tu vois. Puis Abby avait ajouté avec un clin d’œil : – Et puis, si un monstre arrivait, tu n’aurais pas envie d’être la première à le voir ? – C’est pas faux. Et Riley avait cessé de s’inquiéter. Malgré ça, ce soir-là, au dîner, Rye n’était pas tellement ravie d’habiter de ce côté-ci. Ni ravie de quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Elle était assise avec sa mère et sa petite sœur, Lottie, à la grande table près de la cheminée, et picorait la chair blanche et 43

charnue dans les coquilles sur son assiette. Son coin de table était étonnamment propre. D’ordinaire, quand Rye avait faim, la table, et même le sol tout autour, ressemblaient à un chantier. – Encore des punaises d’eau ? dit Rye. On ne peut pas manger autre chose ? Les punaises d’eau s’échouaient en tas sur le rivage tous les matins. Elles étaient marron et gris jusqu’à ce qu’on les jette dans une marmite bouillante. Alors, elles se mettaient à crier, viraient au rouge et se débattaient pour tenter de s’échapper. Rye n’éprouvait aucune gratitude envers le tordu qui avait un jour découvert qu’on pouvait les manger. – Des cocos ! s’exclama Lottie en frappant sa cuiller contre la table. 44

Rye se demandait si, un jour, Lottie arrêterait de tambouriner, crier, pleurnicher… Peut-être à trois ans ? C’était pour bientôt mais, en attendant, c’était vraiment pénible. – Les œufs sont pour le petit déjeuner, répondit Abby. En plus, quelque chose a dû perturber les poules. Elles n’ont pas pondu de la semaine. – Zut, dit Lottie en se penchant sur la grosse griffe dans son assiette. Tandis qu’elle picorait, sa tignasse rousse semblait rebondir en rythme, ses mèches épaisses s’échappaient dans tous les sens, comme un feu de grange. Rye, elle, avait les cheveux châtains coupés au-dessus des épaules, et ceux de leur mère étaient longs et noirs. – Et toi, reprit Abby en pointant sa cuiller vers Rye, sois contente qu’on ait des punaises d’eau et du pain. Tu crois qu’on peut se permettre de manger du bœuf ou du poulet tous les soirs ? – Oui, on pourrait…, marmonna Rye. – Qu’est-ce que tu veux dire ? Rye se mordit la lèvre. – Rien. Abby savait quand Rye avait quelque chose sur le cœur ; et elle essayait de l’aider. Ce n’était pas facile d’être Rye, Abby en était consciente. 45

– Qu’est-ce qu’il y a, Riley ? Tu as semblé contrariée toute la journée. – C’est juste… l’agent. Il nous a menti aujourd’hui. Tu savais qu’il inventait des lois et tu n’as rien dit. Sa mère hocha la tête. – Pourquoi ? demanda Rye. Tu l’as laissé nous traiter comme des idiotes. – Moi pas idiote, moi Lottie, déclara Lottie. Son expression devint courroucée et elle cogna du poing sur la table. – Bien sûr, Lottie, répondit Abby en tapotant sa touffe rousse. (Elle se retourna vers Rye.) Les lois de Longchance, Riley. Tu sais que nous, femmes et filles, ne sommes pas censées les connaître. Nous ne sommes pas censées savoir lire ou écrire. Sauf si on est une Fille de Longchance, pensa Rye, auquel cas aucune de ces lois ne s’applique. Sa mère lui avait raconté qu’il existait d’autres endroits où les filles et les femmes pouvaient faire tout ce qu’elles voulaient. Abby avait grandi dans un de ces endroits. Quand Rye lui avait demandé pourquoi elles ne pouvaient pas y retourner, Abby avait répondu que c’était compliqué. Lorsqu’elle avait reposé la question, Abby avait déclaré qu’il y avait pire que ne pas pouvoir lire ou écrire. La troisième 46

fois, elle l’avait envoyée à la chasse au follet sous la boutique. – Ces lois sont idiotes, grommela Rye, les oreilles toutes roses. – Elles sont idiotes, archaïques, horribles et doivent être changées, acquiesça Abby. Et comme tu le sais, je refuse de m’y soumettre… – L-O-T…, commença à épeler Lottie. Abby la désigna du doigt comme pour dire « tu vois ». – … mais ça ne veut pas dire qu’on doit s’en vanter. Informer l’agent Bubon ou toute autre personne de son acabit de ce que l’on sait ne peut rien donner de bon. – Mais il a pris nos pièces. – C’est pour l’Estimation, Riley. Ces amendes sont récoltées pour le bien du village, expliqua Abby sans grande conviction. Riley avait l’impression que le « bien du village » s’arrêtait avant la ruelle Flaque-de-Boue. La nuit, il n’y avait même pas de lampadaires pour éclairer, comme dans les autres quartiers. – Ce n’étaient que quelques rondelles d’argent, Riley. Ç’aurait pu être bien pire. Souviens-toi pourquoi l’agent est venu à la boutique en premier lieu. 47

Rye croisa les bras. Sa mère n’avait pas tort. – Allez, ne parlons plus de cela devant ta sœur. – D’accord. Mais si je mange une autre bouchée de cette punaise d’eau, il va me pousser des griffes. Rye jeta un regard noir vers la tête aux petits yeux perçants qui gisait dans son assiette. – Bon, d’accord. Donne-la à Nox. Nocifer-Pattes-de-Velours O’Chanter était l’épaisse boule de poils noirs pelotonnée devant la cheminée. Tout le monde l’appelait Nox. Il dormait si près du feu que Rye craignait qu’une braise n’embrase sa queue touffue. Enroulé ainsi, on pouvait le prendre pour un ourson, mais Nox était un chat, le plus gros et le plus poilu de tous les chats. Son pelage était d’un noir épais et somptueux qui brillait comme du velours, aussi chaud qu’une couverture de laine s’il se lovait sur vos genoux. Nox ne connaissait pas sa force et, parfois, quand il était trop excité, en devenait même un peu dangereux. Toutes les O’Chanter avaient les cicatrices pour le prouver. – Nox va dehors ? demanda Lottie. Nox ouvrit un œil jaune à cette question, comme s’il avait compris. 48