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dans la zone industrielle installée au sud-est de la ville. Il y est accueilli par dix .... C'est pour défendre cette révolution qu'Olivier Le Clainche est parti, “pas pour ...
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Society

Les Kurdes le surnommaient Kendal Breizh. En vrai, il s’appelait Olivier Le Clainche. Ancien reporter radio, militant antifasciste, il défendait l’indépendance de sa Bretagne natale et rêvait d’un autre projet de société. Un rêve suffisamment fort pour le pousser, en 2017, à rejoindre les forces kurdes en Syrie et se battre contre Daech puis l’État turc. Il est mort le 16 février dernier, lors de la bataille d’Afrin. PAR THOMAS ANDREI, AVEC RÉGIS DELANOË, À PONTIVY, GUINGAMP ET RENNES ILLUSTRATIONS: LUCAS HARARI POUR SOCIETY

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ne ferme dans le Morbihan, le 16 février 2018. Éric, les joues fraîchement rasées, une gueule d’acteur des années 70, empile dans son camion salades, poireaux et autres légumes qu’il fait lui même pousser. La nuit tombe, le maraîcher est pressé de rejoindre le marché du soir. Soudain, il reçoit un appel sur son portable. Au bout du fil, une voix, inconnue, avec un fort accent. Éric pense d’abord à un opérateur téléphonique à l’étranger, qu’il envoie bouler, avant de comprendre. Cet accent est un accent kurde. Or, cela fait dix jours qu’il est sans nouvelles de son ami Olivier Le Clainche, parti en juillet 2017 dans le Rojava, une région kurde du Nord de la

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Syrie. Sa gorge se serre. Fébrile, Éric obéit aux instructions. Il grimpe dans sa vieille 106 blanche pour une heure trois quarts de route interminable, direction Rennes, où la voix lui a donné rendez-vous. “C’était extrêmement stressant, se souvient-il un mois plus tard, les yeux cerclés de rouge, un demi de blonde posé devant lui au Grand Café de Pontivy. Il y avait 90% de chances qu’ils m’annoncent sa mort. Les autres options étaient qu’il soit blessé ou, pire, prisonnier des Turcs.” Arrivé à destination, Éric se rend au Centre démocratique des Kurdes de Rennes (CDKR), dans la zone industrielle installée au sud-est de la ville. Il y est accueilli par dix individus, l’air grave. Parmi eux, le co-président du CDKR, Suat Pala, qui rejoue aujourd’hui la scène au même endroit: “On avait fait du thé, en se disant qu’Éric serait peut-être accompagné. Quand il a vu l’ambiance, il a tout de suite compris, mais il attendait que le mot sorte de nos bouches. Ça ne nous était jamais arrivé, de devoir faire ça.” Le 10 février 2018, Olivier Le Clainche, “Kendal Breizh” de son nom de combattant, est mort dans une frappe aérienne de l’armée turque à Jindires, dans le Nord-Ouest de la Syrie. Tué à ses côtés, un indépendantiste galicien, autre membre de ces brigades internationales du nouveau millénaire parties au Rojava faire la révolution, combattre Daech puis le régime turc. Leur effectif total n’est pas connu, mais ils seraient des centaines à partir. “Par espoir et non par désespoir”, selon la formule d’Éric, qui différencie d’un coup son ami des djihadistes ennemis. Né en octobre 1977 dans le Morbihan, Olivier Le Clainche ne venait pourtant pas d’une famille particulièrement militante. Une mère enseignante, un père éducateur et soldat de réserve. C’est vers ses 18 ans que la politique entre dans sa vie: il s’intéresse à la cause républicaine irlandaise, premier combat qui l’amène à étudier les peuples en lutte, en Europe et ailleurs. Cet intérêt, qui va pour lui du Pays basque au Chiapas, est plutôt courant en Bretagne. Du moins plus qu’ailleurs, à écouter Gaël Roblin. Trois boucles d’oreille fixées sur la droite, pantalon et veste en jean sur sweat à capuche, cette figure de l’indépendantisme et de la gauche radicale bretonne reçoit sur son lieu de travail, au Centre culturel breton de Guingamp. À l’étage, on chante en breton, langue minoritaire à l’extérieur, mais majoritaire dans le bâtiment. “En Bretagne, il existe un background de solidarité, explique Gaël Roblin. Ça existe ailleurs aussi, mais ici, ce soutien s’affiche. L’internationalisme dans l’engagement breton, c’est une donnée de base depuis les années 30.” Bien avant le départ d’Olivier Le Clainche au Kurdistan, d’autres militants du coin ont rejoint des luttes étrangères. “Louis-Napoléon Le Roux, un Guingampais, était militant de l’IRA. Et plein de Bretons sont allés en prison pour les Basques”, continue l’indépendantiste.

La maison de la révolution Visage déjà connu des manifestants bretons, Olivier Le Clainche se lance dans sa première grande action d’activiste en 2001. En janvier de cette année-là, une grève de la faim est entamée dans les prisons parisiennes par une dizaine de détenus incarcérés dans le cadre d’enquêtes sur une série d’attentats attribués à l’Armée révolutionnaire bretonne. Leurs revendications: un statut de prisonnier politique, un regroupement, un rapprochement, la libération des prisonniers malades et un assouplissement de la censure sur le courrier. Pour trouver un écho auprès de la rue, chaque prisonnier est relayé par un militant à l’extérieur. Parmi eux, Olivier Le Clainche, 23 ans, qui passe une semaine sans manger sous la pluie. Gaël Roblin fait partie de ceux qui sont incarcérés. Lui est à la Santé, mis en examen pour trois actions,

dont l’attaque du McDonald’s de Quévert le 19 avril 2000, dans l’explosion duquel un employé avait été tué. “C’est là que l’on a entendu parler de lui pour la première fois, se souvient-il. Il s’était mis devant le local des Verts à Rennes, alors que la gauche plurielle était au pouvoir. C’était culotté.” Condamné pour association de malfaiteurs, Gaël Roblin prend quatre ans. À sa sortie, une grande fête est organisée. Olivier Le Clainche et ses amis sont présents, comme membres à part entière de la nébuleuse indépendantiste de gauche bretonne. Bientôt, ils fondent la Coordination pour une Bretagne indépendante et libertaire (CBIL). Éric, le maraîcher, explique: “Nos membres ne trouvaient leur place ni chez les natio’ bretons ni chez les anars purs et durs qui disaient que toute question culturelle relevait du fascisme.” Olivier Le Clainche ne veut pas de l’indépendance simplement pour ne plus être français. Que prônait la CBIL, alors? “Une organisation dont la base serait au niveau communal. Avec une organisation de type fédéral pour chapeauter le tout.”

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“Le militantisme ici ne suffisait plus à Olivier. Et où est-ce qu’il se disait qu’il pouvait être le plus utile? Au Rojava, en Syrie” Gaël Roblin, figure de l’indépendantisme et de la gauche radicale bretonne

accroche des poulets, contrôle l’anesthésie des volailles avant l’abattage. Pour compléter une formation d’ingénieur dans laquelle il s’est lancé, il trouve ensuite un emploi chez Sanofi, son travail actuel d’après un profil LinkedIn qui ne sera plus jamais mis à jour.

“Il n’avait pas d’attaches”

En 2003, désireux d’expérimenter un mode de vie différent, Olivier et Éric construisent un habitat collectif, au milieu des champs, près de la commune de Persquen. Ils baptisent l’endroit Ti an dispac’h (La Maison de la révolution, en breton). Le terrain, de plus de trois hectares, se situe dans un vallon encaissé et, en partie, en zone marécageuse. “Aucun paysan n’était intéressé, renseigne Éric. On a fait un énorme boulot pour pouvoir avoir un jardin. Et un petit hangar avec douze chèvres, que l’on pouvait traire.” La communauté finit par compter six habitants, qui produisent leur propre fromage de chèvre et quelques litres de cidre. L’expérience durera deux ans. À la suite d’une plainte en 2005, la demeure libertaire montée sans permis de construire doit être démantelée. Les années suivantes, Olivier Le Clainche multiplie les boulots alimentaires, de surveillant de lycée à vendeur d’ordinateurs, puis devient animateur radio bénévole, avant d’accepter un travail d’intérimaire au sein du groupe agroalimentaire Doux, pour qui il décharge des camions,

Cela a-t-il joué dans la décision d’Olivier Le Clainche de quitter la France pour combattre aux côtés des Kurdes? Ses proches mettent aussi en avant une vie amoureuse contrariée. “Je pense que ça lui manquait de ne pas avoir de compagne, estime Cécile Goualle, son ancienne rédactrice en chef à Radio Bro Gwened. Ce qui pourrait expliquer qu’il soit parti. Il n’avait pas d’attaches.” Ces deux dernières décennies, Olivier Le Clainche avait aussi pris part à tous les combats sociaux, de Carnac à Notre-Dame-desLandes. Bientôt quadragénaire, il semblait avoir fait le tour de la lutte bretonne. “Son militantisme ici ne suffisait plus, explique Gaël Roblin. Il ne pouvait pas faire plus sans s’éloigner du niveau d’engagement de la société actuelle. Qui n’est pas très élevé. Et où est-ce qu’il se disait qu’il pouvait être le plus utile? Au Rojava.” Le lien entre le militantisme breton et le Kurdistan n’est pas nouveau. Dans les caves du centre culturel de Guingamp, Gaël Roblin a récemment retrouvé un magazine indépendantiste datant des années 60 qui traitait déjà de la question. Dans les années 90, l’arrivée de familles de réfugiés politiques kurdes, notamment à Rennes, a également joué. Selon ceux qui l’ont connu, Olivier Le Clainche aurait songé dès 2015 à rejoindre la Syrie. C’était au moment de la bataille d’Alep. Une unité de soldats internationaux combattant avec les YPG (Unités de protection du peuple) kurdes venait d’être créée. En Bretagne, il participe alors aux réunions publiques sur la campagne du Secours rouge international, qui vise à acheter du matériel médical pour les combattants internationalistes au Kurdistan. Aux portes de l’Europe, la révolution menée au Rojava est une synthèse de ce qui anime Olivier Le Clainche: une lutte de libération nationale mêlée à un réel projet de réforme sociale, teintée d’idées libertaires. Le système mis en place, qui prend le nom de “confédéralisme démocratique”, se rapproche des idées prônées par sa CBIL. Théorisé en 2005 par Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et emprisonné en Turquie depuis 1999, le système propose “un type d’autoadministration politique dans lequel tous les groupes de la société, ainsi que toutes les identités culturelles ont la possibilité de s’exprimer par le biais de réunions locales, de conventions générales et de conseils”. L’espace politique est ouvert à toutes les couches de la société, l’égalité hommes-femmes érigée en principe.

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“Il était à la fois content d’avoir participé à la prise de Raqqa et déçu de ne pas être arrivé plus tôt sur place. C’était un camarade d’une autodiscipline exemplaire” Hogir, l’ancien commandant d’Olivier Le Clainche

C’est pour défendre cette révolution qu’Olivier Le Clainche est parti, “pas pour jouer à Rambo”, déclarait-il à France Bleu l’été dernier. La lutte armée, il la voyait comme un outil envisageable dans un cas bien précis, selon Éric. Olivier Le Clainche a longtemps caché sa décision à son entourage. Un soir du printemps 2017, Éric dîne chez son ami, dans la maison en bois qu’il a construite à la sortie de Persquen, quand il a un flash. “Depuis des mois, il parlait de prendre une année sabbatique pour un voyage autour du monde. Mais je connaissais son intérêt pour la cause kurde. Alors j’ai tilté.” Le maraîcher donne un coup de poing contre un pilier de la maison mais n’essaie pas de dissuader son hôte. De toute façon, Olivier est déterminé. Se sachant plus vieux que la majorité des combattants, il se prépare ; il arrête de boire, court sur des routes de campagne. Finalement, quelques semaines plus tard, il organise un dîner pour dire au revoir. Mais pas adieu, même s’il laisse suffisamment d’argent sur son compte pour que ses proches puissent pallier toute éventualité. Olivier Le Clainche ne part pas pour mourir. Comme nombre de combattants étrangers qui ne passent que quelques mois au Kurdistan, il le dit: il compte revenir. “Il faut bien s’occuper du jardin.” Comment Olivier Le Clainche s’est-il rendu au Rojava? Ses proches assurent ne pas savoir. Contrairement aux Brigades internationales durant la guerre civile espagnole, aucun mouvement extérieur n’organise de relais, comme le Parti communiste de l’époque. Se rendre au Kurdistan n’est cependant pas bien compliqué. Jusqu’à récemment, il suffisait de regarder les vols au départ de l’Europe à destination de Diyarbakir, dans le Sud-Est de la Turquie. Pendant un temps, Stockholm était une possibilité. À la douane, si le futur combattant n’a pas l’étrange idée de porter un uniforme, auquel il préfère un appareil photo de touriste, il devrait pouvoir passer. Une fois à Diyarbakir, certains hôtels sont connus pour abriter les futurs combattants. Il suffit de prendre une chambre et d’attendre. Au bout de quelques jours ou semaines, quelqu’un vient. Le touriste passe alors l’Euphrate, rejoint l’académie militaire puis, enfin, le tabur international des YPG, l’unité d’Olivier Le Clainche. Au sein des YPG, chaque combattant international se voit attribuer un nouveau patronyme. La première partie est celle du prénom d’un martyr tombé au Kurdistan. Comme Kendal. L’équivalent du nom de famille fait référence à l’origine du

nouveau soldat. D’abord affublé du nom de Kendal Fransa (France, en Kurde), Olivier Le Clainche proteste. Il est breton, pas français. Problème: la langue kurde n’a pas inventé de distinction entre Bretagne et Grande-Bretagne, qui s’écrit “Brîtanya”. Trop souvent, on le prend pour un Britannique. Un camarade lui suggère “Breizh”. Deal. En octobre 2017, en pleine bataille de Raqqa, Kendal Breizh, donc, prend part à son premier combat. Depuis le Nord-Est syrien, son commandant, un citoyen français qui répond au nom de guerre d’Hogir, se souvient: “Il était à la fois content d’avoir participé à la prise de Raqqa et déçu de ne pas être arrivé plus tôt sur place. Il était très enthousiaste et très concentré. Nous tenions un point sur la ligne de front jusqu’à ce que Daech capitule. C’était un camarade d’une autodiscipline exemplaire.” À Raqqa, l’ancien intérimaire est opérateur lance-roquettes. Jusqu’ici, son rapport aux armes était pourtant limité. Son grand-père possédait un fusil pour tirer les grives, lui-même s’était essayé au tir à l’arc et était, certes, un habitué du club de paintball de Pontivy. Mais rien de plus. Sur place, le nouveau soldat a-t-il beaucoup tué? “Question suivante”, répond Hogir.

Dernière lettre Tout le temps qu’il a passé sur place, Olivier Le Clainche est resté en contact avec ses amis du Morbihan. À qui il envoyait témoignages exaltés et vidéos YouTube. Sur les photos, le Breton portait désormais la moustache, comme nombre de ses camarades. Aujourd’hui réunis sur la banquette en cuir du bar de Pontivy, Éric et un autre ami, Ludovic, sont unanimes: Olivier était heureux au Rojava. “Il se sentait utile, explique Ludovic à travers son épaisse barbe grise. Il disait qu’ils étaient soutenus, qu’ils arrivaient à stopper les Turcs. Il avait des satisfactions.” Puis, le 20 janvier, Kendal Breizh rejoint le canton d’Afrin. Là, il l’avoue à ses amis: “C’est chaud.” L’aviation turque pilonne la zone. “Il ne voyait plus comment ça pouvait bien finir. Il avait atteint ses limites. Que ce soit physiquement, parce qu’il était plus âgé que la plupart des volontaires, mais aussi au niveau de la peur.” À ses amis, il l’assure: Afrin sera sa dernière bataille, qu’elle dure quelques semaines ou des années. Pour lui, elle prendra fin au bout de 22 jours. Avant de partir, Olivier Le Clainche avait laissé une enveloppe à Éric. À n’ouvrir que s’il tombait. Le 16 février dernier, quand les Kurdes de Rennes lui ont appris la nouvelle de sa mort, le maraîcher s’est exécuté. À l’intérieur, une lettre, tapée à l’ordinateur. Dans laquelle Olivier indiquait ne pas souhaiter de cérémonie religieuse, mais plutôt un hommage à couleur politique. L’événement a eu lieu le 10 mars à Carhaix, la ville de Christian Troadec, maire régionaliste et figure du mouvement des Bonnets rouges. Pour sa dernière action, Kendal Breizh est parvenu à réunir le fondateur de l’Armée révolutionnaire bretonne, les modérés de l’Union démocratique bretonne, le PCF, le député indépendantiste mais élu En marche! Paul Molac et même la France insoumise d’Alexis Corbière. Tous ont écouté une amie du combattant défunt lire le reste de la lettre. Il y explique que la révolution du Rojava n’existe que parce que des individus se sont levés. “Je suis parti pour me battre, écrit-il. Jusqu’à la fin, je n’ai pas regretté d’avoir apporté ma pierre à cet édifice.” Son corps, lui, est resté dans la région d’Afrin. “Il n’y a pas eu d’enterrement distinct ou individuel, explique Hogir. Il a été enterré sur place, conformément à sa volonté, avec un drapeau breton, qu’il avait apporté dans ce but.” TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR TA ET RD