Promenade musicale

J'imagine le pianiste assis et discipliné, présent tous les jours à la même heure pour sa première répétition de la journée, et j'ai l'impression qu'il ou elle ne.
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Promenade musicale

Lisbonne, juin 2015



Le centre de Lisbonne est un village, où l’on peut tout faire à pied. Après 25 ans d’une vie de banlieusarde parisienne suivis de 4 années londoniennes où les transports en commun sont la clé de toute forme de vie sociale et professionnelle, j’apprécie plus que tout de pouvoir marcher partout à Lisbonne. J’aime particulièrement ma marche matinale de 20 minutes pour me rendre au travail. Mon bureau se trouve dans le quartier de Bairro Alto, rua Luz Soriano. Juste à l’Ouest en allant vers le Parlement se trouvent les conservatoires nationaux de danse et de musique, répartis sur plusieurs rues et bâtiments devant lesquels je passe tous les jours.

Chaque matin, j’ai l’impression de parcourir une partition musicale. Le concert commence rue Academia das Ciencias, juste au moment où je passe sous la maison en forme de pont vénitien. Là, au deuxième étage à droite, s’échappent par la fenêtre les premières notes de musique que j’entends lors de ma promenade musicale. Un piano joue le plus souvent du Chopin, des notes délicieuses qui viennent m’envelopper sur le petit trottoir pavé. Souvent, je m’arrête quelques secondes et regarde en haut vers la fenêtre. J’imagine le pianiste assis et discipliné, présent tous les jours à la même heure pour sa première répétition de la journée, et j’ai l’impression qu’il ou elle ne joue que pour moi. J’avance jusqu’au bout de la rue et tourne à droite, puis commence à remonter rua Joao Pereira da Rosa, la rue étroite et tortueuse qui s’enroule autours du conservatoire de danse. Après le premier virage, j’entends et je vois les cours collectifs de flûtes au sous-sol, avec une fenêtre au niveau de la chaussée qui me laisse entrevoir une classe de jeunes filles d’une dizaine d’années, toutes assises sur des chaises face à leur pupitre. Leur professeur, debout en tête de classe, les écoute en balançant légèrement la tête.



Après le second virage, dans le bâtiment de droite, viennent les cours de danse du premier étage. La fenêtre, également ouverte, laisse s’échapper le son d’un piano et la voix d’un professeur de danse qui compte les pas et donne ses instructions : « Um, dois, tres, um, dois, tres ». Puis le bruit des chaussons de danse qui tapent et qui glissent en mesure sur le parquet. J’imagine les pas chassés, les pas de bourrés et les pieds qui enchaînent les positions. Cela me rappelle mes cours de danse dans le petit studio au bord du lac de Créteil lorsque j’étais enfant. Les chignons laqués, les justaucorps roses en coton léger et l’odeur de cuir souple des petites ballerines Repetto, les mains fraîches de MarieHélène, la prof de danse, qui se posent sur ma nuque ou sur mon avant bras pour corriger ma position. L’odeur de talc et la poudre blanche qui laisse des traces sur les barres en bois et entre les lattes du parquet de la salle de danse surgissent au galop dans ma mémoire. Je me souviens aussi de ces quelques minutes d’appréhension et d’inconfort, avant le début du cours et la première danse, alors que Marie-Hélène fait défiler les chansons jusqu’au bon morceau en appuyant sur les petits boutons en plastique de sa chaîne stéréo qui font un léger pop à chaque pression. Mes muscles non échauffés frissonnent dans l’attente des premières notes, et j’ai peur de ne pas me souvenir de la chorégraphie apprise la semaine précédente. Le silence me pèse, et je sens mon ventre et ma poitrine s’alourdir sous le poids de l’appréhension. Puis la musique commence, et mon corps se souvient toujours, en rythme.

A quelques mètres seulement et dans le même bâtiment, mais au troisième étage, s’échappe le bruit des cours de trompette et, parfois en même temps, celui des cours de violon et de clarinette pour débutant, créant une joyeuse cacophonie pour les passants qui jettent des regards amusés vers le bâtiment. Le soir également, lorsque je prends quelques minutes après une longue journée de travail

pour me détendre sur la terrasse sur le toit-terrasse de mes bureaux, j’ai droit à une fin de journée musicale. Car à la tombée de la nuit, c’est l’heure de la chorale. Je m’assois sur l’un des transats, je regarde le soleil se coucher au loin sur le Tage et le Pont du 25 Avril, et j’écoute les chœurs, comme si j’avais droit à une représentation privée.







La maison en forme de pont vénitien, rue Academia das Ciencias, Lisbonne. Illustration par Pauline Bé.

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Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.