SILICON DETOX

29 avr. 2014 - Pas de technologie numérique, pas de discussion ... camps » de Digital Detox, société cofondée par ... Certains doivent passer par les camps.
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Sur les routes de la Californie déconnectée Reportage : Christelle Gérand Photos : Aurélien Dailly

• Écoles et cafés sans Internet, cures de silence pour les smartphones, logiciels bloqueurs de tweets, « congés sabbatiques numériques », méditation… Pionnière du monde de demain, la Silicon Valley donne une nouvelle fois l’exemple en tempérant l’univers hyperconnecté qui a pourtant fait sa réputation.



Pas de technologie numérique, pas de discussion de travail, pas de réseautage, pas de fear of missing out (peur de rater quelque chose)… Voilà quelques règles de base des « summer camps » de Digital Detox, société cofondée par Levi Felix (à gauche).

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SUR LES ROUTES DE LA CALIFORNIE DÉCONNECTÉE

Les participants aux camps de Digital Detox doivent impérativement ranger leur téléphone portable. Ils ne le récupèrent qu’à la sortie.

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Pour écrire et partager ses pensées, pas question d’utiliser les outils numériques. On se sert des bonnes vieilles machines à écrire du xxe siècle.

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Google favorise le bienêtre de ses employés, notamment en leur offrant l’usage des jardins entourant son siège social.

Dès la sortie de l’autoroute venant de San Francisco, le grondement ininterrompu des voitures cède la place au chuintement des vélos et au chant des oiseaux. Des bâtiments à l’abri des pinèdes jusqu’au style vestimentaire des employés, la Silicon Valley a de faux airs de village de vacances. Pourtant, la « culture des start-up » qui y est née rimait il y a quelques années encore avec des semaines d’au moins soixantedix heures et une disponibilité 24 heures sur 24. Aujourd’hui, les mentalités changent. Pour être productive et en bonne santé, la Silicon Valley apprend à se déconnecter. De plus en plus de cadres et d’employés s’imposent des « congés sabbatiques numériques ». Ainsi, chaque samedi, Padmasree Warrior, directrice technique de Cisco, le leader mondial des systèmes et réseaux informatiques, range son smartphone au placard et ne consulte ni courriels ni messages téléphoniques. Lorsqu’elle se remet au travail, elle parvient davantage à se concentrer. Danah Boyd (qui écrit son nom en minuscules, danah boyd), le gourou des médias sociaux de Microsoft, a annoncé à ses 95 000 followers (abonnés sur Twitter) avant de partir en Patagonie : « J’ai besoin de vacances… ce qui signifie dire au revoir aux courriels. » Comme pour toute addiction, le sevrage peut se révéler très difficile. Certains doivent passer par les camps de désintoxication Digital Detox créés par Levi Felix. En 2009, un ulcère et une pression sanguine à 70 % en dessous de la moyenne l’ont conduit aux urgences. Il avait 24 ans. Quittant la start-up qu’il 07 — WE DEMAIN

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dirigeait, ainsi que son smartphone, il part faire le tour du monde des endroits déconnectés pendant plus de deux ans : l’île Nomads Land, près du Cambodge, le désert égyptien, la jungle d’Amérique centrale, etc. « C’est le genre de voyage dont beaucoup ne reviennent pas, admet-il dans un café d’Oakland, cette extension naturelle de la Silicon Valley à l’est de la baie de San Francisco. Je suis rentré pour éviter à d’autres de reproduire mes erreurs et les inviter à la déconnection. » Sa vie reste jalonnée de règles, de peur de rechuter. Il n’apporte plus jamais son smartphone dans sa chambre, et s’interdit de le consulter durant les repas. Au café, s’il commence par poser son iPhone retourné sur la table, il le range dans son sac à dos au bout de quelques minutes. La simple vue de l’objet suscite l’attraction. Telle une sirène, il semble lui murmurer « consulte-moi ». VIBRATIONS FANTÔMES

À l’Awaken Cafe d’Oakland, où Levi enchaîne les rendez-vous, la plupart des clients tapotent sur un ordinateur ou leur smartphone, et tout l’art de la conversation consiste à réussir la prouesse de regarder son interlocuteur tout en écrivant un SMS ou un message électronique. « Tout le monde est concerné, relève Levi. Nos camps ne sont pas un repère d’ingénieurs ou de publicitaires. On a par exemple de nombreux serveurs… qui passent tous leurs temps morts sur leur smartphone. » Ces camps de désintox proposent un sevrage de quatre jours. Une fois qu’on a résisté aux vibrations fantômes ressenties dans la poche arrière, à l’angoisse d’être coupé de ses amis, de sa famille et de son travail, au regret

« Se déconnecter pour mieux se reconnecter » est la philosophie qui anime les camps, retraites, conférences et ateliers d’entreprise organisés par Levi Felix.

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de ne pas pouvoir « instagrammer » ces moments, vient la phase de reconnexion avec soi-même, les autres et la nature. Elle est suscitée par une multitude d’activités, qui vont du yoga à l’escalade en passant par des jeux collectifs. Après la cure, les participants sont invités à renouer avec la technologie petit à petit, à l’image de la réintroduction progressive des aliments après une diète. « Ce n’est qu’après avoir ressenti la plénitude suscitée par la déconnexion totale que chacun peut prendre conscience de ses mauvaises habitudes et établir des règles pour ne pas redevenir esclave », conclut Levi. Les effets sont notables. Certains participants changent de métier, d’autres redécouvrent le sommeil, d’autres retrouvent une meilleure vie sentimentale. Si ceux qui façonnent le monde de demain apprennent à se déconnecter, c’est aussi pour rester capables de bien travailler. D’après une étude de l’université de Californie à Irvine (UC Irvine), les employés américains sont détournés de leur tâche principale toutes les trois minutes en moyenne. Quand ce n’est pas un texto ou un appel, c’est une notification Facebook ou Twitter, l’attrait d’une vidéo sur YouTube ou d’un site d’information en continu.

Derrière un ordinateur, le rythme cardiaque augmente en moyenne de quinze battements par minute. Les pauses numériques sont donc les bienvenues.

Entre les dérangements réels et les multiples distractions proposées par la toile, nous sommes en état d’« attention continue partielle », selon les termes de Linda Stone, chercheuse et ancienne vice-présidente de Microsoft. Il ne s’agit pas vraiment de faire plusieurs choses à la fois, mais plutôt d’être sur le qui-vive, prêt à répondre à la moindre sollicitation. Pour lutter contre cet état qui empêche de se concentrer sur des lignes de codes ou un texte long, de nombreux ingénieurs s’en remettent paradoxalement… à la technologie. Les logiciels Freedom ou Leechblock (« bloqueur de sangsue »), par exemple, empêchent d’accéder à certains sites pour une durée prédéfinie. D’autres personnes se rendent à dessein dans des cafés sans connexion comme le Four Barrel Coffee à San Francisco. On y boit son café fraîchement torréfié

tout en consultant de vrais livres ou en surlignant des documents imprimés, sous une citation de Jean-Philippe Toussaint. réactions mitigées

Les dangers de l’Internet comme distraction ont été perçus dès les débuts de l’informatique. David M. Levy raconte ainsi dans son livre Scrolling Forward (éd. Arcade Publishing, 2011) une réunion au Palo Alto Research Center au milieu des années 1970. Lors de la première démonstration d’un système visant à faciliter le multitâche par la division d’un écran en fenêtres pouvant ouvrir différents programmes en même temps, les réactions furent mitigées. En voyant le présentateur naviguer entre les lignes de code et sa messagerie, certains ont applaudi. D’autres ont tout de suite rejeté ce système aujourd’hui presque incontournable : « Pourquoi diable voudrait-on être interrompu par des messages lorsqu’on programme ? » Intel a été l’une des premières entreprises à lutter contre les effets de la distraction, dès les années 1990. Nathan Zeldes, alors chargé de la productivité, y avait instauré une matinée sans courriels par semaine. D’après son étude, les employés perdaient huit heures par

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semaine à lire ou envoyer des messages inutiles, soit une perte de 1 milliard de dollars par année pour l’entreprise. Zeldes, aujourd’hui consultant, conseille aux entreprises de s’attaquer à la racine du problème : le manque de confiance. Ses règles d’or : ne pas se sentir obligé d’impressionner ses chefs en travaillant à toute heure, limiter le « répondre à tous », apprendre à déléguer, cesser d’associer le nombre de messages reçus à un sentiment d’utilité dans l’entreprise, se désinscrire des listes de distribution sans peur d’être laissé dans l’ignorance et arrêter d’envoyer des courriels inutiles dans le but de laisser une trace écrite. Google, qui accorde une importance devenue célèbre à la santé et au bien-être de ses employés, va plus loin. Le géant de l’informatique propose des cours de méditation. Le lien est plus direct qu’il n’y paraît : la chercheuse Linda Stone a découvert que 80 % de la population souffre d’« apnée du courriel », aussi appelée « apnée de l’écran ». Derrière un ordinateur, la majorité d’entre nous retiennent leur respiration, et leur rythme cardiaque augmente de quinze battements par minute en moyenne. Seuls les grands sportifs, musiciens et habitués de la méditation sont épargnés 07 — WE DEMAIN

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par ce réflexe qui augmente notre niveau de stress et diminue notre capacité à travailler efficacement. L’un des premiers ingénieurs employés par Google, Chade-Meng Tan, s’est entouré des noms les plus respectés de la méditation et de la neuroscience pendant sept ans pour créer le cours « Search inside yourself » (« Chercher en soi »). Chaque semestre, il capte l’attention des employés du siège social de Google avec une trentaine de techniques de méditation. « Fermez les yeux. Concentrez-vous sur votre respiration. Inspirez… Expirez. » Débarrassée ici de toute référence transcendantale, la contemplation est vue comme le nouveau remède miracle pour améliorer productivité et créativité. Dans la Silicon Valley, certains adeptes l’ont renommée « autopiratage neuronal ». Des centaines d’employés désireux de s’initier au b.a.-ba des pratiques de pleine conscience sont sur liste d’attente. Chaque jour, des ingénieurs méditent ensemble dans les nouvelles salles construites à cette fin. « RETOUR SUR INVESTISSEMENT »

Devant le succès de l’enseignement et la demande externe, Google a créé l’institut Search Inside Yourself, pour étendre les pratiques nées à Mountain View à d’autres entreprises

Chade-Meng Tan fut l’un des premiers ingénieurs de Google. Il participe aujourd’hui à l’épanouissement de ses employés avec Search Inside Yourself.

de la Silicon Valley… mais aussi à des assureurs, secrétaires et cadres de l’armée américaine. Cette semaine, Rich Fernandez, ancien directeur de l’éducation chez Google et dorénavant membre de Search Inside Yourself, fournit des éléments de vocabulaire à 25 professionnels du monde entier. Ils sont chefs d’entreprise, chirurgiens ou professeurs, et désirent enseigner les pratiques de pleine conscience à la sauce « search inside yourself ». Ils sont déjà convaincus, mais Rich leur donne des billes pour persuader leur hiérarchie de financer quelques cours. Il ne parle pas de spiritualité ou de bien-être – des termes toujours repoussoir dans le monde de l’entreprise – mais de « retour sur investissement », avec une myriade de chiffres et d’études à l’appui. 163

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de Facebook, Twitter, eBay ou PayPal au PDG de Ford en passant par Arianna Huffington. Les Européens auront droit à leur propre déclinaison à partir de septembre, à Dublin. « La lune de miel technologique est terminée, estime Soren Gordhamer, le créateur de Wisdom 2.0. On n’accuse personne, mais on tourne la page. » Alex Soojung-Kim Pang ne pense pas pour autant que les start-up vont changer leur modèle économique basé sur la distraction : « C’est demander à un requin de devenir végétarien ! » plan de bataille

En conclusion, Rich Fernandez cite la qualité primordiale d’un leader selon le conseil consultatif de la Stanford Graduate School of Business : la conscience de soi. Dans un monde VUCA (« volatile, incertain, complexe, ambigu ») qui nécessite une grande capacité d’adaptation, les leaders dotés d’intelligence émotionnelle sont les mieux armés pour réussir. Voilà le nouveau mantra de la Silicon Valley, dont l’épicentre universitaire, Stanford, construit actuellement un bâtiment pour permettre à ses employés et étudiants de méditer devant un bassin réfléchissant et des jardins. L’université s’est également dotée récemment d’un Centre de recherche et d’enseignement sur l’altruisme et la compassion et d’un Laboratoire de technologie calmante. Tongs aux pieds

Au sortir de sa conférence donnée dans un hôtel cossu du quartier japonais de San Francisco, Fernandez s’enthousiasme : « C’est une vraie révolution pacifique. » Le but avoué de Search Inside Yourself : former des dirigeants sages et compatissants, aller plus loin que la devise originale de Google, « Don’t be evil » (« Ne soyez pas malveillant »). L’idée, explique très sérieusement Fernandez de sa voix posée et assurée, est de « créer les conditions pour la paix dans le monde ».

Alex Soojung-Kim Pang a écrit The Distraction Addiction pour apprendre à communiquer mieux « sans agacer sa famille, ennuyer ses collègue et perdre son âme ».

À quelques kilomètres de là, Alex Soojung-Kim Pang, auteur de The Distraction Addiction (éd. Little, Brown and Company, août 2013), sirote son thé vert au Cafe Zoë à Menlo Park, au nord de Palo Alto. Tongs aux pieds, il y couche ses réflexions sur un carnet en papier. Ce professeur consultant n’est pas surpris du tournant que prend la Silicon Valley. « La plupart des pionniers de l’informatique étaient des chercheurs spirituels. Stewart Brand ou Douglas Engelbart, qui ont créé la première génération d’ordinateurs personnels, prenaient la méditation très au sérieux, rappelle-t-il. Steve Jobs était peut-être le plus médiatique d’entre eux, mais il n’était pas une exception. » La conférence Wisdom 2.0, qui réunit chaque année les penseurs de l’informatique et ceux du monde du yoga et de la méditation, est devenue l’événement de référence à San Francisco. Les intervenants vont des fondateurs

Plus on est accro à la technologie, plus les entreprises gagnent d’argent. Aussi est-ce aux utilisateurs que s’adresse son livre, véritable plaidoyer pour une « informatique contemplative ». Il y détaille un plan de bataille en huit étapes pour faire des nouvelles technologies nos alliées pour travailler mieux. Sans cette discipline, Internet est « une forme de régression humaine », alertait en 2011 l’écrivain Nicholas Carr dans The Shallows (éd. WW Norton & Company, 2010). Nos ancêtres devaient rester alertes et changer constamment de sujet d’attention pour survivre. Selon lui, Internet nous « reprogramme » et tend à nous faire retourner à notre « état naturel de distraction ». Les enfants, qui aux États-Unis utilisent ordinateurs, smartphones et tablettes avant même de savoir lire, ont de plus en plus de mal à se concentrer à l’école. À la Waldorf School of The Peninsula, à Los Altos, en plein cœur de la Silicon Valley, les professeurs ont troqué le rétroprojecteur pour des tableaux d’ardoise, et les enfants utilisent crayons, scies et machines à coudre… mais aucune technologie numérique. « Si quelqu’un n’a qu’un marteau comme outil, tous les problèmes vont ressembler à des clous, explique le Français Pierre Laurent, ancien ingénieur chez Microsoft et Intel, dont les trois enfants sont scolarisés dans cet établissement de « slow education ». L’idée est de donner à l’enfant une palette d’outils. Les nouvelles technologies ne sont pas toujours l’outil le plus approprié. » Il en veut pour preuve un voyage familial en Grèce. Devant le

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© Jim Wilson/The New York Times-Redux-Rea

À la Waldorf School de Los Altos, pas de high-tech. On lit des livres en papier sur des bureaux en bois…

Parthénon, son fils Yannick, actuellement en seconde, a sorti son carnet de croquis. « Au guide qui lui demandait pourquoi il ne prenait pas tout simplement une photo, il a répondu : “Pour avoir le Parthénon sans échafaudages et sans touristes.” Il avait trouvé le bon outil », se rappellet-il malicieusement. À la Waldorf School, les enfants n’ont pas de manuels scolaires : ils doivent prendre des notes (au stylo) pendant les cours. À la fin de chaque séquence, ils produisent un dossier restituant de façon personnelle ce qu’ils ont retenu de l’enseignement. Ce dimanche, les deux aînés de Pierre Laurent y travaillent avec application sur la table de la cuisine. Chaque aprèsmidi scolaire est consacré aux travaux manuels et artistiques. Et pourtant, le tout nouveau club de robotique de l’école rafle les distinctions. « Même sans avoir fait d’informatique avant, ils ont cultivé les capacités nécessaires à en comprendre la logique, estime Pierre Laurent. Créativité, capacité à résoudre des problèmes et à travailler en groupe. » Ils parviennent aussi certainement à se concentrer davantage que nombre d’entre nous, englués en permanence dans des notifications diverses. Rich Fernandez aime à citer cette parabole zen : « Des moines boivent du thé et remarquent un cavalier galopant à toute allure vers le nord. Cinq minutes plus tard, il galope toujours aussi vite vers le sud. Cinq minutes passent, et il se rue vers l’est. Au moment où il s’apprête à aller vers l’ouest, l’un des moines l’arrête et lui demande où il se rend avec tant de hâte. Je ne sais pas, répond-il, demandez au cheval. » Aujourd’hui, la technologie est souvent le cheval. Le défi est de prendre les rênes et de décider où il doit aller. u 07 — we demain

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… et on s’applique à stimuler et développer la créativité des élèves. Ceux-ci sont invités, par exemple, à improviser des dessins à la craie sur le tableau d’ardoise.

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