The Bridge

Je rêve du Golden Gate Bridge depuis que son image s'est imprimée dans ma tête au ... ceux qui sont venus sauter et perdre la vie sur ce pont dont la chute est,.
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The Bridge

San Francisco, Août 2010 Je rêve du Golden Gate Bridge depuis que son image s’est imprimée dans ma tête au fur et à mesure que, durant mon enfance et mon adolescence, je regardais des séries et des films américains qui se déroulaient à San Francisco. Sa grande silhouette rouge, impeccablement imprimée sur le fond bleu de l’océan pacifique, était un mythe, quelque chose d’important, de souverain. Avant d’arriver en Californie, quand je pensais au Golden Gate Bridge, je pensais à sa couleur, à sa grandeur, aux Etats-Unis, aux voyages, à ​Mme ​ Doubtfire, au générique de la série ​ ​Charmed. A des choses pas toujours profondes, mais qui ont bercé ma jeunesse. Je n’avais jamais pensé au Golden Gate Bridge comme à un lieu où les gens se rendent en masse pour y mourir. Durant l’été 2009, lorsque je partageais un appartement à Cambridge sur la côte Est avec mes deux colocataires américains, Sarah et Will, nous avons regardé ensemble ​ ​The Bridge1 , ce documentaire qui parlait des centaines de gens qui sautaient du haut du pont chaque année pour se donner la mort. Le réalisateur Eric Steel et son équipe de tournage d’une dizaine de personnes se sont relayées autours du pont, jour et nuit, pendant exactement un an, pour en filmer les abords et capturer les derniers instants ​ des ​jumpers, ceux qui sont venus sauter et perdre la vie sur ce pont dont la chute est, parait-il, fatale à 98%. Depuis son ouverture en mai 1937, environ 1400 personnes s’y sont suicidées. Ces chiffres ne sont pas exacts, puisqu’ils ne prennent en compte que ceux que des témoins ont vu sauter ou dont on a effectivement retrouvé le corps. On estime que le nombre réel de victimes est bien plus élevé, jusqu'à une vingtaine par mois. Jusqu’en 2006, il s’agissait de l’endroit au monde où le plus de suicides étaient commis, triste record depuis dépassé par le pont de Nankin sur la rivière Yangtsé, en Chine. Il existe donc des lieux où l’on se rend pour mourir, et le pont rouge de San Francisco en fait partie. Je suis venue sur le pont pour découvrir l’une des idoles de mon adolescence, comme on rencontrerait, après des années à écouter leurs albums, son groupe préféré. Mais le documentaire d’Eric Steel, visionné un an auparavant, avait teinté ma vision du pont à jamais. Après mes deux promenades initiales dans les premiers jours suivants mon arrivée à San Francisco, je suis revenue sur le Golden Gate Bridge une troisième fois, avec en tête l’idée de le regarder sous l’angle du lieu où tant de gens viennent y mourir, et d’écrire un article sur le sujet. Face à ce flot ininterrompu de suicides, les autorités ont mis en place une politique de prévention, en plus des équipes de sauveteurs et de policiers qui sillonnent sans relâche le pont et la baie afin de pouvoir repérer les individus qui pourraient vouloir sauter, et tenter de les sauver des eaux le plus rapidement possible, si leur corps est visible après la chute dans cette baie à l’appétit féroce. Le pont est dorénavant fermé la nuit aux piétons qui ne peuvent y accéder qu’entre 7h du matin et 19h le soir. Une ​hotline a également été créée, que l’on peut contacter directement du pont par le biais 1

The Bridge, par Eric Steel (filmé en 2004, sorti en 2006)

d’​emergency phones, de gros boîtiers jaunes situés à intervalle le long de la chaussée, des deux côtés du pont. A l’autre bout du fil, des psychologues. Il est fort à parier que la plupart des touristes qui circulent sur le pont ne les remarquent pas. Moi-même, alors que la raison de ma visite sur le pont était de constater quel dispositif de prévention des suicides était mis en place, j’ai bien failli passer à côté, happée par la beauté du lieu et de la vue. Ces téléphones sont toujours accompagnés de deux panneaux : l’un indiquant que l’on peut trouver une assistance psychologique en cas de crise, et l’autre précisant : « Il reste de l’espoir, appelez-nous ! Sauter de ce pont entraîne des conséquences fatales et tragiques ». Rétrospectivement, lorsque l’on connaît le nombre effrayant de suicides qui ont lieu chaque année sur le Golden Gate Bridge, on se dit que ces pancartes sont bien dérisoires face au fléau qui sévit à pas feutrés sur le pont. Certaines associations qui militent pour la mise en place d’un dispositif de sécurité plus poussé blâment les autorités, jugées trop peu investies, refusant la mise en place de barrières de sécurité pour empêcher les personnes d’enjamber la rambarde actuelle, haute d’à peine un mètre, pour accéder à la poutre longeant le pont, d’où les âmes désespérées plongent vers la baie. Ces associations disent qu’il n’est pas dans l’intérêt de la ville de San Francisco d’attirer l’attention sur le triste record de suicides du Golden Gate Bridge, qui reçoit plus de 10 millions de touristes chaque année. Que des barrières de sécurité anti-suicide gâcheraient le spectacle pour les badeaux. Tous les ouvrages traitant du pont dans la petite boutique de souvenirs bondée, située à l’entrée de l’édifice, font l’impasse sur cette facette tragique de ce mythe californien. Cependant, en lisant les statistiques des suicides du Golden Gate Bridge, j’ai compris qu’il existait une chance bien réelle pour un touriste d’assister à un suicide, ​ comme le prouvent les interviews réalisées dans ​The Bridge. La famille Figueroa, en visite sur le pont en 2004 avec leur fils de 7 ans, a assisté, effarée, au saut dans le vide de Lisa Smith. Alors qu’ils prenaient des photos du pont, ils ont vu cette femme enjamber la rambarde, se retourner, leur sourire, puis sauter dans le vide. Tout, à propos de ce documentaire, est saisissant. La musique, les images, les interviews, le mouvement lent de la caméra qui suit les minuscules silhouettes grises tout le long de leur chute de 4 secondes vers l’eau. Le documentaire est à la fois beau et tragique, nécessaire et incroyablement déplacé, intrusif. Il est extrêmement dérangeant d’assister aux dernières minutes d’êtres vivants, et de voir le Golden Gate Bridge sous autre angle, celui d’un monstre insatiable, prenant la vie d’hommes et de femmes, les uns après les autres, jours après jour, dans une indifférence glaciale. Loin des images de cartes postales, j’ai vu cette face sombre et lugubre du Golden Gate Bridge, entourées d’eaux hostiles, agissant comme un aimant sur les désespérés, les appelant, les invitant à venir y mourir. Le bruit triste et plaintif des sirènes de bateau que l’on entend dans la baie toute la journée, ce son grave et presque étouffé que les natifs de la ville associent à San Francisco, m’est soudain apparu comme un chant funèbre. Ce qui m’a le plus bouleversée, c’est cette chaîne humaine créée par Eric Steel, qui nous parle dans son documentaire de différents protagonistes, tous liés par le pont, acteurs inconscients d’un drame anonyme : les suicidés (dont l’identité est retrouvée par le réalisateur qui retrace leur vie), leurs proches, les rares survivants et les touristes, venus sur le pont le mauvais jour, au mauvais moment. Ces vies qui se croisent et se touchent, enchevêtrées malgré elles, à ce moment tragique où l’une d’elles se termine, de son plein gré.

Tandis que je suis immobile, appuyée contre la barrière avec le vent violent qui me gifle le visage et que je regarde à mes pieds, 1000 mètres plus bas, je scrute l’eau glaciale et agitée, d’un bleu royal. Elle me semble si loin, comme le pied d’une falaise, si dure, si fatale. Je suis triste, si triste que ce lieu si beau puisse inspirer la mort à ceux qui souhaitent tant mourir qu’ils sont prêts à se jeter dans ce vide terrifiant. Le documentaire révèle qu’avant de plonger, Philip Manikow, 22 ans, a laissé sur la chaussée un sac contenant un appareil photo. Il a prit des clichés du pont durant ses derniers instants, à l’intention de ses parents, qui savaient depuis longtemps que leur fils souhaitait se donner la mort du haut du Golden Gate Bridge. Sans cesse, pendant des années, Philip leur a répété qu’il irait sauter. Il préparait depuis bien longtemps, consciencieusement, ses noces funèbres tant attendues avec le Golden Bridge. Keith Glen, un joggeur qui se trouvait sur le pont ce jour-là, a vu Philip sauter dans le vide. Et avant ça, se retourner et lui dire : “It’s a long way down”. Je ferme les yeux quelques secondes. Je n’entends plus que le vent battre contre mes oreilles, et j’ai une pensée pour tous ceux qui sont venus mourir dans mon lieu de sérénitude. Qu’ils reposent en paix.

-Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.