LE BROUILLARD DU TEMPS

Dans un détour de big-bang, un épais brouillard avait chargé l'éther d'une radiation écervelée qui semblait n'en vouloir faire qu'à sa tête. Or, sans cerveau, une tête se perd. Tout aussi perdu dans ce brouillard, le voltigeur du son avançait avec extrême précaution. Cette radiation avait réduit sa perception au strict minimum et après ses récentes péripéties bordées de trous noirs, il avait choisi la prudence. Suivant le mouvement circulaire

qu'imprime naturellement l'univers à ses sujets, le funambule acoustique patouillait donc dans le cinquième élément, espérant prendre la tangente dès que possible afin de passer dans un univers parallèle et plus sec. Une fine pluie de positrons et un vent contraire rendaient l'épreuve d'autant plus rude qu'il sentait ses particules s'accélérer et qu'il risquait d'être piégé dans un chant magnétique, condamné à tourner en boucle. Il se fouilla profondément, produisit une demi-douzaine de neutrinos qu'il s'était procuré sur une planète rapide lors de sa dernière escale et en avala quatre. C'eût pour effet immédiat de réduire considérablement sa résistance électrique et d'un spin égal au zéro absolu il s'expulsa du chant magnétique. Bizarrement, le moment s'éternisa. Un mouvement à peine perceptible avait déplacé le temps fort d'un demi-millième de degré et l'équilibriste se retrouvait maintenant sans point de repère dans un non temps existentiel et quelque peu translucide. Il voyait bien qu'aux alentours l'expansion de l'espace continuait

comme à son habitude, le décalage spectral tirant nettement vers le rouge, cependant tout cela se passait maintenant sans lui, comme s'il devenait flou et distant. Au son d'une ennuyeuse litanie, il tentait toujours d'avancer, mais il lui semblait qu'à chaque enjambée il s'éloignait un peu plus de la netteté de l'instant et que le brouillard gagnait en incohérence. Aucune étoile ne filtrait, aucune planète, comme s'il avait devancé l'univers, se retrouvant insipide dans des couleurs passées qui allaient fort mal avec son ton. - "Je comprends" pensa le funambule, "j'ai dû m'égarer dans un antiunivers. Avec ce brouillard, j'ai probablement atterris en zone de pré-bang." Il s'efforça d'y voir clair, mais rien n'était net et le tout paraissait sans fond. "C'est plutôt fadasse" remarqua-t-il enfin. - "Restez pas là, voyez bien qu'on bosse!" fit une petite voix qui émanait d'un être si diaphane que le funambule avait encore du mal à le discerner. Il dut faire une mise au point et s'accoutumer à voir en trouble pour finalement

distinguer le personnage qui s'agitait de toutes ses pinces devant une chaîne de montage de planètes. S'approchant, il se rendit compte que cette chaîne d'assemblage s'étendait à perte de vue, ce qui est peu dire étant donné le manque de visibilité et le fort taux de distorsion. Forçant l'ouïe et ajustant l'oeil, il réalisa qu'ils étaient trois crabotiques à travailler de concert. - "Bonjour" aventura-t-il, "ce sont de bien petites planètes que vous fabriquez, c'est pour un nano-univers?" Ils s'arrêtèrent net tous les trois et le regardèrent un instant avec incrédulité. Un instant seulement, car la chaîne n'ayant pas fait de pause, ils prirent un retard considérable qu'ils s'efforcèrent de rattraper en maugréant. Ne sentant pas bien l'harmonie, l'acrobate allait virevolter lorsque le crabotique du milieu répondit d'une fréquence pincée et dédaigneuse: - "Ce ne sont pas des planètes!" - "Ce sont des nucléus" renchérit celui de droite comme s'il dévoilait le mystère de l'existence. - "Les graines du cosmos" confirma le troisième d'un ton savant et étrangement poétique pour quelqu'un qui dépense la majeure partie de son énergie sur une chaîne de montage. - "Vous avez ici de quoi faire une bonne infinité de galaxies" reprit le premier. Ils parlaient tour à tour, montant leur histoire à la chaîne. - "Vraiment?" coupa le funambule sincèrement intéressé. "Mais comment faites-vous pour qu'elles poussent?" Ayant dû attendre son tour de parole et ne s'attendant pas à avoir à répondre à une question hors programme, le deuxième crabotique, celui de droite, était en pleine confusion et surchauffa dangereusement. Il émit quelques bips désespérés et sembla s'éteindre définitivement. Les deux autres adressèrent alors un regard noir au funambule et accélérèrent la cadence afin de compenser la perte de leur collègue. - "Nous les mettons dans le vortex voyons!" expliqua finalement le crabotique de gauche, le troisième en ordre de parole. - "Après ça, ça pousse tout seul" conclut le crabotique du milieu prenant le tour de son confrère inanimé qu'il essayait de réveiller en lui pinçant certaines intimités avec insistance. -"GXMGROUIIIIIIIIIK" gémit ce dernier avant enfin, de redémarrer. - "Mais il est où ce vortex?" insista le funambule soudainement envahit par la curiosité.

- "Ici, là, à côté de vous" répondit à contrecoeur l'autre monteur tandis que le crabotique de droite venait à nouveau de s'éteindre. - "Quoi, ce gros bouton rouge?" répliqua le funambule en appuyant dessus. - "Non! Ne touchez pas à ça!" s'écrièrent les deux crabotiques à l'unisson alors que le troisième émettait un nouveau gxmgrouiiiiiiiiik de redémarrage. Un sifflement de turbine retentit et apparut un vortex de taille moyenne dans lequel sʼengouffra aussitôt une flopée de nucléus malgré les efforts endiablés des deux employés pour les retenir. "Le bouton, appuyez sur le bouton!" criaient-ils alors que les graines faisaient de curieux plops dans la centrifugeuse. L'équilibriste ne voyant qu'un bouton, il appuya de nouveau. Le vortex s'éteignit, laissant derrière lui un bien pittoresque assemblage, comme une sorte de galaxie inversée et pratiquement immobile. "Ouh la la la la la!" firent les deux compères. La chaîne étant aussi stoppée, ils ne savaient plus trop quoi faire de leurs pinces. Le troisième crabotique n'eu pas le temps de s'éteindre cette fois, il redémarra en plein redémarrage. - "C'est grave?" hasarda le funambule. La panique avec laquelle accourait le nouveau venu, un crabotique chef assurément, répondit sans équivoque à sa question et son expression horrifiée chassa l'ombre du dernier doute. "Qu'avez-vous fait bande d'incapables!?" hurla ce dernier, "mais qu'estce que c'est que ça? Vous jetez les noyaux exotiques dans la centrifugeuse sans transmutation préalable!? Bande d'abrutis, je vais vous déprogrammer et vous mettre à la retraite précipitée, moi! Bande de…" -"GXMGROUIIIIIIIIIK" l'interrompit le crabotique défectueux dans une énième tentative de démarrage. "Que lui arrive-t-il à celui-là?" cria le crabotique chef. Les autres se regardèrent un instant et haussèrent les pinces en signe d'impuissance. "Et d'abord quel est le terroriste qui a appuyé sur le bouton?" vociféra encore le responsable de section. Cette fois les pinces des deux autres pointèrent avec un certain soulagement vers le funambule qui tenta aussitôt d'adopter une mine contrite. Au même moment cependant, une étoile noire essayait en vain de se créer une orbite angulaire autour d'un amas d'astéroïdes, qui par manque d'espace se serraient la ceinture, le tout dans un vacarme de casseroles et le grotesque de cette situation n'aida pas l'équilibriste à afficher

son repentir. En fait, il ne put réprimer un léger chant d'ivresse qui ne passa pas inaperçu. Le regard lourd de reproches, le chef crabotique fixa le coupable. "Vous trouvez ça drôle en plus! Vous venez de créer un antivers et cela vous fait rire. Nous allons maintenant être obligés d'importer un gigantesque trou noir pour absorber tout ça, au risque de déstabiliser toutes les galaxies environnantes, mais pour Monsieur qui appuie sur les boutons rouges sans rien demander à personne, c'est cocasse!" dit-il dans un courroux maîtrisé à l'extrême. "Vous n'avez rien à faire ici!" beugla-t-il sans aucun reste de maîtrise, avant même que le funambule ne puisse répondre. "Vous êtes dans une existence précoce, c'est réservé au personnel qualifié! Alors, disparaissez immédiatement où j'appelle les autorités intergalactiques!" - "C'est que je me suis perdu dans le brouillard et je ne sais pas comment sortir d'ici" plaida le fautif qui avait enfin réussit à contenir son fourire. - "Mais vous vous moquez de moi en plus, vous n'avez qu'à changer la fréquence!" brailla l'autre en perdant un boulon et en assénant un violent coup de pince au crabotique cassé afin qu'il cesse de redémarrer. - "Tiens, mais c'est vrai, où donc avais-je la tête?" se demanda-t-il. Changeant donc de fréquence, le funambule acoustique sortit peu à peu du brouillard et retrouva, sous une voûte céleste plus traditionnelle, l'infinitude de l'instant.                                 Copyright © 2013 Jean-Yves Crozier. All rights reserved worldwide